Contes de Madame de Villeneuve/Les Nayades

CONTES
DE MADAME
DE VILLENEUVE.


LES NAYADES.

CONTES.

PREMIERE JOURNÉE.


SI Mademoiselle de Robercourt avoit osé, elle auroit demandé à Monsieur de B. l’exécution de sa parole, & sans attendre au lendemain, elle l’auroit obligé de commencer cette Histoire pour laquelle il lui avoit inspiré une si grande curiosité : mais elle en fut retenue par la leçon qu’elle venoit de recevoir. Elle fut donc obligée de modérer son empressement, & de consentir à remettre cette satisfaction au jour suivant, & en attendant ce moment, elle eut recours à sa chere Déchon, qui ne put se dispenser de lui faire quelques récits à voix basse, jusqu’à l’heure marquée. Cette heure étoit trop désirée de la jeune personne pour la laisser passer sans courir au rendez-vous. Elle y fut des premieres, & quoique le reste de la compagnie ne tardât pas à s’y rendre, il fallut qu’elle en essuyât des reproches sur sa négligence. Mais voyant que sans lui répondre chacun se hâtoit de prendre sa place, cela lui fit connoître que ce qu’elle disoit ne servoit qu’à retarder le discours qu’elle attendoit, elle cessa de parler, & le silence général ayant prouvé à Monsieur de la B. qu’on étoit disposé à l’écouter, il commença en ces termes.

Quoique nos Cartes marines nous donnent un Tableau Géographique de tous les Pays maritimes, je me trouve cependant obligé de vous demander grace sur la position du Pays où les Avantures dont je vais vous entretenir sont arrivées. Tout ce que j’en sçai de plus certain, c’est que dans un lieu qui n’est pas éloigné de la Chine, il y a un Royaume qui abonde en tout ce qui peut contribuer à la richesse d’un Etat.

Il y a quelques Siécles que ce fertile Canton obéissoit à un Roi, qui par ses vertus méritoit le haut rang où le Ciel l’avoit placé, il aimoit ses sujets autant que ses propres enfans, son unique soin étoit de les rendre heureux, & regardant la paix comme la base fondamentale du bonheur des peuples, il n’épargnoit rien pour l’entretenir avec ses voisins. Quoique son inclination fût entierement portée à la douceur, il avoit assez témoigné que la foiblesse n’y avoit aucune part, ayant repoussé vigoureusement un ennemi jaloux de sa prospérité, à qui l’ambition avoit persuadé qu’il lui seroit aisé de vaincre un Roi, dont l’humeur paisible lui feroit mal augurer de son courage ; mais ce Prince ambitieux fut trompé dans son projet, & le Roi, qui joignoit à l’amour de la paix, une valeur & une expérience consommée, triompha sans peine de cet ennemi imprudent ; l’ayant poursuivi jusques sur ses propres terres, où il auroit fait de grands progrès, si dêchû de ses espérances chimériques, ce Prince ne lui avoit pas fait faire des propositions d’accommodement, que l’humeur pacifique du Roi lui fit accepter. Content d’avoir fait connoître que sa conduite étoit un effet de sagesse & non pas de crainte, il rendit tout ce qu’il avoit conquis, ne s’appliquant dans la suite qu’à faire le bonheur de ses sujets.

Il fit fleurir les Arts, maintint les Loix, protégea le Commerce & la Justice, & quoiqu’il eut soin principalement d’éviter la guerre il ne laissoit pas d’entretenir des Ecoles militaires, où les jeunes gens qui y étoient élevés ne couroient point risque d’être surpris par leur ignorance en cas qu’on fut obligé de rompre la Paix.

Sa générosité le portoit à récompenser magnifiquement le moindre avis qui lui étoit présenté, lorsqu’il tendoit à l’avantage du public. Enfin ce Monarque auroit été un modele parfait de toutes les vertus, s’il avoit pû forcer sa douceur naturelle à lui laisser témoigner quelquefois un peu plus de sévérité. Mais toujours prêt à récompenser les bonnes actions, il ne l’étoit jamais à punir les coupables, & quelques crimes qu’ils eussent commis, il ne pouvoit se résoudre à refuser une grace qu’on lui demandait.

Par cet excès de bonté, & par l’impunité dont on étoit presque sûr, il autorisoit une licence qui causoit souvent de grands désordres entre ses sujets, qui lui représentoient vainement que cette clemence excessive coûtoit trop cher aux honnêtes gens. Il ne s’offensoit point de ces remontrances, mais aussi ne le corrigeoient-elles pas.

Loin que cette douceur, (qui pouvoit passer pour insensibilité) fut admirée de ceux qui en abusoient, elle devint le sujet d’un mépris qui, passant insensiblement de la Cour au peuple, lui fit donner généralement le nom de gnan gnan graann poüii poüaa c’est-à-dire en notre langue, & prononcé lentement Bon & Rebon.

Comme l’Idiome de ce Pays ne m’est pas familier, dit M. de la B… en interrompant sa narration, je vous dirai une fois les noms de chacun dans leur langage, & je le réduirai ensuite en françois dont je me servirai pour votre commodité & la mienne. Après cet avertissement dont on fut content, il reprit ainsi : La bonté de ce Prince n’étoit pas une regle pour toute sa famille, & il avoit un parent de qui les inclinations étoient fort différentes. Il avoit, comme le Roi, toutes les qualités nécessaires pour former un grand Prince ; mais il n’en avoit aucunes de celles qui conviennent à un bon sujet. Par la proximité du sang & les bienfaits de son maître, il ne lui manquoit que de porter la Couronne, cependant il ne se trouvoit point heureux. L’ambition qui le dévoroit, empoisonnoit toutes les douceurs qu’il auroit pu goûter, s’il avoit été d’une autre humeur ; car Bon & Rebon qui l’aimoit tendrement ne faisoit rien sans le consulter, & partageant son autorité avec lui, il poussoit l’excès de facilité jusqu’à lui faire rendre les mêmes honneurs qu’à sa personne, parce que la pénétration ne lui faisoit voir que trop clairement la passion qui agitoit le cœur de ce Prince ; mais il espéroit en triompher à force d’honneurs, croyant, assez mal à propos, que le moyen le plus propre pour le contenir, étoit de l’approcher si près du Trône qu’il n’y eut plus de différence entre le maître & le sujet.

La passion du Prince étoit si peu secrette qu’on l’avoit déja surnommé Kauftrombihc, c’est à dire l’Ambitieux. Les surnoms étant fort à la mode dans ce Royaume, il ne fut bientôt plus connu que sous celui-là, & loin de s’en offenser, il en faisoit gloire. Le Roi voyant qu’il en étoit flatté, le lui laissa.

Quoique ce Monarque ne manquât ni d’esprit ni de lumiére, sa grande bonté lui fit prendre le change, & il crut qu’en satisfaisant la vanité d’Ambitieux, il l’empêcheroit de devenir coupable ; mais il se trompoit, car plus cet orgueilleux se voyoit près du Trône, plus il se sentoit enflammer du desir de régner. Loin que les honneurs dont on l’accabloit missent des bornes à la fureur qui le possédoit, ils y servoient d’aiguillon, & il ne se pouvoit contenir, quand il pensoit que toute sa grandeur ne dépendoit que des bienfaits d’un homme qui la pouvoit détruire en aussi peu de tems, & avec aussi peu d’efforts qu’il lui en avoit fallu pour l’établir.

Ambitieux avoit un ami fidele, qui cherchant à le soulager dans ce genre de supplice, lui représentoit qu’il étoit le seul qui s’opposoit à son propre bonheur, puisque son ambition devoit être satisfaite des faveurs que Bon & Rebon lui prodiguoit, & qu’il jouiroit, s’il étoit sage, d’une fortune que sans crime il ne lui étoit pas permis de pousser plus loin ; mais Ambitieux rejettant ce conseil sensé, répondoit fièrement qu’il étoit indigne d’un cœur comme le sien de recevoir des graces, que ce seul mot suffisoit pour empoisonner le bonheur qu’on lui vantoit, & qu’il n’y avoir que le pouvoir d’en faire à son tour qui put le dédommager de la honte d’en avoir reçu ; que ce n’étoit pas vivre que de porter le titre odieux de sujet, s’affermissant tous les jours dans la résolution de sécouer ce joug.

Il prit les mesures pour éxécuter son dessein, & non seulement il se détermina à détrôner son maître, mais encore à lui ôter la vie, ne croyant pas qu’il lui fût possible de jouir paisiblement de son usurpation, tandis qu’il laisseroit respirer un Prince respectable, & qui ne s’étoit occupé toute sa vie qu’à faire le bonheur de ses sujets.

Il prit des mesures qu’il crut immanquables, pour le poignarder dans une promenade familiere que Bon & Rebon faisoit souvent avec lui. Ajoûtant à cet affreux projet celui d’enlever la Princesse Licmanekic, & comme ce nom se rapporte à celui de Lisimene, je le traduis de la sorte. Lisimene, donc, étoit fille unique du Roi. Le perfide Ambitieux voulait la mettre dans un lieu aussi sûr que secret, où il disposeroit de son sort, & en se réglant sur les sentimens que le peuple témoigneroit à son égard, il lui laisseroit la vie, la feroit mourir, ou la tiendroit dans les fers selon que son intérêt l’éxigeroit.

L’éxécution d’un dessein criminel ne sembloit pas devoir trouver aucun obstacle. Ambitieux avoit plus de créatures que le Roi, il leur avoit inspiré tant de mépris pour ce bon Prince, que chacun croyoit faire une grande action, en commettant ce parricide. L’ingrat avoit encore attiré à son parti plusieurs personnes de qui les parens avoient été assassinés, ou qui ayant éprouvés des injustices insignes de quelques particuliers, n’en avoient pû obtenir de satisfaction, la foiblesse de Bon & Rebon l’empêchant de refuser les graces que les coupables demandoient avec confiance. Il est vrai que pour dédommager ceux de qui le sang crioit inutilement vengeance, il leur prodiguoit les biens & les charges ; mais ce moyen ne lui avoit pas réussi. Sans réjetter les bienfaits de leur Roi, ces coupables sujets n’en conservoient pas moins un violent désir de se venger. Ambitieux leur représentoit sans cesse que la foiblesse de ce Prince & l’impunité des crimes exposoient l’Etat à mille désordres. Qu’il n’y avoit plus de sûreté pour les biens, pour la vie, & même pour l’honneur des filles, les enlevemens étant aussi familiers que les meurtres.

Tout étoit déja disposé au gré du perfide Ambitieux, lorsqu’un des Conjurés qui devoit à la bonté du Roi, une grace n’auroit pas dû attendre de sa justice. Pénétré de remors, & effrayé de l’horreur d’une action aussi criminelle, ne pouvant se résoudre à trahir son maître & son bienfaicteur, se résolut à découvrir le complot dans lequel il étoit entré. Cet homme plus coupable par son malheur qu’enclin au vice, ne croyant pas qu’il lui fût permis, sans crime, de garder le secret d’une conjuration où on l’avoit engagé malgré lui, s’adressa au premier Ministre, & par ce moyen il obtint une audience secrette ; où il exposa au Roi tous les attentats d’Ambitieux, lui nomma les complices, parmi lesquels se trouvoient les plus grands Seigneurs de la Cour, & ceux mêmes qu’il avoit le plus comblé de ses bienfaits. Il apprit, enfin que les Conjurés devoient le lendemain exécuter leur entreprise.

La surprise du Roi fut extrême en apprenant les circonstances de cet infâme complot. Mais rien ne fut égal aux emportemens du premier Ministre, dont la sagesse s’étoit toujours opposée, quoique sans fruit, a l’indulgence du Roi.

Eh bien, Seigneur, lui dit-il avec véhémence, différerez-vous encore, selon votre coutume, la punition des coupables, & attendrez-vous tranquillement qu’ils viennent vous plonger un poignard dans le sein : pardonnez si je dis que vous n’avez déja porté que trop loin cette indulgente foiblesse, vous voyez quel en est le fruit, & que vous ne seriez pas exposé aujourd’hui au danger qui vous menace, si vous n’aviez pas arraché à la mort des sujets si dignes de la recevoir. Il n’est plus question de temporiser, ajoûta-t-il, je crois que vous en voyez assez la conséquence pour ne vous pas opposer à ce que j’aille assembler votre garde, & ce que je vous connois de sujets fideles pour arrêter les coupables, qui ne peuvent subir trop tôt le suplice qu’ils méritent.

A ces mots, il voulut sortir pour aller éxécuter ce qu’il présumoit que le Roi ne se pouvoit empêcher de lui ordonner ; mais ce Prince l’arrêtant avec un flegme impatientant ; tout beau, Visir, lui dit-il, sans vous emporter contre mon indulgence, considérez que si ma vie est en danger par la trahison de ceux à qui j’ai accordé des graces qu’ils ne méritoient pas, elle est conservée par un homme qui la tient de moi, & à qui j’ai aujourd’hui la même obligation qu’il m’a eue autrefois. Ainsi, quoique vous blâmiez l’excès de ma bonté, je ne m’en puis repentir, puisqu’elle m’a acquis un ami reconnoissant. Quoi Seigneur, reprit impatiemment le Visir, vous voulez laisser à ces impies le tems & la commodité de venir vous attaquer, & il faudra que nous voyions tranquillement l’orgueilleux Ambitieux vous poignarder à nos yeux : Ah que plûtôt il expie son crime par les suplices les plus affreux ! En est-il qui soient assez cruels pour punir un tel attentat.

Arrêtez, Zulbach dit le Roi, en le retenant, il n’est pas juste qu’après avoir si souvent refusé à mes sujets la vengeance qu’ils m’ont demandée, je paroisse plus ardent pour mes intérêts, que je n’ai été pour les leurs. Ce seroit alors qu’ils auroient une occasion légitime de murmurer contre moi, & de dire que j’ai autant de soin de ménager ma vie que d’indifférence pour sauver les leurs ; mais vous me connoissez peu, si vous en avez pû concevoir la pensée. Juste Ciel, s’écria Zulbach, outré de douleur ! Faut-il que par une délicatesse aussi déplacée, je voye répandre le plus précieux sang de l’univers, & qu’il ne me soit pas permis d’y mettre obstacle ? Quel est votre dessein, Seigneur, poursuivit-il ; ne concevez-vous point l’erreur de cette fausse magnanimité qui vous déguise la foiblesse avec laquelle vous abandonnez vos jours aux faveurs de ce parricide. Eh bien méprisez la vie, abandonnez-la sans regret, ainsi que votre Couronne mais songez en quel état vous allez réduire la Princesse, & à quelles horreurs vous la laisserez exposée après que vous aurez trouvé la mort à laquelle vous courez avec tant d’ardeur.

Vous ne pénétrez pas mon dessein, repartit le Roi, non mon cher Zulbach, je ne veux point abandonner ma fille aux malheurs que vous prévoyez, il est des moyens plus doux que ceux que vous m’offrez pour en empécher l’effet. Je ne prétends pas courir à la mort ; mais aussi je ne puis me résoudre à m’en préserver par celle d’Ambitieux. J’avoue qu’il est coupable, mais il est de mon sang, & ce privilege éxige que je le punisse d’une autre maniere que je ne ferois le commun de mes sujets, Je lui prépare une peine plus rude pour un cœur comme le sien, que si je lui faisois souffrir un suplice qui seroit aussi honteux pour moi que pour lui. Qu’on l’aille appeller, poursuivit-il, mais que ce sois secrétement car l’éclat pourroit nuire à mon projet.

Sans pénétrer le dessein de son maître, Zulbach approuva le secret qu’il vouloit garder, mais ce n’étoit pas par le même motif ; il craignoit seulement que le Prince coupable ne s’échapât s’il soupçonnoit qu’on fut instruit de ses crimes.

Mademoiselle Robertcour interrompit en ce moment M. de la B… vous nous dites bien le nom du Visir en sa langue, lui dit-elle ; mais vous ne nous apprenez point en françois comme il s’appelloit. On se mit à rire de cette petite remarque, & M. de la B… pour s’excuser, lui répondit que ce nom, qui en langage du pays étoit fort court, emportoit une longue phrase dans la nôtre, & que c’étoit ce qui l’avoit obligé à le laisser dans sa langue naturelle. Elle ne se contenta pas de cette réponse, & lui témoigna un désir éxtrême d’en sçavoir l’explication, eh bien, Mademoiselle, reprit-il, Zulbach ce mot qui ne contient que sept de nos lettres signifie, immortel flambeau, modelle des plus fideles sujets. Voyez si je n’ai pas eu raison, continua-t-il, & si un discours ne seroit pas tout dérangé, si à chaque fois que j’aurai occasion de parler de ce Visir, j’étois obligé de prononcer son nom suivant la traduction. Mademoiselle de Robertcour se payant de cette raison se tut, & M. de la B… continuant.

Un Officier des Gardes fut détaché, dit-il, pour aller simplement avertir le Prince que le Roi le mandoit, & il le conduisit à l’appartement de ce Monarque sans rien sçavoir lui-même de ce qui se passoit.

Ambitieux se croyant sûr de l’éxécution de son projet, & appréhendant de donner quelque défiance au Roi s’il tardoit à se rendre auprès de lui, il courut avec empressement affectant un air fort tranquile cependant il ne se put garantir de quelque mouvement d’inquiétude en voyant la garde changée, & s’appercevant qu’elle étoit redoublée dans les lieux où il passoit, ce que le Ministre, qui craignoit que le Prince ne s’échapât, avoit fait à l’insçu du Roi, bien persuadé qu’il lui en auroit refusé l’ordre s’il le lui avoit demandé.

La surprise du Prince redoubla en voyant Zulbach auprès de son maître, & quoique ce Ministre & les Gardes qui les environnoient lui rendirent les mêmes honneurs qu’ils avoient accoutumés, l’air froid & sévere, qui étoit peint dans les yeux de Zulbach, lui fit appréhender quelque chose de fâcheux pour lui.

Aussi-tôt qu’il fut dans la chambre de Bon & Rebon, le Visir par ordre du Roi fit retirer tout le monde, & resta seul avec eux. Le Roi ayant fait asseoir Ambitieux, lui déclara sans emportement ce qu’il sçavoit de son dessein, sans qu’il lui échapât rien de fâcheux, au contraire le regardant affectueusement :

Mon cher Ambitieux, lui dit-il, avant de s’expliquer, je suis certain que vous ignorez le sujet pour lequel je vous ai fait appeler, je l’ignorois aussi il n’y a qu’un quart d’heure, & je ne l’aurois jamais soupçonné : mais, enfin comme la chose est pressante, j’ai cru nécessaire d’interrompre votre repos, & je n’ai pas imaginé qu’il fut possible de tarder sans péril à vous apprendre que je suis instruit suffisamment du projet que vous avez formé de m’assassiner demain à la promenade. Vous voyez bien, continua-t-il, que je n’avois plus de tems à perdre pour vous faire sçavoir que votre dessein m’étoit connu, sans vous exposer à commettre un crime énorme, en trempant vos mains dans le sang de votre Roi, de votre parent & du plus fidèle de vos amis.

Loin que ce discours inspirât à Ambitieux le moindre repentir, ni qu’il fut touché de tant de bonté, il se leva, nia tout en s’emportant contre cette accusation, comme si on lui avoit fait une injustice criante. Peu s’en fallut qu’il n’en demandât réparation ; mais Bon & Rebon l’obligeant à reprendre sa place, lui dit qu’il pouvoit s’épargner la peine de se défendre ; qu’il étoit trop bien instruit pour qu’il lui fut possible de l’abuser par des sermens, & que la seule ressource qui lui restoit, c’étoit d’avoir recours à son amitié, je ne puis me persuader, poursuivit le Roi, que vous ayez médité un tel attentat par le pur motif d’une haine personelle contre moi. Eh par où l’aurois-je mérité, jamais je ne vous ai donné de sujets de vous plaindre, au contraire, j'ai toujours ce qui m’a été possible pour attirer votre amitié aussi franchement que je vous avois donné la mienne. N’en parlons plus, ajoûta-t-il, je ne veux point exciter votre animosité par de plus longs reproches, ni augmenter votre confusion en vous forçant à chercher de mauvaises raisons pour colorer la violence & l’injustice de votre procédé.

Je ne vois que trop, poursuivit-il, qu’il n’a de fondement que celui de votre ambition, c’est elle seule qui vous a entraîné dans une entreprise si opposée aux sentimens d’honneur que vous devez avoir. Je suis persuadé que si vous étiez né sur ce Trône, unique objet de vos désirs, vous n’auriez aucune répugnance à me choisir pour votre favori, & vous auriez raison, car je vous aime véritablement, je vous jure que si je pouvois disposer de ma Couronne sans faire une injustice à ma fille, je vous la céderois de tout mon cœur, & que je ne croirois pas avoir acheté votre amitié trop cher. Ah mon cher Prince, lui dit-il, qu’il paroît bien que le brillant de cet objet de vos désirs vous en déguise le poids & les peines, & qu’après l’avoir acquis & en le considérant de près, vous le détesteriez s’il vous avoit coûté votre innocence. Songez donc à quels remords, & à quels regrets vous exposeroit le souvenir de ma mort. Je vous le répete. Si je n’étois pere, je vous épargnerois la peine de commettre un crime pour régner, & en vous abandonnant ce Trône que vous dévorez intérieurément, vous auriez la satisfaction d’y monter en légitime maître ; cependant il n’est pas juste que sacrifiant tout à vos désirs, je déshérite ma fille que j’aime, & que sans injustice, je ne sçaurois priver du droit qu’elle a de me succéder ; mais, continua-t-il, après avoir rêvé un moment, quoique je ne puisse faire en votre faveur tout ce que je souhaiterois, je ne crois pas qu’il fut absolument impossible de nous arranger en relâchant, vous d’une partie de vos vœux, & moi de quelques-uns de mes droits. Je pense avoir trouvé un moyen de concilier nos cœurs & nos fortunes. Le voici.

Vous êtes pere ainsi que moi, & quand cette raison m’empêche de descendre du Trône, c’est peut-être sans que vous le sçachiez, celle qui vous excite à y vouloir monter ; votre ambition peut fort bien n’avoir pour fondement que le désir de faire régner votre fils, & il peut être la cause innocente autant qu’inconnue de vos projets criminels. N’en formez donc plus de semblables, faites au plûtôt venir à ma Cour, ce fils qui vous est si cher, vous êtes dans un rang assez élevé pour que personne n’ose blâmer le dessein que je forme de lui donner ma fille. Lisimene a de la beauté, quoique votre fils ne la connoisse pas, je suis persuadé que sa vue ne rompra pas nos desseins, & qu’il remplira sans peine le traité auquel je vous invite. Allons, Prince, lui dit-il, en lui tendant la main avec bonté, consultez-vous, & me dites sans fard, si vous pourez vous resoudre à cesser de me hair, & à me laisser la vie avec l’ombre d’une Couronne qui fera plus à vous qu’à moi.

Zulbach & Ambitieux furent aussi étonnés l’un que l’autre d’un pareil discours, quoiqu’ils connurent le caractere de leur maître, ils n’auroient osé s’attendre à cet excès de bonté : leur surprise fut si grande qu’elle eut plus de part que le respect au silence qu’ils garderent l’un & l’autre pendant tout le tems que le Roi parla.

Ambitieux ne sçavoit que dire, il se voyoit convaincu, & quand il auroit voulu s’obstiner à nier cette acculation, il ne pouvoit pas douter, que le Roi étant si bien instruit du nom des Conjurés, n’en forçât un assez grand nombre à le nommer & à lui soutenir qu’il étoit leur Chef. Il étoit connu de tous, il n’y en avoit aucun qui n’eut la conviction de ce traité écrite de sa propre main, par les promesses qu’il leur avoit faites pour les engager dans ses intérêts. Ces témoins muets étoient trop irréprochables pour qu’il osât les acculer de fausseté. D’un autre côté il ne pouvoit s’empêcher d’admirer la grandeur d’ame & la bonté d’un Roi offensé, qui le tenoit en sa puissance, qui pouvoit, & qui devoit même le punir selon toutes les regles de la prudence ; mais qui au lieu du suplice qu’il sentoit bien lui être dû, lui demandoit la paix & son amitié. Il ne s’étoit point attendu à la grace que le Roi lui faisoit en lui offrant la main de la Princesse pour son fils, & il ne sçavoit comment y répondre. Bon & Rebon qui s’apperçut de son embarras, l’embrassa tendrement. Je ne veux entendre ni excuse ni remerciment, lui dit-il, je me suis déja dit tout ce que vous pourriez me dire pour votre justification, & je ne suis pas à présent à imaginer les termes que vous employeriez pour me remercier ; ainsi sans un plus long discours, faites venir votre fils, afin que nous jugions si Lisimene lui plaira.

Ah, Seigneur, s’écria Ambitieux, qui avoit enfin repris l’usage de la parole, mon fils ne mérite pas l’honneur que vous lui voulez faire, c’est un jeune homme, que dis-je, c’est un enfant que j’ai fait élever parmi des solitaires, voulant qu’ils lui formassent l’esprit aux sciences & à la vertu avant que la dissipation de la Cour vint l’occuper assez pour l’empêcher de s’appliquer à posséder dignement la grandeur qui lui est destinée.

Ce ne fera pas un obstacle, reprit le Roi, il a quinze ans, & ma fille n’en a que douze, en se perfectionnant dans ce qu’il lui convient de sçavoir, ils feront connoissance & apprendront à s’aimer ; ainsi qu’il vienne sans tarder. A ces mots le Roi le congédia en lui ordonnant de tenir secret ce qui venoit d’arriver, car il n’est pas nécessaire, ajoûta-t-il, que le Public soit informé de ce qui se passe dans l’intérieur des familles. Le seul Zulbach le sçait, mais il est sage, & il taira un secret, dont malgré la confiance que j’ai en lui, je lui aurois fait mistere, s’il n’en avoit pas été instruit avant moi. Enfin, ajoûta-t-il pour preuve de ma sincérité, c’est que je pardonne en votre faveur à tous les Conjurés. Adieu, Prince, allez les exhorter à être à l’avenir plus fideles. A ces mots il le congédia, & Ambitieux l’ayant salué sans répondre, se retira, laissant le Roi avec son Ministre qui étoit si interdit qu’il ne lui fut pas possible de prononcer une parole.

Eh bien, Visir, conçois-tu ma satisfaction, lui dit Bon & Rebon, j’ai enfin trouvé le moyen de remettre Ambitieux dans son devoir, & je ne serai point forcé à le punir, ce que les menaces même & les punitions n’auroient pû faire l’expédient que j’ai trouvé le fera.

Seigneur, reprit Zulbach, ce n’est point à moi à contredire les volontés de mon maître. La clemence est belle ; mais j’appréhende que la vôtre ne vous expose à un repentir aussi inutile que tardif ; car enfin, permettez-moi de vous demander sur quoi vous fondez celui de ce Prince criminel, & quel témoignage il vous en a donné. Vous lui ayez fait connoître que vous étiez informé de son crime, & sans lui donner le tems d’y réfléchir, ni de craindre votre courroux, vous lui avez promis sa grace. Que dis-je ? promis, ce n’est pas assez dire pour exprimer votre procédé, & je ne dis pas trop en disant que vous la lui avez offerte avec un empressement qui sembloit le prier de l’accepter, vous avez même employé les termes les plus forts pour lui cacher que vous croyiez qu’il avoit besoin de votre clemence, il sembloit que vous étiez chargé de l’embarras de le justifier, tandis qu’il n’avoit rien à faire de plus que de vous laisser agir.

Non content de lui pardonner sans qu’il paroisse se repentir, poursuivit le Visir, vous le prévenez, & vous le sollicitez d’accepter la Princesse pour son fils, comme un gage de votre bonne foi : hélas en le comblant d’honneurs au lieu des châtimens qu’il mérite, vous le placez plus commodément qu’il n’étoit, pour vous percer le cœur : Plaise à nos Divinités, que cette crainte soit sans fondement ! Le Roi lui répondit qu’il n’avoit pas pû faire autrement, & que ce n’auroit pas été accorder une grace que de lui laisser appréhender de ne la pas obtenir. Les faveurs d’un Roi sont toujours des faveurs, reprit Zulbach : trop heureux ceux qui les obtiennent, & encore plus ceux qui en font dignes ; mais elles doivent être mesurées au mérite, & ne pas être prodiguées aux criminels, de qui le crime est certain, & le repentir des plus équivoques, je vous supplie de me dire, poursuivit-il, quelle augmentation vous y auriez mise, s’il vous avoit rendu un service signalé, ou que lui ayant fait quelqu’injustice, dont les remords vous portât à lui en faire une réparation. Le Roi qui connoissoit que son Visir avoit raison, mais, qui cependant ne vouloit pas changer de façon d’agir, l’interrompit sans vouloir en entendre davantage, & il le congédia en lui défendant très-expressement de reveler ce secret à personne.

Tandis que ce bon Roi s’applaudissoit d’une action si généreuse, & que jugeant du cœur des autres par le sien, il comptoit sans en douter sur la conquête de celui d’Ambitieux. Ce Prince qui pensoit differemment, se retirant dans son cabinet, fit appeller la Princesse sa femme (de qui les sentimens n’étoient pas plus équitables & plus modérés que les siens,) & qui étoit entré avec joye dans tous ses injustes projets.

Il lui apprit ce qui venoit de lui arriver, ne pouvant malgré sa passion, s’empêcher de se louer de la modération du Roi, il sembloit même que cet excès de bonté eût produit l’effet qu’avoit désiré ce Monarque. Il se sentoit presque ébranlé, & dans la résolution d’accepter des offres si avantageuses, en renonçant à ses pernicieux desseins, & en se contentant de la grandeur de son fils ; mais cette fière Princesse s’y opposa fortement : Que vous êtes foible, lui dit-elle, d’un air dédaigneux ; pouvez-vous prendre pour magnanimité, une foiblesse pusillanime, qui fait que vous ne devez qu’à sa timidité, la grace que votre aveuglement vous représente comme un témoignage de tendresse. Pouvez-vous douter que tout autre à votre place n’en obtint une semblable, & ne partagez-vous pas ce bonheur avec le moindre esclave ? Le sang en général fait horreur à ce lâche, il craint d’en voir répandre, & voilà toute sa vertu ; cependant vous vous laissez prendre au point que vous êtes prêt d’accepter les frivoles avantages qu’il offre à votre fils, sans faire aucune attention au désagrément qui les accompagneront, en devenant sujet de celui que la loi & la nature ont rendu le vôtre, & qui sans avoir d’obligation à Bon & Rebon, régnera à son tour après que vous aurez vêcu : ne fera-t-il pas plus honorable à ce Prince de monter au Trône en fils de Roi qui succède à son pere, qu’en sujet qui reçoit la Couronne par une grace qui en terniroit le brillant.

Vous ne faites pas refléxion, reprit le Prince, que je vais m’engager à une fidélité qui deviendra indispensable ; car je ne puis sans me rendre suspect refuser de faire venir mon fils incessamment, & que quand il sera ici, ce sera un ôtage dont la vie répondra de tout ce que j’oserai entreprendre.

Qu’importe, s’écria la Princesse, pouvez-vous balancer entre le Trône & lui, rien n’est plus commun que d’être pere, & rien n’est plus rare que d’être Roi. Il ne mériterait pas nos allarmes, s’il étoit capable de regretter le danger où il auroit été exposé dans une si belle occasion ; mais, ajoûta-t-elle, on peut concilier tous ces divers intérêts, puisqu’il vous est facile de retarder son arrivée par une feinte maladie, & que l’avantage qui lui est offert est trop considérable pour qu’on puisse soupçonner que ce retardement ne soit qu’un prétexte.

Cependant, poursuivit-elle, allez à la Cour, suivez le Roi, & s’il persevere dans sa folle confiance, ne balancez point à l’en rendre la victime, & puisqu’il ne peut manquer de le devenir de quelqu’un ; il vaut mieux qu’il soit la vôtre que celle d’un autre qui n’auroit pas autant de droit à l’Empire que vous en avez, surtout pressez l’éxécution autant que vous pourrez, & ne donnez pas le tems à de nouveaux traîtres d’imiter le premier qui vous a trahi.

Ambitieux fut ravi de trouver tant de courage dans son Epouse, un reste de vertu l’avoit presque forcé de se repentir, & d’accepter son pardon au prix des bontés dont le Roi vouloit le combler ; mais son ambition se ranima en suivant les funestes conseils de sa femme. Il envoya chercher les Chefs de la conjuration, & sans s’expliquer, il leur dit, qu’il étoit obligé de différer son entreprise, & de la remettre à un autre jour sans leur en déclarer le véritable motif.

Après avoir pris cette précaution, il attendit, non sans quelque émotion, qu’il fut jour chez le Roi, où il se rendit, & où la franchise avec laquelle il en fut reçu acheva de le rassûrer & de le déterminer à la trahison dont elle auroit le distraire.

Bon & Rebon le saluant d’un souri gracieux, lui demanda s’il avoit pris des mesures pour faire venir son fils. Ambitieux lui répondit avec l’extérieur le plus reconnoissant & le plus respectueux qu’il lui fût possible, qu’il avoit donné ses ordres aussi-tôt qu’il avoit reçu les siens, & qu’il se flattoit d’avoir l’honneur de le lui présenter le lendemain.

Après lui avoir fait mille caresses, le Roi déclara le mariage qu’il avoit projetté, ce qui attira à ce Prince de nouveaux respects des Courtisans, enfin il se livra pleinement à la discrétion de ce traître, dont l’heureux succès l’enhardit à venir le lendemain annoncer au Roi avec, une feinte douleur la prétendue maladie que retardoit l’arrivée de son fils de deux ou trois jours.

La confiance de Bon & Rebon le fit contenter de cette excuse, espérant que ce retardement ne seroit pas long, & afin que l’entrevuë de sa fille & du jeune Prince se fit avec plus de liberté pour éviter même un cérémonial incommode, il dit qu’il iroit passer quelques jours à une maison de plaisance qu’il avoit à une demie journée de la Ville, où il ordonna à Ambitieux d’ammener son fils.

Rien ne pouvoit être plus avantageux aux desseins criminels de ce perfide. Le Château n’étoit point fortifié, & le Roi n’y alloit jamais avec d’autre suite que celle de ses équipages de chasse. Ambitieux ne négligea pas des circonstances si favorables. Le quatrième jour que le Roi & la Princesse y furent, il prit ses dernières mesures pour faire éclater la conjuration au milieu de la nuit, il étoit resté à la Ville, où il se rendit maître du Palais, & s’en étant emparé sans effort il voulut envoyer promptement au Château où étoit le Roi, pour avertir les conjurés qui avoient été du voyage, afin qu’ils lui ôtassent la vie sans différer, & que se saisissant de Lisimene, ils la lui amenassent secrétement.

Mais quelque précaution qu’il eût prise pour empêcher que son dessein ne fut découvert, & pour que ceux à qui il donneroit cet ordre fussent rendus au Château avant qu’on y put apprendre ce qui venoit de se passer, il ne put agir assez adroitement pour tromper la vigilance de Zulbach, qui, désespéré de voir que son zele étoit inutile auprès de son maître, mit ses soins a observer Ambitieux ; il s’y prit si heureusement qu’ils lui fournirent les moyens de se sauver pendant le premier tumulte, & d’être auprès du Roi avant les émissaires du Tyran.

Par bonheur pour son maître, ce Ministre zelé, plus défiant que lui n’ayant pû lui inspirer ses sentimens, avoit employé toute son industrie à observer ceux dont il se défioit, & ayant remarqué parmi eux un mouvement extraordinaire, entr’autre que plusieurs de ceux qu’il sçavoit dévoués à Ambitieux étoient entrés chez lui d’un air mistérieux, & en petites troupes. Il ne douta pas que ce ne fut une fuite de la trâme qui avoit été découverte au Roi si inutilement, & il crut qu’il étoit très-nécessaire pour le bien de Bon & Rebon qu’il sortit de chez lui bien déguisé pour découvrir de quoi il étoit question, ne se pouvant fier à personne dans une occasion si importante..

La nuit étoit fort obscure, & il lui fut aisé de s’instruire de tout ce qu’il avoit soupçonné. Il vit Ambitieux entrer au Palais du Roi avec une escorte de gens armés, qui se saisissant des portes fit connoître à Zulbach que tout étoit perdu. Il eut encore le tems de l’apprendre avec certitude, car à la faveur de son déguisement, & en se glissant parmi le peuple, il entendit l’ordre de mort que le Tyran donnoit contre son Roi, & il frémit du péril évident où il le sçavoit, se désespérant de ne pas être auprès de lui pour le secourir, en exposant sa vie afin d’en conserver une si précieuse. Il étoit dans cette perplexité lorsqu’un des favoris d’Ambitieux le tira de peine, par le conseil qu’il donna à ce monstre.

Croyez-moi, Seigneur, lui dit-il, laissez l’indolent Bon & Rebon dans sa solitude, & permettez-lui sans inquiétude de joüir de la vie deux heures de plus. Il est sans aucune défiance du sort qui lui est préparé, car il ne lui est pas possible de recevoir aucun avis de ce qui se passe dans ces lieux ; puisque les portes de la Ville font fermées ; comme vous avez des affaires ici qui ne vous permettent point d’éloigner de vous ceux de qui la fidélité doit être chargée d’une si importante commission, il faut remettre cette éxécution pour la derniere.

Zulbach respira à ce discours ; mais ne se flattant point d’être assez fort pour entreprendre de s’opposer avec éclat à la violence de l’usurpateur, il ne songea qu’aux moyens de secourir le Roi & la Princesse, pensant que pourvû qu’il les pût préserver du danger dont ils étoient menacés, ils auroient tout fait.

Les portes de la Ville resterent fermées, suivant le conseil de ce rebelle ; mais, comme le Visir habitoit un vieux Palais qui avoit été autrefois la demeure des Rois prédécesseurs de Bon & Rebon, & qu’il y avoit un soutérain inconnu au public, qui, par un chemin plus court que le chemin ordinaire, rendoit a la maison de plaisance où étoit le Roi, ce généreux Visir se flatta du bonheur de sauver son maître par cet endroit, & rentrant promptement chez lui, il se munit de deux habits de différent sexe, d’une bourse remplie de pièces d’or, & d’un panier couvert dans lequel il mit deux pigeons accoutumés à faire le métier de courriers, & à porter par l’air les lettres dont ils étoient chargés. Avec cette provision il passa en diligence dans le soutérain, & se rendit à l’appartement qui y répondoit par un escalier secret. Il frappa à la porte de la chambre du Monarque, qui étant trop bon pour devoir soupçonner qu’il eût des ennemis, se leva sans appeller personne, & sans prendre aucune précaution, il la fut ouvrir lui-même.

Son étonnement ne fut pas médiocre à l’aspect de Zulbach, de qui la présence à une telle heure, & par ce chemin ne lui laissoit point à douter qu’il n’eût des raisons très-importantes pour faire cette démarche : l’air consterné qu’il lui voyoit, le confirmoit encore dans cette pensée. Il envisagea d’un coup d’œil son équipage singulier, un paquet sous le bras, une lanterne sourde à la main, un panier de l’autre, tout lui prouvoit qu’il y avoit quelque chose d’extraordinaire dans cette visite nocturne.

Le Visir ne lui donna pas le tems de lui faire des questions. Habillez-vous promptement, Seigneur, lui dit-il, en lui présentant le paquet qu’il tenoit, & fuyez sans tarder d’un lieu où votre Auguste personne n’est plus en sûreté. Le traitre Ambitieux abusant de vos bontés, s’est rendu le maître de la Ville où il a donné des ordres qui couronnent sa perfidie. Oh va venir peut-être à l’instant vous assassiner, & enlever la Princesse, & vous n’avez que ce moment pour éviter la fureur des Conjurés.

La bonté excessive du Roi qui l’empêchoit de prendre des résolutions violentes contre des sujets criminels, ne déroboit rien à son courage, & loin d’essayer à devoir la vie à une fuite qu’il trouvoit indigne, il ne pensa qu’à vendre cherement ses jours au perfide qui oseroit les attaquer.

Je vois, mon cher Zulbach, dit-il au Visir, que le Ciel t’a donné plus de lumières qu’à moi, & que c’étoit avec justice que tu te défiois de ce scélérat ; mais, quoique l’expérience m’apprenne que ton sentiment étoit meilleur que le mien : souffre cependant que je m’oppose encore à l’avis que tu me donnes, & que loin de fuire lâchement, je retourne à ma Capitale, où je prétens paroître au milieu des séditieux. La présence de leur Roi offensé, les fera rentrer certainement dans leur devoir, en ranimant le zele de ce qui me reste de sujets fidèles. Je me mettrai à leur tête, & je punirai les révoltés, ou si je ne le puis faire, je périrai en Roi les armes à la main, sans céder ma Couronne à un indigne usurpateur.

Cette résolution effraya extrêmement Zulbach. Que voulez-vous tenter, Seigneur, s’écria-t-il, je pense que vous êtes assez convaincu de ma fidélité, & de mon expérience pour ne devoir pas douter que, si ce moyen avoit été possible, je ne l’eusse pas tenté, & que si je ne voyois point tout perdu, je ne vous conseillerois pas de fuir ; mais je ne sçai que trop que votre perte est indubitable, & que la Princesse sera exposée à des horreurs dont je frémis. Ah, Seigneur, y pouvez-vous penser sans effroi, ou sans qu’une telle considération vous oblige à mettre en sûreté votre personne & la sienne, si vous ne daignez pas le faire pour votre propre intérêt.

Cette représentation toucha le Roi jusqu’à lui en faire verser des larmes, mais ce fut sans le persuader, la fuite lui sembloit un parti si honteux qu’il ne s’y pouvoit résoudre, & il n’auroit jamais consenti aux désirs de ce sujet fidèle si la Princesse ne s’étoit jointe au Visir.

Son appartement étoit contigu à celui du Roi. Les discours qu’il tenoit avec son Ministre l’éveillerent : elle appréhenda que le Roi ne se trouvât mal, & se leva sans appeller ses femmes, elle jetta sur elle une robbe legere, & passa en diligence dans la chambre où ils étoient.

On ne peut être plus surprise qu’elle le fut, de trouver Zulbach dans ce lieu. Ah, Princesse, lui dit-il, d’aussi loin qu’il l’apperçut, venez de grace engager le Roi à sauver sa vie & la vôtre, alors il lui apprit ce qu’il venoit de dire à Bon & Rebon ainsi que la répugnance que ce Prince témoignoit à fuir.

Lisimene effrayée du péril de son pere, se jetta à ses pieds en le conjurant de suivre le conseil de son favori. Hélas, Seigneur, lui dit-elle, pourquoi voulez-vous m’abandonner : Que deviendrois-je, si vous succombiez, ou plûtôt comment pouvez-vous concevoir la pensée de vous précipiter dans un danger duquel il ne vous fera pas possible de vous tirer.

Quoique l’état où la douleur avoit jetté cette Princesse, touchât le Roi sensiblement, il ne se seroit cependant pas rendu, si le Visir ne lui avoit remontré, que s’il paroissoit, le petit nombre de ceux qui étoient reliés dans leur devoir, se feroit égorger sans succès, & sans pouvoir le défendre : au lieu que si l’usurpateur ne trouvoit point de résistance, il ne chercheroit point à répandre du sang inutilement, ce qui ne serviroit qu’à le rendre odieux, ajoûtant que s’il vouloit s’en rapporter à lui, & se retirer, il pouvoit se flatter d’un nouveau changement, parce que le peuple (qui par amour pour la nouveauté venoit de se déclarer en faveur d’Ambitieux) pourroit retourner avec la même legereté sous la domination de son premier maître.

Bon & Rebon céda enfin aux instances de sa fille & de son Ministre. Il fut arrêté que Zulbach retourneroit en diligence à la Ville par le même chemin qu’il étoit venu, tandis que le Roi & la Princesse feroient leurs efforts pour se dérober à la vigilance de l’usurpateur. Le Visir leur aida à se revêtir des habits qu’il leur avoit apportés, & présentant ses pigeons au Roi, voyez, Seigneur, lui dit-il, ces messagers fideles, quand vous aurez trouvé un azile vous me les envoyerez pour m’en instruire, & je me servirai de la même commodité lorsque j’aurai quelque chose à vous apprendre. Je me flatte que mon industrie me fera trouver le moyen de m’insinuer dans la confiance du tyran, & que je réussirai à le faire périr par ses propres armes.

Le Roi & la Princesse étant prêts à partir, & le Visir ayant eu assez d’adresse pour entrer sans bruit dans les écuries, où il prépara deux des meilleurs chevaux, & d’où il les tira sans être apperçu. Il mit le Monarque fugitif & sa fille hors du Château ; après les en avoir vû sortir, il rentra heureusement dans le soutérain ayant bien soigneusement repoussé le lambris qui en cachoit l’entrée du côté de cet appartement, & il fut de retour à son Palais avant que personne se fut apperçu de son absence : il fut même si heureux que se trouvant chez lui, l’usurpateur l’envoya chercher, & il n’y eut aucune occasion de le soupçonner.

L’ordre de se rendre auprès d’Ambitieux lui ayant été annoncé à la pointe du jour, il suivit sans résistance ceux qui le lui apportoient, & il fut introduit dans la Salle du Conseil, où tous ceux qui le devoient composer étoient déja assemblés.

Ambitieux leur fit un long discours qui ne tendoit qu’à déguiser son usurpation, & la leur faire approuver. Il l’appuya du prétexte que lui avoit donné la foiblesse de Bon & Rebon, n’oubliant point de faire remarquer les circonstances qui l’avoient renduë dangéreuse, & le Roi indigne de régner sur des sujets qu’il ne sçavoit ni défendre ni venger, ajoûtant que les impunités qui avoient causé tant de désordre sous le régne précédent, ne déhonoreroient pas le sien, & que tout le monde seroit en sûreté.

A ce discours injurieux pour le Roi légitime, tout le Conseil étant gagné applaudit avec de grandes acclamations. Le fidele Zulbach se voyant seul de son parti, crut qu’il étoit à propos, pour le service de son maître, de faire comme les autres, & tous ayant crié unanimement : Vive le Roi Ambitieux, il se joignit à cette criminelle proclamation, & le fit de si bonne grace que le Tyran y fut trompé.

Le peuple attroupé aux portes du Palais, ayant entendu ces cris y joignit les siens, & reçut une libéralité considérable. Le nouveau Souverain lui ayant fait jetter une grande quantité de pieces d’or. L’air Satisfait que Zulbach affectoit à une cérémonie, qui lui perçoit le cœur, fut remarqué d’Ambitieux qui lui en sçut si bon gré que pour lui en témoigner une entiere satisfaction, il lui donna mille marques publiques d’estime & d’amitié, lui protestant qu’il n’auroit pas moins de crédit sous son regne, que sous celui de son prédécesseur, & qu’il vouloit désormais ne se gouverner que par ses avis, dont il feroit un meilleur usage que n’avoit fait le vieux Roi, qui ne méritoit pas d’avoir un Ministre aussi éclairé ; & loin de faire à Zulbach un crime de sa fidélité, il lui dit obligemment qu’il l’en estimoit davantage.

Tout étant tranquile dans l’intérieur de la Ville, & Ambitieux étant sûr qu’elle étoit à lui, il ne voulut pas tarder plus long-tems à envoyer investir le lieu où il ne doutoit point qu’on ne trouvât Bon & Rebon. Ceux qui furent chargés de cette éxécution, eurent ordre de la tenir secrette, & de ne rentrer au Château que la nuit suivante ; mais cependant de l’entourer si bien que qui que ce fut n’en put échapper ; tandis qu’il prenoit cette inutile précaution, il y avoit plus de quatre heures que ceux qu’ils vouloient perdre en étoient sortis, & la raison qui obligeoit le Tyran d’attendre la nuit pour cacher son crime dans les ténèbres, donna le tems à ces Illustres fugitifs de s’éloigner assez pour éviter sa fureur.

Pour ne pas être chargé de l’assassinat de son Roi Ambitieux avoit résolu de persuader au Public que c’étoit lui-même qui s’étoit poignardé, & qu’il avoit poussé le désespoir jusqu’à poignarder sa propre fille.

Mais ceux à qui il avoit donné un ordre si cruel contre le Roi & la Princesse, n’apprirent leur évasion que fort tard, puisqu’on ne s’en apperçut dans le Château que plus de douze heures après qu’ils furent partis. Le Visir ayant eu le bonheur de les mettre en liberté quatre heures avant le jour, les Officiers de ce Prince ne connurent qu’il étoit absent que long-tems après que le Soleil eût passé le milieu de sa carriere, parce que le Roi, de qui toutes les actions personnelles étoient simples & unies, avoit coutume de sortir au lever de l’aurore pour se promener dans un Parc extrêmement grand, où il aurait été difficile de le trouver. Comme ordinairement il y alloit seul, on ne fut point surpris d’abord de ne l’y pas rencontrer, ce qui arrivoit assez souvent, & la Princesse eut la même facilité de s’absenter parce qu’elle se levoit fort tard ; mais enfin l’heure de la promenade de l’un étant passé ainsi que celle du sommeil de l’autre, on commença à s’en inquiéter & à les chercher. Cette recherche ayant été vaine, l’épouvante se mit dans cette petite Cour. On voulut aller à la Ville pour publier ce malheur, ou pour sçavoir si par un évenement imprévû qu’on ne pouvoit imaginer, le Roi & la Princesse ne s’y seroient pas retirés ; mais les Troupes que le Tyran avoit postées pour la garde des déhors du Château, ayant repoussé, sans vouloir les écouter, tous ceux qui se présenterent pour en sortir. Il y avoit déja plus de vingt-quatre heures que le Roi & la fille étoient en marche, lorsqu’on apprit leur fuite à la Ville. Ambitieux en pensa mourir de rage, la vie de l’un & la liberté de l’autre étoient d’une si dangéreuse conférence pour lui, qu’il avoit tout à craindre tant qu’ils ne seroient pas en son pouvoir.

Il fit courir après en diligence ; mais ses soins furent inutiles, & les fugitifs avoient si bien sçu mettre à profit le tems qu’il leur avoit laissé, qu’il fut impossible de les trouver.

Ce Roi infortuné jugeant qu’il y aurait de l’imprudence à tenter une retraite hors du Royaume, dont toutes les avenues étoient sans doute bien gardées, & le Château qu’il venoit d’abandonner, étant entouré d’une Forêt immense dont il connoissait les détours à plus de vingt lieues à la ronde, il aima mieux se sauver par cette voye.

Il falloit avoir autant de courage qu’en avoit Lisimene pour ne pas succomber à la fatigue ; mais heureusement elle avoit suivi son pere à la chasse dès sa plus tendre jeunesse, & cet éxercice lui avoit donné une vigueur qu’elle n’auroit pas eûë, si elle avoit été élevée plus délicatement.

Ils errerent dans cette Forêt pendant six mois, évitant avec soin tous les endroits habités, mais enfin s’ennuyant d’une vie aussi dure, ils hazarderent de sortir de la Forêt, sans oser toutefois s’approcher des Villes. Ce ne fut même que pour entrer dans un pays désert, où ils firent encore quelque séjour, & où ils trouverent à-peine de quoi subsister eux, leurs chevaux, & leurs pigeons ; mais ayant tout sujet de croire qu’éloignés comme ils étoient, de plus de cent lieuës de leur Capitale, ils ne courroient aucuns risques. Ils quitterent enfin les bois, & les pays sauvages, leur assûrance allant insensiblement jusqu’à se montrer dans la plaine.

Ils en trouverent une qui leur sembla très-agréable, l’air y étoit tempéré, & le froid piquant y étoit aussi inconnu que l’extrême châleur.

Plus ils avançoient dans ce charmant pays, & plus il leur sembloit beau ; mais en même tems fort désert, n’y trouvant que quelques maisons rustiques assez éloignées les unes des autres. Ce qui leur donnoit une extrême étenduë, étant trop séparées pour se borner réciproquement. Ainsi d’un côté elles avoient des prairies à perte de vuë, d’un autre des plaines couvertes de bled, & qui donnoient l’espérance d’une riche moisson ; un peu plus loin on voyoit des coteaux chargés de vignes, enfin il sembloit que la nature se fut épuisée pour étaler sa magnificence dans ce lieu. La Princesse étoit si exténuée des fatigues que lui avoit causé la longueur de la marche qu’elle avoit faite, & la mauvaise nourriture qu’elle avoit prise, dont elle avoit même manqué souvent, que se sentant défaillir, elle fut enfin forcée de demander à son pere s’ils ne se pourroient point arrèter sans danger dans ce lieu, parce qu’elle y trouveroit peut-être un repos & un soulagement sans lesquels elle étoit prête à succomber.

Le Roi, connoissant qu’il n’y avoit rien à craindre dans un endroit aussi solitaire, & aussi éloigné de la Cour, consentit avec plaisir à ce que sa fille désiroit. Ils tournerent leur pas vers la premiere habitation qui leur sembla aussi la plus apparente, n’appercevant les autres que dans l’éloignement, & fort inférieure à celle-là.

A peine furent-ils dans une Cour fermée d’une haye vive que d’un jardin qui en étoit séparé par une semblable haye, ils virent sortir une villageoise d’assez bonne mine. Elle avoit passé la premiere jeunesse, mais aussi elle n’avoit pas encore atteint la vieillesse.

Cette femme vint au devant d’eux, & leur demanda ce qui les les ammenoit. Bon & Rebon lui dit, qu’ils cherchoient le maître de cette maison pour lui demander azile pendant quelques jours. A quoi elle répondit qu’il n’y avoit point de maître, & que c’étoit à elle à qui la maison appartenoit.

Le Roi lui dit encore qu’ils étoient des étrangers, qui, après un long voyage, s’étoient égarés dans les bois, & qu’ils la prioient de leur accorder l’hospitalité pour quelques jours, inventant une histoire propre à autoriser la nécessité où ils avoient été d’abandonner leur patrie ; & pour ne se point rendre suspects, il ajouta que dans quelque tems il s’informeroit s’il n’y auroit point quelque terrain à vendre sur lequel il pût bâtir une cabane, & cultiver assez de terre pour le nourrir avec sa fille ; mais voulant lui prouver qu’ils n’avoient pas de mauvaises intentions, le Roi déguisé lui fit voir plusieurs pieces d’or.

Cette femme l’écouta attentivement en promenant ses avides regards sur le trésor qu’il lui montroit. Prenant un ton plus doux que n’avoit été le premier, elle lui dit qu’elle se chargeoit de lui faire trouver ce qu’il désiroit ; qu’outre cela, ils se reposeroient chez elle, & qu’ils y resteroient tant qu’ils voudroient.

Cette réponse les satisfit beaucoup, sur-tout Lisimene, qui fut enchantée de l’espérance de ne plus coucher fur la terre sans autre couverture que le Ciel, & de trouver une nourriture plus convenable que celle à laquelle ils étoient réduits depuis tant de tems.

Ils entrerent dans une chambre fort simple, mais assez propre, plusieurs esclaves de l’un & l’autre sexe y parurent, & en sortirent à l’instant étant appellés ailleurs par des occupations champêtres. Les uns étant changés du soin des bestiaux, & les autres de préparer la nourriture de leurs compagnons, qui travailloient dans la campagne à recueillir les bleds ou à façonner des vignes. Enfin quoiqu’ils vissent beaucoup de monde dans ce lieu, il n’y avoit personne qui perdît son tems à des amusemens frivoles.

En entrant dans cette chambre ils y trouvèrent, outre les esclaves, une grande fille seiche, noire, & qui cependant avoit les cheveux plus rouges que le plus fier taureau, elle avoit les yeux rudes, un air brutal, & tout le reste de la figure étoit si bien assorti, qu’il ne lui manquoit rien pour être effroyable.

Elle criailloit contre une misérable esclave qui préparoit de la laine pour faire des habits, & joignoit souvent des coups d’un nerf de bœuf qu’elle tenoit à la main aux injures dont elle l’accabloit. Ce monstre étoit fille de la maîtresse de cette maison, qui l’appellant par son nom, Grippe, Mortiboche, lui dit-elle, menez nos hôtes dans des chambres préparées ; peut-être que cette jeune fille a besoin de se mettre au lit, mais loin d’obéir à sa mere, cette honête créature, dont je traduirai le nom en celui de Pigriéche, lui répondit insolemment qu’elle étoit bien pressée, & qu’elle n’avoit qu’à prendre la peine d’attendre, parce qu’elle avoit autre chose à faire.

Lisimene à ce farouche accueil, craignant de lui donner occasion de se courroucer davantage, dit avec douceur qu’elle attendroit ; qu’il n’étoit pas nécessaire de se détourner pour elle ; pour elle, qu’elle attendroit sa commodité, en effet s’étant assise elle attendit, patiemment le moment qu’il plût à Pigriéche de faire ce que sa mere lui avoit ordonné.

Cependant cette femme après avoir vû l’or que le Roi lui avoit montré, & qui en étoit fort envieuse, lui demanda sans façon s’il ne la payeroit pas, lui disant naturellement qu’elle vouloit bien lui donner azile ; mais qu’elle n’avoit pas prétendu que ce fut pour rien.

Bon & Rebon ne l’entendoit pas non plus, & trop heureux d’avoir une retraite sûre, il lui fit connoître qu’il n’avoit pas intention de lui être à charge. Sur quoi ils convinrent de ce qu’il lui donneroit, & pour plus grande sûreté, il lui paya quelques jours d’avance, moyennant quoi, malgré la grossiereté de la mere, & la mauvaise humeur de la fille, ils se trouverent fort heureux d’être arrivés en cette retraite, souhaitant d’y pouvoir rester tant que leur infortune dureroit. Quand le Roi eût sujet de croire qu’il y pourroit séjourner assez long-tems pour avertir Zulbach de cette espéce de bonne fortune, il lacha un de ses pigeons, & attendit son retour avec impatience.

Cependant autant pour éviter l’ennui que pour s’instruire de la situation du pays où ils étoient, Bon & Rebon s’informa de ce qui concernoit les Hôtesses. La mere dit qu’elle avoit nom Dorkplindortk, c’est comme qui diroit Richarde, & c’est le nom que je lui donne : elle ajoûta qu’elle ne s’étoit pas toujours appellée ainsi ; mais que dans le tems présent c’étoit de la sorte qu’elle se nommoit. Elle apprit au Roi qu’elle étoit veuve & fort riche, recueillant abondamment tout ce qui étoit nécessaire à la vie pour elle, & pour un grand nombre d’esclaves qui cultivoient ses terres ; qu’elle avoit des bestiaux qui lui fournissoient la laine dont elle & ses gens étoient vêtus ; & qu’enfin elle étoit en état de se passer du reste du monde ; mais quelque séquestrée qu’elle en fut, elle étoit bien aise d’avoir toujours un peu de pièces d’or & d’argent. Que pour elle, elle envoyoit vendre le superflu de ses denrées au marché d’une petite Ville qui étoit à quelques lieues de chez elle. A quoi vous sert cet argent, dit le Roi, puisque vous ayez tout ce qu’il vous faut. Je trouve que rien n’est moins nécessaire. Vous dites bien, reprit-elle, & je ne m’en soucierois pas si par malheur je n’avois pas mené ma fille voir un jour le marché, & si elle n’y avoit pas trouvé des personnes qui avoient des habits autrement faits que les nôtres, & d’une étoffe plus belle, étant coëffées avec des babioles qu’il nous feroit impossible de faire ici. Cela lui a plû, & le chagrin de n’en point avoir lui a causé une mauvaise humeur que je ne puis empêcher ; puisque je n’ai pas assez d’or pour lui acheter de semblables habits, non plus que tous ces colifichets, & qu’il faut malgré elle qu’elle se contente d’être vêtuë des étoffes que nous faisons, & de se coëffer comme font toutes les villageoises de ce pays ; car outre la disette des especes, c’est que l’embarras d’envoyer vendre une assez grande quantité de nos fruits pour y subvenir seroit trop considérable : ainsi à son grand déplaisir, elle se passe de toutes ces belles parures. J’entre dans sa peine, ajoûta-t-elle, quoique je ne lui en dise rien ; j’avoue en moi-même que cela est chagrinant pour une jolie personne ; mais que faire à cela, il faut bien prendre son parti, & se consoler de ce malheur, puisqu’il n’y a pas de remede.

Le Roi & la Princesse eurent toutes les peines du monde à s’empêcher de rire de l’aveuglement de cette mere, qui traitoit de jolie personne un prodige de laideur ; mais comme ils étoient chez elle, & qu’ils ne vouloient point s’exposer à la mettre en colere, ils ne la contredirent pas, ayant assez d’autres occasions où la patience leur étoit nécessaire, sans en faire naître de nouvelles.

Ce n’est pas qu’ils ne se sussent aisément accommodés avec Richarde s’ils n’avoient eu qu’elle à contenter, car sa grossiereté paroissoit plutôt un effet du peu d’éducation qu’elle avoit eue que de la malice de son cœur, & elle auroit été supportable, si elle n’avoit pas été possédée d’une tendresse si folle, pour sa fille Pigrièche qu’il étoit impossible de la supporter. Cette créature étoit toujours mécontente, criaillant sans cesse, & justement haïe de tout le monde qu’elle haïssoit ainsi.

Sa haine étoit déclarée particulierement contre Lisimene, elle l’avoit prise en aversion au premier coup d’œil, & elle auroit obligée Richarde à renvoyer cette Princesse avec son pere, si les piéces d’or qu’elle en tiroit ne l’avoient pas adoucie, les destinant en elle-même pour acheter des ajustemens.

Les libéralités du Roi ne faisoient pas moins de plaisir à Richarde qu’à Pigriéche ; mais elle les regardoit dans une vuë plus avantageuse, pensant qu’elles mettroient en état d’agrandir sa possession, & d’éloigner d’elle des voisins qui l’incommodoient. Dans ces idées, qui la portoient à se rendre maîtresse de tout le canton ; mais pour n’être pas obligée d’attendre un tems considérable, & pour profiter tout à la fois du trésor qui étoit le but de ses désirs, elle résolut d’épouser le Roi.

Ce Prince étoit à peine hors de la fleur de son âge, & il avoit conservé assez de beauté & de bonne mine pour toucher un cœur plus délicat que celui de cette femme. Comme elle ignoroit la condition de celui de qui elle vouloit faire son époux, elle ne mit pas en doute qu’il ne trouvât la proposition fort avantageuse & très-convenable ; puisqu’il trouveroit par ce moyen un établissement tout fait, en des lieux où il paroissoit vouloir passer sa vie.

La douceur de Bon & Rebon faisoit espérer à Richarde un agrément infini dans cet Hymen, de sorte qu’elle le lui proposa sans façon. Il en fut un peu surpris ; mais sa bonté excessive, qui ne lui permettoit pas de contredire personne, de peur de les chagriner, l’empêcha de la refuser entierement, & le porta à lui parler d’une maniere équivoque, qui dans le commerce du monde auroit été l’équivalent d’un honête refus ; mais cette femme, qui n’en sçavoit pas tant, prit cette politesse pour un consentement, parce que lorsqu’elle ne vouloit pas une chose elle disoit tout net, je ne veux pas, sans se soucier d’adoucir ses termes, & jugeant des autres par elle-même, elle regarda la chose comme faite, redoublant les empressemens qu’elle avoit eus pour lui depuis qu’il étoit chez elle. Il tomba malade dans ce tems-là, & elle en eut des soins tels qu’elle les auroit pû avoir, s’il avoit été son époux. Loin qu’il fut content de ses attentions, elles lui causoient une véritable peine, parce que n’ayant pas dessein de l’épouser, il se reprochoit la nécessité où il étoit d’en recevoir des services, qu’il payeroit d’ingratitude en résistant à ses vœux, & en trompant son attente.

Ses réfléxions sur l’injustice dont il s’accusoit l’occupoient souvent, & l’accoutumoient insensiblement à penser, que puisqu’il vouloit vivre dans cette solitude, il devoit ménager l’amitié de cette femme, qui lui seroit très-utile, tandis qu’il seroit forcé de rester en cet état, & au refus de sa main qu’il ne songeoit pas à lui donner, il se promettoit bien de la récompenser libéralement, lorsqu’il seroit remonté sur le Trône en la comblant de tant de biens qu’elle pourrait trouver aisément un époux. Se flattant de la douce idée, qu’il lui seroit permis de répandre ses faveurs sur elle sans en pouvoir être blâmé, & sans craindre qu’on lui reprochât sa trop grande bonté, puisqu’il ne feroit alors que payer une dette que la probité ne lui permettoit pas d’oublier.

Il se repaissoit de ces chimeres, lorsque le retour du dernier pigeon qu’il avoit envoyé à Zulbach les détruisit. Ce fidele Ministre lui marquoit que l’Usurpateur étoit possesseur tranquile du Trône qu’il lui avoit ravi, & qu’il devoit bien se garder d’abandonner l’azile où il étoit, azile sans doute inconnu, puisqu’on le cherchoit par tout ailleurs avec la plus grande éxactitude, & que sa tête avoit été mise à prix : il lui apprenoit aussi qu’Ambitieux avoit fait des traités avec tous ses voisins, par lesquels ils s’étoient engagés à le remettre entre ses mains, s’ils pouvoient découvrir sa retraite ; que par conséquent il n’avoit point d’autres ressources que celle de se tenir bien caché, & d’attendre du tems une révolution favorable ; il lui disoit, pour lui donner quelque consolation qu’il avoit sujet d’en espérer, parce que le Prince fils aîné d’Ambitieux, & qui avoit autant de vertu que son pere avoit de méchanceté, se proposoit d’épouser la Princesse Lisimene, pour remettre du moins le sang du Roi sur le Trône ; mais qu’Ambitieux craignant que son fils, qui acqueroit par ce mariage un droit légitime à la Couronne ne la lui ravit à son tour, loin de consentir à cette juste demande, lui avoit répondu avec dureté qu’il trouvoit très-inutile de prendre tant de précautions pour s’assûrer un Empire dont il étoit déja possesseur ; & qu’il prétendoit lui faire épouser l’héritiere de quelque grand Royaume, afin d’ajoûter un nouveau Sceptre à celui qu’il avoit déja. Que ce jeune Prince ayant insisté sur l’équité de sa proposition avoit été disgracié, & banni de la Cour, & qu’il l’avoit envoyé dans une Ville fort éloignée ; mais que ses rares qualités lui ayant acquis l’affection des principaux Seigneurs du Royaume, il étoit parti si bien accompagné, que sa Cour étoit aussi nombreuse dans son éxil que celle de son pere l’étoit dans sa Capitale.

Le Roi fut touché de ces tristes nouvelles, plûtôt par rapport aux intérêts de sa fille qu’aux siens. Si ce malheur n’eût regardé que lui-même, il n’auroit été que médiocrement affligé, mais la destinée de Lisimene le pénétroit de douleur, & d’autant plus qu’il ne sçavoit quel parti prendre : d’un autre côté Richarde le pressoit de l’épouser ou de se retirer. L’or tiroit à sa fin, & par l’avis qu’il venoit de recevoir, il ne pouvoit abandonner son azile sans danger. La seule consolation qu’il tiroit de sa situation présente, c’étoit qu’en restant en ce lieu, il y trouvoit, outre sa sûreté, toutes les douceurs d’une vie qui convenoit à son humeur ; car cette maison n’appartenoit à Richarde que par le don que le véritable Propriétaire en avoit fait en mourant à son mari & à elle qui étoient alors ses esclaves.

Ce maître étoit un Philosophe, qui, dégoûté du monde, s’étoit retiré dans cette solitude, où il avoit fait bâtir une demeure à son gré. Son choix & non la nécessité l’avoit porté à prendre ce parti, il s’y étoit établi pour s’éloigner du tumulte, & il y avoit mis tout ce qui peut servir à rendre agréable la vie champêtre. Non content d’y avoir transporté ce qui convient au service rustique ; d’avoir meublé sa demeure des instrumens d’agriculture nécessaires & d’esclaves pour en faire usage, ainsi que de tous les troupeaux qu’il lui falloit, il avoit fini par se faire un cabinet rempli de livres, d’instrumens de musique & de mathématique. La chasse étoit agréable dans ce canton, & la pêche abondante ? enfin comme il étoit le maître de choisir son séjour, il l’avoit fixé dans un endroit ou il n’y avoit rien à souhaitter pour passer la vie dans des plaisirs tranquiles & innocens. il avoit vécu ainsi plusieurs années, laissant en mourant son bien à Richarde & à son mari qui étoient ses esclaves favoris.

Par la libéralité de leur patron, ces deux personnes, de pauvres esclaves qu’ils étoient, étant tout d’un coup devenus riches & libres, & se trouvant maîtres de ceux dont ils étoient ci-devant les compagnons, avoient jouis de tous les biens qui étoient à leur usage & à leur portée, parmi ceux qu’on leur avoit laissé, ce qu’ils estimoient le moins, étoit le cabinet, se souciant fort peu des choses précieuses qu’il renfermoit, & dont le mérite leur étoit inconnu. C’étoit cependant la plus riche partie de la succession, quoiqu’ils l’eussent négligée par ignorance ; par bonheur leur maison étoit si vaste que cet endroit leur étoit assez inutile ; car ils sçavoient si peu le prix de ce qu’il contenoit, que pour peu qu’ils en eussent eu besoin pour mettre des bestiaux, ils auroient converti, sans scrupule, le cabinet d’un sçavant en une étable, où ils auroient placé les plus vils animaux.

Bon & Rebon ne le regardant pas avec la même indifférence, passa les premiers jours à le nétoyer, & à le mettre en état de tirer du plaisir d’un lieu que l’ignorance & la stupidité des propriétaires leur avoit fait négliger. Ce fut en quelque façon ce qui le détermina, & ce qui acheva de vaincre sa répugnance pour l’engagement où Richarde le vouloit forcer. Cette proposition qu’il avoit d’abord regardée comme une chose ridicule, lui parut l’unique ressource qu’il pouvoit rencontrer dans son malheur, & la seule où il alloit trouver sa sûreté, étant presque impossible qu’on pensât advenir chercher un grand Roi sous l’apparence de l’époux d’une paysanne ; il se dit donc à lui-même, qu’il étoit absolument impossible qu’il recouvrât une autorité dont il faisoit peu de cas, & que rien ne lui manquant dans cette solitude, il seroit aussi injuste envers lui de se refuser la possession d’un bonheur qui convenoit si bien à son humeur, qu’il le seroit envers Richarde en méprisant la tendresse d’une femme qui lui procureroit ce bien être : son parti étant pris de la sorte, il annonça les volontés à la Princesse, qui ne put retenir ses larmes à une nouvelle si désagréable, ne doutant pas que ce mariage ne la rendit malheureuse.

Bon & Rebon touché de ses peines auroit voulu tout à la fois épouser Richarde de peur de lui donner du chagrin, & ne la pas épouser pour épargner à sa fille le déplaisir qu’elle en avoit ; cependant comme la nécessité prévaloit & emportoit la balance du côté de Richarde, il essaya de consoler la Princesse, en lui représentant les raisons qui le déterminoient ; elle n’en avoit point de bonnes à opposer aux siennes ; ainsi ne pouvant empêcher ce malheur, elle y céda de bonne grace, & par l’ordre de son pere ce fut elle qui annonça à la Paysanne qu’elle seroit femme de Bon & Rebon quand elle le souhaiteroit, la priant de lui accorder son amitié.

Cette femme transportée de joye, l’embrassa, & lui promit de l’aimer pourvû qu’elle lui fût soumise, & qu’elle fît son devoir auprès d’elle. On peut juger de la douleur de Lisimene à une réponse aussi rustique ; mais elle la cacha soigneusement.

Pigrièche à qui cette alliance ne plaisoit pas plus qu’à la Princesse, étant moins bien élevée, fut aussi moins politique ; sans daigner se contraindre, elle cria, gronda, pleura, dit des injures au Roi & à sa fille, comme si c’eût été elle qui eût complotté cette affaire, & enfin elle demanda à sa mere à quoi elle pensoit de se charger de deux fainéants, qui n’employoient leur vie qu’à chanter ou à s’amuser dans la chambre des babioles, (c’étoit ainsi qu’elles nommoient le cabinet dont le prix leur étoit inconnu ;) mais tout le crédit qu’elle avoit d’ordinaire sur l’esprit de Richarde échoüa en cette occasion, ses emportemens ne produisirent pas plus d’effet auprès de sa mere que la douleur muette de Lisimene en avoit produit sur Bon & Rebon. Cette femme appaisa un peu Pigrièche, en lui représentant que l’époux qu’elle alloit prendre étoit fort riche, & que ce n’étoit, en quelque façon que par rapport à elle, & pour ses intérêts qu’elle se voulait assûrer de toutes les pieces d’or qu’elle présumoit devoir être encore en grand nombre, quoiqu’en effet il en restât très-peu.

Le mariage se termina enfin, & lorsqu’il fut fait, le Roi se croyant dans une situation tranquile, s’imagina que la mauvaise fortune l’avoit abandonné. Il trouvoit avec Richarde toutes les commodités de la vie, & dans son cabinet ce qui pouvoir satisfaire son inclination.

Le commerce que par la voye de ses Pigeons il entretenoit avec le Visir, lui laissoit toujours l’espérance d’un heureux changement, à la faveur duquel il se flattoit de pouvoir tirer sa fille de ce désert, de la placer sur un Trône auquel il renonçoit de tout son cœur pour lui-même.

Richarde de son côté étoit au comble de ses vœux, elle avoit l’époux qu’elle souhaittoit, sa douceur extrême, la laissoit maîtresse absolue de gouverner à sa fantaisie, ce qu’elle n’avoit pas fait du tems de celui qui avoit précédé Bon & Rebon. Ce premier époux étoit aussi brutal que leur fille Pigrièche, & il leur avoit fait sentir son autorité tyrannique en homme qui se sentoit lui-même de la grossiéreté de son état ; ainsi les commencemens de cette seconde union se passerent avec une satisfaction réciproque, la bonté du Roi ne lui permettant pas d’être en garde contre une épouse qui lui témoignoit une amitié si tendre. Il cessa enfin de lui cacher sa condition, sans faire refléxion qu’il y a des secrets qu’il est dangéreux de reveler même aux personnes qui nous font les plus cheres.

Cette indiscrétion produisit d’abord un bon effet. Richarde fut ravie en apprenant qu’elle étoit femme d’un Roi, son imagination lui représenta d’une façon charmante le bonheur d’être Reine, quoiqu’elle sçût à peine ce que c’étoit ; mais une ambition à sa mode lui fit concevoir mille douceurs à être maîtresse de tout ce qu’elle verroit, & à posséder cent fois plus de terrain & d’esclaves qu’elle n’en avoit. La rusticité dont elle étoit ne lui laissant envisager les plaisirs du Trône que selon son entendement borné, elle ne projettoit pas moins que d’envoyer ses esclaves garder leur troupeau à cheval, & de leur donner des aiguillons d’or pour conduire ses bœufs aux pâturages.

Après avoir ainsi commencé dans son esprit l’établissement de sa grandeur imaginaire, elle y fit entrer pour un article important l’avantage de mettre la Couronne sur la tête de Pigrièche ; car elle ne doutoit point que le Roi ne donnât la préférence à ce monstre au préjudice de sa fille ; fondant sa certitude, & ses espérances sur la docilité de son époux, ce qui la rendit pendant quelque tems plus complaisante qu’elle n’avoit jamais été ; cependant cette fumée de grandeur, qui étoit étrangère chez elle, n’étouffa pas la cupidité qui lui étoit naturelle, & ne lui fit point perdre le dessein de s’approprier, en attendant la quantité des piéces d’or qu’elle croyoit encore à son mari ; mais en apprenant qu’il n’y en avoit plus, elle en ressentit plus de courroux qu’elle n’avoit eu de joye de l’élévation où elle se croyoit parvenuë.

Ce fut alors que sa tendresse cessa. Les reproches continuels que lui faisoit sa fille l’aigrissant contre son époux & contre la Princesse la porterent à changer de conduite avec lui, & à lui vendre cher le foible bonheur dont elle l’avoit laissé joüir pendant quelque tems. Ce fut bien pis quand elle eût perdu l’espoir d’être Reine, en voyant après six mois passés qu’il n’y avoit pas plus d’apparence que le premier jour au rétablissement du Roi, ce Prince trop sincere, lui ayant dit d’ailleurs que quand bien même l’Usurpateur périroit, ou lui rendroit sa Couronne, qu’il n’auroit pas l’injustice de priver Lisimene de ses droits pour les transporter à Pigrièche.

Cet aveu ne trouvant pas en Richarde un cœur assez équitable, ni un esprit assez sensé pour en approuver la justice, il devint la source de tous les tourmens que Bon & Rebon en Lisimene endurerent de ces Furies. Richarde prit une aversion effroyable pour le pere & pour la fille, leur réprochant sans cesse qu’elle avoit la bonté de les nourrir sans qu’ils lui servissent à rien, & leur déclara enfin qu’elle ne prétendoit pas, tandis que sa propre fille travailleroit, que cette paresseuse, parlant de Lisimene, ne s’occupât qu’à chanter ou à des riens avec son pere.

Quand l’orage s’élevoit, que la mere & la fille conjointement se livroient à leur fureur, Bon & Rebon se sauvoit dans son cabinet, mais la triste Princesse demeuroit sans secours exposée à leur rage.

Une esclave de Richarde mourut dans ce tems-là, c’étoit celle qui conduisoit les moutons. Pigrièche empêcha qu’on en achetât une autre, en disant que cet emploi n’étoit pas si pénible que Lisimene ne le put exercer, & faisant sur cela une sotte & grossiére raillerie, c’est peut être, dit-elle, parce qu’elle auroit peur de gâter la délicatesse de son nom, qu’elle répugne à faire ce que je propose ; mais il est aisé d’y trouver un expédient, elle n’a qu’à le garder jusqu’à ce qu’elle regne, & en attendant, elle peut fort bien se contenter de s’appeller Liron.

Or, Mademoiselle, dit M. de la B… il faut vous dire que ce nom est un colibet trivial, qui est à peu près le synonime de souillon, salisson, ou quelque chose de semblable ; mais revenons.

Une proposition si audacieuse indigna le pere & la fille ; le Roi s’y opposa fortement ; mais il n’étoit plus tems de commencer à faire le maître, supposé qu’il eût envie de l’être : Richarde, qui ne connoissoit point d’autre ménage que le sien, & qui étoit accoutumée à la tyrannie de son premier époux, se seroit sourmse sans peine à un joug qu’elle croyoit inévitable, & où elle avoit été habituée à coups de nerfs de bœuf ; mais elle avoit senti la douceur de commander à son Souverain, & il s’étoit dégradé de ce caractère, en laissant à Richarde la facilité de s’emparer de l’Empire, ce qui rendit l’opposition du Roi inutile, elle lui imposa silence avec hauteur en disant qu’elle le vouloit, & Pigrièche enchérissant de noirceur sur ce que disoit sa mere, voyant que la Princesse déclaroit qu’à moins que son pere ne le lui commandât, il n’y avoit point d’extrémité à laquelle elle ne s’exposât plutôt que s’abaisser à prendre un pareil emploi, elle lui dit d’un ton rempli de fureur, que puisqu’elle étoit dans l’intention de ne servir à rien, & que loin de la contraindre à faire son devoir, son pere l’autorisoit dans sa paresse ; elle sçavoit bien le moyen de les empêcher de vivre davantage à ses dépens sans rien faire ; qu’il y avoit assez long-tems qu’elle faisoit la fainéante, & que pour se dédommager du tort qu’elle en souffroit, elle étoit résoluë d’instruire sans tarder Ambitieux du lieu où l’on trouverait la tête qu’il avoit mise à prix, parce que la récompense qui étoit promise à ceux qui la livreroient, indemniseroit suffisamment sa mere & elle de ce qu’ils leur coûtoient.

En finissant ces mots, elle se mit en devoir d’aller à la Ville prochaine révéler ce terrible secret, & loin d’avoir horreur d’un projet si criminel, Richarde aussi méchante qu’elle applaudit à sa pensée.

La menace de Pigrièche fit trembler Lisimene ; ah, s’écria-t-elle toute épouvantée, épargnez-vous un crime si affreux, je ne résiste plus, & plutôt que de vous laisser un prétexte à le commettre, non seulement je garderai les moutons ; mais je nétoyerai encore les étables, & je me soumettrai enfin à tout ce qu’il y aura de plus bas ou de plus désagréable. Hélas que ne ferois-je pas pour éviter le malheur dont vous me menacez.

Tu ne sçaurois mieux faire, lui dit l’insolente Pigrièche, car tu peux compter que si tu manques à t’acquitter des choses qui seront de ton devoir, vous reverrez tous deux la Cour avant qu’il soit peu, & là, tu feras la Princesse tout à ton aise. Sans que je t’empêche d’en prendre les airs ; mais, poursuivit-elle, assûrement tant que tu resteras ici, tu ne seras que la Bergere Liron, & tu commenceras à travailler dès ce moment. Parts, sans tarder s’écria-t-elle avec emportement, ou tu t’en repentiras.

Sans repliquer, ni resister davantage, Lisimene qui craignoit que des menaces, elle ne passa aux effets, fut promptement se mettre en devoir de s’acquitter de son nouvel emploi, & elle fut regardée avec aussi peu de distinction dans cette maison, que ceux qui y étoient esclaves.

Le Roi en étoit au désespoir, il auroit préféré le malheur de tomber entre les mains d’Ambitieux à la bonte de souffrir tant d’indignités ; mais l’intérêt de sa fille l’arrêtoit, la vie de la Princesse couroit autant de risque que la sienne, elle auroit été indubitablement sacrifiée, si on l’eût livrée au Tyran, l’espérance qui n’abandonne jamais les misérables, lui laissoit la douceur de se flatter qu’il pourroit arriver un tems plus heureux, où elle se dédommageroit de ce qu’elle souffroit alors. Ce fut cet espoir qui le détermina à la patience, & sans s’y opposer davantage, il lui vit prendre des sabots, après avoir vêtu une grosse robbe de toile, c’étoit l’équipage de l’esclave morte, on lui donna aussi la houlette.

Elle fut tirer les moutons de leur bergerie, & les conduisit dans la prairie, ayant une quenouille à son côté, après avoir reçû l’ordre sur la quantité d’échevaux de fil qu’elle devoir rendre le soir.

La Princesse ne put se voir réduite dans un état aussi humiliant sans répandre bien des larmes, & peut-être n’auroit-elle point balancé à se donner la mort pour abréger une vie aussi malheureuse, si elle n’avoit pas eu sujet de craindre que Richarde & Pigrièche enragées de la voir délivrée de leur tyrannie, ne s’en vengeassent sur son pere, de plus quand elle n’auroit pas redouté ce dernier trait de leur méchanceté, elle n’auroit encore pû se résoudre à l’abandonner dans cette abominable maison, seul & sans aucune consolation.

Elle prit donc son parti avec courage, & après avoir placé son troupeau dans un lieu commode, elle le mit à filer, quoiqu’elle fût peu versée à cet ouvrage ; comme elle étoit diligente & adroite, elle eût rempli le nombre des fusées en moins de tems que ses Persécutrices ne le croyoient : son service n’étoit pas borné à garder simplement les moutons, & lorsqu’elle fut rentrée, on la força de nétoyer la bergerie ; enfin les impitoyables Furies, abusant de sa douceur & de la crainte que lui causoit le danger où étoit son pere, ne la ménageoient point l’employant aux ouvrages les plus bas & les plus pénibles.

Sa seule consolation, lorsqu’elle n’avoit plus rien à faire étoit d’aller trouver le Roi dans son cabinet, c’étoit en ce lieu que tous deux déploroient leur infortune, & qu’ils avoient la triste ressource de pleurer ensemble. Ils auroient pris le parti de la fuite s’ils avoient sçu où aller ; mais cet espoir leur étoit interdit, le Roi n’auroit osé paroître nulle part sans courrir risque d’être reconnu. La petite Ville voisine de leur solitude étoit éxactement gardée, les ordres qu’on avoit donnés d’observer tous les étrangers que l’on y rencontroit, étoient si absolus, qu’il n’auroit pas été possible d’échapper à la vigilance des gardes, non plus que de retourner par où ils étoient venus : ils avoient des chevaux lorsqu’ils arrivèrent ; mais Richarde se les étoit appropriés, ils ne pouvoient pas se flatter de les détourner sans que cette Femme, sa fille, ou quelqu’uns des esclaves ne s’en apperçussent. Cette tentative manquée étoit capable d’avancer leur malheur, d’un autre côté ils ne pouvoient entreprendre de s’en aller à pied, parce qu’il leur seroit impossible de faire ainsi beaucoup de chemin, & que ces méchantes créatures auroient aisément le tems d’avertir le Gouverneur de la Ville, & de les faire surprendre dans leur fuite, d’autant plus sûrement que le Roi avoit oublié la route par où il étoit venu jusqu’à ce désert, il n’avoit jamais tenu ce chemin qu’une fois, & il y avoit déja plus de trois ans ; quand ils auroient pû vaincre toutes ces difficultés, & échapper à la poursuite de leurs ennemis, ils n’auroient encore sçû où aller pour se mettre en sûreté ; ainsi étant de toutes façons contraints de rester, ils s’encourageoient réciproquement à prendre patience ; chacun d’eux s’efforçoit de cacher sa douleur à l’autre. Lisimene devenuë Liron, & de qui le courage, étoit infiniment au-dessus de son sexe, assûroit son pere, pour le consoler, qu’elle commençoit à s’accoutumer à ce genre de vie, & que quelque dur qu’il fût, elle s’y trouvoit beaucoup moins sensible qu’elle ne l’avoit été d’abord.

A force de tenir ces discours, ils se tournerent en vérité, & cela arriva comme elle le disoit, l’habitude à dissimuler sa peine l’affoiblit insensiblement, en sorte que cette façon de vivre ne lui parut plus si rude. Peu-à-peu son esprit fut plus tranquile, & elle le devint jusqu’à chercher à se faire des amusemens agréables, quand elle avoit achevé sa tâche ; elle prenoit son lut ou sa vielle qu’elle avoit emportée secrétement de la maison, et qu’elle tenoit cachée dans des creux d’arbres, qui lui offroient des niches où elle se pouvoit mettre à l’abri des injures de l’air.

L’endroit qu’elle chérissoit le plus, étoit un gazon verd entouré d’un cercle de ces arbres creux, qui sembloit une salle faite exprès pour ombrager, une fontaine placée au milieu. Ses eaux vives & claires couloient dans un bassin de marbre blanc, & elles étoient excellentes. L’herbe plus belle & plus fraîche en cet endroit que par tout ailleurs, y étoit aussi infiniment meilleure ; de sorte que le troupeau de Liron en devenoit tous les jours plus fort & en meilleur état. Elle s’asseyoit quand il faisoit beau sur les marches de la fontaine, & là, elle chantoit en accompagnant sa voix de l’instrument qu’elle avoit apporté. Ce petit concert étoit si ravissant, qu’elle se charmoit elle-même, & qu’il avoit le pouvoir de suspendre ses tristes pensées.

Il sembloit que ses moutons fussent sensibles à la douceur de cette armonie, car aussi-tôt qu’ils l’entendoient, ils cessoient de manger pour se rassembler autour d’elle, & pour la regarder attentivement. Mille choses repétoient les doux sons de sa voix, & l’eau de la fontaine s’agitant légerement sembloit former un murmure pour tenir aussi sa partie ; enfin malgré les soins de ses barbares maîtresses. Lisimene avoit trouvé un moyen de se rendre contente, l’empressement qu’elle avoit de se trouver dans ce lieu charmant, l’obligeoit à redoubler sa diligence, & elle ne ressentoit presque plus d’autres inquiétudes, sinon que la maligne Pigrièche s’appercevant de ce plaisir innocent ne l’en privât.

Pour éviter ce malheur, elle se garda bien de se vanter de la possession d’un bien si précieux, elle étoit un matin au bord de cette chere fontaine où elle faisoit d’ordinaire sa toilette, & où elle se lavoit le visage & les mains ; car Pigrièche & sa mere, loin de lui en donner le tems, ne se plaisoient, lorsqu’elle étoit à la maison, qu’à l’occuper aux emplois les plus salles & les plus dégoutans.

Après s’être frottée les mains dans l’eau, & en avoir ôté toute la crasse, à laquelle ses viles occupations la rendoient sujette, elle voulut se baisser pour rafraîchir ses jouës ; mais en se penchant trop, elle perdit l’équilibre, & glissant dans la fontaine, elle crut qu’elle s’alloit noyer. La frayeur que lui causa cette chûte, lui fit perdre la connoissance, & comme elle n’étoit plus en état de faire, aucun effort pour se retirer, elle étoit dans un danger extrême, & se seroit sans doute noyée, si elle avoir tardé à recevoir du secours d’une part donc elle ne croyoit pas en devoir attendre, car en revenant de sa foiblesse, elle se trouva dans un lieu frais ; mais elle n’étoit plus dans l’eau, quoiqu’elle en fut environnée, comme si elle avoit été dans une caisse de cristal, elle vit passer dans ce cristal mouvant des écrevisses, & des petits poissons qui alloient & venoient tranquilement comme étant dans leur élément. Ce spectacle singulier ne fut pas ce qui lui causa le plus d’étonnement, & elle en ressentit davantage de se voir entre les bras de trois belles personnes, qui paroissoient s’empresser à la faire revenir avec une bonté charmante, elles faisoient leurs efforts pour la soulager, & lui donnoient à sentir des essences fortifiantes.

Leur ajustement diffèrent de tous ceux qu’elle avoit vûs dans sa vie causa une partie de son admiration ; elles étoient vêtuës de gaze d’argent nuées de différences couleurs douces qui se perdoient en ondes imperceptiblement les unes dans les autres. La Princesse étoit si étonnée de ce qu’elle voyoit qu’il lui fut impossible de parler ; mais une de ces belles filles s’appercevant de sa perplexité, lui dit, en souriant d’un air gracieux, rassûrez-vous, charmante Lisimene, il n’y a rien à craindre pour vous ici, puisque vous êtes parmi vos amis, & sans lui donner le tems de répondre, nous sommes, ajoûta-t-elle, les Nayades de la fontaine, qui ont été bien aises de vous voir pour faire connoissance avec vous, & pour vous témoigner notre réconnoissance du plaisir que nous donne si souvent l’agréable simphonie dont vous nous régalez. Nous sçavons vos malheurs, & pour en interrompre le cours, peut-être que vous ne trouverez pas notre amitié inutile.

Liron avoit de la peine à croire qu’elle fût bien éveillée, & que ce qu’elle voyoit fût réel, ayant toujours traité de chimere & de contes faits à plaisir, ce qu’elle entendoit dire des habitans des eaux, ne pouvant se persuader qu’il y eut des créatures à forme humaine autre part que sur la terre ; cependant comme cette vision duroit trop pour qu’elle pût douter que ce qui se passoit ne fut effectif, elle alloit répondre avec sa modestie ordinaire, & avec la reconnoissance que méritoient les promesses qu’on lui faisoit, quand une autre Nayade prenant la parole : Vous ne songez pas, ma sœur, dit-elle, à celle qui avoit parlé que les vêtemens de cette Princesse sont mouillés, & que l’intérêt que nous prenons à sa santé doit nous faire remettre la conversation à une autrefois, ce qui presse le plus, c’est de lui ôter dans le moment un habit qui lui convient si peu de toutes les façons.

Alors sans lui répondre, ses deux compagnes se joignant à elle, s’empresserent toutes trois à dépouiller la Princesse de sa grosse robbe, & de tout son horrible accoutrement, elles lui en donnèrent un autre qui étoit de toile blanche & fine, garnie galamment des plus belles dentelles entremêlées de fleurs, dont le mélange des couleurs, & l’odeur agréable faisoient un effet qui charmoit tout à la fois la vûë & l’odorat.

Lorsque Liron fut ainsi parée, nous sçavons, lui dit une de ces Divinités aquatiques qu’en vous donnant un ajustement couvert de pierreries nous ne vous habillerions pas d’une façon qui fût au-dessus de votre condition ; mais ajoûta-t-elle, outre l’embarras que vous causeroit une semblable parure en campagne, & parmi les occupations où vous vous trouvez réduite, nous en avons encore une autre raison, c’est qu’elle vous seroit inutile dans la désagréable situation où vous êtes à présent, & où vous ne les pourriez conserver, parce qu’elles deviendroient la proye de Richarde & de sa fille, sans que vous en retirassiez plus de douceurs.

Lisimene, qui n’avoit point été long-tems interdite, & déja rassûrée par la bonté de ses Nimphes, leur témoigna fort respectueusement combien elle étoit sensible à l’honneur de les connoître, & à la protection qu’elles lui promettoient de si bonne grace ; enfin devenant bientôt libre avec ses bienfaictrices, elle laissa promener sans contrainte ses regards curieux sur tout ce qui lui sembla mériter son attention. Ces poissons qui alloient & venoient au travers des eaux sans tomber, étoient ce qui la réjouissoit le plus, elle s’en approcha dans l’intention d’en saisir quelqu’un en badinant ; mais elle fut desçuë, la résistance qu’elle y trouva, lui ayant fait connoître qu’ils étoient séparés d’elle par un mur qui étoit de cristal, ainsi que la voute.

Après qu’elle se fut amusée quelques momens de cet innocent badinage, & que les Nayades eurent ri de sa surprise, elles la firent passer dans une grotte qui leur servoit de communication à la riviere de … elle y trouva de quoi faire un grand repas, il étoit selon le lieu, c’est-à-dire composé de poissons & de coquillage. Les oiseaux aquatiques & les animaux emphibies y paroissoient à toutes sortes de sauces & de toutes sortes de façons. Elle y vit des especes d’animaux qu’elle ne connoissoit pas, & qui ne sont communs que dans les mers glaciales ou dans celles d’Orient ; mais les Nayades ne bornoient pas seulement leur commerce à cette fontaine, elles en avoient dans tous les lieux fluides, & les productions de la mer leur étoient aussi communes que celles de leur domicile : elles offrirent encore à Lisimene les plus beaux fruits & les plus rares qui se cueillent dans toutes les parties de l’Univers.

Elles la servoient avec empressement, & l’invitoient de si bonne grace à manger, qu’elle goûta de tout sans pouvoir donner la préférence à un mêt sur un autre, parce qu’ils étoient tous au parfait.

Lorsque le repas fut fini, elles lui témoignerent qu’elles souhaittoient entendre d’elle-même le récit des mauvais procédés de son indigne marâtre & de sa Pigriéche, la Princesse le fit d’un air si touchant que ses Hôtesses ne purent retenir leurs larmes, & ne bornant pas à cela l’effet de leur compassion.

Vous n’êtes pas destinée pour être toujours malheureuse, lui dit une d’entr’elles ; mais quoique nous sçachions parfaitement que votre infortune doit cesser, nous ne pouvons pas vous dire précisément quand ce tems arrivera, ni mettre un obstacle entier aux contretems qu’il vous faudra peut-être éprouver. Il ne nous est pas possible à présent de rien faire de plus pour votre service, que de vous garder ici tant qu’il vous plaira d’y rester, si vous voulez y laisser passer les malignes influences qui vous environnent, vous le pouvez en toute sûreté & vous y serez hors de leurs atteintes. Et mon pere, s’écria Lisimene, que deviendroit-il en mon absence. Non, Déesse, ajoûta-t-elle, je ne puis profiter de vos bontés, à moins que vos Divinités ne daignent pousser l’excès de leurs bienfaits jusqu’à lui accorder la faveur de joüir du même azile qu’elles m’offrent si généreusement.

Cela ne se peut, dit en souriant Cristifie, qui se nomme Cristalline, c’étoit la plus belle des Nayades, & celle qui paroissoit avoir quelqu’empire sur les autres ; nos grottes & nos retraites, poursuivit-elle, ne font pas faites pour être habitées par un sexe diffèrent du nôtre ; quoique l’exemple des Néréïdes put nous servir à lever ces scrupules, nous ne suivons point leurs maximes, & loin de recevoir des hommes chez nous, nous n’y donnons seulement pas l’entrée aux Fleuves & avec qui nous n’avons de communication que chez les Rivieres nos meres, dont la seule présence nous autorise à cette licence ; ainsi nous ne pouvons rien pour Bon & Rebon, que votre absence exposeroit, comme vous n’en devez pas douter, à la brutalité de sa femme & de Pigriéche.

Puisqu’il est ainsi, quelque plaisir que je trouve à être parmi vous, dit la Princesse, en se levant, je vous avouërai donc que j’ai beaucoup d’impatience de retourner sur la terre, & de me rendre auprès de mon pere. Hélas peut-être que des momens passés si agréablement me feront cherement vendus. Je crains bien que ces Furies ne s’avisent de me chercher, & que ne me trouvant pas, elles ne se vengent sur le Roi de ma prétenduë fuite, en exécutant le détestable projet de le livrer au traître Ambitieux.

Cette appréhension est vaine, quoiqu’elle soit bien placée, reprit Cristaline ; personne ne s’est encore apperçu de votre absence ; ne craignez rien, nous sommes si éloignée de l’heure où vous devez retourner à la maison avec votre troupeau, que vous n’éprouverez aucunes fuites fâcheuses d’une avanture qui sera ignorée tant que vous ne la révélerez pas vous-même, & si vous vous plaisez avec nous autant que vous le dites, il vous est permis d’y passer encore deux heures sans danger.

Cette proposition étoit trop du goût de la Princesse pour n’être pas acceptée, si la tendresse qu’elle avoit pour son pere n’y avoit mis un obstacle ; mais ses empressemens & le motif qu’elle avoit de le revoir, étoient trop pressans pour la laisser plus long-tems dans un lieu, où sans cette raison elle auroit voulu passer le reste de ses jours.

Cependant elle ne pouvoit s’empêcher de considérer les Nayades, & de les regarder avec admiration. Leur beauté l’enchantoit, & leur ajustement étoit si galant, qu’elle ne se lassoit point de les regarder ; sur-tout ce qui lui faisoit le plus de plaisir, & qu’elle trouvoit le plus charmant, c’étoit leur coëffure, & leurs cheveux blonds rattachés par grosses boucles avec des cordons de fleurs. Elle ne pouvoit comprendre comment ne paroissant être retenues par aucuns liens, elles pouvoient tenir sur leurs têtes, & ne pas tomber au moindre mouvement ; ces fleurs avoient tant de graces, qu’il n’y en avoit pas une qui ne donnât un nouvel éclat à leur tein. Cristaline remarquant l’attention de Lisimene, que dites-vous, de la façon dont nous sommes coëffées, lui dit-elle, la trouvez-vous de votre goût.

Ah belle Nayade, reprit la Princesse, jamais l’éclat des plus brillantes pierreries ne pourroient produire un effet si avantageux ; eh bien, si vous voulez, continua la Nayade, nous vous apprendrons à vous coëffer de même. Hélas, à quoi cette science me serviroit-elle, repartit Lisimene, en soupirant. Une malheureuse bergere, destinée à remplir les plus bas emplois de la campagne, auroit-elle le tems qu’il lui faudroit pour arranger toutes ces fleurs. Quand je le pourrois avoir, où les trouverois-je, il n’en croît aucune chez Richarde, & celles que je vous vois sont des plus rares ; il y en a même beaucoup d’une espece qui m’est inconnuë. Ce talent me seroit d’autant plus inutile, qu’outre que je n’aurois pas de fleurs pour l’exercer, ce ne seroit que pour moi que je prendrois cette peine, & sans espérer que ces ornemens fussent vûs de personne, que de mon pere, dont la tendresse est indépendante de l’ajustement. Je ne dois songer qu’à lui plaire, poursuivit-elle, & à employer les momens de liberté que je puis dérober à profiter des leçons qu’il veut bien me donner, plûtôt que de m’occuper à une parure qui me seroit entierement inutile.

Je ne pense pas comme vous, répondit la Nayade, & quoique votre beauté n’ait pas besoin de secours étrangers pour paroître avec éclat, je m’imagine cependant que quand le soin de soi-même ne passe pas les bornes de la raison, loin d’être condamnable dans une jeune personne, c’est au contraire une qualité nécessaire à son âge, sur-tout à vous Princesse, qui ne devez pas être toujours ignorée dans l’Univers, & qui estes faite pour y tenir un haut rang, & pour en faire l’ornement ; ainsi je vous invite à suivre votre inclination, ne fut-ce que pour apprendre à vous ajuster ; mais puisque vous n’avez point de tems à perdre, nous allons faire en sorte de vous rendre cette science facile & prompte, afin qu’elle ne vous attire point de fâcheux discours de la part de Richarde & de sa fille ; venez seulement à ma toilette, continua la Nayade, en me peignant vous-même, vous verrez aisément la façon dont les fleurs s’arrangent dans mes cheveux.

En disant cela, elle s’approcha d’une table de cristal, & se plaçant sur une chaise de même matiere, elle toucha simplement au cordon qui tenoit ses cheveux, qui tombant en liberté, causerent aussi la chûte de toutes les fleurs dont ils étoient couverts, & qui parfumerent ce lieu d’une odeur charmante.

La Nayade ayant été un moment tête nuë, pour donner le tems à Lifimene de retirer d’entre ses cheveux quelques fleurs qui y étoient restées embarrassées ; les beaux cheveux s’étendirent comme pour se reposer ; mais après un court espace de tems, elle sécoua la tête, & ils se refriserent plus vîte qu’ils ne s’étoient étendus, se remettant en boucles, & se couvrant de nouvelles fleurs dans un goût tout différent du précédent, & qui n’étoit pas moins galant.

Eh bien, belle Lisimene, dit-elle, à la bergere ; que dites-vous de ma diligence, trouvez-vous que j’aie beaucoup perdu de tems à ma toilette, & Pigrièche avec tout son naturel contrariant, ne seroit-elle pas obligée de se taire. Vous voyez, poursuivit-elle, que le tems qu’on pert à se coëffer de la sorte n’est pas considérable, & que ce sera le seul plaisir que l’ajustement vous donnera, qui devra vous déterminer à vous coëffer de la même façon ; ainsi voyez nos modes, vous plaisent-elles ? La Princesse lui répondit qu’elles plairoient à des personnes plus difficiles, & qu’elle en étoit enchantée.

Puisque cela est ainsi, reprit sa Divinité des eaux, ce sera une chose bientôt faite, il n’y a qu’à parler, & tout de suite elle ajoûta : Fleurs brillantes, naissez sur la tête de cette Belle, & soyez aussi dociles pour elle à l’avenir, que vous l’êtes pour nous.

A peine eut-elle prononcé ces mots, que Lisimene en vit sur le champ la vertu, & en jettant les yeux sur les miroirs que l’eau formoit de tous côtés, elle trouva qu’elle étoit coëffee comme Cristaline, & même que s’il y avoit quelque différence, elle étoit entierement à son avantage.

Quoique la Princesse ne s’attendit pas à se faire honneur de son ajustement, sur-tout dans le lieu qui devoit être son habitation, elle ne pût cependant être insensible au plaisir de se voir si belle, & elle rendit à ses propres charmes l’hommage que les autres lui devoient.

Le Soleil, dont elle n’éprouvoit que trop les ardeurs, avoit en quelque forte altéré la fraîcheur & la délicatesse de son tein ; mais la fontaine dont elle venoit de traverser les eaux, lui avoir rendu toute sa beauté : la joie qu’elle en ressenrit ranima insensiblement des yeux dont les chagrins, & les larmes presque continuelles avoient éteint l’éclat, & ses apas se trouvèrent si bien rétablis par ce nouvel ajustement, qu’elle en étoit presque méconnoissable.

Tant d’avantages à la fois, la beauté de ces lieux ainsi que les caresses des Nayades, tout lui rendirent ces Divinités encore plus cheres, & lui faisoit envisager le moment de les quitter avec beaucoup de regret. Cependant il approchoit, & quoique Cristaline lui eût offert de la garder chez elle, elle avoit approuvé le motif de son refus. Ce fut-elle qui avertit la Princesse qu’enfin il étoit tems de se retirer. Allez, vertueuse Lisimene, lui dit-elle, en l’embrassant, allez consoler votre pere, & mériter de plus en plus notre estime ; mais revenez nous voir, ou informez-nous de vos peines, nous vous affilierons de nos conseils ; ne craignez plus, l’accident qui vous est arrivé, continua-t-elle, en souriant sans entrer dans la fontaine, vous pourriez en prononçant seulement le nom de Cristaline & de ses sœurs, pénétrer facilement jusqu’en ce lieux ; les eaux vous ouvriront leur sein, & vous découvriront l’escalier de cristal par lequel nous vous avons transportée ici, & que votre foiblesse vous a empêchée de remarquer ; elle ajoûta à toutes ses bontés le présent d’une houlette qui ne sembloit être que de roseau ; mais son bois étoit plus fort que le chêne le plus dur, le fer en étoit de cristal brillant, sans en avoir la fragilité. Pour lui en apprendre l’usage, la Nayade lui dit, que quand elle auroit envie de s’occuper à autre chose qu’au soin de son troupeau, elle n’auroit qu’à pianoter la houlette au milieu ; qu’avec cette précaution, elle pouvoit être certaine que ses moutons auroient tout en abondance, & que les loups ni les voleurs n’oseroient en approcher.

La seconde Nayade voulant aussi faire un présent à la Princesse lui présenta un rouët & une quenouille, en lui disant qu’elle n’auroit qu’à la charger de fillasse, & la poser sur le roüet, qu’elle fileroit toute seule, si bien & si diligemment quelle n’auroit pas à redouter les reproches de ses méchantes Hôtesses ; mais la troisième primant les autres par l’utilité de son présent, cherchant à débarrasser Lisimene une fois pour toutes de la peine accablante qu’elle avoit à nétoyer les étables & les bergeries, elle lui donna un Castor apprivoisé, qui surpassoit ses semblables en habileté, puisqu’outre l’instinct naturel qui rend son espece si admirable, l’éducation qu’il avoit reçue de la Nayade même, lui avoit donné tous les talens nécessaires pour être fort au dessus de ses compagnons.

Elle dit à Lisimene qu’elle n’auroit qu’à présenter au castor l’ouvrage qu’on avoit la lacheté d’éxiger d’elle, qu’il s’aideroit de ses dents, de ses pieds, & de sa queuë, & qu’il feroit tout ce qu’il y auroit à faire ; elle lui apprit qu’il se nommoit ou Longouy. En l’appellant devant elle par ce nom, & en lui recommandant de faire son devoir. Pour ma commodité & la vôtre, dit M.de la B… j’ai envie de le nommer Diligent.

Les Nimphes de la fontaine après avoir comblé la jeune bergere de caresses, & d’assûrance d’amitié, la mirent au pied de l’escalier de cristal sans avoir la peine de le monter, Lisimene fut au haut dans un instant, elle trouva son troupeau rassemblé, & en état de marcher au premier signe qu’elle lui en fit.

Quoique les Nayades lui eussent fait remarquer que l’heure de se retirer étoit venue, & que par le refus qu’elle avoit fait de rester avec elles, elle eût témoigné qu’elle étoit résoluë à retourner chez Richarde ; les momens (qui coulent si vîte où on se plaît) avoient passé sans qu’elle s’en fut apperçuë, elle ne croyoit pas qu’il fut si tard, & fut surprise de voir de loin que son pere l’attendoit à la porte de la maison, & à son air triste, elle connut aisément qu’il étoit en peine de sa trop longue absence.

Elle s’approcha de lui sans en être reconnuë, quoiqu’elle en fût déja fort près, ses regards inquiets témoignoient assez qu’il ne croyoit pas que ce fut elle, la façon dont elle étoit ajustée avoit causé son erreur, & ce fut la voix seule de Lisimene qui l’en tira.

Richarde & Figriéche parurent en ce moment, & furent abusées comme Bon & Rebon l’avoit été ; mais voyant qu’il parloit à cette inconnue, leur curiosité les porta à s’avancer pour sçavoir ce que cette personne cherchoit, n’étant pas accoutumées à voir d’étrangers dans ces lieux, sur-tout des étrangers mis aussi galamment ; mais leur étonnement fut extrême, quand elles connurent que ce sujet de leur curiosité n’étoit que leur bergere Liron.

Ah, ma mere, s’écria Pigriéche, c’est Liron, où a-t-elle pris ces beaux atours ? qui les lui a donnés ? mais que dis-je, donnés, il n’y a personne en ces lieux qui puissent faire de tels présens, & il faut absolument qu’elle les ait fait acheter à la Ville par ceux qui ont été au marché ; il faut bien que cela soit, poursuivit Richarde, mais pour avoir eu de l’argent, il faut qu’elle m’ait volée, ou que son imbécille de Pere, déguisant la vérité, ait conservé des piéces d’or, quoiqu’il feignit de me les avoir toutes données.

Alors sans laisser à Lisimene le tems de s’expliquer, elles l’accablerent d’injures, & n’en dirent pas moins au Roi ; enfin quand l’une & l’autre eurent épuisé leurs poulmons, & que la voix leur manquant, elles furent contraintes de se taire. Liron qui les avoit écoutées sans faire d’inutiles efforts pour s’en faire entendre, commença à leur répondre, & dit à Richarde avec une espece de dédain qui se manifestoit sans qu’elle s’en apperçut ; que pour être sûre de son fait, elle n’avoit qu’à compter son argent, qu’il n’y devoit rien manquer. Quant à ce que vous présumez, ajoûta-t-elle, toujours du même ton, que mon pere m’en a donné, vous avez tort, & vous y avez mis trop bon ordre ; de plus supposé que j’en eusse eu en mon particulier, ne sçavez vous pas qui font ceux que vous avez envoyés à la Ville, demandez-leur si je leur ai parlé, & faites enfin un moment d’attention à ce que le bon sens vous représente, sans vous imaginer que je puisse avoir été moi-même à cette Ville, dont vous parlez, moi qui ne connois de tout ce pays-ci que les alentours de votre maison ?

Eh bien, malheureuse, dit Pigriéche, et frappant du pied, sans perdre un tems inutile à faire un mauvais raisonnement ; apprens-nous donc où tu as pris un ajustement qui convient si peu à ta condition, & une coëffure si coquette, ajoûta la mere, tu ferois bien mieux de penser aux soins que tu dois à un troupeau que j’ai la bonté de te confier, que de t’amuser à chercher des fleurs, où les as-tu prises ? Pigriéche voulant ajouter à ce discours, & glapissant à l’envi de sa mere, elles s’enroüerent toutes deux de telle sorte qu’elles furent forcées de se taire. Liron prenant ce tems, leur apprit à son aise & sans se presser la bonne fortune qui lui étoit arrivée par l’heureuse aventure de sa chûte dans l’eau ; elle leur en cacha pourtant les principales circonstances & leur fit un mystere du bonheur que les Nayades lui avoient prédit, se contentant de leur dire qu’elle étoit tombée dans la fontaine où elle s’étoit évanouië, & qu’à la fin de son évanouissement, elle s’étoit trouvée entre les bras de trois belles personnes qui lui avoient donné mille témoignages de bonté, & lui avoient ôté sa mauvaise robbe, toute trampée de l’eau où elle étoit tombée, que rien n’égaloit l’accueil qu’elle en avoit reçu ; qu’enfin une d’elles, dont la coëffure étoit semblable à la sienne, lui avoir dit de la peigner ; qu’ensuite pour récompense, elle qui avoit donné toutes les fleurs qui paroient alors sa tête, & qu’on ne l’avoit renvoyée qu’après lui avoir fait présent de ce Castor & de cette houlette.

Jamais surprise n’a été plus grande que celle des Auditeurs, à qui Lisimene faisoit ce récit. Bon & Rebon en étoit charmé, tandis que Richarde & sa fille en crévoit de dépit, particulierement la derniere en qui il alloit jusqu’à la fureur ; & ce qui l’aigrissoit encore davantage, c’étoit de ne pouvoir douter de ce que disoit Lisimene, parce qu’il étoit visible qu’il y avoit à cela une cause surnaturelle, & de celles qu’il n’est pas possible de supposer ; elle ne pouvoient encore s’empêcher de rendre justice à la sincérité de Liron, sçachant que depuis qu’elles étoient ensemble, elle n’avoit jamais été surprise dans le plus léger mensonge ; ainsi la mere & la fille étoient désespérées de ne lui pouvoir rien imputer ; mais enfin pour faire plaisir à Pigriéche, Richarde dit rudement à Liron, que quoiqu’il ne leur fût pas possible de pénétrer dans son manége, elle ne prétendoit pas que sa bergere fut si pimpante, & qu’elle n’avoit qu’à prendre la peine de se revêtir le lendemain dans ses habillemens ordinaires ; que cependant avec sa frisure & ses affiquets, elle fut tout à l’heure mettre son troupeau à couvert.


SECONDE JOURNÉE.


LIsimene obéissant sans repliquer, son Castor commença à entrer en éxercice travaillant avec tant de diligence & d’adresse, que sans qu’elle fut obligée de s’en mêler l’ouvrage fut bientôt fini.

Quand elle n’eut plus rien à faire, elle vint rejoindre la famille, où pendant tout le repas, la mere & la fille ne cesserent de gronder, & de dire qu’elles ne prétendoient point qu’elle resta coëffée de la sorte.

Bon & Rebon leur représenta vainement que ces fleurs ne leur coûtoient rien, & qu’on les lui pouvoit laisser, puisque c’étoit un amusement si innocent, qu’il importoit peu d’ailleurs que sa fille fût coëffée d’une façon ou d’une autre.

C’en fut assez pour attirer l’orage sur lui, & voyant au ton que prenoit ces Harpies, qu’elles ne finiroient pas sitôt, il prit le parti de se sauver dans son cabinet, unique azile qu’il eût en de semblables accidens.

Ce carillon infernal dura jusqu’à la pointe du jour, où sans donner le tems, la triste Liron loin de pouvoir prendre un moment de repos fut obligée d’aprêter la nourriture des esclaves, & de porter celle des moindres animaux sous leur toit ; mais le bon Diligent faisant son devoir, elle n’eut d’autre peine que celle de lui faire connoître ce qu’elle désiroit qu’il fit, employant sa queuë au lieu de balai ou de pelle, tout fut fait en un instant, & Liron se préparoit à mettre son troupeau dehors pour prendre le chemin de la merveilleuse fontaine, où elle avoit donné rendez-vous à son pere, pour l’instruire de ce qu’elle avoit obmis dans son récit, ayant eu à peine le tems de lui dire de s’y trouver, quand sa belle mere & Pigriéche l’arrêterent par le bras : où prétendez-vous aller ainsi ajustée, lui dirent-elles ? Elle leur répondit avec modération, qu’elle allait à son occupation ordinaire. C’est fort bien fait, dit l’insolente fille de Richarde ; mais il n’est pas nécessaire d’être équipée ainsi pour suivre des moutons, il faut auparavant vous défaire de ce pompeux étalage, qui ne vous convient nullement. En même tems elle la poussa rudement du côté de leur chambre, où elle la força d’entrer, de peur que si elles la laissoient aller dans la sienne, elle n’y cachât ses fleurs pour s’en servir une autre fois, & elles l’obligerent de se peigner devant elles, afin de faire tomber fleurs & frisure.

La Princesse ne pouvant éviter d’obéir, leva le cordon des fleurs comme elle l’avoit vû faire à Cristaline, & comme sa tête en étoit beaucoup plus couverte que celle de la Nayade, ses cheveux, en tombant en jetterent à terre une quantité prodigieuse. Elle se peigna pour étendre les boucles de ses cheveux, & à chaque coup de peigne qu’elle se donnoit, mille fleurs qu’elles n’avoient point apperçuës tomboient de toutes parts, dont la mere & la fille se sçavoient bon gré, disant à tous momens que Liron les y avoit cachées exprès ; mais qu’elles étoient aussi fines qu’elle.

Enfin voyant que les fleurs cessoient de tomber, & que ses cheveux aplatis ne pouvoient plus receller ni conserver la moindre frisure, elles lui ordonnerent de se coëffer, non pas de la meme façon qu’elle étoit un moment devant ; mais comme la veille lorsqu’elle étoit sortie de la maison. Liron ayant reçu cette permission se hâta d’en profiter ; mais à peine eût-elle passé ses doigts dans ses cheveux, que les boucles se remirent à leur place, & qu’elle se trouva frisée comme elle étoit au sortir de la fontaine. Les fleurs nouvelles sortant de tous côtés, la recoëfferent d’une façon encore plus avantageuse qu’elle n’étoit, quand on l’avoit forcée à détruire ces ornemens. Il seroit difficile de représenter la surprise & la rage des Spectatrices ; elles s’imaginerent qu’elles avoient été abusées par l’adresse de leur bergere, & qu’elle n’avoit pas jettée toutes ces maudites fleurs. Elles lui recommanderent de nouveau de recommencer à se coëffer, mais quand par cette seconde expérience à laquelle elles donnerent encore plus d’attention, elles furent convaincues qu’il n’étoit point resté de fleurs, & qu’elles les virent encore renaître, Pigriéche s’écria que Liron étoit sorciere ; qu’il n’y avoit rien de plus certain, & qu’elle méritoit le feu, invitant la mere à la faire brûler sans retardement, de peur, disoit-elle, que cette malheureuse ne leur donnât quelques maléfices à elles ou à leurs troupeaux.

Richarde, qui n’étoit ni aussi crédule ni aussi courroucée que sa fille, & qui même n’auroit pas été réellement si méchante sans l’ascendant que l’amour maternel laissoit prendre à Pigriéche, ne se pressa pas de la satisfaire, & tant par un reste de bonté que par le motif de l’intérêt, qui ne lui permettoit point de songer à se défaire d’une esclave, elle ne fit nulle attention à cette extravagante & inhumaine proposition ; mais elle voulut absolument sçavoir d’où venoit le prodige des fleurs.

Je pense que ma fille a raison, dit-elle à la Princesse, & votre vie court grand risque, si vous ne nous instruisés du secret de cette affaire. Je vous ai tout dit, reprit Liron, si vous voulez attenter à ma vie, vous le pouvez, je suis en votre puissance ; mais il est inutile que vous cherchiez un vain prétexte, car vous me feriez cent fois la même question que je ne vous répondrois pas autre chose que ce que j’ai déja dit. Je vous dis donc que c’est un présent que les Nayades m’ont fait, & apparemment qu’elles ont donné la vertu de le renouveller.

La fermeté avec laquelle elle prononçoit ce discours, faisant briller la vérité y persuada malgré elles la mere & la fille, qui, jugeant impossible de déposséder Liron de sa coëffure, voulurent du moins profiter de sa robbe, qu’elles la forcerent à leur abandonner ; mais elles ne purent conserver les fleurs dont elle étoit chamarée, qui tomberent d’elles-mêmes, aussi-tôt qu’elle ne fut plus à Liron, il n’en revint à la vérité point d’autres, mais celles qui s’étoient détachées de sa robbe leur devinrent entierement inutiles, car elles se fanerent si fort qu’elles tomberent en poussiere ; enfin ces Furies renvoyerent Liron, qui vêtue en paysanne & coëffée en Déesse, se hâta d’aller joindre son pere. Pigriéche lui avoit donné la plus mauvaise de ses robbes, mais le plaisir d’être débarrassée de ces Mégeres, l’empêcha d’en avoir autant de regret qu’elle en auroit eu, si cette robbe n’avoit été le prix de sa liberté, appréhendant sans cesse que cette conversation ne finit par une prison. Elle partit enfin avec son troupeau & son Castor, le Roi qui n’avoit pas prévû le contretems qui l’avoit arrêtée, étoit parti devant, & l’attendoit depuis long-tems au bord de la fontaine, où impatient de son retardement, & ne sçachant à quoi l’attribuer, il étoit prêt à retourner au logis, lorsqu’elle parut.

Il fut enchanté de tout ce qu’elle lui apprit. Quand elle n’eût plus rien à lui dire de nouveau, elle aprêta promptement sa quenoüille, l’ayant mise en état de faire son devoir, elle laissa filer le rouet, & cherchant à faire sa cour à ses bienfaictrices, elle leur donna la même Simphonie qui leur avoit paru si agréable, l’accompagna de sa voix, & ne fut pas long-tems sans connoître au tremoussement de l’eau, qui commença à s’agiter, que la galanterie avoit été agréablement reçuë.

Pendant que la reconnoissance l’occupoit ainsi, Richarde & sa fille n’étoient pas moins occupées, mais c’étoit d’une façon bien différente : Qui l’auroit crû, disoit Pigriéche, en pleurant, que cette petite créature joüiroit d’un aussi grand bonheur. Non, il n’y en a point pour ceux qui le méritent, & je vois bien qu’il faut en être indigne pour l’obtenir. En vérité, poursuivit-elle par refléxion, ces Nayades sont bien prodigues de leurs faveurs, & il faut qu’elles ne sçachent gueres qu’en faire pour en combler une telle Liron. Voyez ma mere, ajoûta-t-elle, ces bagatelles la parent, & quoiqu’elle soit toute laide, si on ne la prendroit pas pour l’image du Printems. Eh le moyen aussi qu’elle n’en fut pas embélie ! Qui ne le seroit point avec un semblable ornement.

Pigriéche étoit si outrée qu’elle n’auroit pas cessée de parler si la douleur & la colere ne lui eussent étouffé la voix ; hélas, dit-elle, après avoir repris haleine, elle a toujours euë du bonheur, & il n’y a que moi qui suis née malheureuse. C’est pourtant votre faute, dit-elle à Richarde, si vous étiez moins dénaturée, que vous me donnassiez des beaux ornemens, je suis plus belle qu’elle, & je n’aurois pas le crêve-cœur de voir qu’elle m’efface.

Richarde pour consoler sa fille, dont les larmes & les reproches l’affligeoient presque autant qu’elle même, voulut à plusieurs reprises la coëffer avec ces fleurs qui étoient par profusion à terre, & sur la table, mais il ne lui fut pas possible, car elles tomboient ou les queues des autres qui se rompoient, restant sur sa tête, faisoient une figure grotesque qui n’imitoit pas mal le hérisson, les autres se flétrissoient & se tournoient en paille pourie, dont il sortoit une fort mauvaise odeur. Les obstacles qu’elle trouvoit à embellir cette fille si chérie, la coëffeuse au désespoir ; car si elle adoroit Pigriéche, elle n’étoit pas moins passionnée pour son argent, elle s’étoit flattée qu’elle pourrait la satisfaire sans qu’il lui en coûtât rien, & tout s’opposoit à de si douces espérances ; mais enfin la tendresse & l’intérêt agissant également, lui inspirerent un expédient qu’elle crut admirable pour les contenter toutes deux. Eh bien, ma chere Pigriéche, lui dit-elle, qui t’empêche d’en aller chercher autant, la Nayade n’a point donné la préférence sur toi. Elle n’a vu que Liron, & nous pouvons croire que la bonté qu’elle a pour elle, ne provient que du manque d’occasion de l’éxercer à l’égard de sujets qui en soient plus dignes. Quand elle te connoîtra, tu verras qu’elle ne pourra s’empêcher de t’aimer, & de te faire des présens, cent fois plus beaux & de meilleur goût que ceux qu’elle a fait à notre bergere, ou que ce que je pourrois acheter. Va trouver ces Divinités, tu as plus d’esprit que Liron, & tu leur plairas davantage.

Cette proposition n’étoit point trop du goût de Pigriéche, la façon d’entrer dans la fontaine ne la flattoit nullement. Elle ne pouvoit s’empêcher de se défier de la confiance qu’on avoit recommandée à Liron, & elle étoit fort incertaine de ce qu’elle devoit faire ; mais l’envie de se voir parée comme sa bergere fut la plus forte, & l’emporta sur la crainte du danger.

Elle étoit convaincuë qu’il n’y avoit pas de beauté qui pussent entrer en comparaison avec la sienne, & qu’il ne lui manquait que des ajustemens pour la mettre dans tout son éclat, ne doutant pas, si elle les pouvoit obtenir, que sa fortune ne fut bientôt faite, & que le moindre rang où elle pouvoit prétendre, seroit celui de Reine ou d’Amirale, se promettant bien, si elle parvenoit à ce qu’elle désirait, d’abandonner sa demeure rustique & sauvage, pour aller se faire admirer dans la plus grande Ville qu’elle pourroit trouver, où elle étoit bien persuadée qu’elle ne manquerait pas de rencontrer les établissemens qu’elle ne pouvoit espérer dans ce pays abandonné.

Cette espérance la déterminant, elle fut le lendemain garder les moutons, & n’oublia pas de mettre la belle robbe dont elle avoit dépouillé Liron.

Dans cet équipage elle s’en fut à la fontaine ; mais à son aspect, la peur la reprit, & elle n’osoit se jetter à l’eau. Cependant ne voulant pas s’en retourner sans tenter l’avanture, elle essaya à entrer peu-à-peu dans la fontaine, & s’asseyant sur le bord, elle étendit un pied, espérant se glisser doucement ; mais à peine eut-elle touché l’eau qu’elle y coulât toute entiere, non pas doucement, comme elle l’avoit prétendu, mais si lourdement qu’elle pensa se tuer en tombant au fond du bassin, qui étoit d’un marbre si raboteux, qu’il lui fit autant de blessures qu’il y avoit de pointes.

Elle eut le tems de se repentir d’un projet qui ne réussissoit pas, comme elle s’en étoit flattée. Elle resta long-tems à se débattre au milieu de l’eau, sans qu’il lui fut possible de gagner le bord, qui étoit trop haut pour qu’elle y pût atteindre. L’eau qu’elle buvoit malgré elle, & la frayeur que lui causoit le danger où elle le trouvoit, l’ayant fait enfin évanoüir, elle seroit morte sans secours, si les Nayades, qui s’étoient réjouies à ses dépens ne l’avoient secouruë.

Elle n’en vit rien, & ne s’apperçut qu’elle étoit échappée à un danger qu’elle avoit cru inévitable, que lorsqu’elle fût revenuë de son evanouissement, & qu’elle se trouvât sur une table la tête en bas. On l’avoit ainsi placée pour lui faire rendre le limon qui l’étouffoit.

Quand la connoissance lui fut revenue, elle fit des efforts pour vomir ce limon infect, qui furent encore un nouveau suplice pour elle, & qui lui fit maudire mille fois l’envie indiscrete qu’elle avoit euë de venir à la fontaine. D’ailleurs bien loin que dans son infortune, elle eut la foible consolation de se voir du moins dans un bel appartement & sur un bon lit, elle se trouva dans une vilaine grotte bourbeuse, qui avoit plus de l’air d’une crapaudiere que d’un Palais habité par les Divinités des eaux, & dans laquelle il n’y avoit précisément assez de jour, que pour faire mieux distinguer toute l’horreur de ce lieu.

En ouvrant les yeux, elle se trouva entre les mains de trois créatures presqu’aussi laides qu’elle, qui, pour la faire revenir, la tirailloient & la pinçoient sans aucun ménagement : Loin que ces prétenduës Nayades ressemblassent au portrait que lui en avoit fait Liron, elles étoient si hydeuses, & leur ajustement étoit si affreux que Pigriéche fermoit les yeux pour se délivrer de cette vuë désagréable, & qu’elle étoit presqu’aussi effrayée de se trouver dans leur compagnie, qu’elle l’avoit été de la peur de la mort qu’elle avoit crû inévitable ; leurs coëffures n’étoient pas garnies de fleurs ; mais bien de têtes de roseaux entremêlées de ces grandes feuilles épaisses, & d’un verd sombre qui paroissent sur la superficie des eaux marêcageuses, les unes se dressant sur leurs têtes sembloient une forêt de cornes, tandis que les feuilles qui leur tomboient sur le visage achevoient de faire le plus ridicule & le plus effroiable ajustement dont on puisse se former l’idée.

Que venez-vous faire ici, charmante Pigriéche, lui dit, d’une voix de grenouille, une de ces Nimphes patrouillantes, & par quelle heureuse fortune avons-nous l’honneur de vous voir parmi nous ? Par mon extrême sottise, reprit Pigriéche tout en colere. J’ai eu la foiblesse de me fier à cette misérable Liron, qui m’avoit fait entendre qu’il faisoit bon ici, & que vous y receviez honnêtement ceux qui vous faisoient l’honneur de vous venir voir.

Eh bien, dit la prétenduë Nayade, de quoi vous plaignez-vous, est-ce que nous ne vous recevons pas bien. Vous rêvez, je pense, reprit Pigriéche, en élevant la voix, & si vous appellez la réception que vous m’avez faite bien recevoir quelqu’un, apparemment que vous donnez l’estrapade à ceux que vous recevez mal. Il me semble, poursuivit-elle, qu’on ne peut faire pis à quelqu’un que de le laisser noyer. Il est vrai répliqua froidement, la Nimphe bourbeuse ; mais cela vous doit prouver que vous vous plaignez mal à propos, car vous n’êtes pas morte.

De combien s’en est-il fallu, s’écria la fille de Richarde, de qui la lenteur de ces figures de roseaux excitoit la pétulence, vous m’avez secouruë traitresses que vous êtes ; mais quand m’avez-vous secouruë ? Quand vous m’avez vûe prête d’étouffer, & encore comment m’avez-vous soulagée, en me secoüant d’une telle force, que j’en ai les os disloqués au point que je ne sçai pas trop si je ne mourrai point de votre maudit secours. Cela seroit fâcheux, continua la Nayade, d’un ton tranquile, qui loin de se démentir par la violence de Pigriéche, augmentoit à chaque mot ; mais belle Pigriéche, permettez-moi de vous dire qu’il y a un peu de votre faute : nous n’étions pas préparées au bonheur de vous voir ; si nous avions sçû votre intention, nous aurions été vous recevoir dans nos bras au bord de la fontaine. Mais enfin c’est une chose faite, n’en parlons plus, nous essayerons par les honneurs que nous allons vous rendre, à mériter que, vous oubliez le passé. On est allé informer de votre arrivée la grande Nayade Cristaline. C’est notre Souveraine, qui sans doute, pour vous témoigner la satisfaction qu’elle aura de votre arrivée, va ordonner la grande Fête des eaux, vous aurez le plaisir de les voir élever jusqu’au Cieux, & retomber en gros bouillons, qui forment mille figures. Que je vous hais, interrompit Pigriéche, vous, & vos maudites eaux, parleuse impitoyable & phlegmatique, il est bien tems de m’étourdir de votre ridicule détail. Ne diroit-on pas à vous entendre, que vous disposez de l’Océan, tandis qu’à peine votre puissance s’étend sur quatre sceaux d’eau. Cela étant ainsi, vous devez donc convenir que vous vous plaignez injustement d’avoir pensé y périr, interrompit à son tour la grenouille parlante, car une grande personne comme vous ne peut pas se noyer dans un aussi foible volume d’eau ; mais comme vous vous fâchez, j’aime mieux céder de peur d’abuser de votre douceur naturelle, & pour vous divertir, je vais, si vous voulez, en attendant l’arrivée de notre Souveraine, faire passer en revuë toutes les beautés de cet Empire ; mais peut-être que n’étant, comme vous devez l’être, que trop accoutumée à voir votre miroir, & peu flattée de la vuë des belles personnes, qui ne le peuvent jamais être autant que vous, vous serez plus aise de voir nos gros poissons. Parlez librement, qu’aimez-vous mieux ? Vous casser le nez, dit l’impatiente Pigriéche, en levant la main, & faisant un mouvement pour la frapper : Ne voyez-vous pas que je suis mouillée jusqu’aux os : a-t-on jamais proposé des Spectacles, à quelqu’un qui est à demi noyé, il faut être bien bête pour me tenir de semblables propos.

Pardonnez à la joye que j’ai de vous voir, dit la Déesse Limoneuse, elle me transporte de telle sorte que mon zele… encore, interrompit Pigriéche, vos complimens sans fin ne sont pas épuisés… Je vous dis donc, ajoûta-t-elle, en criant de toute sa force, que je n’en ai que faire, & que sans tarder, je prétends changer d’habit, & m’en aller.

Elle fut enfin obéie, & sans raisonner plus long-tems, on lui ôta sa robbe mouillée, & on lui en donna une autre ; mais elle ne fit pas à ce changement, un aussi grand profit qu’elle l’avoit espéré, puisqu’elle fut revêtuë de sa grosse robbe de toile, que Liron avoit laissée la veille chez les Nayades, en échange de celle que Pigriéche lui avoit prise ; elle étoit si pressée de changer d’habit, qu’elle ne prit point garde que la robe qu’on lui présentoit étoit celle qu’elle avoit donnée à Liron, en lui imposant ce nom, outre que le jour qui éclairoit ce lieu étoit trop foible pour lui faire discerner la beauté du présent qu’on lui faisoit, quand elle fût satisfaite sur cet article, elle commença à sentir la faim.

Pensez-vous, leur dit-elle avec son orgueil ordinaire, que l’avantage de vous voir soit assez considérable pour suffire à mon appétit, & ne devriez-vous pas avoir honte d’attendre que je vous demande à manger. On fera ce qu’il vous plaira, dit la Nayade, je ne vous en ai pas offert, parce que j’ai cru que vous préféreriez le plaisir de la promenade à celui de la table ; mais puisque vous aimez mieux ce dernier, vous allez être servie.

A l’instant il parut plusieurs Divinités dans l’uniforme de celle qui lui faisoit si bien les honneurs de chez elle, & qui s’empresserent à couvrir une table, dont elle s’approcha avec avidité ; mais de laquelle elle s’éloigna avec encore plus de précipitation, & avec aussi peu de satisfaction qu’elle en avoit eu de tout ce qui avoit précédé ce repas, ne pouvant résister à l’horreur que lui causa l’aspect d’un bassin de crapauts à la crapaudine, d’un autre de lézards à la sauce bourbeuse, qui accompagnoient un jeune crocodille rôti, & lardé d’Aspics ; il étoit si sçavamment aprêté qu’il avoit l’air vivant ainsi que ses lardons, & ils jettoient sur Pigriéche des regards si enflammés, qu’ils lui persuaderent qu’elle en alloit être dévorée.

Elle ne put tenir contre l’effroi qu’elle en eut, & s’éloignant avec précipitation de cette dangereuse table : Ah misérable Liron, s’écria-t-elle, tu me payeras cherement ce perfide tour ; puis s’adressant à la Napée : allez Démon des eaux, lui dit-elle avec furie, ne vous flattez pas que ceci demeurera secret, je vous réponds que je le publierai, & que je défabulerai l’Univers de l’erreur où il est en votre faveur. Elle ne s’en tint pas là, & lui dit toutes les injures que la rage lui put suggérer.

Le sens froid avec lequel la Napée l’écoutoit, loin de calmer Pigriéche l’échauffoit encore plus. Elle auroit été satisfaite en quelque sorte, si du moins elle avoit pû se flatter que ses injures l’offençoient ; mais elle fut même privée de ce foible plaisir, & la froide Déesse fut insensible à ses discours les plus outrageants.

Malgré la colere de Pigriéche, & ses cris à faire trembler le lieu où elle étoit, elle ne faisoit pas cependant le moindre mouvement pour s’en aller. Ne s’y pouvant résoudre sans remporter la coëffure flatteuse qui avoit été l’unique but de son voyage, elle étoit dans cette perpléxité, lorsque Cristaline parut avec tous ses apas, & dans tout l’ajustement imaginable.

Les emportemens de Pigriéche ne tinrent point à son aspect, l’espoir d’avoir des parures semblables à celles qu’elle voyoit à la Déesse rentrant dans son cœur, calma sa bile, & elle devint aussi raisonnable qu’elle avoit coutume de l’être, c’est-à-dire qu’au lieu des hurlemens donc elle accompagnoit sa fureur, elle s’en tint aux simples expressions d’une méchante femme : ce fut de la sorte qu’elle fit à la belle Nayade le récit des affronts qu’elle avoit reçus, dont elle demandoit justice, en jurant que si on la lui refusoit, elle sçauroit bien se la faire elle-même, ne la menaçant pas moins que de combler la fontaine, & de jetter du vif argent dans sa source.

Ne vous fâchez pas, dit Cristaline, il n’y a rien de perdu, tout est facile à reparer, apparemment que vous n’êtes pas venue ici sans avoir un dessein, pourvû que vos désirs soient satisfaits, je crois que vous n’aurez pas sujet de vous plaindre. Ce que vous dites est vrai, reprit Pigriéche, adoucie par des espérances aussi flatteuses, & si ce monstre verd avait été aussi raisonnable que vous, je ne me serois pas fâchée. Eh bien donc, ajoûta-t-elle, il y a long-tems que je suis ici, où je ne suis venue que pour remporter une coëffure & une robbe comme celle que vous avez donnée hier à Liron ; mais si vous voulez me faire le plaisir entier, vous lui ôterez la sienne pour lui donner à la place l’accoutrement ridicule & complet dont cette vilaine bourbeuse est affublée, moyennant cela je ferai contente, & je vous pardonnerai le passé ; mais sur-tout que Liron perde le pouvoir de s’ajuster ainsi ; car je ne veux pas absolument qu’elle & moi ayons de commun dans nos parures, cela ne seroit pas juste, puisque l’esclave ne doit pas être habillée comme sa maîtresse.

Vous avez raison, dit Cristaline avec un doux sourire : & ne demandez vous que cela. Parlez, il n’y a rien de si aisé que de vous satisfaire, votre demande est si juste que je vous l’accorde, & je veux bien vous distinguer d’avec Liron ou de ses semblables. A l’instant elle ordonna à la Napée de se décoëffer, & dit à Pigriéche, en lui présentant un peigne, d’éxaminer ce qu’il y avoit sur cette tête.

Comme elle avoit entendu dire à Liron, que c’étoit en peignant Cristaline qu’elle avait acquis sa coëffure, elle ne refusa point d’en faire autant, non pas sans faire valoir la bonté qu’elle avoit de vouloir bien prendre cette peine ; elle est grande en effet pour une fille comme vous, dit la Nayade, mais vous devez être persuadée qu’elle ne restera point sans récompense.

Pîgriéche eut bien de la peine à s’acquitter de l’ouvrage qu’elle avoit entrepris, car les cheveux de la Nimphe étoient si empâtés de bouë & de limon qu’ils faisoient presque du mortier par leur mélange avec les feuilles, les roseaux, le duvet ridicule qui les accompagnoit. Outre cela il en sortoit une odeur insuportable, & ses roseaux opiniâtres, qui se redressoient malgré elle, la mettoient dans un embarras sans égal.

Elle les arracha l’un après l’autre avec une peine infinie, & aussi-tôt qu’elle eût achevé ce bel ouvrage, la Napée se recoëffa ; mais à peine ses cheveux furent-ils replacés, que ses détestables roseaux reprirent leur place. Eh bien, dit Cristaline à Pigriéche, êtes-vous contente de ce que vous voyez. Ah extrêmement, s’écria Pigriéche, avec un transport de joie, voilà directement comme je désire que soit Liron ; accordez-moi cette grace, j’aime mieux ne rien obtenir pour moi. Vous êtes trop désintéressée, dit en raillant, la Souveraine des eaux, & vous méritez mieux que cela ; c’est à vous à qui je fais présent de cette belle coëffure, elle vous convient à merveille, & il seroit dommage qu’elle ornât un autre visage. Naissez, tendres roseaux, ajoûta-t-elle, naissez promptement sur la tète de l’incomparable Pigriéche, vous êtes dignes d’elle ; & cette place est digne de vous.

La Nimphe eût à peine achevé ces paroles, que cette forêt marécageuse, dont la tête de la Napée étoit ombragée, vola sur celle de Pigriéche, qui fût poussée brusquement dans la salle où Lisimene avoit été reçue la veille, & où, à la clarté des eaux, qui lui présentoient son portrait de toutes parts, elle se fit peur à elle-même. Sa fureur, que l’espérance qui l’avoit abusée, avoit suspendue, se réveilla à ce coup d’œil, & cherchant à se vanger d’un si cruel outrage, elle voulut se jetter sur Cristaline, mais deux coups de pied qu’elle reçut tout à la fois par deux Napées qui étoient derriere elle, & à qui elle ne faisoit aucune attention, empêcherent l’effet de sa mauvaise volonté.

Ces coups de pied furent si vigoureux, que d’un seul bond, ils la firent sauter bien loin hors du bord de la fontaine, & lui épargnerent l’embarras de passer par l’escalier de cristal. Par ce moyen, elle se trouva à la fin de son voyage, bien fatiguée, bien mouillée, bien bourbeuse, & mourant de faim, ayant une côte presque enfoncée du sault qu’elle avoit fait, qui l’avoit justement fait tomber sur des pierres.

Pour comble de maux, ayant sur le corps la grosse robbe de Liron aussi salle qu’elle étoit laide, & une coëffure propre à faire mourir de rire ceux qui auroient assez de courage pour n’en pas mourir de peur. Au lieu d’avoir gagné à cette promenade, elle y avoit encore perdu la robbe qu’elle avoit enlevée à Liron, & les magnifiques dentelles dont elle étoit couverte, heureusement elle ne fut pas exposée à paroître devant beaucoup de monde dans l’équipage où elle étoit, & avant d’arriver chez sa mere, elle ne rencontra que quelques pasteurs, dont une partie s’enfuit, en criant qu’ils étoient poursuivis par le malin esprit, les autres un peu plus rassûrés, croyant que ce fut un déguisement fait exprès pour se rendre ridicule, trouvoient que ceux qui l’avoient imaginé y avoient parfaitement réussi, & sans la reconnoître, ils lui donnoient des applaudissemens par de grands éclats de rire, & par des huées infinies.

Pigriéche arriva chez elle au bruit de ces agréables acclamations, & comme une telle musique augmentoit la mauvaise humeur qu’elle n’avoit pu contenter, elle s’en dédommageoit par mille cris, d’imprécations contre la fontaine, ses habitans, & Liron, sans épargner sa propre mere, par le conseil de qui elle s’étoit exposée au malheur qui lui étoit arrivé, & qui ayant reconnu la voix de sa fille au travers du tintamare que faisoient les Spectateurs, ordonna promptement à quelques esclaves de sortir au devant d’elle : elles y coururent, non par l’affection qu’elles lui portoient, car elle étoit aussi aimée qu’elle étoit aimable, mais uniquement pour éviter les mauvais traitemens dont elle les accabloit au moindre petit sujet qu’elle s’imaginoit avoir de s’en plaindre.

Ces malheureuses s’enfuirent en la voyant, & rentrant avec précipitation, elles dirent à Richarde qu’elles étoient poursuivies par un spectre épouventable. Cette femme qui n’étoit que médiocrement peureuse, ne crut pas ce qu’on lui disoit d’un spectre ; mais voulant voir ce qui causoit l’épouvante générale, elle sortit à son tour, & pensa s’enfuir, comme avoient fait ses esclaves ; mais reconnoissant enfin que c’étoit sa fille même elle l’attendit.

Jamais consternation n’a été plus grande que fut celle de Richarde à l’aspect de Pigriéche ainsi affublée ; elle s’étoit si fort épuisée par la violence de ses cris, qu’elle perdit toute connoissance en abordant sa mere qui la fit d’abord mettre au lit par ses esclaves, & la réchauffant de son mieux, elle tâcha de lui ôter cet horrible limon qui la couvrait, attendant avec impatience qu’elle fut en état de parler pour être informée des circonstances de cette désagréable avanture.

Elle l’apprit enfin ; mais ne la croyant pas aussi fâcheuse qu’elle étoit, elle se flatta qu’à force de peigner sa fille, & de lui laver la tête, elle feroit disparaître roseaux & leurs vilaines feuilles ; ils tomboient en effet ; mais ce n’étoit que pour faire place à d’autres, qui reparoissoient à l’instant en plus grande quantité que ceux dont elle venoit d’être délivrée.

Cette mere, de qui la tendresse pour l’indigne Pigriéche étoit extrême, jura dans son premier transport la perte de l’innocente Liron ; mais le Démon de l’intérêt qui ne l’abandonnoit jamais, lui représenta incontinent que ce seroit une perte pour elle, puisqu’elle la traittoit en esclave, qu’elle en tiroit le même service, & que ce service étoit d’autant plus considérable que jamais ses troupeaux n’avoient été en meilleur état, que depuis qu’elle lui en avoir confié la garde. Cette considération fut assez puissante pour lui sauver la vie, & Richarde restraignit sa vangeance au plaisir de la tourmenter, projettant de la rendre si malheureuse, qu’elle lui feroit désirer la mort. Cependant Liron, qui avoit vû de loin une partie de ce qui se passoit, s’étoit absentée prudemment, en éloignant son troupeau de la maison pour éviter le premier mouvement de la colere de Richarde. Elle courut à la fontaine où étant entrée sans obstacle, elle conta aux Nayades les fureurs de sa Belle mere, & la crainte qu’elle avoit des suites de cette avanture.

Ce n’est pas pour moi que je les redoute, leur disoit-elle ; mais c’est par rapport au danger où est mon pere. Ces personnes qui n’ont ni honneur ni humanité, étant capables de le perdre pour se vanger.

Cristaline & ses sœurs la rassûrerent, & pour la rendre nécessaire à ces méchantes créatures, elles lui donnèrent le pouvoir de faire tomber le marais de dessus la tête de Pigriéche pour vingt-quatre heures seulement, toutes les fois que ce seroit elle qui la décoëfferoit. Cette nécessité de lui sauver la vie étant suffisante pour forcer la mere & la fille à respecter les jours du Roi & les siens.

Ainsi ma chere Lisimene, poursuivit la Nayade, vous n’ayez qu’à retourner tranquilement à votre habitation ; voilà une coquille de moule de riviere ; portez-la à votre pere, qu’il dise à ces Monstres humains que l’ayant trouvée au bord de la fontaine, ce que vous y avez lû, vous a excitée à revenir promptement pour leur apporter le soulagement dont cette coquille vous attribue le pouvoir.

La Princesse s’en retourna au plus vîte, & se glissant dans le cabinet du Roi, duquel il n’avoit osé sortir depuis que ce désordre étoit commencé, elle lui montra la coquille & l’espece d’oracle qu’il contenoit.

Bon & Rebon, qui craignoit qu’avant que sa fille eût eu le loisir de se faire entendre, elle ne fut maltraitée par ces Furies, approuva la précaution des Nayades, & leur fut porter lui-même la coquille. Il lui fallut, comme il l’avoit prévû, essuyer toute sorte d’injures avant que de se pouvoir expliquer ; mais enfin étant parvenu à se faire entendre, il les calma un peu par l’espérance qu’il leur donna.

Qu’elle vienne donc cette méchante Esclave, dit Pigriéche, puisqu’elle s’entend avec les Sorcieres de la fontaine, & qu’elle me soulage des maux qu’elle m’a attirés. Liron parut en tremblant & se mettant en besogne, elle virent avec joie qu’en effet elle réussissoit à faire disparoître l’affreuse parure qui couvroit une tête plus affreuse encore ; mais un service aussi important, & qui auroit dû exciter la reconnoissance dans des ames bienfaites, ne fut pas capable d’engager Richarde ni sa fille à aimer davantage Liron ; au contraire la nécessité dont elle leur devoit la leur rendoit encore plus odieuse.

Cependant comme elles ne pouvoient attenter à sa vie sans y perdre beaucoup, elles lui laisserent passer quelques jours avec assez de tranquilité, tantôt gardant ses moutons à l’ordinaire, & quelquefois donnant la Symphonie aux Nayades ; mais tout cela prit fin, & un jour que Liron sortit dès le matin suivant sa coutume, Richarde la rappella, en lui disant qu’elle la vouloit employer à une autre occupation ; c’étoit d’aller cueillir des poires d’une beauté parfaite pour les porter vendre à la Ville.

Un arbre unique planté au milieu d’une prairie portoit ces poires merveilleuses, il en étoit tout couvert ; mais il n’étoit pas aisé de parvenir jusqu’à ses branches, qui étoient en touffes comme celles du palmier, placées tout au haut d’un tronc extrêmement lice, qui avoit plus de soixante toises de hauteur, & qui étoit d’une grosseur si prodigieuse qu’il n’étoit pas possible de l’embrasser. Liron lui remontra en vain, que les branches de l’arbre toujours élevées, ne pouvant lui servir à grimper, & que n’ayant point d’échelle qui put seulement aller jusqu’à la dixiéme partie du tronc, c’étoit lui commander une chose impossible. Richarde n’ignoroit pas tout ce que Liron lui représentoit, & les funestes expériences qu’elle en avoit faites ayant déja coûté la vie à plusieurs esclaves, qui avoient osé tenter de monter sur ce dangereux Poirier disoient assez que c’étoit envoyer quelqu’un à la mort, & ce fut précisément ce danger si terrible qui détermina Richarde à envoyer Liron cueillir ces poires fatales ; car vaincue par les instances perpétuelles de Pigriéche, elle avoit fait enfin céder l’intérêt à la peur de la mort de sa fille, qui la ménaçoit sans cesse de se tuer, si elle tardoit davantage à faire périr cette odieuse Liron.

L’utilité dont elle étoit à Pigriéche, qui l’avoit garantie de leur premiere fureur ne lui étoit plus comptée pour rien, parce que cette furieuse avoit rêvé que c’étoit dans la vie de Liron que consistoit le charme qui la rendoit affreuse toutes les vingt-quatre heures, & qu’elle redeviendroit belle comme auparavant, dès que Liron ne seroit plus.

Quoiqu’en se réveillant elle eût connu que ce n’étoit qu’un songe, elle le traita d’avertissement mistérieux, parce qu’il flattoit sa haine contre la malheureuse Lisimene.

Pigriéche n’est pas la seule personne assez injuste ou assez peu éclairée pour faire un crime aux objets que les vapeurs du sommeil nous rendent ou nuisibles ou favorables. Cette raison, qui ne pouvoit en être une que pour une personne abandonnée à ses chimeres ou à ses fureurs, détermina la mere & la fille. Ce qui fit que la pauvre Liron, malgré toutes ses représentations sur l’impossibilité de ce qu’on exigeoit d’elle, ne fut pas seulement écoutée, & reçut un ordre absolu d’aller au poirier. Pigrieche lui ayant dit dédaigneusement, qu’elle ne voyoit pas qu’il y eut plus de danger pour elle, à cueillir des poires qu’à traverser les eaux, & que tout lui devenoit facile. Si vous refusez l’emploi qu’on vous donne, ajoûta-t-elle, c’est parce que vous n’esperez pas y trouver une nouvelle maniere de vous coiffer, & qu’il s’agit seulement de notre avantage particulier.

Liron voulut en vain lui représenter que cet arbre étoit si haut que personne n’en avoit jamais pû toucher une poire entiere, puisqu’on n’en avoit que lorsqu’elles tomboient. Ce fruit même étant si gros & si lourd, que les poires s’écrasoient en tombant, & que si on en connoissoit l’excellence, ce n’étoit que par quelques morceaux qui en s’éclatant avoient rejailli sur un gazon moins dur que la Terre ; mais Richarde qui n’aimoit pas les repliques, fit à l’instant cesser la conversation.

Si tu n’as pas aujourd’hui un panier des poires du grand arbre, lui dit-elle, & si tu ne les portes à la ville, tu peux compter que je m’y rendrai demain, & que ton pere ne tardera pas à me suivre. En disant ces mots, elle jetta un panier dehors, & la prenant par le bras elle l’y mit aussi, fermant la porte sur elle.

Il ne fut jamais d’embarras égal à celui où se trouvoit la triste Liron, la menace qui n’étoit que trop intelligible, l’effrayoit extrêmement ; mais, l’impossibilité la décourageant lui faisoit envisager la perte de son pere comme un malheur certain, cependant sans espoir de réussir, & uniquement pour n’avoir pas à se reprocher d’avoir négligé un intérêt si cher, elle fut cercher une échelle, la traîna avec peine, & en eut encore davantage à la dresser, courant vingt fois le risque d’être écrasée sous sa chute.

Enfin, après un travail aussi pénible que dangereux, étant parvenue à assûrer cette échelle, elle y monta, mais elle n’étoit pas encore au milieu qu’il lui prit un tremblement universel, & que la grande élévation lui ayant fait tourner la tête, elle seroit tombée, si elle n’avoit pas laché son panier pour se prendre à deux mains aux échellons.

Quand cet éblouissement fut passé, elle descendit pour reprendre son panier & l’attacha à sa ceinture, elle remonta & fut jusqu’au haut de l’échelle ; mais sa peine fut infructueuse, puisqu’il s’en falloit beaucoup que cette échelle ne fut assez longue pour toucher aux branches, voyant qu’il étoit inutile de se donner une nouvelle peine, elle descendit une seconde fois.

Lorsqu’elle fut en bas, à demi-morte de la peur & de la fatigue qu’elle avoit essuyée, elle se mit à pleurer la mort de son pere, qu’elle regardait comme infaillible, quoique la sienne la dût suivre indubitablement, c’étoit à quoi elle ne faisoit nulle attention, ne s’occupant uniquement que du danger où étoit le Roi : car elle connoissoit assez ces lâches Païsannes pour ne se pas flatter de pouvoir les attendrir par le récit de la tentative inutile qu’elle avoit faite.

Elle s’abandonnoit à son juste desespoir, quand son Castor qui la cherchoit, se présenta à ses regards, en jettant les yeux sur lui, elle se rapella la main de qui elle l’avoit reçu ; ce qui la fit souvenir que Cristaline lui avoit recommandé de la venir voir, lorsqu’elle se trouveroit dans quelqu’embarras. Comme elle s’en étoit déja bien trouvée, elle ne balança pas à y retourner, & l’escalier de cristal ayant paru au premier mouvement qu’elle avoit donné à l’eau, en mettant le pied dans la fontaine, elle fut en un moment dans le Palais de la Nayade.

Qui vous ammene en ces lieux, Belle Princesse, lui dit-elle en l’embrassant ? Qu’avez-vous à pleurer ? Vous est-il arrivé quelque malheur assez considérable pour vous laisser croire que nous ne pouvons y apporter aucun remede ?

Helas ! mon auguste Protectrice, reprit Liron toute en larmes, c’en est fait, je suis perduë ; car, ma belle mere, qui ne cherche qu’un prétexte pour nous faire périr, mon pere & moi, attache sa vie & la mienne à l’execution de choses qui sont impossibles. Elle veut que je cueille des poires du grand arbre, quoiqu’elle n’ignore pas que personne n’en a cueilli jusqu’ici, & qu’elles sont si hautes qu’elles se brisent en tombant, de sorte que l’on n’en vit jamais d’entieres.

Elle lui recita tous les dangers & toutes les peines où l’avoit exposée l’inutile tentative qu’elle avoit faite pour obéir au cruel ordre de Pigriéche, & finit en la suppliant de protéger son pere, & de faire en sorte que ce fut elle seule qui restât exposée aux fureurs des deux Mégeres qui la tourmentoient.

La Nayade lui essuyant flateusement les yeux avec la main lui dit d’un air de bonté que ce qu’elle lui apprenoit paroissoit facheux : mais que ces difficultés, quelques grandes qu’elles fussent, n’étoient pas entierement insurmontables. C’est dans le besoin, ajoûta-t-elle, que les amis se font connoître. Allez ma chere Lisimene consolez vous, je vous promets que votre pere ne mourra pas, & que vous aurez des poires.

Il faut vous apprendre poursuivit-elle, qu’il n’y a point d’arbre qui ne serve d’azile à une Amadriade, elle en est en quelque façon l’ame, & lorsqu’il meurt naturellement, ou par quelqu’accident que ce puisse être, elle reste errante, jusqu’à ce qu’elle en ait pû saisir un autre pour s’y joindre, & se domicilier. Celle qui est l’ame du grand Poirier est de nos amies, & c’est la plus raisonnable de toutes les divinités champêtres. Comme elles ne sortent de leur écorce que la nuit, elle est certainement dans son Poirier ; prenez votre Lût, & allez lui donner une petite Serénade, sur-tout, si vous sçavez quelques Chansons à l’honneur des Boccages & des beaux Arbres, ne manquez pas de les lui faire entendre. Elle n’est point orgueilleuse, & connoissant bien-tôt que vous faites cette démarche pour lui plaire, elle ne tardera pas à vous donner quelque signe de satisfaction, alors, parlez lui comme si vous la voyiez en personne, contez-lui vos malheurs, & sur-tout aprenez lui que nous vous aimons. Je suis persuadée qu’à notre considération, elle vous donnera tant de fruit que vous en voudrez. Allez, Princesse aimable, ne perdez point de tems, il y a loin du grand arbre à la ville ; mais à propos, dit-elle, malgre la diligence à laquelle je vous invite, il faut pourtant que vous changiez d’habit, celui que vous avez, est trop laid pour paraître dans le monde.

Sans attendre son remerciment, la Nayade fit deshabiller Lisimene par les femmes de chambre de Pigriéche ; mais elles s’y prirent plus honnêtement, elles la revêtirent d’un habit blanc comme le premier, & qui étoit même encore plus galant & plus propre ; elle lui donna aussi une chaussure convenable, parce que des sabots n’auroient pas assorti. Le reste de l’ajustement, y ajoutant un grand voile de gaze brodée en fleurs qui la couvrait entierement, de peur, disoit-elle, qu’elle ne fût reconnuë ; mais, en effet pour la garantir des ardeurs du soleil, elle joignit à ce présent une paire de sabot de peau de Loutre, qui avoient l’air si grossier & si malfaits, qu’ils sembloient peser cent livres, quoiqu’ils ne fussent pas plus embarrassans qu’une paire de gands, ils imitoient si parfaitement ceux que Richarde la forçoit à traîner, qu’il auroit été impossible de les distinguer : elle lui dit de les cacher en quelque creux, où les prenant à son retour, elle s’en pût servir aux yeux de sa belle mere, sans qu’elle la crût débarassée de la peine que lui donnoient les autres. Enfin pour dernier présent, elle lui fit apporter un panier de joncs entrelassés de fleurs, & après lui avoir fait faire un leger repas, elle la congedia.

Allez hardiment, lui dit-elle, où la pieté que vous devez à votre pere vous appelle, allez Princesse, je vous prédis que le succès de votre voyage surpassera vos espérances.

Lisimene, pénétrée de reconnoissance pour sa bienfaitrice la remercia dans les termes les plus propres à la lui témoigner. Mais, Déesse, lui dit-elle, puisque vos bontés m’inspirent la hardiesse de vous proposer mes embarras, je prendrai la liberté de vous faire remarquer que le panier dont vous me faites présent est bien grand. Il en tiendra plus de fruit, reprit la Nayade en souriant de cette inquiétude, & votre belle mere en fera plus satisfaite. Je conviens du fait, répondit Liron, mais, comme il est si grand & si lourd qu’encore qu’il soit vuide, j’ai de la peine à le porter, vous devez juger qu’il me fera impossible de le remuer quand il sera plein. Que cela ne vous inquiéte pas, repartit la Divinité, mettez-le sur votre tête, & le couvrez de votre voile, vous connoîtrez que vous êtes plus forte, & qu’il est plus leger que vous ne vous l’êtes imaginé. Adieu, partez promptement.

A ces mots elle se trouva au haut de l’escalier de cristal, où la Nayade l’avoit conduite en causant avec elle.

Liron encouragée parce que cette généreuse amie lui avoit dit, profitant de ses instructions alla réjouir la Divinité Champêtre. Elle en reçut effectivement des signes de satisfaction : car l’arbre se tremoussant plus ou moins vivement, selon que les cadences de son Luth étoient plus ou moins vives, l’Amadriade paroissoit y l’accompagner visiblement, & la terre dans laquelle étoient ses racines, sembloit battre la mesure par un fremissement, que la Princesse sentoit sous ses pieds.

Quand le tems qu’elle avoit destiné à cette serenade fut passé, elle fit son compliment à l’arbre, telle que Cristaline le lui avoit dicté ; l’espérance dont cette Nymphe l’avoit flattée ne fut point déçuë, & ce qui lui donna autant de surprise que de joye, ce fut de voir que cet arbre, qui avoit plus de quinze pieds de circonférence, & qui paroissoit assez dur pour soutenir sans danger la chute d’une maison, devint si souple qu’il fit toucher sa touffe à terre, & qu’elle fut maîtresse de choisir les plus belles poires. Il sembloit même que l’arbre, craignant de n’être pas assez étallé, l’invitoit à passer sans crainte sur ses branches : car elles se glissoient adroitement sous les pieds de Lisimene, comme si elles lui avoient voulu indiquer les poires qui méritoient le mieux d’être cueillies ; tandis que de son côté elle observoit poliment de ne point marcher dessus, de peur de les froisser ou même de les rompre.

Quand sa Corbeille fut pleine, la Princesse ne voulant pas borner à des chansons la reconnoissance qu’elle devoit au Poirier, courut à une Fontaine voisine, où elle avoit remarqué une cruche que quelques Esclaves de Richarde y avoient laissée, elle la raporta pleine, & relevant legerenment la terre avec le cristal de la houlette, elle arrosa l’arbre amplement.

Après qu’elle se fut acquittée de ce devoir, elle songea à se mettre en chemin pour aller à la ville, & ayant voulu soulever son panier, il lui arriva ce qu’elle avoit prévû, c’est à-dire, qu’il lui fut impossible de le remuer, ce qui la mit en grande peine ; mais le souvenant que Cristaline lui avoit dit de le couvrir de son voile & de le mettre sur sa tête, elle ne soupçonna pas la Nayade d’être aussi injuste que sa belle mere, & de lui ordonner des choses impossibles. Présumant que ce voile devoit avoir la propriété d’alleger son panier, elle l’étendit dessus sans balancer.

La confiance avec laquelle elle suivit ce conseil lui fut favorable, car elle leva le panier lorsque le voile fut dessus avec autant de facilité qu’elle auroit levé une feuille d’arbre, & elle marcha avec une legereté qui la surprenoit, mais ayant tourné la tête, elle apperçut à ses côtés deux jeunes hommes aîlés, qui d’une main la soutenant par dessous les bras, l’empêchoient de toucher la terre ; non plus qu’ils n’y touchoient pas eux mêmes ; & de l’autre main ils soulevoient la corbeille qui ne posoit que legerement sur sa tête.

Ainsi secourue, elle arriva à la ville en peu de tems : où malgré sa diligence, elle eut encore la mortification d’être venuë trop tard, le marché étoit fini, ce qui lui causa un sensible chagrin, ne doutant pas qu’on ne lui fît une terrible correction ; mais ne sçachant point de moyens pour s’y soustraire entierement, elle se flatta d’en éviter du moins une partie par la diligence, mettant son unique espoir dans la consolation que lui donneroient les Nayades qu’elle comptoit aller visiter avant que de se rendre auprès de sa marâtre ; ainsi elle reprit le chemin de leur désert, & pour abréger elle passa par une forêt, qui étoit entre la ville & la maison de Richarde. La peur d’être grondée, & l’espoir de faire diligence étant plus fortes, que la crainte des bêtes sauvages, qui rendoient ce lieu peu sûr & peu fréquenté, à moins qu’on ne fût armé. Elle rêvoit à la réception qu’on ne manqueroit pas de lui faire à son arrivée, lorsqu’elle fut interrompuë par le bruit d’un Cors de-Chasse, & peu de tems après, elle vit paroître un jeune homme richement vêtu, suivi de beaucoup d’autres, qui par les respects qu’ils lui rendoient faisoient connoître assez qu’il étoit leur Maître, ce qui se remarquoit encore plus aisément à sa mine haute & majestueuse, que par les égards que l’on avoit pour lui.

Depuis trois ans que duroit l’éxil de Lisimene elle n’avoit vû que des miserables esclaves, plus accablés & plus abrutis par le travail que par leur condition. Ils ressembloient plus à des bêtes qu’à des hommes : ce qui fit qu’elle regarda ce Seigneur avec un plaisir qui lui rapella le tems heureux où tous ceux qui l’environnoient, égaloient ce jeune homme en magnificence, s’ils ne l’égaloient pas en bonne mine.

Elle sentit à cette vue suspendre pour quelque tems l’idée douloureuse de son état présent, & oubliant sa cruelle situation, elle s’imagina être encore à la Cour de Bon & Rebon ; mais cette agréable erreur ne dura gueres, & le sentiment de ses malheurs effectifs, reprit bien-tôt sa place.

L’inconnu qui avoit aussi ses chagrins, quoi qu’ils fussent moins violents que ceux de Lisimene, fut extraordinairement surpris de trouver dans ce desert, & sous un si simple habillement, une personne d’une démarche aussi noble : car, le voile qui la couvroit, empêchoit qu’il ne pût juger de sa beauté, jugeant seulement de sa condition par une parure, qui malgré sa propreté ne présentoit à ses yeux qu’une Villageoise, il l’aborda sans cérémonie, mais avec toute l’honnêteté qu’il avoit en général pour le beau sexe.

Que portez-vous dans ce grand panier, la belle Enfant, lui dit-il, il me semble que vous êtes bien chargée ; ne craignez vous point de succomber sous ce pesant fardeau.

Il parloit ainsi, parce que les Silphes qui la soulageoient, étoient invisibles pour lui & pour sa suite.

Seigneur, lui répondit la princesse, j’étois allée à la ville dans l’esperance de vendre ce panier de fruit : mais malheureusement j’y suis arrivée trop tard & je m’en retourne.

Il y a peut-être bien-loin d’icy, ou vous demeurez reprit le chasseur. Il fait chaud, & nous pouvons trouver une occasion de vous obliger, & de vous soulager d’un poids importun dont nous profiterons. Nous allons prendre votre fruit, il nous rafraîchira, & vous en serez débarassée, en disant cela il fit signe à ceux qui le suivoient de descendre la corbeille de dessus la tête de Lisimene, & comme cela ne se pût faire sans ôter son voile, qui servoit de couverture au fruit ainsi qu’à elle, elle éblouit ce Seigneur qui la regardoit en ce moment, & qui fut surpris de l’éclat de la beauté.

Ses appas donnerent un nouveau mérite aux poires, en faveur des charmes de celle qui les présentoit, il se recria sur leur extrême magnificence : il en goûta, & les trouva admirables. Elles l’étoient en effet, mais il n’y auroit peut-être pas tant fait d’attention, si la Marchande avoit été moins belle ; il les distribua à ses Courtisans, qui à son imitation, autant pour faire leur Cour, que pour rendre justice à la vérité, ne pouvoient se lasser de les louer.

La générosité naturelle de ce jeune Seigneur animée par la vuë de celle qui en étoit alors l’objet, ne lui permettant point de se borner au plus haut prix où pourroit être vendu un panier de fruit, il tira de ses poches une grande quantité de pieces d’or.

Et apres les avoir mises dans le panier de Lisimene, craignant qu’elles ne fussent pas suffisantes, il demanda à tous ceux qui l’accompagnoient ce qu’ils avoient d’or sur eux & le lui donna encore, ensorte qu’après avoir couru risque d’être chargée de son fruit en allant, elle ne l’auroit pas moins été en revenant de l’or qu’on avoit mis à la place des poires, si elle n’eût été secourue par les Silphes.

Ce jeune Seigneur après avoir payé si libéralement ces fruits, crût qu’il lui seroit au moins permis de s’informer du nom du séjour de sa belle Marchande.

Vous ne me paroissez pas née pour l’emploi où vous êtes, lui dit-il, me refuserez-vous le plaisir de m’apprendre votre nom, votre condition, & comment il est possible que depuis que je chasse dans ces bois, je n’aye pas encore eu le bonheur de vous rencontrer. Quel lieu écarté peut vous avoir dérobée à mes regards ?

Seigneur, reprit-elle modestement : on m’appelle Liron ; je suis à présent Bergere, & ma belle-Mere chez que j’habite, m’a commandé d’aller vendre du fruit à la ville. Son habitation n’est pas éloignée de ces lieux ; mais les rochers entre lesquels il faut passer, & les détours qui les séparent de la forêt, vous ont sans doute empêché de concevoir l’envie d’aller chasser dans un lieu dont toutes les apparences ne promettent rien que de sauvage.

Puisque nous sommes séparés par un si petit espace, lui dit ce jeune homme, je me flatte, charmante Liron, que si vous avez encore des poires à porter à la ville, vous me donnerez la préférence, & même pour vous épargner la moitié du chemin, si vous voulez m’en vendre demain autant qu’en voilà, je vous les payeray assez cher pour ne vous pas faire regreter de m’avoir donné la préférence.

Liron enchantée des manieres généreuses & polies du Chasseur lui promit de ne pas manquer à ce qu’il lui demandoit, pourvû qu’elle en eût la permission de sa belle-Mere, & partit fort contente de son voyage, en se flattant que le profit qu’elle remportoit, ôteroit l’envie & le prétexte à Richarde de la maltraiter, tandis que le jeune homme qui la voyoit partir avec douleur, aurait bien voulu avoir une occasion pour retarder son départ.

Liron connoissoit trop parfaitement l’avarice de sa marâtre, pour s’être trompée au jugement qu’elle avoit fait, & la satisfaction que Richarde témoigna à la vûë de la somme qu’elle lui présenta, fut telle qu’elle l’avoit présumé : ses yeux en furent éblouis, son cœur qui nageoit dans la joye, lui donna un air riant & affable, que depuis long-tems elle n’avoit point eu pour Liron.

Elle lui demanda comment elle avoit pu faire pour parvenir à une vente aussi considérable : la Bergere ne lui fit point de mistere de son avanture, ajoutant que le Chasseur lui en avoit encore demandé pour le lendemain, avec promesse de les lui payer aussi généreusement.

Pigriéche qui l’écoutoit, & qui étoit moins touchée du gain qu’elle avoit fait, que de la jalousie que Liron lui causoit, commença à criailler contre sa Mere, de ce qu’elle applaudissoit à si peu de chose. Voilà comme vous la gâtez, lui disoit-elle, il semble à voir votre admiration que ce soit quelque chose de bien merveilleux, que d’avoir vendu un panier de poires comme si tout le monde n’en feroit pas autant ; Richarde voulut lui représenter qu’à la vérité tout le monde pouvoit vendre des poires, mais que tout le monde n’en tireroit pas une si grande somme : éh, c’est justement, reprit-elle d’un ton accariâtre, ce qui doit vous prouver que ce n’est pas à la vente de votre fruit que vous la devez, mais plûtôt que c’est le prix des airs coquets & des minauderies de cette Mijaurée, qui, comme vous voyez, n’a pas manqué de retourner au Sabath chercher une autre robe ; celle qu’elle avoit n’étoit pas assez belle pour aller trouver les hommes. Allez, ma Mere, continua-t-elle, loin d’être si charmée du butin qu’elle vous rapporte, vous devriez faire scrupule de le prendre, & encore plus de la renvoyer en chercher d’autres.

Eh bien dit Richarde, que la foiblesse qu’elle avoit pour sa fille, portoit toujours à penser comme elle vouloit : Vas y à sa place, il n’y a pas loin, puisqu’il doit venir à la moitié du chemin : toi qui es sage, tu ne feras rien qui ne soit raisonnable.

Pigriéche n’avoit jamais vû de Gens de Cour, & le récit de Liron lui donnoit une envie extrême de voir un Seigneur si beau, si magnifique & si bien accompagné ; ce qui l’empêcha de rechigner à cette proposition, comme elle avoit coutume de faire à tout, elle se rendoit si peu de justice qu’elle se persuadoit que si elle n’avoit jamais eu d’Amants, ce n’étoit pas à son peu de beauté qu’elle devoit s’en prendre, mais à la solitude où sa Mere la retenoit, qui la forçant à vivre inconnuë, empêchoit le succès qu’elle pouvoit esperer de ses charmes, & ne cherchant que l’occasion de réparer le tems perdu, elle en accepta avec joye une qui lui paroissoit si favorable à établir les appas aux yeux des Connoisseurs.

Elle étoit cependant un peu combatuë par l’apprehension que le succès ne fût pas conforme à son mérite. L’avanture des Nayades étoit encore présente à son imagination, & lui prou Voit sensiblement que le bonheur de Liron ne décidoit pas du sien. Elle fit part à sa Mere du sujet de son incertitude ; mais Richarde la rassura en lui remontrant que cette occasion étoit bien différente, & qu’il ne s’agissoit pas de se jetter dans une Fontaine. Enfin la curiosité & le désir de faire des conquêtes, l’emporta sur la peur de Pigriéche, plus vaincuë par cette raison que par celles que sa Mere lui avoit présentées. Elle lui déclara qu’elle étoit résoluë d’aller vendre les poires.

Cette conversation & la résolution de Pigriéche n’avoit pas eu Liron pour témoin : le tout s’étoit passé entre elles, tandis qu’à son retour du Marché, sans presque lui donner le tems de manger un morceau, elles l’avoient forcée à reprendre ses occupations ordinaires : ainsi la Princesse Bergere qui s’attendoit à voir l’Inconnu, fut fort étonnée le lendemain, lorsqu’elle voulut prendre sa corbeille, de ce que ces femmes lui ordonnèrent impérieusement de la laisser, & d’aller à ses moutons.

Elle n’avoit presque pas dormi dans l’impatience de voir arriver le jour ; cet Inconnu l’avoit occupée malgré elle, sans qu’il lui eût été possible d’en éloigner l’idée ; les nouveaux caprices qui détruisoient l’espérance dont elle s’étoit flattée, de qui avoient fait que la nuit lui avoit paru si longue, lui furent plus sensibles, que n’avoient été tous les malheurs précédens.

Vous jugez bien qu’elle ne s’expliqua pas sur ce qu’elle sentoit, mais prenant le prétexte de l’intérêt de sa belle-Mere, elle voulut lui représenter la perte qu’elle seroit, si elle négligeoit une si belle occasion de vendre ses poires. Son zéle fut mal récompensé, loin d’être écoutée, elle s’attira un torrent d’injures, & elle fut mise dehors par les épaules, avec un ordre réitéré d’aller sans un plus long raisonnement garder ses moutons.

Pigriéche que sa mauvaise humeur & sa jalousie contre Liron tenoit toujours allerte, dédaigna de prendre aucune instruction sur la façon de cueillir les poires, parce que la veille ayant appris en se réveillant, que Liron y étoit allée, elle eut la curiosité de la suivre de loin, peut-être dans l’espérance de lui voir faire la capriolle & se tuer en tombant de si haut. Comme elle ne se levoit que quand il lui plaisoit, tandis qu’elle étoit encore au lit, Liron avoit eu le tems d’aller à la Fontaine, & elle arriva du Poirier directement au moment que Pigriéche qui s’étoit glissée de buissons en buissons, en étoit assez près d’elle pour entendre qu’elle lui parlait, & pour voir la facilité avec laquelle elle avoit choisi le fruit. Ainsi, ne croyant pas avoir besoin d’une plus ample instruction, ne s’imaginant pas non plus être obligée d’entretenir un arbre qui lui appartenoit, aussi poliment que Liron avoit fait, (politesse dont elle n’étoit pas capable.) Elle l’aborda brutalement, comme elle faisoit tout ; allons vite, lui dit-elle, je n’ai ni le tems ni l’envie de m’amuser ici à te faire des complimens : il me faut des poires, baille promptement ces branches. A ces tendres discours, & prononcés par une si belle bouche, le Poirier resta immobile ; mais Pigriéche après avoir attendu un instant, éh bien donc, poursuivit-elle, d’une voix encore plus aigre, à qui est-ce que je parle, ne diroit-on pas que ce maudit Poirier est de bois & qu’il ne m’entend pas… Voyez, donc comme il se dégage, si tu me fais aller à la maison chercher des bras & des coignées, je t’assure, ajoûta-t-elle, que je t’apprendrai bien à obéir.

L’Amadriade qui habitoit le poirier, peu contente de cette menace, & voulant s’en venger, baissa toutes les branches à la fois, avec tant de vigueur, qu’elles appuyerent cent mille coups de bâtons sur les épaules de cette rustique Harangueuse.

Une salve si imprévûë & si violente renversa la malheureuse Pigriéche, qui avant que de pouvoir se relever reçut du moins encore un coup de chaque branche, il n’y eut pas jusqu’à la plus petite qui n’en voulut avoir le passetems.

Après cette expédition, elles se releverent, & la Harangueuse aussi, mais elle n’en fut pas quitte : car il lui falloit des poires, & le poirier qui ne pouvoit lui en refuser honnêtement après le discours agréable qu’elle lui avoit tenu, n’attendit pas qu’elle lui en redemandât, & se secouant rudement lui en fit tomber sur la tête & sur les épaules une si grande quantité, qu’elle en pensa être écrasée ; il y en eut une entr’autre qui lui écacha le nez, & Une autre qui lui enfonça trois dents.

Quand cet orage fut passé quoiqu’elle fût dans une colere horrible & dans un état à faire peur, l’ardeur qu’elle avoit d’aller faire un Amant étoit si forte, qu’en jurant qu’à son retour Liron & le poirier lui payeroient le tour qu’ils lui avoient joüé. Elle se mit à ramasser les poires qu’elle trouva les moins endommagées ; il y en avoit peu d’entieres, mais il n‘y en avoit aucunes qui ne fussent meurtries, encore ne les amassa-t-elle pas tranquilement : car le grand mouvement que l’arbre s’étoit donné, avoit si fort ébranlé celles qui étoient restées, qu’il s’en détachoit de tems en tems quelques unes qui tomboient toujours sur elle, & lui donnoient de nouveaux coups.

Cependant malgré tous ces contretems, les ayant arrangées comme elle pût, & supposant que ses appas suppléeroient au délabrement de ses poires, elle se consola du mauvais début de cette avanture par l’espérance que la fin en seroit plus agréable, & elle voulut mettre dessus les fleurs qui étoient autour de la corbeille ; mais Pigriéche les trouva aussi peu dociles que celles dont elle avoit voulu orner sa tête aux dépens de Liron.

Enfin, étant rebutée d’une peine aussi inutile, elle chargea son fardeau qui dégoûtoit de toutes parts, & prit ainsi le chemin de la ville. Cette charge étoit si pésante, que n’ayant pas, comme Liron, le recours des Silphes, elle succomboit sous le poid ; ce qui l’obligeant à se reposer souvent, la retardoit considérablement, & le jour étoit prêt à finir avant qu’elle fût arrivée où le beau Chasseur attendoit Liron.

Déja dans l’excès de son impatience, ce Chasseur peu fait à attendre, avoit fait parcourir toutes les routes de la forêt, & avoit ordonné à plusieurs de ses gens de monter sur des arbres, pour voir de plus loin, & pour l’avertir de tout ce qui paroissoit, mais inutilement.

Enfin, après bien des inquiétudes, il commença à goûter la joye que lui donnoit l’espérance de revoir bien-tôt celle qu’il attendoit avec tant d’impatience ; un de ses gens ayant crié à haute voix qu’il appercevoit la Bergere.

Pour lui épargner une partie du chemin, & pour s’avancer de quelque moment un plaisir si doux, le jeune Chasseur piqua son cheval, & courut audevant d’elle, Pigriéche avoit encore dépouillé Liron du second habit, & lui avoit aussi ôté le voile qu’elle avoit reçu des Nayades ; ce qui abusant l’Inconnu, & ne lui laissant pas à douter que ce ne fût en effet celle qu’il souhaitoit, il lui présenta la main pour la soulager d’un fardeau qui la faisoit courber sous le poids.

Que j’avois d’impatience de vous voir, belle Liron, lui dit-il ! j’ai craint long-tems que vous ne me manquassiez de parole. Mais, helas, vous devez être bien fatiguée d’avoir porté si loin cette énorme corbeille : en disant cela, il se hâtoit de l’en débarasser, à son imitation tous ses gens s’y emploïoient avec empressement, & ils eurent bien-tôt fait ; mais, comme son voile couvroit le panier, ainsi qu’il avoit couvert celui de Liron. La belle Pigriéche parut à découvert avec tous les charmes, de l’Officieux inconnu ne trouvant au lieu de cette Bergere aimable & tant désirée, qu’une face horrible, recula d’épouvante, en s’écriant, juste Ciel ! ce n’est point Liron.

Non vraiment, dit Pigriéche, d’un ton aigre & couroucé, ce n’est point Liron, mais c’est moi, qui ne me changerois pas pour elle, & voyant à l’air confus du Chasseur, qu’il ne pensoit pas sur son compte aussi obligemment qu’elle y pensoit elle même. Elle se mit dans une colere horrible, regardez-le donc comme il est immobile, disoit-elle, en le montrant de la main, ne diroit-on pas que parce que ce n’est pas sa coquette, le fruit en sera moins bon, ne suis-je pas bien payée de la peine que j’ai prise à cueillir mes belles poires à les lui apporter ici ; je suis lasse à mourir, & c’est la reconnoissance qu’on en a.

Vous pouviez vous dispenser de tant de soins, repartit le Chasseur d’un ton chagrin, & sans vous en donner l’embarras, vous n’aviez qu’à en charger la belle Liron. Ces derniers mots augmentant la fureur de Pigriéche ; la belle Liron, reprit-elle aigrement, avec sa voix glapissante. Qu’est-ce donc qu’elle a de si beau, cette belle Liron ? Il faut que vous soyiez de bien mauvais goût, pour la trouver aimable & pour ne me pas rendre justice, à moi, qui vaut mieux qu’elle. Mais cela n’est pas étrange, & voilà ce qui arrive à celles qui s’amusent à venir chercher des Coureurs de forêts, qui n’ont pas plus de discernement que les bêtes qu’ils chassent. Apprenez, mal-habile que vous êtes, poursuivit-elle, que cette belle Liron n’est qu’une petite misérable que nous nourrissons par pitié, aussi-bien que son pere, qui ne vaut pas mieux qu’elle, & que si la fantaisie m’en prend, je les livrerai l’un & l’autre à des personnes qui ne leur feront pas tant de cajoleries.

Ce torrent d’impertinences fatiguoit le Chasseur, & faisoit rire sa suite ; mais lui que l’échange de Pigriéche contre Liron ne mettoit pas de bonne humeur, voulant s’en délivrer, sans répondre à ses extravagances :

Voyons votre fruit, dit-il, en l’interrompant, Alors elle se leva avec peine du lieu où la fatigue l’avoit d’abord obligée de s’asseoir, & ayant découvert sa corbeille, elle lui montra ses poires, non pas semblables à celles qu’il avoit vuës la veille, mais elles étoient en morceaux & toutes mêlées parmi des pierres & du sable que les Silphes avoient eu la malice d’y mettre en chemin, pour appésantir la charge ; elles étoient entassées les unes sur les autres. Ce qui joint à ce qui en découloit & se mêloit avec les fleurs qui avoient servi la veille d’ornement à la corbeille de Liron, lui donnoit assez l’air d’un amas de marmelade répanduë.

Qu’est-ce que cela, dit le Chasseur, en détournant les yeux avec horreur ? il faut que vous ayez perdu l’esprit, pour me présenter des fruits aussi dégoutans : je n’en veux, assurément point. Eh fi, ils font mal au cœur.

Fin de la troisiéme Partie.

CONTES
DE MADAME
DE VILLENEUVE.


SUITE

DES NAYADES,

CONTES.

ET SUITE DE LA SECONDE

JOURNÉE.


PIGRIECHE connoissant qu’on faisoit aussi peu de cas de sa marchandise que de sa beauté, se mit à tempêter de nouveau, & à dire au Chasseur toutes les injures qu’elle put imaginer.

Elle étoit encore plus couroucée de voir que ses emportemens, loin de faire du chagrin à celui qu’elle auroit voulu fâcher, n’en étoient seulement pas remarqués, tandis qu’ils excitoient mille éclats de rire, que les jeunes gens qui accompagnoient le Chasseur jettoient sans aucuns ménagements, & qui au lieu d’essayer à appaiser la belle Fruitiere, se divertissoient à donner encore une nouvelle matiere à sa colère.

Les uns lui demandoient, en feignant une politesse dont elle n’étoit pas la dupe, où elle avoit pris une si noble éducation ; comment elle faisoit pour avoir tant de douceur ; & qui lui avoit enseigné à parer ses fruits d’un air si appétissant. Un autre lui représentoit qu’elle avoit pris trop de peine pour apporter jusques-là cette belle confiture, qui étoit sans doute échapée aux Païsans du voisinage. Enfin ils pousserent leurs railleries si loin, que Pigriéche, à qui il n’en falloit pas tant pour émouvoir la bile, prit une des plus grosses poires, & la jetta au milieu de cette troupe de railleurs. Ce geste fit redoubler leur risée, & augmenta la huée. Mais l’action tourna plus sérieusement, & ils cesserent de rire quand ils virent que la poire avoit été frapper directement le beau Chasseur au visage.

Vous êtes bien brutale, lui dit ce jeune homme, avec beaucoup de modération, & en s’essuyant tranquillement ; vous mériteriez, assurément, que je vous fisse traiter comme une insolente paysane, que vous êtes.

Mais, sans lui donner le tems de continuer, ceux de sa fuite qui n’avoient pas pris la chose avec autant de tranquillité que lui, indignés contre Pigriéche, accablèrent cette impertinente d’un orage de soufflets & de coups de pieds, qui fut si grand, & si prompt, qu’elle crut que le ciel lui tomboit sur le corps. Cependant revenue bien-tôt d’une grêle qui n’avoit fait que l’étourdir, elle voulut se défendre, & en se jettant sur quelques-uns d’eux se venger, du moins un peu, des coups qu’elle venoit de recevoir de tous. Mais il ne lui fut pas possible, parce qu’ils se la poussoient & se la renvoyoient les uns aux autres comme un balon. Ce passe-tems, qui étoit fort agréable à cette jeunesse, & qui l’amusoit beaucoup, auroit enfin pû devenir funeste à la ridicule Bergere, si le Chasseur ne l’avoit pas tirée de leurs mains. Il ne falut pas moins que toute son autorité pour en venir à bout : & Pigriéche ne pouvant se venger de ses mauvais plaisans, par une plaisanterie aussi forte, s’en dommagea à coups de langue, en leur disant les injures les plus grossiéres.

Une scene aussi tragi-comique étant finie, le jeune Chasseur en s’en allant dit à cette rustique créature, qu’il étoit fâché du traitement qu’elle avoit reçu, mais qu’elle l’avoit bien mérité ; qu’il lui conseilloit de ne plus s'en attirer de semblables : après quoi il la quitta, en s’éloignant au plus vîte.

Loin de profiter d’un avis si sage, elle se répandit en de nouvelles invectives, quoique la troupe l’eût perdue de vûe, on entendoit encore ses cris, qui continuérent long-temps après l’éloignement du Chasseur, et & elle ne cessa de glapir que faute de voix pour y suffire.

Après avoir goûté quelques poires qui lui restoient, elle se releva, & toute éclopée, prit avec peine le chemin de son habitation.

La premiére personne qu’elle rencontra, ce fut sa mere, qui dans l’impatience de la revoir, étoit venue au devant de cette chere fille, & du trésor qu’elle lui devoit apporter. Richarde qui s’attendoit à la trouver chargée d’or fut bien surprise de la voir toute en sang, couverte de boue, ses habits en lambeaux, & jettant des cris épouvantables.

A cette cruelle vision, la bonne mere pensa mourir de frayeur & d’affliction : A peine avoit-elle la force de lui faire des questions, quand Pigriéche les lui épargna, & lui conta, en jurant contre Liron, la fatale avanture qui lui étoit arrivée. Richarde la voulut blâmer d’avoir pris ces poires, puisqu’elle avouoit, qu’elle s’étoient gâtées en tombant ; mais sa fille, dont la mauvaise humeur n’avoit pas encore trouvé d’objet pour se satisfaire suffisamment, fut ravie qu’elle lui en fournît un prétexte aussi plausible. Et elle se mit à vomir de nouvelles imprécations, en accusant sa mere de l’avoir fait donner dans le paneau que Liron lui avoit tendu pour la perdre, soutenant, comme un fait certain, qu’elle avoit aposté ces voleurs de forêts pour la tuer, (c’est ainsi qu’elle appelloit les Chasseurs,) qu’elle supposoit avoir voulu l’assassiner. Elle vouloit absolument, que pour la venger Richarde fit mourir Liron sans retardement, & que le poirier fût coupé. Cette femme qui entroit dans toutes les fureurs de sa fille, y consentit d’abord ; mais la raison, ou plutôt l’intérêt & l’avarice lui ayant fait faire réflexion que cet arbre étoit unique en son espéce, & que la rareté de son fruit le rendant précieux, lui apporteroit un profit considérable, qu’elle ne pouvoit recevoir que par les mains de Liron. C’en fut assez pour lui faire retracter l’arrêt qu’elle avoit prononcé contre l’arbre & la Bergere. Mais Pigriéche qui ne se payoit pas de ces raisons, l’auroit peut-être ramenée à son premier sentiment, si elle n’en avoit pas été retenuë par la représentation que sa mere lui fit, en lui remontrant que Liron lui étoit plus utile que personne, puisqu’outre les services qu’elle rendoit à la maison, & dont pour la venger elle lui promettoit d’augmenter la fatigue, elle pouvoit seule faire tomber la boue & les roseaux qui croissoient journellement sur sa tête, ce qui fut plus propre à la détourner de son cruel dessein, que tous les autres motifs que Richarde avoit employés ; & elle se contenta pour lors de la promesse qu’elle lui faisoit de rendre Liron si malheureuse, qu’elle lui feroit desirer la mort.

Pigriéche fut contente de cette espérance, & la journée se passa presqu’entiére à la mettre au lit, à laver ses playes, à la débarbouiller & à lui donner tout le soulagement dont elle avoit besoin. La mere & la fille en étoient si occupées qu’elles ne songérent presque pas à maltraiter Liron. Mais le lendemain, dès qu’il fut jour, elle reçut tout à la fois, les ordres de faire ce qu’il y avoit de service dans la maison, dans les étables, dans les écuries, & d’éxécuter ces divers commandemens, assez diligemment pour avoir le tems d’aller cueillir des poires, & pour les porter vendre à la Ville.

Le dernier de ces ordres rendit tous les autres faciles. Liron en fut ravie, car les charmes du beau Chasseur, avoient fait une impression sur son esprit, qui avoit été jusqu’au cœur. Ainsi se hâtant d’obéir à sa belle-mere, elle redoubla la diligence dont elle usoit d’ordinaire ; & assistée de son cher Castor, tout fut fait en peu de tems ; Richarde la voyant prête à partir, lui donna un panier plus grand & plus embarassant que celui qu’elle avoit eu ci-devant pour commencer à la chagriner par de nouvelles mortifications ; elle ne se contenta pas de redoubler sa charge, elle voulut qu’elle fût mise le plus mal qu’il se pourroit : Au lieu de son habit blanc, qui, à la vérité, n’étoit plus mettable, elle lui fit prendre une robe de toille grossiére & ses sabots (lui enveloppant la tête d’un vilain chiffon qui cachoit la coëffure.) Ce fut en ce misérable équipage que Liron fut envoyée au poirier.

Elle rioit en elle-même de cette inutile précaution, bien persuadée que pour être plus proprement mise, elle n’avoit qu’à aller trouver les Nayades. Ainsi la parure n’étoit pas ce qui causoit son inquiétude : elle appréhendoit plutôt que le beau Chasseur ne fût rebuté de l’avanture de la veille, & qu’il ne voulût plus revenir dans le même endroit. Mais à tout hasard, elle jugea à propos de commencer par aller à la fontaine.

Elle y fut reçue & régalée à l’ordinaire, & ayant témoigné aux Nayades, la peine que lui causoit le vilain ajustement dans lequel elle étoit. Comme ce n’est que pour me mortifier, leur dit-elle, que ma belle-mere me veut obliger de paroître ainsi accoutrée, devant ce jeune Seigneur, je vous avoue qu’elle doit être satisfaite, car elle a réussi à merveille.

Nous tromperons sa malicieuse intention, reprit Cristaline, si vous le désirez bien fort. Le linge que vous avez sur la tête ne tient à rien, & il nous sera facile de vous faire changer de robe. Mais, ma chere Princesse, si vous me voulez croire, vous garderez celle que vous avez, & vous laisserez votre coëffure comme elle est. Ma science m’apprend que ce beau jeune homme a pris de l’inclination pour vous : je suis bien aise qu’il rende justice à vos seuls appas.

Mais je voudrois que vous en dussiez la conquête à votre seule beauté ; & pour cela il ne faut pas que le Chasseur soupçonne que la coqueterie ait quelque part à vos démarches, c’en seroit assez pour lui inspirer plus de mépris que d’amour : & si vous voulez m’en croire, vous vous présenterez à ses yeux telle que vous êtes, vous contentant d’être parée de vos propres charmes.

Le sentiment de Cristaline n’étoit pas celui de la Princesse ; cette derniere n’osoit présumer assez de ses appas, pour espérer qu’ils prévaudroient sur l’affreux équipage où Richarde l’avoit mise. Mais outre sa docilité naturelle, elle avoit une confiance entiére dans la bonté & la prudence des Nayades. De plus, la honte d’avoir pensé à faire une telle démarche pour plaire à un inconnu l’empêchoit encore d’insister, ainsi cédant à l’avis que l’on lui donnoit, elle partit sans différer accompagnée de ses esprits aëriens, qui vinrent la soulager comme ils avoient fait la premiere fois, & qui pour hâter son ouvrage avoient cueilli & amassé les poires, ensorte qu’elle les eut bien-tôt rangées dans sa corbeille, laquelle par le soin des Silphes ne lui parut que d’un poids fort léger.

Le Chasseur avoit été au désespoir de l’avanture de la veille, & craignant de ne plus revoir sa belle Fruitiere, il avoit devancé le jour, & fait poster à diverses distances des gens à cheval, avec ordre de venir l’avertir si elle paroissoit dans le chemin du Marché. Peu content de cette précaution il y fut lui-même, demandant à tous ceux qui passoient près de lui, s’ils n’avoient pas vû une jeune fille vêtue de la façon que Liron avoit paru à ses yeux : Mais personne ne lui en pouvoit dire de nouvelles, & il avoit perdu presque toute espérance, quand un de ceux qui le suivoient, qui pour satisfaire à ses inquiétudes venoit de monter sur un arbre, lui cria qu’il voyoit une femme dans la plaine, mais qu’elle étoit trop éloignée pour qu’il lui fût possible de discerner si c’étoit Liron, ni même son ajustement.

Malgré l’incertitude dans lequel cet avis le laissoit, le Chasseur fut charmé. Son cœur lui disant que c’étoit sa Bergere, il courut au devant, & la trouva à l’entrée du bois. Mais sa joye fut bien modérée lorsqu’en distinguant les objets, il eut sujet d’appréhender que ce ne fût pas Liron, de qui l’habillement précédent étoit si différent de celui qu’elle portoit alors, & ne pouvant la reconnoître sous le voile obscur dont Richarde l’avoit couverte, il ne laissa pas de s’en approcher avec beaucoup d’honnêteté, présumant que cette femme pourroit être quelque esclave de la même maison, par qui il pourroit au moins apprendre des nouvelles de Liron.

Bonne Esclave, lui dit-il, voulez-vous me vendre vos fruits ? Seigneur, reprit la feinte Esclave, en déguisant sa voix, je ne les apporte qu’avec l’intention de m’en défaire. Si vous avez la bonté de les acheter, je vous en aurai beaucoup d’obligation : ma mauvaise fortune m’ayant fait tomber entre les mains d’une Maîtresse cruelle, je serois fort maltraitée si je ne les vendois pas. Au contraire, si vous daignez les prendre, comme cela m’épargnera la peine d’aller jusqu’au Marché, je serai de retour plus tôt, & j’éviterai par ma diligence, les mauvais traitemens qui ne me manquent pas lorsque je tarde trop. Elle disoit ces mots d’une voix si touchante, qu’encore que le Chasseur ne la connût pas, il fût pénétré du triste état où elle se présentoit.

Je vous délivrerai de cette infortune, lui dit-il, & ne bornant pas mes bons offices à vous débarrasser simplement de votre fruit, non seulement je vais vous le payer, mais si vous voulez me rendre un service, je vous donnerai de quoi vous racheter. Il ne faut pour cela que m’apprendre si vous demeurez dans la maison où est Liron, & si vous en sçavez des nouvelles : dites-moi promptement, pourquoi elle ne vient plus vendre de fruit. Il faut aussi que vous m’enseigniez le chemin qu’elle tient ordinairement, au moyen de cela, vous tout espérer de ma reconnoissance.

A quoi vous serviroit d’être instruit de ce que vous me demandez, reprit Liron, vous seriez mal reçu où elle est, & votre présence serviroit de prétexte aux rigueurs qu’on a pour elle : Ainsi, Seigneur, poursuivit la feinte Esclave, suivez mon conseil, & cessez de la chercher ; votre connoissance n’est pas assez ancienne pour que vous deviez faire difficulté d’y renoncer. Ah ! il n’est plus tems, s’écria le Chasseur, je ne l’ai que trop vûe pour mon repos : il faut que je la voye toujours ou que je meure.

Puisque vous daignez ainsi me confier vos sentimens, ajoûta Liron, souffrez, Seigneur, que je vous représente que vous vous abandonnez trop à la violence d’une passion qui ne peut avoir un heureux succès. Je suis dans le même lieu où est cette Bergere, & je sçai tout ce qu’elle pense. Je prends part à ses malheurs. Ses peines sont les miennes : mais elles augmenteroient considérablement, si elle croyoit que vous pensassiez aussi désobligeamment pour elle, puisque l’idée que vous semblez en avoir est entierement opposée à celle que vous doit inspirer sa vertu… Ah ! chere Esclave, reprit le Chasseur, avec précipitation, puisque vous êtes son amie, assurez la, que l’amour que j’ai pour elle, n’est pas incompatible avec la plus parfaite estime. Je ne l’ai vûe qu’un moment, & sa beauté m’a ravi. Mais la douceur & le mérite qui brille en toute sa personne, m’ont inspiré pour elle, autant de respect que d’amour.

Vous attribuez peut-être, dit Liron, l’effet que son ajustement galant a produit sur votre esprit, à un amour, que votre cœur ne ressent pas ; mais si vous la voyiez vêtue différemment, vous vous désabuseriez, & vous seriez piqué de votre erreur.

Ces vaines parures, repartit le Chasseur, ne peuvent me faire prendre le change. Je suis accoutumé à voir, sans émotion, celles des Dames de la Cour. Je sçai bien mettre la différence qui convient entre les graces naturelles, & celles qui ne sont dûes qu’à l’artifice. Il n’y en a aucunes qui puissent entrer en comparaison avec la charmante Liron… Mais continua-t-il d’un air de bonté, en s’interrompant lui-même, je parle, & je ne fais pas attention que vous êtes debout accablée sous le poids de cet énorme panier.

En disant cela, il fit signe à ses gens de le prendre : il étoit si lourd que deux hommes ne le mirent pas à terre sans peine, ce qui toucha le Chasseur d’une extrême pitié.

Liron auroit bien voulu se retirer sans être découverte. Ce qu’elle venoit d’entendre, en lui laissant entierement connoître les sentimens de ce jeune inconnu lui causoit une certaine timidité, qui lui faisoit redouter son entretien lorsqu’il s’appercevroit qu’elle étoit cette même Liron dont il étoit amoureux. Portant, dans cette intention, la main à son voile, elle fit un effort pour le retenir : mais elle ne put empêcher qu’il ne suivît le panier, & que le Chasseur ne la reconnût.

Quoi ! C’est vous charmante Liron, s’écria-t-il, avec un transport de joye : Helas ! c’est vous, poursuivit-il, mon cœur me le disoit, & sans en pénétrer la raison je ne pouvois me résoudre à m’éloigner d’une esclave si chere : Mais, reprit-il, en changeant de visage, & en témoignant autant de douleur qu’il avoit fait paroître de joye un moment auparavant, Par quel malheur me suis-je attiré votre haine ! & pourquoi me refusiez-vous le plaisir de vous connoître ! Que dis-je ! ce n’est pas tout, vous vous déguisez en Esclave pour me venir apprendre que mon amour vous offense ; & en écoutant trop vos scrupules, vous me déclarez nettement que je n’ai rien à espérer de votre cœur.

Ce n’est point un déguisement que l’état où vous me voyez, dit Liron, c’est mon habit ordinaire. Sans être esclave par le droit de la guerre, ou par la bassesse de ma naissance, je le suis d’une belle-mere, qui me traite comme si la justice l’autorisoit dans ses procédés. L’habit que j’avois il y a deux jours, étoit un présent qu’on m’avoit fait, mais par un malheur qui arriva hier à la fille de cette rigoureuse belle-mere, & dont elle s’imagine que je suis la seule cause ; elle & sa fille ont pris ce prétexte pour me dépouiller & pour m’envoyer ici, habillée comme vous me voyez : mais ce n’est pas ce qui cause mon inquiétude ; au contraire j’ai quitté cet habit avec joye, comptant que par ce moyen je pourrois être moins connue ; & je me flattois que sous un autre habillement j’éviterois des discours ausquels il ne m’est pas permis de répondre. Cette précaution a été inutile, je n’ai pû me soustraire aux effets de votre politesse & de votre bonté : Mais enfin, Seigneur, puisque vous connoissez ma figure, je ne crois pas devoir vous cacher mon caractére, il ne s’agit que d’un mot : C’est que si vous voulez que je vous apporte de nos fruits tandis qu’ils dureront, il faut vous répondre à ne me pas faire ici l’objet de vos galanteries ; car si vous continuez de me parler sur ce ton, quelque chose qui ne puisse arriver, je m’exposerai à tout plutôt qu’à vous entendre.

Le Chasseur confus de cet excès de sévérité, voulut envain engager Liron à s’en relâcher. Mais voyant que ses efforts étoient inutiles, il se retrancha à lui demander du moins sa confiance & son amitié, lui jura de ne rien entreprendre qui pût la faire repentir de les lui avoir accordées, la priant instamment de souffrir qu’il partageât des peines ausquelles, si elle le lui vouloit permettre, il apporteroit, peut-être, quelques remèdes par lui ou par le secours de ses amis ; qu’il la prioit donc en grace de vouloir bien l’informer de sa véritable situation.

La Bergere écoutoit déja trop son penchant pour résister à ces sollicitations ; & elle se disoit que la raison & la bien-séance qui ne lui permettoient pas de le regarder & de le souffrir comme un amant, ne pouvoient empêcher de lui accorder la satisfaction de le recevoir pour ami. Elle refusa pourtant de lui dire son nom, celui de son pere & le lieu de leur séjour : mais elle ne lui déguisa rien des mauvais traitemens qu’elle recevoit de la part de Richarde & de sa fille.

Ce jeune homme fut indigné en apprenant les barbares procédés de ces furies, il ne pouvoit se poseder, sur-tout en songeant à l’audace qu’elles avoient de tenir sous l’habit, & aux occupations des Esclaves, une personne libre, de qui l’éducation annonçoit une naissance illustre. Si votre vêtement abject me choque, lui dit-il, ce n’est pas, belle Liron, qu’il dérobe rien à vos charmes, vous êtes toujours la plus aimable personne du monde : mais il est horrible que des créatures qui n’ont aucun droit sur vous, & qui vous font sans doute aussi inférieures par la naissance, qu’elles le sont de toute autre façon, vous traitent si indignement. Je puis les en punir, & il faut que je vous venge.

A ces mots, il appella les gens qui, par respect, s’étoient retirez à quelque distance : mais Liron qui craignoit des conséquences dont elle ne vouloit pas instruire ce nouvel ami, l’arrêtant avec empressement : Que prétendez-vous faire, lui dit-elle, songez que vous ne pouvez rien entreprendre pour me venger sans me perdre, il faut que je remplisse ma destinée ; & il ne m’est permis de tenter le moindre effort pour la faire changer. J’ai perdu toute espérance. Ce n’est que de la mort seule, ajoûta-t-elle, que je puis attendre du secours.

Le Chasseur, qui ne se payoit pas de ses raisons la prioit de le laisser agir ou de lui faire la confidence entiere ; mais il ne put obtenir ni l’une ni l’autre de ses demandes ; & elle s’obstinoit à n’en pas dire davantage, en continuant à exiger qu’il ne fit aucunes démarches en sa faveur. Pour le résoudre à lui obéir, elle eut besoin de tout le pouvoir que ses appas lui donnoient sur lui. Elle n’y réussit même qu’en lui promettant de revenir le voir toutes les fois qu’elle le pourroit ; & malgré cette promesse ce ne fut pas encore sans peine qu’elle obtint qu’il ne la suivroit pas. Il fallut qu’elle joignît aux prieres qu’elle lui en avoit déja faites, la menace de se retirer en quelque lieu inconnu où elle seroit à l’abri de ses persecutions. Il la laissa enfin de-peur de lui déplaire.

Elle fut payée encore cette fois avec une plus grande profusion que la première ; & elle retourna chargée d’or, ce qui contenta beaucoup Richarde, & qui lui auroit presque fait oublier la colère, ainsi que l’accident de sa fille, si Pigrieche avoit été aussi aisée à satisfaire. Cet heureux succès loin de la calmer ne servit qu’à redoubler sa fureur, en le comparant au sien. Il falloit que Richarde aimât autant les richesses pour tenir contre les sollicitations de sa fille. Mais la vûë des Piéces d’or & leur abondance furent une si puissante protection pour Liron, que l’avare Richarde ne put se résoudre à lui faire du mal tandis que les poires durérent.

Liron en alloit porter tous les matins, & le Chasseur éxact au rendez-vous, lui épargnoit souvent la moitié du chemin : il seroit venu plus loin, avec un grand plaisir, si elle avoir voulu le lui permettre. Il trouvoit toujours une nouvelle douceur à la voir. Elle la partageoit, & ils ne se séparoient jamais sans un extrême regret, tandis que Richarde ne la voyoit revenir qu’avec une joie infinie.

A son retour du Marché Liron alloit garder ses moutons aux environs de la fontaine, faisant à l’ordinaire sa cour aux Nayades par ses chansons & par son lut, pendant que le Chasseur que ces fréquentes entrevûes avec sa Bergere avoient achevé de charmer, ne pensoit qu’à l’heureux moment qui devoit la lui ramener, & que Liron qui n’étoit que trop sensible au plaisir de revoir cet aimable inconnu n'avoit pas moins d’impatience de se retrouver au rendez-vous.

Cependant le fruit étant fini, ces Amans qui s’étoient accoutumés au plaisir de se voir tous les jours se trouvérent fort à plaindre, quoique leurs entrevûes ne durassent pas plus d’une heure, & que la scrupuleuse Liron, eût toujours interdit à son Amant la liberté de parler d’amour. Mais comme au défaut de la langue, le beau Chasseur faisoit parler ses yeux, & qu’il ne doutoit presque point qu’ils ne fussent entendus, puisqu’on leur répondoit même quelquefois sans le vouloir, & sans s’en appercevoir ; c’étoit pour lui une extrême consolation, qui cessa tout d’un coup avec la vente du fruit.

La privation du plaisir que Liron trouvoit à aller vendre ses poires, ne fut pas le seul malheur où elle fut exposée. Dès qu’elle n’apporta plus de profit, la fureur de la fille trouva accès dans le cœur de la mere. Elles chercherent conjointement de nouvelles occasions de tourmenter Liron, & de lui faire plus de mal que jamais. Pigrieche, imagina pour cela un moyen qu’elle crut infaillible. Il y avoit à une lieue de leur demeure & dans un endroit extrêmement désert, un moulin qu’on appelloit le moulin de malheur. Il avoit été nommé de la sorte, parce que depuis bien des années il n’y avoit jamais été personne à qui il ne fût arrivé en chemin quelqu’accident fâcheux : beaucoup de gens n’en étoient point revenus, sans qu’il eût été possible de sçavoir ce qu’il leur étoit arrivé, & les moins malheureux étoient ceux qui repassoient avec quelques membres disloqués, ou avec des morsures de bêtes vénimeuses, ou féroces. Les dangers inévitables qui environnoient ce funeste moulin, en avoient éloigné tout le monde, & on n’y alloit plus du tout, quoique l’on n’ignorât pas, que malgré les malheurs que l’on éprouvoit alentour, la farine qui en venoit ne laissoit pas d’être excellente, & valoit toujours le double de celle qu’on faisoit ailleurs. Cependant on y avoit absolument renoncé, & qui que ce soit n’y osoit aller.

On imputoit tous les accidens qui arrivoient à une lieue à la ronde au Meûnier & à sa femme, qu’on disoit, être abonés avec les esprits malins pour faire périr tous ceux qui approcheroient de leur séjour.

Ce qui donnoit le plus de sujet à ces soupçons, c’étoit leur humeur solitaire. Les terres qui environnoient leur moulin, leur appartenoient, & sans sortir de cette enceinte ni avoir de commerce avec personne, ils vivoient retirés chez eux où il n’étoit pas possible de sçavoir ce qu’ils faisoient.

Cette vie singuliere, & le péril qu’il y avoit à les aller visiter, les rendoit si redoutables, qu’ils avoient donné occasion à une malédiction. Quand quelqu’un étoit couroucé contre ses ennemis il souhaitoit qu’ils fussent obligés d’aller chercher de la farine au moulin de malheur.

Ce fut à ce terrible moulin que Richarde ordonna à Liron de conduire son bled. Cette proposition la fit trembler : mais les arrêts qu’on lui prononçoit étoient sans appel, & il ne lui fut pas permis de faire la moindre représentation ; au contraire la répugnance qu’elle témoignoit ne servoit qu’à combler de joye ses ennemies, de sorte qu’il fallut partir sans différer. Par bonheur, elles ne s’avisérent pas de lui ôter sa Houlette & son Castor. On lui donna un vieil Asne boiteux, chargé de deux sacs de bled, & on lui défendit surtout de ne le pas abandonner, lui ordonnant de le ramener tel qu’elle l’emmenoit.

Il y avoit un motif malicieux à cette défense, ainsi qu’à lui avoir donné une monture aussi estropiée, parce qu’elles espéroient que les accidens inévitables sur la route où elles l’envoyoient, ne manqueroient pas de l’accabler, tandis qu’elle seroit occupée à la garde de son âne, ou même à le défendre.

Elle s’en alla, ainsi, traînant ses gros sabots, ou plutôt sa chaussure légere qu’elle tenoit des Nayades ; & qui leur ressembloit extérieurement.

Sa belle-mere lui dit en la voyant partir, que comme il s’en falloit beaucoup qu’elle se fiât à elle, parce qu’elle la connoissoit trop paresseuse, & qu’elle étoit persuadée que pour éviter la peine de faire ce voyage, elle étoit capable de feindre qu’elle prenoit le chemin de malheur sans y aller. Elle prétendoit qu’elle lui donnât des preuves autentiques qu’elle y avoit été ; & que pour cela il falloit qu’elle lui en apportât des fleurs, non pas telles qu’elles sont d’ordinaire dans les parterres, mais de pierreries que le jardin du moulin de malheur produisoit sans nombre, à ce que disoit le bruit commun. Enfin elle lui ordonnoit de lui en rapporter un bouquet fort ample, sinon qu’elle livreroit Bon & Rebon au cruel Ambitieux.

Liron connut tout le danger de ce voyage, ne doutant pas du motif qui avoit obligé sa belle-mere à le lui ordonner. Mais la menace qui accompagnoit cet ordre ne lui permettoit pas seulement d’y faire la moindre réflexion ; ainsi sans se donner la peine de faire des réprésentations inutiles, elle se mit en marche, non pas pour aller tour de suite au moulin comme Richarde se l’imaginoit, mais pour aller chez les Nayades, comptant bien qu’elle ne sortiroit point de chez elles sans en avoir reçu des avis salutaires.

Elle s’y rendit le plus diligemment qu’il lui fut possible ; & laissant son troupeau en garde au fidéle diligent, elle pénétra jusqu’à leur Palais, où elle leur exposa sa nouvelle commission, & la crainte qu’elle avoit d’y succomber. Ne craignez rien, belle Lisimene, lui dit Cristaline, quelque dangereuse que soit cette occasion, vous vous en tirerez glorieusement & loin qu’elle vous soit fatale, votre bonheur sortira des persécutions de vos lâches ennemies. Ainsi, éxécutez tranquillement tous les ordres qu’elles vous donneront. Pour commencer par celui-ci, il est question de vous borner simplement à trois choses, sçavoir, prudence, éxactitude, & douceur. En voici l’explication. Premierement, évitez le grand chemin, il est le plus court, mais le moins sûr. Ecoutez attentivement tout ce que je vais vous dire : Vous allez trouver une route à la droite, c’est par-là que vous devez passer sans vous rebuter de sa longueur. Vous entendrez sans doute parler dans le chemin, dont vous ne ferez séparée que par une haye : mais quelque bruit que vous y entendiez faire, ou quelque chose qu’on y puisse dire, gardez-vous de vous retourner, soit pour voir, soit pour entendre. Résistez courageusement à la curiosité d’apprendre ce qui n’est pas de vos affaires. La prudence & la discretion vous le défendent, & votre sûreté l’éxige, & elle y est attachée.

C’est ici, poursuivit la Nayade, que l’exactitude est nécessaire pour vous faire résister à la crainte que vous pourront donner les bêtes féroces, que vous ne manquerez pas de rencontrer. Souvenez-vous, que non-seulement je vous défends de les fuir, mais que je vous ordonne de les attendre de pied ferme. La confiance que vous aurez en notre amitié augmentera votre courage, & vous doit persuader que je ne vous exposerois pas à ce danger, si je ne pouvois pas vous donner un moyen de vous en préserver : C’est de les toucher de votre houlette. Quand aux bêtes vénimeuses, vous n’aurez pas la peine de vous en défendre, ce sera l’affaire de votre Castor, de vous garantir de leur fureur, sans que vous daigniez les fuir ni les combattre. Si vous trouvez, chemin faisant, occasion de rendre service à quelqu’un, ne résistez pas à votre humeur bienfaisante ; & si vous rencontrez des brutaux, qui vous parlent incivilement, ne les combattez que par la douceur de vos réponses, sans pour cela négliger de les obliger, en vous souvenant qu’il faut faire tout le bien que l’on peut, & ne pas faire attention si ceux qui le reçoivent en paroissent dignes. Il arrive souvent qu’un bon office reçu par quelqu’un que l’on croit méchant ou inutile, est récompensé au centuple, & acquiert à ceux qui l’ont rendu des amis fideles qui ont autant de pouvoir que de reconnoissance.

Ce n’est pas le tout, quand vous serez arrivée près du Moulin, continua Cristaline, vous y trouverez des Chiens farouches, qui se voudront jetter sur vous : Mais, ajoûta-t-elle, en lui présentant un gâteau, voici de quoi les appaiser ; vous leur en jetterez ce qui les rendra doux & fournis. C’est le dernier danger que vous trouverez sur la route, si vous vous comportez prudemment.

Il en est encore un qui vous attend à la porte du Moulin, poursuivit-elle, & qu’il vous sera facile d’éviter, en ne prenant pas le marteau avec la main, gardez-vous d’y toucher, & vous contentez d’amasser une pierre, avec laquelle vous frapperez. Si le Meûnier & sa femme vous reçoivent mal, appaisez-les par votre douceur & par votre politesse. Pourvû que vous en agissiez de la sorte, leur mauvaise humeur se dissipera aisément. Je les connois, & je n’ignore pas le motif qu’ils ont pour en agir de la sorte ; je puis vous assurer que vous ne serez pas fâchée de les connoître aussi, non plus que d’avoir fait ce voyage. Allez, ma chere Lisimene, partez sans differer davantage, avant la fin du jour, vous expérimenterez l’utilité de mes conseils, & votre belle-mere sera la dupe de sa malice. Sur-tout n’oubliez pas à demander le bouquet de pierreries qu’elle vous a ordonné de lui apporter. Le Meûnier ou sa femme vous offriront la permission de le cueillir ; mais n’en faites rien, & s’ils s’y obstinent, revenez plutôt sans bouquet. Adieu, Princesse ; vous n’avez pas de tems à perdre.

Après avoir écouté fort attentivement tout ce que sa Protectrice lui avoit dit, Lisimene partit bien résolue de s’y conformer. Elle eut à peine fait deux cent pas, en suivant la route que la Nayade lui avoit enseignée, qu’elle entendit dans le grand chemin deux femmes qui se disputoient aigrement, au sujet de quelques fripponneries qu’elles convenoient avoir faites ensemble. Mais il s’en falloit beaucoup qu’elles convinssent de ce qui devoit leur en revenir pour leur partage. Elles se reprochoient leur peu de probité en des termes si plaisans, & rappelloient des circonstances si singulieres, que Liron, ne pouvoit s’empêcher d’en rire.

Ce qui lui en donnoit plus d’envie, c’est qu’elle crut reconnoître la voix des deux esclaves favorites de Richarde, & les seules en qui elle se fioit : Elle fit un mouvement pour écarter la pallissade ; mais se ressouvenant des conseils qui lui avoient été donnés, elle se reprocha son indiscrete curiosité, & passa son chemin en doublant le pas.

Elle alloit extrêmement vîte, lorsque sa marche fut ralentie par le son d’une flute douce, de qui l’excellence étoit soutenue par celle d’une voix de femme, qui chantoit des paroles dont le sens étoit que les efforts que l’on pouvoit faire, & les obstacles qu’on entreprenoit d’opposer à l’amour, loin de le détruire, ne servoient qu’à le rendre plus fort & plus constant. Après avoir cessé de chanter, la même femme prononça très-distinctement ces paroles : Helas ! dit-elle, il n’est que trop vrai, on s’expose à tout quand on aime ; & la prudence parle vainement. Je l’éprouve en ce moment. Je me trouve ici, qu’y suis-je venue faire ? entretenir un Amant haï de ma famille, & qu’il m’est défendu de voir. Ah ! Berger, à quoi m’exposez-vous ? Si cette démarche vient à éclater, je suis perdue sans ressource. Que diroit-on, si on nous sçavoit seuls dans ce désert. Non, je ne puis m’en éloigner trop promptement pour réparer cette imprudence & pour fuir tous les dangers qui l’environnent. Pourquoi voulez-vous me priver sitôt de votre présence, charmante Bergere, reprit un homme, qui étoit sans doute celui qui avoit joué si délicatement de la flute ? Il n’y avoit de danger qu’à sortir de chez vous & à vous mettre en chemin, continua-t-il, puisque vous n’avez pas été apperçue en venant, il est impossible à présent qu’on puisse soupçonner où vous êtes. Laissez-moi de grace jouir du plaisir de vous voir sans l’empoisonner par ces cruelles réflexions. Hélas ! ces heureux instans sont si rares, pourquoi les troubler de la sorte ? Il me semble que mon amour mériteroit un sort plus favorable. Et puisque votre troupeau est en sûreté, vous pouvez encore me donner quelques-uns de ces momens précieux, qui sont seuls capables de faire tout le bonheur de ma vie, ne me les refusez pas.

Ce discours surprit d’autant plus Lisimene, qu’elle n’avoit point vû de Bergers galans dans ce pays, ni ailleurs, ayant toujours, imaginé que des Pasteurs de l’espéce dont devoit être celui-la & sa Bergere n’existoient que dans les livres, & qu’ils n’étoient connus en aucun autre pays que celui des romans. Elle avoit été persuadée jusqu’à ce moment que toutes les Bergeries du monde ne consistoient que dans un ordre de Pastres grossiers, qui se trouvent par-tout où il y a des troupeaux.

Cette nouveauté lui inspiroit un violent desir de voir ce couple Pastoral, & sans l’avertissement de Cristalline, elle seroit descendue dans le chemin par une coupe qui étoit à la pallissade près du lieu d’où partoient ces voix ; & pour rencontrer les objets de sa curiosité, elle n’avoit besoin de s’éloigner du sentier où elle étoit que de deux pieds au plus : mais au moment qu’elle alloit succomber à cette indiscrete envie, son Castor qui marchoit sur ses pas, se mit à côté d’elle, & la poussa en passant, ce qui lui rappella l’ordre positif qu’elle avoit reçu de ne se pas écarter de la route. Elle eut honte d’avoir été si curieuse, & continuant son chemin, elle se promit bien d’être dans la suite plus en garde contre des occasions si séduisantes, car peu s’en étoit fallu qu’elle n’y eût succombé. Elle en étoit toute occupée, & ne doutoit pas que ce ne fût une continuation des bontés des Nayades qui avoit fait approcher Diligent d’elle si à propos, lorsqu’elle entendit forcir des brossailles voisines un bruit comme de quelqu’animal qui les traversoit.

Ce bruit lui fit tourner la tête, et elle vit sortir d’un fort extrêmement épais un loup horrible, le poil hérissé, les yeux en feu, & la gueule béante, qui venoit à elle pour la dévorer. Elle fremit sa vûë : mais sans faire aucun mouvement pour fuir. Au contraire, ayant laissé approcher le loup, elle lui donna un coup de sa houlette dans la gueule, qui le jetta mort à ses pieds. La facilité avec laquelle elle venoit d’échapper à ce danger, lui inspirant un nouveau courage, elle ne fut pas effrayée de trouver sur ses pas à droite & à gauche des bêtes vénimeuses beaucoup plus grosses qu’elles ne le sont ordinairement. Diligent, qui les apperçut aussi-tôt que sa Maîtresse se jettant sur elles, à coups de pattes & de dents, les écarta dans un moment, & marchant devant Liron, il acheva d’assurer son chemin.

Elle n’étoit plus qu’à une distance médiocre du Moulin, quand les cris douloureux d’un enfant attirant son attention, la firent voler au lieu d’où ils partoient. Elle ne craignoit plus de contrevenir aux avis de la Nayade car elle avoit également abandonné le grand chemin, dont la route, en tournant l’avoit entiérement éloignée, & ensuite cette même route se perdoit dans une prairie qui lui restoit à traverser, le Moulin étant directement au bout. Les cris qu’elle entendoit n’étoient pas éloignés d’elle, & ne pouvoient partir que d’une fontaine, près de laquelle il lui falloit passer pour arriver au lieu où elle vouloit aller ; mais loin de s’y rendre à petit pas, en conduisant son âne boiteux, elle l’abandonna à la garde de son Castor, & prit sa course vers le lieu où on avoit besoin de son secours.

Rien ne couvroit cette fontaine, qui n’avoient que quelques buissons sur les bords : Elle fut effrayée en y arrivant d’y voir un enfant qui ne paroissoit pas avoir plus de cinq ans ; elle appréhenda de ne pouvoir le sauver, parce que ses habits tout mouillés l’entraînoient par leur poids, & lui avoient ôté la force de regagner le bord, en sorte qu’à peine lui restoit-il celle de tenir la bouche hors de l’eau, & sans le secours d’une petite branche, à laquelle il s’étoit accroché, qui même étoit prête à rompre, la bonne volonté de Lisimene auroit été inutile.

Quoiqu’elle n’esperât pas trouver de Nayades dans cette fontaine, & que le froid fût excessif, elle n’hésita point sur le parti qu’elle avoit à prendre ; cette généreuse Princesse descendit dans la fontaine, où elle eut de l’eau jusqu’à l’estomach, & ce ne fût pas sans risque pour sa vie qu’elle sauve celle de cet enfant. Elle le saisit enfin ; mais ne pouvant sortir de cette fontaine en le tenant entre ses bras, elle fut obligée de le lancer sur le bord.

Ce n’étoit point en badinant que ce petit garçon étoit tombé en danger, mais par la peur qu’il avoit eue d’une Ourse qui le poursuivoit vivement, & qui l’avoit obligé de se jetter dans l’eau, n’ayant pas d’autres moyens pour éviter la fureur de cette bête cruelle, qui roda long-tems autour de la fontaine : c’étoit ce qui faisoit pousser à l’enfant, les cris que Lisimene avoit entendus. L’Ourse à son aspect, s’étoit cachée dans un gros buisson, mais elle en sortit dès qu’elle vit sa proie hors de l’eau, & s’élança dessus. Ce petit garçon qu’elle auroit emporté, si Lisimene qui achevoit de sortir de la fontaine n’eût volé au secours de l’enfant avec autant d’agillité que si ses habits n’avoient pas été mouillés. Elle courut si vîte, qu’elle atteignît l’Ourse, & la tua avant qu’elle eût eu le tems de faire aucun mal à sa proye.


TROISIÉME JOURNÉE.


QUoique cet enfant ne fût point blessé, il étoit cependant évanoüi de peur ou de fatigue, de sorte que Liron fut obligée de l’emporter dans ses bras jusqu’au Moulin, où à son arrivée elle eut à essuyer l’attaque de quatre dogues en furie, qui se voulurent jetter sur elle : mais elle les appaisa en leur jettant à chacun une part du gâteau que Cristaline lui avoit donnée, qui les rendit sur le champ aussi doux que des moutons, Liron n’ayant pas oublié l’instruction de la Nayade, se garda bien de toucher le marteau : elle amassa une pierre, & la jetta contre la porte du Moulin, qui s’ouvrit aussi-tôt.

Qu’est-ce que cette façon de frapper, dit le Meûnier en colère ? N’y a-t-il pas de marteau à la porte, sans vous servir de pierre pour l’enfoncer ? N’y retournez pas davantage, car si cela vous arrive encore une fois, je vous en ferai repentir.

Liron ne trouva pas cet homme moins brutal qu’on le lui avoit dépeint, mais voulant l’appaiser : Je vous demande pardon, Seigneur, lui dit-elle, avec douceur, je ne l’ai pas fait à dessein de vous offenser ; si vous sçaviez mes raisons, je suis persuadée que vous recevriez mes excuses … Bon bon, des raisons & des excuses, reprit-il, on n’en manque point ; mais si vous y revenez, vous verrez que je n’entens pas raillerie ; cependant ajoûta-t-il, puisque vous voilà, passe pour cette fois, entrez & voyons de quoi il est question.

Liron dont les habits dégouttoient d’eau, profitant de la permission qu’il lui donnoit s’approcha, en tremblant, du feu, auprès duquel étoit la Meûnière, qui n’avoit pas un air moins farouche que son mari. Leur laideur & un certain air rogue dont elle étoit assaisonnée, avoient ôté l’assurance à la Bergere de demander du secours pour l’enfant qu’elle avoit sauvé de l’eau ; elle le tenoit enveloppé dans le devant de sa robe sans oser le montrer. Qu’ayez-vous-là, dit brusquement la Meûniere ? Helas ! Madame, reprit Liron, c’est un malheureux enfant qui est demi mort de froid, je l’ai tiré de l’eau où il se noyoit, & si j’ai commis une impolitesse en frappant à votre porte d’une façon peu convenable, je ne l’ai fait que par l’empressement que j’avois de me voir plutôt en état de soulager ce pauvre petit, qui a un besoin extrême d’être réchauffé : en disant cela elle le découvrit. Que vois-je ! s’écria cette femme, en le prenant entre ses bras ; C’est mon fils ! ah ! belle Bergere, où l’avez-vous trouvé ? Le Meûnier accourut à ces cris. Liron leur dit naturellement de quelle façon la chose étoit arrivée, & ce qu’elle avoit fait pour sauver leur fils sans le connoître. A mesure qu’elle parloit le front brutal du Meûnier & de sa femme se déridoit, pour faire place à une phisionomie douce & caressante.

Lorsque Liron eût cessé de parler, la Meûnière l’embrassant, ne se pouvoit lasser de louer la générosité avec laquelle elle s’étoit exposée pour secourir un enfant qu’elle ne connoissoit point.

Cependant l’enfant que sa mere avoit dépouillé de ses habits mouillés, & à qui elle en avoit donné de secs, étant rechauffé, & ayant repris ses esprits, raconta lui-même tout ce que Liron avoit fait pour lui, & le Meûnier étant sorti, rentra peu de tems après, traînant l’Ourse après lui.

Courageuse Princesse, lui dit-il, belle Lisimene, un bienfait n’est jamais perdu : vous m’avez rendu le plus grand service que je pouvois recevoir, il est juste qu’à votre tour vous ayez sujet d’être contente de ma reconnoissance.

On vous a envoyée en ce lieu pour vous perdre, continua-t-il, mais la mauvaise intention de vos ennemies, loin de réussir comme elles l’espéroient, tournera à votre gloire, & à leur confusion, & vous vous souviendrez toujours avec plaisir d’être venuë au Moulin de malheur, puisque vous y trouverez les secours qui seuls peuvent vous sauver la vie.

La joie que ce Pere & cette Mere ressentoient de voir leur fils échapé de deux grands dangers, les empêcha d’abord de s’appercevoir que Lison n’avoit pas moins besoin de changer d’habillement, que cet enfant ; mais l’ayant enfin remarqué, ils lui en donnerent promptement un autre bien plus riche que celui des Nayades ; il étoit d’une étoffe brodée avec autant de magnificence que de bon goût. Le Meûnier l’invita ensuite à se promener, tandis qu’il ferait moudre son bled.

Après lui avoir fait voir des Jardins magnifiques, il la fit entrer dans une grotte, où elle en trouva un autre, le plus extraordinaire qu’elle eût jamais vu. Cette grotte étoit formée de coquilles & de rocailles d’or cizelé, entremêlé de pierreries ; elle étoit environnée d’un treillage d’or, qui soutenoit des arbres de même chargés de toutes sortes de fruits formés par des diamans, des rubis, & des émeraudes ; le bas étoit en parterre, où toutes les fleurs, depuis la violette jusqu’au cinamome, se trouvaient de la même façon, le n’éclairoit point ce superbe Jardin, et le défaut de sa clarté, étoit réparée par celle de quatre torcheres d’escarboucles, qui étoient placées aux quatre coins, & qui jettoient cent mille fois plus de feu, que n’auroit pû faire l’Astre du jour.

Ce fut dans cet endroit que le Meûnier borna la promenade de la Princesse, il l’obligea à s’asseoir, & jugeant qu’elle avoit besoin de manger, il dit simplement sans lever la voix, ni se donner aucune peine : Qu’on nous serve. A l’instant Lisimene vit sortir d’entre les treillages une figure de femme, qui n’avoit pas plus d’un pied de haut, fort laide & ayant la tête plus grosse que tout le reste du corps. Cetts espece de monstre se hâtant d’exécuter l’ordre qu’elle venoit de recevoir, présenta à Lisimene les mets les plus délicieux dont ses Hôtes la convierent de manger. Quelque besoin qu’elle eût de nourriture, elle ne sçavoit si elle devoit en prendre, la Nayade ayant obmis de lui rien dire sur cet article, ce qui l’embarrassoit un peu. Le Meûnier remarquant sa perpléxité : Je ne m’offense pas de cette défiance, lui dit-il, en souriant, elle est trop bien fondée, & je ne puis m’en plaindre, puisque c’est par mes propres soins que je me suis donné la terrible réputation d’être le plus méchant homme qui soit sur la terre : mais je n’ai jamais mérité celle de traître. Puisque je vous assure que je suis de vos amis, ma parole & le service que vous m’avez rendu, doivent vous garentir la sincérité de mes promesses.

Liron cessant alors de faire des façons, encore, qu’elle ne fût point tout à fait rassurée, n’osa refuser de manger un peu : mais insensiblement, ses Hôtes lui marquerent une affection si sincére, que sa timidité se dissipant, elle leur témoigna autant de confiance qu’elle en avoit pour les Nayades.

A mesure que son appréhension se calmoit, elle reprenoit cette noble hardiesse, si naturelle aux personnes de son rang, ne se souvenant plus du personnage qui convenoit à l’esclave Liron, elle parla avec l’assurance & la liberté d’une fille de Roy.

Seigneur, dit-elle, au Meûnier (car malgré la simplicité de vos occupations) je crois que ce nom vous est dû, d’autant que ce que je vois ici ne me permet pas de douter qu’il n’y ait du mistere dans votre condition, mais c’est ce que je ne cherche point à pénétrer indiscrètement. Je me renferme uniquement à vous demander la permission de m’informer par quelle raison vous vous faites un plaisir de vous rendre la terreur du Pays, & pourquoi tout le monde ignore votre générosité : Quant à moi, qui en reçois des marques si obligeantes, j’ai une véritable impatience d’être de retour auprès de mon pere, pour la lui apprendre & la publier … Il n’est pas nécessaire, interrompit le Meûnier, si vous voulez m’obliger, je vous supplie de n’en rien faire : Quelque témoignage que vous receviez ici de ma reconnoissance, je n’exige pas de la vôtre de divulguer ce qui s’y passe ; au contraire, je vous demande en grace de me garder le secret, vous ne pourriez le reveler sans me causer beaucoup de chagrin, & sans m’exposer à me trouver en bute à la curiosité des sots, ou à la cupidité des scelerats ; mais pour vous excepter de la régle générale, & vous prouver mon estime, je veux bien vous confier ce que je cache à tout l’univers, je vous l’apprendrai même sans éxiger votre serment, présumant que la moindre parole que vous me donnerez sera sacrée ; ainsi je vous prierai simplement de me garder le secret : Je compte si fort sur votre discrétion, ajoûta-t-il, que sans attendre de réponse je vais, pour vous satisfaire, vous dire qui je suis & quel est le motif d’une maniere de vivre si singuliere.

Mon pere étoit de même profession que moi, mon ayeul en étoit aussi, & depuis qu’il y a eu sur la terre des Moulins à vent, mes ancêtres les ont toujours fait tourner : c’est à mes peres qu’une invention si utile au genre humain est dûe.

Ce métier ne paroît pas fort illustre aux orgueilleux ; mais comme mes ayeux avoient commencé à l’exercer avant que la vanité eût corrompu la simplicité des mœurs, ils se sont trouvés plus honorés de continuer dans l’emploi héréditaire de leurs peres, que s’ils eussent gagné une Couronne par des voyes illicites. Ils ne s’y enrichissoient pas, mais en travaillant ils se mettoient au-dessus de la misére, & content de leur état, ils s’y bornoient entiérement, sur-tout mon pere qui n’auroit pas voulu changer son Moulin contre le Palais du plus grand Roi.

Il étoit dans le plus beau tems de sa jeunesse, quand il s’apperçut que son argent loin de diminuer augmentoit à vûe d’œil : quelque somme qu’il en tirât, & que celui que lui produisoit son métier s’accroissoit d’une façon si visible, qu’il crut souvent s’être trompé dans son calcul ; mais enfin cela étant marqué, il ne lui fut pas possible de s’y méprendre plus long-tems. Cependant quoiqu’il y eut fait assez d’attention pour devoir être convaincu qu’il y avoit à cette augmentation quelque chose d’extraordinaire, pour en être encore plus sûr, il compta éxactement ses espéces, & y mit un bordereau ; quelques jours après ayant de nouveau compté son argent, il ne douta plus de cet accroissement singulier, sur-tout en trouvant que ses pièces de cuivre ou d’argent étoient non-seulement converties en espéces d’or, mais encore qu’il y en avoit cent fois plus que son bordereau ne portoit.

Cet avantage n’étoit plus douteux ; mais mon pere ne sçavoit pas à quoi l’attribuer ; & quelque soin qu’il eût pris pour éclaircir cet obligeant mistére, il resta toujours impénétrable, sans qu’il lui fût possible de soupçonner aucun mortel de cette libéralité, & ne pouvant mettre en doute que ce ne fût à quelque Intelligence suprême qu’il avoit l’obligation de tant de richesses.

Il présumoit juste : Un jour que cet heureux Meûnier étoit dans un petit Jardin qu’il cultivoit à ses heures de loisir, comme il s’entretenoit en lui-même de son bonheur, dans le fort de sa rêverie, il ne se put empêcher d’en parler seul & tout haut : Est-il possible, disoit-il, appuyé sur sa bêche, & regardant fixement la terre d’un air distrait, que la fortune qui m’accompagne puisse me rendre malheureux, tandis qu’elle feroit le bonheur de tout autre. Je suis comblé de biens ; mais j’ignore de quelle main je les tiens, cette ignorance me force à être ingrat, & m’empêche de témoigner à mon bienfaiteur la reconnoissance que j’en ai. Ah ! genéreuse intelligence, s’écria-t-il, ne me donnez pas tant, & montrez-vous.

Il se tut, & continuoit à rêver lorsqu’il s’apperçut que la place sur laquelle il avoit les yeux attachés se mouvoit insensiblement, & s’élevoit comme si quelque taupe eût travaillé dessous. Il s’avança à pas lents vers cet endroit mourant, pour tromper l’oreille délicate de l’animal qui le remuoit ; & se trouvant à portée il leva sa bêche dans le dessein de frapper dessus au moment qu’il l’appercevroit sur la superficie de la terre : le fer étoit déja en l’air prêt à tomber sur la taupe prétendue, lorsqu’au lieu d’un de ces animaux, il vit paroître une petite femme d’une figure semblable à celle qui nous a servis. Elle s’approcha de lui d’un air assez doux :

J’exauce tes vœux, lui dit-elle, tu desires de connoître l’auteur des faveurs que tu reçois chaque jour, c’est moi, je viens me montrer à toi, puisque tu le souhaites, je suis Gnomide, & maîtresse d’un trésor immense ; je t’ai fait du bien, mais ce n’est rien en comparaison de celui que je te puis te faire ; ton bonheur dépend de toi, il s’agit seulement de m’épouser, & alors je n’aurai plus rien à te donner, car tu seras aussi maître de tout ce que je possede que moi-même, une partie considérable des trésors que la terre enferme, seront à toi ; tu n’auras qu’à souhaiter de les voir pour les posséder : J’avoue, poursuivit-elle, que je ne suis pas charmante, & je me rends assez de justice pour ne point trouver étrange que tu ne sois point enchanté de ma figure ; mais je ne me pique pas des sentimens déliés des Seigneurs Silphes & des Dames Silphides, mes seuls agrémens consistent dans un bon cœur, avec un esprit aussi doux, qu’il est solide & constant. Si tu acceptes ma proposition que tu veuilles t’unir à mes bonnes & mauvaises qualités, je te communiquerai ma puissance, tout ce qui dépend de moi te fera subordonné ; mais si la répugnance que je t’inspire l’emporte sur tes vrais intérêts, je te dis adieu pour toujours. Fais tes réflexions, & suis sans craintes ton inclination ; car ton refus me portera à t’abandonner, & à discontinuer de te faire du bien ; mais il ne m’excitera jamais à te faire du mal, ni à te priver de ce que je t’ai déja donné : je sçai que le goût est libre, & qu’il ne dépend pas de nous d’aimer ou de haïr par complaisance, ainsi réponds moi sans te contraindre.

La question étoit vive & la vision étonnante. Mon pere qui n’étoit point accoutumé à l’entretien des personnes de dessous terre, ne sçavoit que répondre à celle qui lui parloit. La Gnomide étoit courte, grosse, laide & noire ; cependant, soit que ses bienfaits eussent prévenu mon pere en sa faveur, ou qu’ayant intention de lui plaire, ce dessein l’eût embellie, il ne la trouva point aussi déplaisante qu’elle eût dû le paroître, avec des traits aussi difformes que je viens de vous les dépeindre. Comme elle ne témoignoit pas avoir beaucoup d’amour propre, mon pere crut ne rien risquer en convenant qu’elle n’étoit pas belle ; mais il ajoûta, qu’il étoit touché des bontés qui avoient précédé sa visite, encore plus de sa modération qu’elle lui témoignoit, en n’essayant point par ses menaces à l’engager de feindre un amour qu’il n’auroit pas, l’assurant qu’il ne tardoit à se déclarer, sur l’heure, & ne lui demandoit quelque délai que pour avoir réciproquement le tems de se connoître. Elle le lui accorda volontiers, & le venant visiter souvent, ce n’étoit jamais sans le combler de nouveaux bienfaits. L’or & les pierreries devinrent communs entre ses mains : elle le prévenoit sur tout ce qui lui pouvoir faire plaisir. S’il vouloit ensemencer son champ, il n’avoit plus la peine de préparer la terre ; & quatre ou cinq cens mille taupes lui rendoient ce bon office en moins de deux heures : après quoi elles se retiroient, se gardant bien d’y revenir jusqu’après la moisson. Le grain qu’il avoit semé, lui rapportoit une récolte si abondante, qu’il ne lui étoit pas possible de douter qu’il n’en eût l’obligation à son Amante : Enfin il étoit heureux en tout, & il ne pouvoit rien souhaiter que ses desirs ne fussent satisfaits. Des manieres si généreuses effaçoient insensiblement du cœur de mon pere, l’idée de la laideur de cette Nymphe souterraine ; d’ailleurs elle avoit autant de douceur dans le caractere que de désagrément dans la figure. On s’accoutume à tout : il cessa de la croire si laide, en se disant à lui-même qu’elle n’étoit pas la première petite personne qui eût été trouvée aimable ; qu’à la vérité elle étoit un peu materielle, mais qu’il y avoit de l’avantage pour un Epoux qui aimoit sa femme, puisque cet embon-point dénotoit de la santé, & que si la Dame étoit un peu trop noire, ce teint avoit son mérite pour la campagne, où il ne souffriroit pas des injures de l’air : Enfin, Princesse, il chercha toutes les raisons qui pouvoient servir à diminuer les défauts de la Gnomide, & se dit tant de choses en faveur du caractere, & des bonnes manieres, toujours préférables à la beauté, qu’il l’épousa avec plaisir.

Ce qu’il y a d’étonnant, c’est que malgré sa difformité, il l’aima toujours ; que de son côté elle ne prit point avec lui ces façons hautaines, qui ne sont que trop ordinaires chez les femmes lorsqu’elles ont des Epoux d’une noblesse inférieure à la leur, ou de qui elles ont fait la fortune, & quelque chose d’aussi singulier, c’est que les richesses immenses dont ce mariage le rendirent possesseur, ne lui inspirerent pas un seul mouvement d’ambition, qu’il ne s’engagea à la Gnomide qu’après qu’elle lui eut promis de ne le point contraindre à changer de condition ; & aussi qu’elle se fût engagée à lui laisser la liberté de tenir sa fortune secrete. Il vouloit absolument rester Meûnier, & ses richesses ne purent lui donner de dégoût pour une profession qui avoit été celle de ses Ancêtres. Ce ne fut pas tout, il exigea encore, que s’il avoit des enfans, ils seroient assujettis à faire le même métier, & en cas qu’ils en voulussent sortir, il lui fit promettre de les priver de tous les avantages qu’ils tiendroient d’une mere Gnomide.

La Gnomide, qui n’épousoit mon pere que parce qu’il lui plaisoit, lui accorda facilement ses demandes : si elle avoit aimé les grandeurs elle auroit pu aisément choisir entre ce qu’il y avoit de plus illustre & de plus élevé sur la terre, même parmi les Rois ; mais qu’auroit-elle gagné ? Il n’y en a pas d’aussi puissans qu’elle l’étoit, & le moindre de ses antres souterrains surpassoit de beaucoup la magnificence des Palais, les plus célèbres. D’ailleurs le goût que son Epoux témoignoit pour la vie champêtre, étoit pour elle un sûr garant contre les inconstances d’un homme dans l’opulance. Eh ! comment une femme aussi laide pourroit-elle ne pas craindre les dégoûts & les égaremens d’un Mari, tandis que les plus belles personnes y font tous les jours exposées ? Ainsi la Gnomide, trouvant sa sûreté & son repos dans la proposition de son Epoux, le laissa avec joie maître de faire ce qui lui plairoit.

Je fus le seul fruit de leur himen, mon pere satisfait de son sort se souciant peu de paroître dans le monde, & craignant au contraire d’exciter l’envie, prit autant de précaution pour cacher son bonheur qu’un autre auroit employé de soins pour le faire éclater. Il continua son métier tranquillement, & jouit d’une fortune d’autant plus douce qu’elle n’étoit pas seulement soupçonnée.

Cependant quoique mon pere vécut avec aussi peu d’éclat, on ne laissa pas de m’élever comme un enfant que l’on vouloit rendre parfait. A peine fus-je né, que ma mere me confia aux soins d’un Gnome, que sa longue expérience, & son génie naturel, mettoit bien au-dessus de ces petits Philosophes spéculatifs qui prennent leurs chimeres pour des réalités, quoiqu’ils n’ayent jamais seulement effleuré la connoissance des moindres operations de la nature : Par les soins de cet excellent Maître tout ce qu’elle a de secrets me furent dévoilés, & quand je fus assez avancé pour n’avoir plus besoin des secours de mon gouverneur, ma mere me rappellant sur la terre me fit parcourrir le monde.

J’y passois simplement pour un homme parmi les hommes, mais avec les peuples élémentaires, à qui ma mere n’avoit pas fait mistere de ma naissance, je passois pour ce que j’étois. Ils me traiterent tous comme leur égal, & j’en reçus mille témoignages de bontés : ils sont souvent en guerre les uns avec les autres, mais leurs divers intérêts ne tiennent point contre le bien commun de la nature ; ils y sont si attachés & si affectionnés, qu’ils ne balancent point à se réunir toutes les fois qu’il est question de la servir.

Je profitois attentivement du tems qu’ils venoient sur la terre & de celui qu’ils pouvoient me donner pour m’entretenir avec eux, & pour apprendre quelles étoient leurs coutumes, leur tempérament, leurs loix ; enfin de toutes leurs bonnes ou mauvaises qualités, ce qui m’instruisoit en me divertissant, & qui contribuoit plus à mon éducation que n’avoient pû faire les leçons en forme dont on avoit amusé ma jeunesse. Enfin, belle Lisimene, après avoir passé ainsi plusieurs années, je revins au Moulin de mon pere.

Les occupations que j’avois eues depuis ma naissance étoient trop différentes du métier auquel il me destinoit, pour qu’elles m’en eussent pu inspirer le goût, & lorsqu’il voulut m’y employer je le trouvai si désagréable, que je ne pu lui cacher mes sentimens, je fis mon possible pour lui inspirer l’envie d’y renoncer. Je n’étois pas plus ambitieux que lui : mais peuples élémentaires qui étoit le seul motif de mes dégoûts : Ainsi quoique je ne dépendisse plus de personne, il ne me fut pas libre de quitter le moulin ; au contraire, je me trouvai plus assujetti, puisque du vivant de mon pere j’avois du moins la liberté d’étudier, & le tems d’entretenir mes amis des élemens, que leurs affaires, ou l’amitié qu’ils avoient pour moi attiroient sur la terre. Mais quand il fut mort, je fus accablé de son ouvrage, & malheureusement pour moi la farine qui se faisoit à mon Moulin étant meilleure que par tout ailleurs, la foule ne m’abandonnoit point ; j’étois obligé de m’occuper sans relâche à un métier qui me déplaisoit, & qui ne me laissoit pas un moment de liberté. Envain ma mere essayant d’adoucir mon ennui, pour satisfaire du moins le penchant à la magnificence que j’avois reçu de ma premiere occupation, me bâtissoit des palais, tels que ceux où j’avais été élevé (desquels vous voyez un échantillon dans ce Jardin). Rien ne pouvoit me consoler de la contrainte où j’étois, & je tombai dans une tristesse qui fit, que de concert avec elle, les peuples élémentaires redoubloient leurs soins pour me désennuyer : mais c’étoit justement ce qui augmentoit ma peine, parce que je ne pouvais profiter de leur bonne volonté, ni leur donner que quelques momens cruellement interrompus, me trouvant forcé de quitter la plus agréable & la plus sublime conversation, pour écouter les grossieretés d’un paysan, ou la foule importune des commeres qui venoient en troupe conduire leur bled au Moulin.

Cette incommodité fut poussée à un tel excès, qu’à la fin perdant patience, je ne m’appliquai qu’à trouver le moyen de me tirer de ce cruel esclavage, sans contrevenir à mon serment ; je n’en imaginai point de plus convenable, que de rendre le chemin de mon habitation si difficile & si dangereux, que qui ce soit ne fût assez hardi pour oser seulement le regarder : rien ne m’étoit plus facile, & mon pouvoir l’eut bien-tôt exécuté, ce qui me laisse à présent respirer en repos. Je ne refuse le service à personne, & je mouds le bled de ceux qui sont assez heureux pour parvenir jusqu’ici ; mais le nombre en est si petit, & il est si rare qu’on en puisse approcher, que j’ai toute la liberté que je souhaitois ; les peuples élémentaires m’ayant secondé de tout leur pouvoir, pour élever des tempêtes, pour faire déborder les eaux, pour causer des embrasemens, des tremblemens de terre, & pour faire enfin paroître des spectres ou des phantômes malfaisans, qui ne se contentant point par leurs figures horribles d’effrayer les importuns, ne leur épargnoient pas les coups que leur obstination méritoit : ou quelquefois sous la forme de bêtes farouches & vénimeuses, ils les corrigeoient de la fureur de venir à mon Moulin. On regardoit d’abord les accidens qui étoient arrivés à ceux qui avoient osé seulement prendre ce chemin comme un pur effet du hasard ; mais dans la suite chacun s’étant aperçu qu’il n’y avoit à craindre que pour les obstinés qui ne pouvoient se guérir de la fantaisie de venir faire moudre leur grain ici, & que ceux qui passoient leur chemin sans dessein de venir au Moulin n’essuyoient aucun accident, on ne douta point qu’ils ne vînssent de ma part. On se rebuta enfin de la manie de faire un si dangereux voyage : il y a plus de dix ans que je n’avois eu de pratique, jouissant en repos de mes richesses immenses, & des raretés que renferme le sein de la terre, ainsi que de la possession d’une semi-Gnomide que j’ai épousée aussi-tôt que j’ai été délivré de l’importunité de mes chalans, de qui je ne crains plus la surprise.

Votre arrivée ici m’apprend, continua le Meûnier, que vous connoissez quelques-uns de mes amis, qui vous auront sans doute enseigné le moyen d’éviter les périls que l’on court en venant chez moi, & la seule route, que pour ne pas contrevenir à mon serment, je suis obligé de laisser libre, mais je trouve bien-tôt les moyens de faire repentir ceux qui osent tenir cette route favorite, en faisant paroître sur le grand chemin, des sujets de curiosité qui les y attirent, & qui les en punissant à l’instant, leur donnent plus d’envie de retourner chez eux que de continuer leur voyage.

Vous avez eu la force de résister à tous les pièges qui vous ont été tendus, & d’en triompher par votre prudence : j’en suis ravi, Princesse, & je veux vous donner des témoignages si solides de mon amitié, que vous ne vous repentirez jamais d’avoir fait connoissance avec nous.

Je sçai quel est votre sort, charmante Liron, dit-il, en la regardant fixement, j’ai de plus la satisfaction de pouvoir vous annoncer qu’il sera heureux ; mais toutes vos peines ne sont pas finies. il vous reste encore des malheurs & des périls à essuyer, sous lesquels vous auriez succombé si vous n’aviez pas fait ce voyage. Prenez courage, vous n’en aurez à présent que l’ennui, & vous ne devez rien redouter des suites, je fais mon affaire de vous en préserver : Cependant ne bornant pas à cet unique soin la bonne volonté que je veux vous témoigner, vous pouvez en attendant me demander ce qu’il vous plaira.

Lisimene touchée de tant de générosité, en étoit si satisfaite, qu’elle n’auroit rien désiré de plus ; mais l’ordre absolu de sa belle-mere étoit si précis, que la menace qu’elle lui avoit faite en cas qu’elle manquât à lui apporter un bouquet, ne lui permettoit pas de négliger ces offres. Elle dit donc naturellement à ce généreux Meûnier, la nécessité où elle se trouvoit d’abuser de sa complaisance, & la répugnance qu’elle y avoit.

Vous avez tort, Princesse, lui dit-il, ce trésor qui vous semble si précieux est trop peu de chose pour moi, pour vous obliger à faire des façons ; ainsi vous pouvez choisir hardiment les fleurs qui vous paroîtront les plus belles, & en faire le bouquet qu’on vous demande. Mais Lisimene qui n’oublioit pas les leçons de Cristaline, se mit à sourire, & regardant le Meunier d’un air fin : Je vous rends graces, Seigneur, lui dit-elle, en branlant la tête, mais je ne pousserai point, s’il vous plaît, la témérité, jusqu’à choisir entre tant de belles choses : Qui sçaît ajouta-t-elle, adroitement, si je ne serois pas assez mal-adroite pour cueillir quelques-unes des fleurs que vous voulez laisser monter en graine ?


Le Meunier sourit à ce discours, & comprenant sa pensée : Vous n’avez rien à craindre, lui dit-il, je ne prends pas la peine d’en garder de la graine, la pépiniere de ces fleurs étant intarissable ; mais puisque votre défiance ou votre discrétion vous empêche de les choisir, je vais le faire pour vous, & vous n’y perdrez pas, car je suis persuadé que vous n’en auriez pas pris autant que je vous en donnerai.

II en fit éfectivement deux fort gros bouquets : En voici un pour votre marâtre, lui dit-il, c’est le plus gros ; & celui-ci est pour vous : Tenez, aimable Lisimene, ajouta-t-il, écoutez-moi, & faites une grande attention à ce que je vais vous dire : Remarquez celui que je vous destine, & ayez soin de le visiter tous les jours plusieurs fois.

Tant que vous en trouverez les pierres brillantes & fiables, vous pourrez vivre en repos, sans rien appréhender de la mauvaise volonté de vos persécutrices : mais aussi-tôt que vous les verrez ternir, ne manquez pas à vous tenir sur vos gardes, car il ne tardera pas à en tomber quelques-unes. Ce sera alors que vous n’aurez pas de tems à perdre pour employer la clef que je vous donne : vous mettrez d’abord votre bouquet dans du lait, ce qui lui donnera la vertu d’endormir tous ceux de la maison, & vous laissera la liberté d’ouvrir avec cette clef les coffres & les armoires ; cherchez par-tout jusqu’à ce que vous ayez rencontré une bougie dont le lumignon soit mêlé de noir & de rouge sanglant, saisissez-vous-en, & mettez à sa place celle que voici, qui est toute semblable, de-peur qu’elle ne vous sorte des mains, & que par quelque malheureux hasard, Richarde ou sa fille la rencontrant n’en devienne maîtresse, portez-là promptement aux Nayades vos amies.

Ce changement fait vous pourrez vivre tranquillement, & être bien persuadée que tous les efforts de celles qui veulent vous perdre, seront inutiles, quelques malheurs qui vous puissent arriver, & en quelque danger que vous vous trouviez, attendez-en constamment la fin, & soyez sûre qu’ils n’auront rien de funeste : au contraire, après un peu de durée ils feront place au plus parfait bonheur. Mais, poursuivit-il, je vous le répète, tout consiste à leur ôter la bougie fatale, & à y sustituer à la place celle que je vous donne.

Après avoir instruit Lisiméne, le Meunier la mena promener dans son Palais souterrain, la Gnomide sa femme qui étoit comme lui, mi-partie de race humaine, & qui n’étoit pas aussi petite ni aussi noire que le sont les Gnomes sans mêlange, fit aussi mille amitiés à cette Princesse, après quoi, son bled étant moulu elle prit congé de ses Hôtes, qui la renvoyerent chargée de trésors, & comblée de caresses : mais plus impatiente de revoir son Inconnu, que satisfaite du succès de son voyage, elle n’en avoit pas osé demander des nouvelles au sçavant Meunier, présumant que puisqu’il n’avoit point touché cet article, il l’ignoroit ou qu’il avoit ses raisons pour ne lui en rien dire. Elle craignoit, après avoir refusé d’apprendre sa demeure à ce mortel trop charmant, de ne le plus revoir, & commençoit même à se repentir de son trop de retenue.

Ce qui la consoloit, c’étoit la réflexion qu’elle faisoit sur ce que le Meunier lui avoit promis qu’elle seroit heureuse. Eh ! le moyen qu’elle pût jamais l’être, si son Amant avoit changé, & ne répondoit plus aux sentimens qu’elle avoit pour lui.

Attendons tout du tems, disoit-elle, puisque je dois être heureuse, je reverrai sûrement un homme qui peut seul faire mon bonheur. S’entretenant dans des pensées si flateuses, elle se rendit chez Richarde, qui fut terriblement étonnée de ne pas la revoir estropiée, ou du moins moulue de coups, comme avoient été tous ceux qui avoient fait le voyage du Moulin, mais la trouvant au contraire dans une santé parfaite, & lui voyant une robe beaucoup plus riche que celle qu’elle avoit reçue des Nayades, elle en fut aussi surprise qu’affligée. On voyoit sur les fleurs dont son habit étoit brodé, éclater le bouquet de pierreries qu’elle avoit reçu du Meunier, & sa main étoit parée de celui qu’il avoit destiné pour sa belle-mere.

Que vois-je, s’écria Pigrieche, où donc Liron a-t-elle pris cette magnificence ? cela lui convient bien, vraiement, & lui adressant la parole : De quel droit, petite créature, lui dit-elle, insolemment, portez-vous des habits de cette beauté ? Je suis tombée dans l’eau, reprit Liron, & on me les a donnés pour changer : comment aurois-je pu les refuser dans l’état où j’étois ? Qui est-ce qui vous les a donnés, continua Richarde. C’est le Meunier du Moulin de malheur, reprit tranquillement la Bergere. Ah, ah ! s’écria cette méchante femme, encore plus surprise, le Meunier du Moulin de malheur fait de tels présens, & cependant on crie sur lui ? Voyez un peu, je vous prie, voilà pourtant l’injustice qu’on fait à cette mijaurée : à entendre parler son Pere, on eût dit que tout étoit perdu, elle revient cependant parée comme une Reine. En même tems appellant son Epoux : Voyez, lui dit-elle, d’un air acariâtre, voilà votre fille dans une parure charmante : ne lui avois-je pas fait bien du mal, en l’envoyant au Moulin de malheur, pour vous faire verser tant de larmes ?

Bon & Rebon, qui n’avoit appris la maligne intention de ces mauvaises créatures, qu’après le départ de Liron, en avoit été au désespoir, parce qu’il ne doutoit pas de la perte de sa fille.

Il fut agréablement surpris de la voir de retour en si bon état, il ne répondit rien à Richarde : mais courant embrasser Liron, il répandit autant de larmes de joie qu’il en avoit répandu de tristesse, & la Princesse donnant à sa marâtre le bouquet qui lui étoit destiné, suivit son Pere qui avoit pris le chemin de son cabinet ; ce fut là, qu’elle fit part de ses avantures.

Cependant Richarde qui avoit été enchantée de son bouquet, après l’avoir admiré à loisir, le serra dans son armoire, mais le lendemain ayant voulu joüir du plaisir de le considerer de nouveau, elle ne le trouva plus, & fut grandement étonnée, qu’un paquet de chardons en eut pris la place.

Elle en fut fort couroucée, & le jettant à la tête de Liron, elle lui déclara qu’elle n’avoit qu’à le rendre pour elle, & à lui donner le sien. Quelque regret que cette jeune personne en eût, & de quelque prix que fut ce bijou (moins par la conséquence des pierreries que par l’avertissement qu’elle en attendoit) il ne lui fut pas possible de se dispenser de cet échange, & elle lui abandonna ce bouquet précieux : mais à peine fut-il sorti de ses mains, qu’il augmenta le nombre des chardons qu’avoit eus Richarde, tandis que celui qu’elle avoit rendu à Liron à la place du sien, redevint tout de pierreries aussi-tôt qu’elle l'eut touché.

Une merveille si contraire aux desirs de cette femme intéressée la surprit autant qu’elle la fâchoit, & demandant à Liron ce que cela signifioit, Liron lui répondit, qu’elle l’ignoroit comme elle ; mais qu’elle présumoit que c’étoit une preuve que le Meunier prétendoit que ses préfens restassent entre les mains de ceux à qui il les avoit faits. Si cela est ainsi, dit Richarde à sa fille, en rendant l’autre bouquet de chardons à Liron : Je te conseille, ma chère Pigriéche, d’aller à ton tour au moulin, il n’y aura pas plus de danger pour toi que pour la gardienne de nos troupeaux.

Quelque tentation que ces rares bijoux donnassent à Pigriéche, elle ne sentoit nulle envie de les acheter si cher, une malheureuse expérience lui avoit apris que Liron plus fortunée qu’elle, revenoit triomphante des occasions d’où elle ne sortoit que désagréablement : elle avoit encore l’avanture de la fontaine présente à l’esprit, ainsi que celle du Poirier & celle du Chasseur, ce qu’elle sçut bien représenter à sa mere : mais cette femme avare mourant d’envie d’avoir des pierreries comme celles de Liron, & voyant qu’elle la dépouilleroit de ce trésor sans aucun profit pour elle, puisque ces bijoux deviendroient chardons dans toute autre main que celle de sa Bergere, fit tant de représentations à Pigriéche, qu’enfin elle la détermina à tenter l’avanture. Richarde lui recommanda sur-tout, d’être plus douce, en lui remontrant que c’étoit les grossieretés qui avoient toujours causé ses malheurs.

Cet avis le plus sensé qui fut jamais sorti de Richarde, fut reçu de sa fille de la façon dont elle avoit coutume de prendre tout ce qui ne lui plaisoit pas. Loin d’en profiter, il ne servit qu’à lui faire dire toutes les pauvretés dont elle put s’aviser : mais enfin l’avidité de posseder des diamans aussi beaux que ceux de Liron, mit des bornes à sa fureur, & remettant à son retour ce qui lui restoit à dire, elle partit avec une charge de bled, semblable à celle que Liron avoit menée au Moulin ; mais au lieu de la misérable monture qu’on avoit donnée a la Princesse, Pigriéche prit le plus beau mulet de l’écurie.

Quoique le plus grand bonheur qui eût pu arriver à Lisimene, eût été de voir périr dans ce voyage sa principale ennemie, la bonté de son cœur ne put lui permettre de la laisser partir sans l’instruire de la façon dont elle pouroit éviter les dangers où elle alloit se trouver exposée ; & ayant encore une partie du gâteau qui avoit appaisé les chiens, elle la lui donna, en lui disant que c’étoit le seul moïen de les arrêter.

Pigrieche l’écouta sans en avoir aucun sentiment de reconnoissance, & presque sans faire attention à ce qu’elle lui disoit, & de quelque importance qu’il lui fût d’avoir de quoi adoucir ces terribles dogues, le gâteau lui parut si bon, qu’elle le mangea malgré l’opposition que Liron y voulut mettre, en disant qu’il étoit plus naturel qu’elle mangeât cette bonne friandise que de la donner à des vilains chiens de Moulin, sa gourmandise l’emportant sur sa sûreté.

Elle prit pourtant la route préférablement au grand chemin, parce que Liron poussa la bonté jusqu’à la lui aller montrer. Et comme au moment qu’elle l’eut quittée la simphonie commença, Pigrieche n’auroit pas été si loin sans éprouver quelque accident, si elle avoit eu plus de goût pour la musique ; mais ses charmes lui étoient si indifferens, que loin de s’exposer à rien de fâcheux pour l’entendre, elle n’y fit pas seulement attention, & passa son chemin sans trouver l’obstacle.

Il n’en fut pas de même à la seconde rencontre, car ayant apperçu un tigre furieux qui venoit droit à elle, la peur lui perdre le souvenir du mérite de la houlette que Liron avoit eue la charité de lui prêter. Elle s’enfuit de toute sa force, courant à travers champs, sans sçavoir où elle alloit, tant qu’enfin épuisée de lassitude, & sentant le monstre sur ses pas qui étoit prêt à l’atteindre, elle trouva un gros arbre sur lequel, malgré sa peur, elle eut encore la force de grimper.

Ce ne fut pas sans beaucoup d’égratignures qu’elle en gagna la cime ; mais le tigre qui étoit alerte, & pour le moins aussi agile que Pigrieche, grimpa sur l’arbre aussi vîte qu’elle : & il alloit la dévorer quand par un dernier effort, qui fut l’ouvrage de l’instinct, plutôt que d’un raisonnement dont elle n’étoit plus capable, Pigrieche le repoussa avec sa houlette, qui par bonheur s’étant accrochée à sa robe, l’avoit, pour ainsi dire, suivie malgré elle.

La terrible bête eut à peine senti le coup de cette houlette merveilleuse, qu’elle expira, & tomba du haut de l’arbre. Pigrieche en pensa faire autant, & descendit avec encore plus de peine qu’elle n’en avoit eue à monter. Elle ne fut pas même dans cet embarras tout du long de l’arbre, car il s’en falloit plus de vingt pieds qu’elle ne fût en bas, lorsqu’elle glissa malgré elle, & tomba si lourdement qu’elle se donna une entorse au poignet. La douleur qu’elle en ressentit lui fit jetter des cris horribles ; mais ce fut inutilement, ce lieu étant trop abandonné pour qu’elle dût attendre aucun secours : Elle fut contrainte de se relever toute seule, & d’envelopper elle-même son poignet, en maudissant Liron (ce qui étoit sa ressource ordinaire) ; après quoi elle rejoignit sa voiture, & poussant son mulet elle continua le voyage, ayant sujet de croire qu’elle n’avoit plus aucun accident à craindre, puisqu’il ne lui restoit que la prairie à traverser, au bout de laquelle on voyoit le Moulin.

Cette prairie étoit couverte de troupeaux, le Berger qui les gardoit, couché à l’ombre d’un buisson, s’étoit enveloppé la tête dans un des pans de sa casaque, afin de se garentir des mouches. Pigrieche le voyant en cet état fut tentée de le battre, non point à cause que sa négligence pouvoit être préjudiciable au profit de ceux à qui étoient les bestiaux, car elle ne se soucioit pas assez de l’avantage d’autrui pour cela, mais uniquement parce que le repos dont elle le voyoit joüir excitoit sa mauvaise humeur.

Elle se retint pourtant, en faisant réflexion que cet homme n’étoit point son esclave, & qu’il ne souffriroit peut-être pas paisiblement les corrections qu’elle avoit envie de lui faire ; qu’étant seuls dans ces lieux écartés, il pourroit bien lui rendre sans façon les coups qu’elle oseroit lui donner ; & l’appréhension qu’il ne fût le plus fort, fut le seul motif qui la retint : mais elle ne fut pas loin sans rencontrer une occasion de se dédommager de cette modération forcée, & de se vanger bien agréablement du repos dont ce Pasteur joüissoit ; car des voleurs étant survenus, se disoient les uns aux autres : Voici une belle occasion de nous enrichir, emmenons les troupeaux du Meunier pendant que leur gardien dort : Mais hâtons-nous, ajoutérent-ils, parce que voici une jeune fille qui ne dort pas, & qui n’auroit qu’à éveiller cet homme : si elle le faisoit nous serions perdus, il appelleroit les quatre chiens qui font à l’ombre dans le fossé voisin : ils sont si furieux que nous n’éviterions pas la mort ; ils nous étrangleroient sans peine, ainsi allons sans bruit, mais dépêchons-nous. En disant cela ils emmenérent en diligence les bestiaux.

Bien loin qu’ils eussent rien à redouter de la part de Pigrieche, sa malice naturelle lui fit imaginer un vrai plaisir dans le chagrin que cette perte causeroit à ceux qui la souffriroient, & aux mauvais traitemens que vraisemblablement le Berger recevroit. Il ne dépendoit que d’elle de les lui épargner, puisqu’elle n’auroit eu qu’à l’éveiller comme les voleurs le craignoient : mais au lieu d’en avoir la pensée, elle s’éloigna exprès du chemin qu'ils tenoient, pour ne les pas détourner d’une si bonne action, & après avoir vû de loin que leur projet avoit si bien réussi, qu’ils étoient déja hors de la prairie, sans que le Berger se fût éveillé, elle s’avança joyeusement vers le Moulin dont elle étoit proche, d’où elle auroit pû aisément se faire entendre, si elle eût crié au secours lorsqu’on enlevoit un bétail qu’elle ne pouvoit pas croire appartenîr à d’autres qu’au Meunier, puisqu’elle avoit entendu que les voleurs se le disoient.

Comme elle croyoit entrer sans obstacle dans le Moulin, les dogues qui l’apperçurent, la vinrent recevoir, & comme elle avoit mangé le gâteau elle-même, ce ne fut pas sans peine, ni sans en avoir reçu maint coups de dents qu’elle gagna la porte, où ils la laisserent respirer.

Quoiqu’ils se fussent éloignés d’elle, comme elle appréhendoit qu’ils ne revinssent, elle amassa au plus vîte une pierre pour frapper ; & pour faire encore plus de bruit, elle crut devoir s’aider du marteau : mais elle le laissa aller plus promptement qu’elle ne l’avoit pris : cependant ce ne fut point assez tôt pour ne pas avoir la main toute grillée. Elle poussa des cris effroyables, qui firent sortir le Meunier.

Qu’avez-vous la belle fille, lui dit-il, d’un ton doux ? vous a-t-on fait quelque déplaisir ? Que toutes les malédictions tombent sur vous, lui répondit-elle, en criant de toute sa force, maudit homme que vous êtes, vous faites rougir le marteau de votre porte pour estropier les chalans ; je ne m’étonne pas si on fuit de votre maison comme la peste, je crois que c’est le Dagial qui vous a engendré.

C’est ainsi qu’elle exhaloit sa fureur, tandis que le Meunier l’écoutoit avec beaucoup de tranquillité, sans faire le moindre effort pour l’interrompre ; mais enfin voyant qu’elle étoit épuisée, par une espece de malice qui tendoit à ranimer son couroux, il lui dit froidement : Voilà qui est bien fâcheux, j’avoue, ajouta-t-il, que ce marteau est un peu chaud. J’ai soin de le tenir toujours de la sorte pour empêcher les mouches de s’y attacher, & de le gâter. Mais, poursuivit-il, vous ne croyez pas, sans doute, que ce soit pour vous que j’ai soin d’entretenir ce marteau dans un degré de chaleur un peu vive, car vous êtes si belle, si douce & si honnête, qu’on doit toujours s’estimer heureux de vous recevoir : Au reste, mon aimable personne, poursuivit-il, ce n’est qu’une bagatelle, & il faut oublier ce petit accident …. Comment, petit accident, & bagatelle, s’écria Pigrieche, en fureur : Quoi ! misérable, j’ai la main brûlée, & j’en serai peut-être estropiée, cependant vous avez l’effronterie de me dire que ce n’est qu’une bagatelle. Sur cela elle recommença à crier de plus belle.

Mais, charmante Pigrieche, lui disoit cette homme avec un flegme qui la mettoit dans une colere horrible, vous ne songez pas que vous devriez ménager un peu plus la délicatesse de votre poitrine, & que vous l’alterez inutilement, puisque quelque chose que vous puissiez dire, vous n’en aurez d’aujourd’hui moins, & même que vous ne serez point malheureuse si vous n’en avez pas davantage.

Quoique le Meûnier lui eût dit ces paroles sans élever la voix, Pigriéche les regarda comme une espéce de menace, ce qui fit que craignant de l’aigrir, elle cessa de l’injurier, & entra dans la maison, en disant d’un ton plus doux que le précédent, qu’elle avoit du bled à moudre. Tant mieux, lui répondit le Meunier, asseyez-vous, votre affaire sera faite dans une petite demi-heure, & vous pourrez être rendue de fort bonne heure chez vous.

Cette réponse qui ne parloit point du bouquet, l’unique but d’un si dangereuse voyage, lui fit perdre patience, & oubliant la douleur qu’elle ressentoit à ses deux bras, pour ne se souvenir que du désir extrême de posseder un trésor semblable à celui de Liron. Ce desir l’obligea à demander fort brusquement au Meunier s’il prétendoit qu’elle fût venue chez lui pour ses beaux yeux, & si elle s’en retourneroit sans voir le jardin où sa Bergere avoit vû tant de raretés.

Ah ! vraiment non, lui repliqua-t-il, pardonnez-moi, si je ne vous l’ai pas proposé, c’est parce que je vous ai crue trop fatiguee & trop malade pour vous promener ; mais puisque vous l’ordonnez je vais vous y conduire tout à l’heure. A ces mots il marcha du côté de la grotte, & la belle le suivit sans répondre… (chose rare, & qui ne lui étoit peut-être jamais arrivée.)

On peut croire que Pigrieche fut enchantée de la beauté d’un lieu dont la magnificence avoit surpris une fille de Roy, & sans lui faire un fort long compliment : Seigneur Meunier, lui dit-elle, il me sembloit que vous devriez bien me donner un bouquet pour me consoler des mauvais tours que vous m’aviez joués : Je n’imagine pas que vous soyiez assez sot pour vous en faire prier, car il faut que vous aimiez à prodiguer ces bouquets, & que vous n’en sçachiez que faire, puisque vous en donnez à des Lirons ; sur ce pied-là, je compte bien que vous ne m’en refuserez pas, & je crois mériter sans trop de vanité, d’être tout au moins traitée comme notre Bergere, quoiqu’il n’y ait pas de comparaison à faire entre nous.

J’aime à voir que vous vous rendiez justice, reprit-il, & vous ne devez pas craindre que je fasse une comparaison, qui en effet seroit si odieuse, je sçai trop la différence qu’on doit mettre entre vous deux ; & pour vous en convaincre, continuait-il, sçachez que j’ai cueilli les fleurs dont je lui ai fait présent, & que je me suis bien gardé de la laisser seule ici ; mais à votre égard, belle Pigrieche, je n’en userai pas de même, vous ferez à discrétion, & je vous quitte pour aller voir si votre farine est faite, cependant je vous supplie de vouloir bien ne prendre qu’un bouquet, il ne conviendroit pas de dégarnir mon parterre : en disant cela le Meunier se retira.

Aussi-tôt que Pigrieche se vit seule, elle cueillit sans aucun égard non seulement un bouquet d’une énorme grosseur, mais effeuillant les fleurs afin que son vol parut moins, elle remplit ses poches des pierreries qu’elle en arracha.

Après y en avoir mis tout autant qu’elle en put faire entrer, comme elle n’étoit point encore satisfaite elle eut recours aux sacs qu’elle avoit laissés sur son mulet, & fut prendre le plus grand qu’elle remplit avec aussi peu de discrétion, que si c’eût été une petite bourse, ou qu’elle n’y eût mis que de la farine. La timidité qu’elle avoit eue d’abord s’étant dissipée peu-à-peu, elle cueillit tout ce qui se présenta sous sa main, & non contente de dépouiller le parterre, elle brisa les branches des escaliers, emportant feuilles & fruits. Lorsque le sac fut si plein qu’à peine pouvoit-elle le traîner, elle le fut remettre où elle l’avoit pris, & revint tranquillement comme si elle avoit fait la plus belle action du monde. Comme elle rentroit dans le moulin, le gardien des troupeaux arriva tout effrayé, en criant que les voleurs avoient emmené le troupeau tout entier.

Vous avez grand tort de n’avoir pas appellé au secours, dit le Meunier, puisque vous voyiez bien que de quelqu’endroit de la prairie, que vous eussiez crié ou donné du cors, nous vous aurions aisément entendu. Oui, s’il n’avoit pas dormi, dit d’un ton moqueur la méchante Pigriéche, mais le mignon étoit dans un tranquille sommeil, & ne songeoit guéres à vous ni à vos intérêts ; il est si délicat, poursuivit-elle, que de peur de se gâter le tein, il avoit pris soin de se couvrir le visage… J’ai vû, ajouta-t-elle, toute cette scene qui m’a bien divertie. Quoi ! repartit le Meunier d’un air étonné, vous avez vu faire ce vol, & vous n’avez pas éveillé ce malheureux. Je m’en suis bien gardée, reprit-elle, en éclatant de rire, sa paresse méritoit ce châtiment, & vous le méritiez aussi pour avoir eu la sotise de confier votre bien à un si mauvais domestique.

Comment, aimable Pigriéche, répliqua le Meunier, en souriant, vous qui êtes si généreuse vous dédaignez de nous rendre un service qui vous auroit si peu couté, dans le tems que vous venez nous demander une grace ? & vous trouvez étrange que le marteau de ma porte vous ait épargné la peine de souffler dans vos doigts. Allez, vous n’avez que ce que vous méritez : la belle Liron en a usé bien autrement à notre égard, puisqu’elle a exposé sa vie pour nous donner des marques de sa bonne volonté. Ce ne seroit pas cette aimable fille, poursuivit-il, qui auroit ainsi laissé enlever nos troupeaux, elle s’y fût plutôt fait tuer : aussi lui avons-nous fait voir que nous sçavions reconnoître un service.

Pigriéche au lieu de s’excuser, charmée d’avoir réussi à leur faire tort, & de voir enfin qu’il y paroissoit sensible, lui répondit mille choses désobligeantes. Suis-je faite pour vous servir, lui dit-elle, & pour garder vos troupeaux ; passe pour Liron, qui est Bergere, & qui auroit fait son métier ? mais moi…. je pense que vous extravaguez, je vous trouve plaisant en vérité.

Elle étoit en train de dire, & n’auroit pas fini de long-tems, si le Meunier las de l’entendre n’eût chargé lui-même la farine sur le mulet, ainsi qu’il y étoit obligé par sa profession ; cela étant fait, il mit Pigrieche dehors par les épaules : Allez, lui dit-il, en la poussant, retirez-vous, & vous souvenez que je ne suis pas aussi méchant qu’on veut le faire croire, puisque vous retournerez chez vous avec votre farine & mes bijoux, quoique vous eussiez trop bien mérité de périr ici.

Ce discours qui marquoit un espece de couroux, & qui, en quelque sorte avoit l’air d’une menace, épouvanta Pigrieche, qui jugeant qu’elle hazardoit trop à rester plus long-tems en ce lieu, partit sans repliquer, en se consolant de tous ses malheurs par la possession de tant de richesses, sans compter la joye qu’elle avoit eue en voyant que le Meunier n’avoit point paru faire d’attention à la poche de pierreries, auprès de laquelle il avoit mis celle de la farine qu’il avoit moulüe, sans témoigner aucune curiosité pour le sac qu’il avoit trouvé sur le mulet, & pour ce qui étoit dedans.

Pigrieche avoit été fort effrayée en voyant que c’étoit lui-même qui chargeoit la mouture, elle ne s’y étoit pas attendue. Comme il n’y avoit personne qui ne se plaignît de la fierté du Meunier, elle n’avoit pas eu le moindre soupçon qu’il s’abaisseroit jusques-là. Quand elle lui vit son sac sur ses épaules, elle trembla pour celui qui contenoit le trésor qu’elle avoit acquis si injustement, & qui lui devint plus cher par le danger qu’elle couroit de le perdre.

Elle songeoit avec un ravissement inexprimable qu’elle possedoit plus de bijoux qu’il ne lui en faudroit pour orner les roseaux qui croissoient sur son effroyable tête, & que ce mélange singulier loin d’être désagréable auroit quelque chose de fort galant. Elle les arrangeoit dans son imagination, & en chamaroit ses habits, comptant qu’en cet état, elle alloit enchanter tout l’univers, & auroit autant d’Amans qu’il y auroit d’hommes à la vue de qui elle seroit exposée.

Elle s’entretenoit dans cette douce idée, lorsqu’elle entendit quelqu’un parler dans le chemin, duquel elle n’étoit séparée que par une haye. C’étoit une voix d’homme qui disoit à un autre. Il faut avouer, mon frere, que nous sommes bienheureux d’avoir trouvé ces six piéces d’or ; il semble que le ciel nous les ait envoyées exprès pour nous tirer de la peine où nous mettoit l’injustice & l’inhumanité d’un créancier, qui malgré sa richesse & notre pauvreté, non content de s’être emparé de notre misérable chaumiére, nous auroit encore fait esclaves pour quatre piéces d’or que nous lui devons, si nous n’avions pas eu l’industrie de tromper sa cruauté par la fuite. A la bonne heure avons-nous pris ce chemin, puisque ce trésor que nous avons si heureusement rencontré, nous mettra en état de payer notre ennemi, de retirer notre cabane de ses mains, & de jouir de notre liberté, en faisant du reste de cet argent un petit commerce de fruits & de légumes, qui nous aidera à subsister, & à secourir nos femmes & nos petis enfans, qui sont dans une si grande nécessité.

La Musique n’avoit pas été capable d’attirer l’attention de Pigrieche ; mais ayant entendu qu’il étoit question d’un trésor aussi considérable que six piéces d’or, (car il faut que vous sçachiez, Mademoiselle, qu’il valoit bien cent francs) l’envie de les partager avec ces malheureux, qui en avoient tant de besoin, & dont la situation & la misere auroient porté toute autre que Pigrieche à leur faire part de son opulence, loin de vouloir attenter à la leur, la poussa sans balancer à passer la haye, & à aller droit à eux.

Ces deux hommes la voyant venir, se leverent pour fuir ; mais elle retint celui qui avoir été le moins prompt à se lever, parce qu’il s’étoit occupé à mettre son or dans sa poche. Ne croyez pas, lui dit-elle, en le saisissant, que je vous laisse aller ainsi, je prétends bien avoir ma part de ce que vous avez trouvé. Je vous connois, ajouta-t-elle, & si vous ne me donnez pas tout à l’heure deux piéces d’or, je vous irai dénoncer à celui à qui appartient la terre où vous avez trouvé ce trésor, & je vous ferai dépouiller du tout.

Ces hommes furent fort fâchés d’avoir été entendus, & encore plus de se voir priver du tiers d’un bien qu’ils tenoient de la fortune : cependant intimidés par sa menace, celui qui étoit le dépositaire lui alloit donner ce qu’elle lui demandoit, quand son compagnon s’y opposa, en disant qu’il ne prétendoit point partager un bien dont le hazard lui avoir fait présent ; & faisant signe à son frere de le suivre, il se mit en devoir de la laisser seule : mais Pigrieche à qui l’espoir du gain donnoit de la force, s’opposant au départ de celui qui portoit les six piéces d’or, le saisit à la gorge, jurant de ne le pas abandonner qu’il ne lui eût donné ce qu’elle prétendoit lui appartenir.

Cette violence aussi hors de propos, ayant mis dans une véritable colère l’homme qu’elle tenoit de la sorte, loin de donner à cette belle ce qu’elle exigeoit si insolemment, voulant s’en débarasser à quelque prix que ce fût, il lui détacha tout-à-la-fois deux si furieux coups de poings, qu’il lui fit lâcher prise, & en même tems perdre connoissance. Après quoi il se sauva avec son compagnon, laissant ensuite Pigriéche non seulement hors d’état de les suivre, mais de remarquer la route qu’ils prenoient.

A peine cette indigne créature fut revenue de son évanouissement, que toutes ses douleurs se réveillerent par ce nouvel accident. Elle voulut se lever, mais comme ses deux mains estropiées, à qui le desir de prendre avoit donné de l’agilité, lui refusérent alors le service ; elle connut qu’il lui étoit impossible de se remüer, & pour comble d’embarras la nuit, la pluie & l’orage, la venant assaillir, elle étoit réduite à se rouler dans la boue sans pouvoir s’en tirer, craignant d’ailleurs d’être accablée par la grêle, ou d’être mangée par les loups, & quelque chose de plus touchant pour elle, appréhendant que les voleurs ne vinssent enlever le butin qu’elle avoit fait au Moulin.

Vous pouvez, Mademoiselle, juger de son embarras. L’unique consolation qui lui restoit alors étoit de charger d’injures la belle Lisimene, à qui cette inconsidérée se prenoit toujours de tout ce qui lui arrivoit, & on peut croire qu’elle n’épargna pas sa mere, qui lui avoit inspiré le désir de faire ce voyage ; & le Meunier, qui, à ce qu’elle disoit, avoit envoyé après elle ces deux hommes pour l’assassiner, en eut aussi sa part.

Dans ce désordre extrême, & au moment qu’elle ne se flattoit plus d’en sortir, il passa quelques Esclaves de Richarde, qui alloient chercher leur troupeau paissant dans des marais éloignés. Pigrieche les appella, & les Esclaves l’ayant reconnue à la voix, accoururent à son secours ; l’un d’eux étant descendu de cheval, la mit à sa place à l’aide de ses compagnons, mais non pas sans lui avoir causé mille douleurs, & sans en recevoir des injures & des menaces, au lieu de remerciemens que méritoit un si bon office. Malgré cela ils ne laisserent pas de conduire chez elle, une partie de la troupe suffisant pour aller rassembler leurs troupeaux écartés.

Le mouvement du cheval qui augmentoit les maux que souffroit Pigrieche, lui faisant jetter de tems en tems des cris si hauts, qu’elle se faisoit entendre de loin ; Richarde, qui en voyant la nuit fort avancée, sans que sa fille fût de retour, étoit sortie pour aller au-devant d’elle, l’entendant crier de la sorte, ne douta plus qu’il ne lui fût arrivé quelque désastreuse avanture.

Elle n’en fut que trop convaincue lorsqu’on la descendit de cheval : cette tendre mere lui demanda avec empressement, qui l’avoit mise dans un si terrible état, mais Pigrieche dont le mal augmentoit la mauvaise humeur, hurlant de plus belle à cette question.

Ne voilà-t-il pas une curiosité bien placée, dit-elle, & quand vous ne devriez songer qu’à me secourir, est-il tems de me faire une si sotte demande ? Comme si vous ne sçaviez pas que je viens de ce maudit Moulin, où vous avez eu la fureur de m’envoyer, voyez un peu le grand bonheur qui m’y attendoit.

Les maux qu’elle souffroit, autorisant en quelque sorte sa mauvaise humeur, Richarde ne lui répondit rien, & s’empressa à lui donner du secours. Il falloit absolument un Chirurgien ; mais comment faire ? il étoit nuit, on étoit fort éloigné de la Ville, il n’y en avoit pas ailleurs, & la porte qui en étoit fermée ne s’ouvroit jamais que le matin.

Bon & Rebon qui étoit accouru ainsi que les autres, & dont le naturel excellent ne se démantoit jamais, entreprit de soulager la malade. Comme les différentes études où il s’appliquoit dans son cabinet lui fournissoient les moyens d’apprendre la Médecine, c’étoit à quoi il s’étoit le plus occupé, cette science lui paroissant très nécessaire dans un lieu désert, où l’on ne pouvoit espérer aucun secours d’une Ville, dont on étoit très-éloigné. Ce bon Roi ne dédaignoit pas de servir de Médecin à des sujets qui l’auroient peut-être livré, s’ils l’eussent reconnu, & ce Monarque trop généreux, touché des cris de sa belle-fille, commença par lui remettre le poignet, ce qu’il fit avec toute la dextérité possible.

Comme l’opération fut douloureuse, la peu patiente Pigrieche dit toutes les injures qu’elle put inventer au Chirurgien Royal, le menaçant de le châtier de la maladresse, mais sans que ses indignes procédés le rebutassent. Il appliqua du baume sur sa blessure ; cependant tout excellent qu’il étoit, cela n’empêcha pas que la main ne restât un peu estropiée. A cela près elle fut bien-tôt guérie.

Pour peu qu’on fasse réflexion à la tendresse que Richarde avoit pour sa fille, on présumera aisément qu’elle étoit en grande colère contre le Meunier, le moulin & tous ceux qui l’avoient habité depuis qu’il étoit au monde, ou qui l’habiteroient à l’avenir. Cependant après que cette fureur fut un peu calmée ; que les playes de Pigrieche furent pansées ; qu’elle eut été débarbouillée, & qu’elle eut pris de la nourriture, Richarde, qui perdoit rarement ses intérêts de vûe, songea à visiter la farine que sa fille avoit été faire moudre à travers tant de dangers, craignant qu’elle ne fût gâtée par l’orage. Elle se confirma dans cette pensée en trouvant les sacs tous mouillés, & en voyant que son mulet étoit si estropié, qu’à peine pouvoit-il marcher ; car ceux qui avoient battu Pigrieche avoient poussé la vengeance jusqu’à assommer à coups de pierres cette bête innocente des fautes de sa conductrice : mais par bonheur pour Pigrieche ils ne touchèrent pas à son trésor, ne doutant point que tous ses sacs ne fussent également remplis de farine, qu’ils ne songerent pas à emporter parce que son poids auroit retardé leur fuite précipitée.

Richarde s’empressa à vuider cette farine pour lui donner de l’air ; mais ses soins furent inutiles, & ce n’étoit plus que de la pâte délayée avec de l’eau bourbeuse, qui étoit de si mauvaise odeur, que l’infection qui en sortit pensa mettre la peste dans la maison. Ce ne fut pas la seule incommodité que cet accident causa, car à peine une si horrible bouillie eut pris l’air, qu’elle se mit en mouvement, & qu’une partie s’étant changée en vers, l’autre devint des Charantons, espece de vermines, qui se met dans le bled, & la troisiéme prit la forme d’un essain de cousins, (qu’à la mer nous appellons Maringouins) qui se répandirent par la chambre, & volérent en si grand nombre qu’ils éteignoient les lumieres ; se jettant ensuite avec fureur sur tout le monde, à l’exception de Liron & de son pere, en sorte qu’il n’y eut personne qui ne fut obligé de fuir, & d’abandonner la malheureuse Pigrieche, qui par ses cris appelloit vainement à son secours ; mais qui ne pouvant se servir de ses mains pour se garantir de tant d’assassins, fut exposée à des tourmens qu’il est plus aisé d’imaginer qu’il n’est aisé de les décrire. Son sang couloit de tous côtés, & comme si cette peine n’eût pas été suffisante, les Charantons voulant être de la partie, monterent sur le lit, se fourerent dedans, & environnerent Pigrieche, de façon qu’elle n’en fut pas moins incommodée que des cousins qui la dévoroient ; car elle ne se pouvoit remuer sans en écraser des milliers dont l’odeur insupportable la suffoquoit.

Elle n’avoit jamais été dans un danger plus manifeste de perdre la vie, & n’en seroit pas réchappée, si Bon & Rebon, qui ne se démentoit jamais, n’avoit couru mettre de la lumière dans une lanterne, & se poussant courageusement à travers de cette nuée d’insectes, il n’avoit pas pénétré jusqu’au lit de cette aimable malade, & la prenant entre ses bras pour l’arracher au supplice qu’elle n’avoit que trop mérité, il la porta dans une chambre prochaine, où il essaya de faire déguerpir les bourreaux qui travailoient sur sa peau, mais comme la plupart s’y étoient déja fourés trop avant, on fut obligé de la plonger dans l’eau chaude, & encore malgré cet expédient on eut bien de la peine à la nettoyer.

On en vint enfin à bout, & on la mit ensuite dans un autre lit, où elle continua à jetter des cris épouvantables. Tout son corps n’étant qu’une playe, il n’étoit pas possible de la toucher sans lui causer des douleurs affreuses. Pour comble de bien, la mauvaise odeur des Charantons écrasés s’étoit si fort attachée à sa personne qu’à peine pouvoit-on l’approcher. Sa propre mere n’y avoit pas pu tenir, & Pigrieche eût péri faute de secours, si le Roy n’eût surmonté la répugnance qu’elle causoit à tout le monde, & ne lui eût donné du soulagement qu’elle ne pouvoit espérer que d’un Prince aussi bon.

Les soins qu’il en eut firent qu’elle passa la nuit assez bien ; enfin ses douleurs étant un peu diminuées, la belle ouvrit les yeux, c’est-à-dire, qu’elle en ouvrit un, car les cousins lui avoient crevé l’autre : jugez, s’il vous plaît, de son désespoir lorsqu’elle s’apperçut de ce nouveau grain de beauté ; mais rien ne put égaler sa fureur quand au lieu des consolations qu’elle devoit attendre de sa mere, elle la vit se lamenter sur la perte de sa farine, & ne s’occuper que du désordre que les vers y avoient fait, ainsi que de l’état où son mulet étoit revenu : sans songer seulement à sa fille, & sans la remercier du moins des tresors qu’elle avoit apportés, qui devoient bien suffire pour la dédommager de quelques miserables boisseaux de bled, tandis que rien ne pouvoit réparer tout ce que Pigrieche avoit perdu. Aussi comme vous pouvez croire, en dit-elle bien son sentiment sans se gêner. Il n’y a sorte de reproches qu’elle ne fit à sa mere, & dans des termes si durs & si offensans qu’elle s’en fût fait assommer, si les richesses qu’elle avoit apportées n’eussent appaisé la noise. Quelque courroucée que fût Richarde, il lui fut impossible de tenir à l’aspect de tant de belles choses, dont elle fut éblouie.

Après qu’elle eut suffisamment récrée sa vûe de toutes ces pierres précieuses, elle se mit en devoir de les serrer, mais Pigrieche, qui malgré ses maux avoit toujours son œil unique attaché sur ses trésors, allarmée du dessein de sa mere, fit des cris terribles.

Qu’est-ce que cela veut dire, s’écria-t-elle, avec fureur, vous prétendez encore me priver de mon bien ? Ne me coute-t-il pas assez cher pour être à moi ? voulez-vous m’enlever le fruit de tant de peines ? Ah ! plutôt que de me ravir des richesses si bien acquises, ne sçauriez-vous en aller chercher autant ? … Non, non, continua-t-elle, je vous connois, vous ne feriez pas de difficulté de m’y renvoyer, ce que j’ai souffert ne seroit pas capable de vous en détourner, mais l’idée & la crainte du moindre mal qui vous en pourroit arriver suffit pour vous retenir, vous êtes trop délicate & trop paresseuse quand il s’agit de vous-même, quoique vous comptiez pour rien les plus pénibles travaux des autres.

La colere où elle se mit, obligea Richarde à lui protester qu’elle s’étoit trompée dans le jugement qu’elle avoit fait de ses intentions, l’assurant au contraire, que bien loin de chercher à se les approprier, elle n’avoit songé à serrer ces pierreries que pour empêcher quelqu’un des spectateurs d’en dérober. Cependant, comme elle croyoit pouvoir faire sa part sans scrupule, elle résolut d’en escamoter tant qu’elle pourroit : commençant à mettre la main sur un bijou qui représentoit une rose panachée, si parfaitement travaillée qu’on l’auroit prise pour une rose effective, elle espéroit en profiter : cette précieuse rose étoit composée de trente ou quarente pierres, tant de diamans que de rubis, d’éméraudes & de grenats ; & c’étoit un chef-d’œuvre de l’art par la délicatesse dont elle étoit montée. Richarde l’ayant empoignée serra la main bien ferme, & cherchoit à la glisser dans sa poche, lorsque ne pouvant plus résister à la douleur imprévûe d’une picquûre cruelle qui partoit de quelques épines imperceptibles cachées sous les feuilles de cette rose, elle fut obligée de desserrer la main & de rejetter ce trésor si picquant, avec moins de précaution qu’elle n’en avoit pris en le volant.

Cette action involontaire ayant découvert son intention, l’exposa à tous les reproches dont Figrieche pût s’aviser. Elle lui parla de sa mauvaise foi dans des termes si injurieux, & avec un accès de fureur si long & si terrible, qu’elle lassa la patience de sa mere, que la douleur de sa picquûre ne mettoit déja que trop de mauvaise humeur, & elle étoit prête à la battre, lorsqu’enfin le mal diminuant, diminua aussi la pétulence naturelle de Richarde qui crut devoir tout souffrir dans l’espérance de faire un vol plus heureux, en prenant mieux son tems ; c’est pourquoi elle fit ce qu’elle pût pour appaiser sa fille, en essayant à lui persuader que ce qu’elle avoit fait n’étoit que par raillerie, & seulement pour voir si elle sçavoit le compte de ses fleurs, & si elle s’appercevroit de l’absence de cette rose, qui étoit remarquable par sa beauté singuliere. Pour achever de calmer son couroux, elle lui fit esperer qu’avec de si grands trésors, & des bijoux si bien mis en œuvres, elle seroit assez riche & assez parée pour ne pas céder en beauté, ou en puissance aux plus grandes Princesses, qu’il n’y auroit pas de souverains dans le monde, qui ne désirât & même ne tînt à grand honneur de l’épouser. Cette douce espérance rendit à Pigrieche toute sa bonne humeur ; & lui fit regarder son tresor d’un œil encore plus favorable, regretant d’autant plus la perte de son autre œil que ce malheur la privoit de la satisfaction de voir tant de richesses avec deux bons yeux.

Cependant après les avoir considerées fort long tems, il falut faire treve à un si doux spectacle : mais ce qui venoit de se passer lui ayant inspiré d’étranges soupçons contre la probité de sa mere, Pigrieche voulut absolument qu’on lui apportât une grande cassette, où ayant renfermé elle-même son trésor, elle en prit la clef qu’elle pendit à son col, bien impatiente d’être guérie, pour avoir le plaisir de relever ses charmes par une parure si brillante.

Mais quoique Liron fût innocente de la catastrophe qui venoit d’arriver, & que Pigrieche avoit trop méritée pour devoir s’en plaindre, la timide Liron n’avoit osé se présenter devant la mere & la fille, les connoissant assez injustes pour avoir sujet de craindre qu’elles ne la punissent de leur propre faute ; c’étoit ce qui l’obligeoit à sortir plus matin que de coutume, & à rentrer plus tard. Elle conduisoit son troupeau auprès de la fontaine ; mais quelques soins qu’elle prit pour ne pas s’ennuyer, & quoiqu’elle eût recours à la musique, à la lecture, & à ses autres amusemens ordinaires, c’étoit une foible ressource pour elle. La tendre Lisimene toûjours occupée du beau Chasseur, n’avoit plus aucun goût pour les innocens plaisirs, qui avoient fait autrefois ses plus cheres délices.

Sans espoir de revoir un Amant à qui elle avoit caché sa demeure, & sans se repentir de cet effort de vertu, son cœur & son esprit n’étoient remplis que de l’idée de ce charmant jeune homme ; il lui étoit impossible de songer à autre chose : mais elle n’osoit aller chez les Nayades dans la crainte qu’elles ne devinassent son secret, & que n’ignorant pas sa véritable qualité, elles ne la blamassent des tendres sentimens où elle s’abandonnoit pour un inconnu, qui malgré la magnificence dans laquelle il lui paroissoit, & la simplicité de sa condition où elle se trouvoit actuellement, n’étoit peut-être pas digne de la fille d’un grand Roi, quoique détrôné & malheureux.

Il y avoit déja quatre jours que le fruit étoit fini, & que n’ayant plus rien à vendre, elle avoit cessé d’aller au marché, pour aller au Moulin de malheur. Il y en avoit quatre autres qu’elle en étoit revenue. Ces huit jours bien complets, lui avoient semblé huit siécles.

Elle étoit couchée sur un gazon, la tête appuyée contre un arbre, un livre à la main, qu’elle avoit déja vainement essayé plusieurs fois de lire, pour dissiper son ennui, sans qu’il eût été possible d’y réussir : elle jettoit bien ses regards dessus ; mais elle les y fixoit en rêvant, sans se souvenir du livre, lorsqu’un bruit causé par une personne qui marchoit près d’elle, lui fit tourner ses regards du côté d’où il partoit, & qu’ils furent agréablement frappés en connoissant & en voyant approcher le même Chasseur dont elle étoit si occupée. Il n’eut pas plus de peine à reconnoître Liron, qu’il en avoit eu à en être reconnu : il l’aborda avec un empressement qui exprimoit vivement la satisfaction que lui donnoient cette heureuse rencontre qu’il avoit souhaitée de tout son cœur, mais sans espoir de la trouver.

Désesperé de ne plus voir sa Bergere, il s’étoit repenti plus d’une fois d’avoir trop scrupuleusement observé les défenses qu’elle lui avoit faites de la suivre.

Le transport qu’il témoignoit étoit si vif, qu’il n’y avoit pas lieu de douter que son amour ne fût extrême. Ce que Lisimene elle-même avoit souffert depuis qu’elle ne le voyoit plus, fut encore plus propre à la persuader des peines que l’absence lui avoit fait endurer ; cette conformité de sentimens la rendit si sensible au plaisir de le revoir, que s’y abandonnant sans reserve, elle ne pensa plus à le lui deguiser ni à lui vouloir, persuader qu’il lui étoit indifferent.

Le beau Chasseur se jetta à ses genoux, & lui dit tout ce qu’il put imaginer de plus tendre. À tous ses discours, Liron ne répondoit que des yeux ; mais ce langage qui est ordinairement le plus sincere n’a pas besoin de truchement pour un amant. Liron un peu revenüe à elle-même voulut le blâmer de ce que malgré sa défense il avoit fait des démarches pour la trouver, mais elle le fit si foiblement, qu’il n’eut pas sujet d’en être allarmé, & qu’il n’en goûta pas moins la douceur de cette heureuse rencontre. Jamais ils n’avoient passé des momens si agréables : le Chasseur qui la vit entourée d’instrumens, comprit qu’elle en sçavoit joüer ; & ravi de lui connoître cette nouvelle perfection, il la supplia instamment de lui donner la satisfaction d’entendre une voix qui ne pouvoit être que charmante.

Liron ne s’en fit pas presser, & la joye de voir son Amant augmentant la délicatesse de son gosier, ainsi que celle de ses doigts, elle enchanta le beau Chasseur, qui n’avoit pas besoin de lui trouver ce charme nouveau pour être le plus amoureux des hommes.

Les Nayades étonnées de la perfection de ce qu’elles entendoient, qui étoit si au-dessus des serenades que Lisimene leur donnoit d’ordinaire, avoient peine à croire que celle-là partit de la même personne. Elles étoient attentives sous les eaux, n’osant respirer de peur de les émouvoir de leur haleine, pour ne pas perdre le moindre ton de cette charmante musique : Liron n’étoit assurément point fâchée qu’elles en profitassent ; mais à parler naturellement, ce n’étoit pas ce qui l’occupoit alors, ne songeant plus en ce moment qu’il y eût quelqu’un dans le monde, à l’exception de son Chasseur ; & entre nous, cet oubli étoit assez pardonnable, puisqu’il n’est guéres possible, qu’à la vue d’un amant, brûlant des mêmes feux dont on ressent l’atteinte, on aille s’aviser de penser qu’il y ait des Nimphes d’eau douce au monde, quelques obligations que l’on puisse leur avoir.

Les momens passés près de ce qu’on aime, coulent si promptement, que l’heure de se séparer étoit déja bien avancée, sans que nos deux Amans s’en fussent apperçus, à peine croyoient-ils qu’ils eussent été ensemble trois minutes, lorsqu’il falut songer à se quitter. Ce ne fut pas sans regrets, & sans se promettre de se retrouver le lendemain au même lieu.

La joie de revoir le beau Chasseur avoit étourdi Liron sur les conséquences d’une telle conduite, & sur la promesse qu’elle lui avoit faite de revenir tous les jours ; mais lorsqu’elle fut seule, la raison prenant un empire que l’amour avoit affoibli, lui représenta vivement le tort que cette démarche lui feroit dans le monde, malgré les apparences qui lui faisoient espérer le secret, & pensant à quelque chose de plus essentiel, elle la fit réfléchir, que quand il seroit vrai que le Chasseur garderoit un éternel silence sur cette avanture, ce seroit toujours trop pour elle d’avoir à rougir devant elle-même, puisque c’est en quoi consiste la véritable honte, lorsque l’on est sensible à l’honneur & à son devoir. Cette raison détermina la Princesse à ne plus s’exposer au danger de voir un homme qui lui plaisoit trop, loin d’écouter ce qu’un penchant flatteur lui pouvoit dire en faveur de cet Inconnu, à qui elle avoit trop légérement promis, sa vertu reprenant le dessus, elle ne balança plus à lui manquer de parole, & quelque peine qu’elle en ressentît, elle prit le lendemain, en soupirant, un chemin différent de celui où son cœur l’entraînoit.

Que cette journée lui parue longue ! jamais elle ne s’étoit tant ennuyée, ses moutons qui étoient accoutumés d’aller au bord de la fontaine, en vouloient prendre la route à tous momens, aussi bien que Diligent. C’étoit une double peine pour elle de résister à son troupeau & à ses propres desirs : Elle passa le jour en cette perplexité ; la nuit vint enfin l’en tirer, la ramena chez Richarde dans une tristesse excessive.

Il lui fut impossible de goûter un moment de repos ; le chagrin qu’elle ne doutoit point que le Chasseur n’eût ressenti, en ne la voyant pas arriver, la pénétroit de douleur, dans cette inquiétude, & sans sçavoir pourquoi : le jour lui sembloit fort lent à paroître : elle s’apperçut à peine qu’elle se leva, & après le travail ordinaire, ayant mis ses moutons dehors dans l’intention de faire ce qu’elle avoir fait la veille, elle les suivit en rêvant.

Sa rêverie étoit si forte qu’elle ne fit aucune attention que son troupeau prenoit le chemin qu’elle vouloit éviter ; & elle ne le reconnut que lorsqu’elle fut auprès des arbres, son azile ordinaire. Elle n’hésita point sur le parti qu’elle avoit à prendre, en s’éloignant brusquement : mais venant à considérer qu’étant encore bien matin elle auroit le tems de se laver le visage & les mains, & d’aller saluer les Nayades avant que le Chasseur fût arrivé, elle rallentit sa marche, & revint sur ses pas. Malgré la résolution qu’elle avoit formée de ne jamais voir son Amant, & au contraire de l’éviter avec soin, elle trouvoit de la douceur à penser qu’il l’aimoit, qu’il la chercheroit, qu’il seroit touché de son éloignement : Elle craignoit même qu’il ne s’en consolât ; & quoiqu’elle eut une véritable pitié du chagrin où elle le croyoit plongé, elle ne laissoit pas d’appréhender qu’il n’y fût pas assez sensible.

Des sentimens si opposés se confondoient chez elle de telle sorte, qu’elle ne les pouvoit concilier ; elle redoutoit la présence du beau Berger, & craignoit tout-à-la-fois de ne le pas rencontrer ; mais cependant elle n’appréhendoit pas, moins que cette démarche, à laquelle sa vertu la forçoit, éteignant son amour, ne le rebutât assez pour lui faire abandonner ce pays, & retourner à la Ville sans se ressouvenir d’elle.

C’étoit ainsi qu’elle s’entretenoit, sans pouvoir s’accorder avec elle-même sur ses diverses façons de penser : mais son Inconnu étoit bien éloigné d’être dans les sentimens qu’elle sembloit craindre, il s’étoit trouvé fort exactement au rendez-vous de la veille, & non content de l’attendre tout le jour, il l’avoit encore attendue toute la nuit ; mais quoique désesperé de n’avoir point vû sa Bergere, & tourmenté par la crainte qu’il ne lui fût arrivé quelque accident fâcheux, il n’avoit pas laissé de succomber au sommeil qui l’accabloit, pour éviter les regards des curieux dont l’aspect auroit pû causer quelques peines à l’aimable Liron. Il s’étoit réfugié dans un vieux tronc d’arbre, où il y avoit à peine une heure qu’il goûtoit la douceur du repos, lorsqu’un mouton, y étant entré par hazard, la peur l’en fit sortir fort promptement, & le bruit qu’il fit éveilla le dormeur. La vûe de ce cher mouton lui causa une joye mêlée de crainte & d’espérance. Il se leva avec précipitation pour sçavoir s’il se flatoit envain ; il ne fut pas trompé dans son attente, appercevant Liron qui se lavoit à la fontaine, il en fut transporté de joye, & courut à elle : Je vous revois donc, ma belle Bergere, lui dit-il, mais helas que votre absence m’a couté : Par quel malheur ne vous vis-je pas hier de toute la journée ? … Quel jour passai-je en vous attendant ! Juste Ciel, qu’il me parut long ! Non, je n’aurois pu, sans mourir, en supporter encore un semblable : Instruisez-moi, de grace, de la cruelle raison qui m’a privé d’un bien qui m’est aussi cher que ma vie, & qui vous a obligé de manquer de parole à un Amant, dont l’amour vous est assez connu, pour vous faire juger de son impatience … Vous ne me répondez point, poursuivit-il, après avoir attendu quelques momens, vous semblez interdite : Vous détournez la vûe ; il semble que ma présence vous gêne : Ne me cherchiez vous pas ? & seroit-il possible, que ce fût votre cruauté qui m’eut privé hier du bonheur de vous entretenir ?

Liron ne sçavoit que répondre ; elle n’avoit pas la force de fuir un Amant pour qui son cœur s’intéressoit si tendrement, & la raison qui triomphoit de l’amour lorsque l’objet étoit éloigné, n’avoit en sa présence assez de force, que pour accabler cette Bergere de reproches, & pour lui faire connoître qu’elle agissoit contre la bienséance & contre son devoir, sans que cette même raison eût le pouvoir de lui faire exécuter les loix qu’elle lui dictoit.

Elle balança quelque tems ; à la fin écoutant cette voix si puissante sur les cœurs vertueux, elle ne disputa plus au devoir une victoire qui couvre les vaincus de gloire : Elle déclara à son Amant, qu’elle vouloit absolument qu’il cessât de venir la chercher : mais voyant qu’il pâlissoit, & croyant devoir adoucir l’extrême rigueur de cet arrêt, elle lui dit à demi voix, que du moins, il n’y vint pas si souvent, l’assurant avec fermeté que s’il ne lui promettoit pas ce qu’elle exigeoit, ou qu’il n’éxecutât pas sa promesse, elle ne viendroit de sa vie à la fontaine, ce qui la priveroit de la seule douceur qu’elle goûtoit dans ses infortunes.

Le Chasseur …… que je ne dois point nommer ainsi, puisque ce n’étoit plus sous cet habit qu’il se montroit à ses yeux, ayant pris celui de Berger pour se conformer à la condition où il croyoit qu’étoit né l’objet de ses desirs, le Chasseur, dis-je, ou plutôt le Berger, fut accablé de ce discours.

Vous voulez donc ma mort, lui dit-il, d’une voix tremblante : hé bien, continua-t-il, contentez-vous, il m’en coûtera la vie, mais je n’y aurai point de regret, puisqu’elle vous est odieuse. En disant ces mots, ses esprits l’abandonnèrent, il se laissa tomber sur l’herbe sans force & sans connoissance. La pâleur de la mort étoit répandue sur son visage au point de faire craindre à Liron qu’il n’expirât.

Tous les malheurs dont jusques-là elle avoir ressenti les atteintes, ne lui semblérent plus mériter ce nom, lorsqu’elle les compara à celui dont elle se voyoit menacée. Elle courut à la fontaine, en rapporta de l’eau qu’elle jetta sur ce visage chéri, accompagnant ses soins par les discours les plus tendres, & par des regrets les plus touchans. Ces empressemens réussirent à la fin, & ce nouveau Berger ayant repris ses sens, lui dit d’une voix entrecoupée de sanglots : Hélas ! cruelle Liron, que ne me laissiez-vous mourir, je serois plus heureux d’expirer à vos pieds que d’aller traîner, loin de vous, la déplorable vie que vous me conservez. Oui, inhumaine, ajouta-t-il, puisque vous voulez me priver du plaisir de vous voir. Ne comptez pas que je survive à cette cruauté. Je me délivrerai, malgré vous, du malheur auquel vous me condamnez. Liron n’étoit pas dans un état moins déplorable que celui où elle voyoit son cher Berger. Elle pleuroit ; & ne pouvoit parler ; mais enfin faisant un effort : L’état où vous me voyez, & les larmes que je ne puis retenir, lui dit-elle, doivent vous prouver que vous êtes injuste dans les reproches que vous me faites. Vous n’êtes pas assez peu clairvoyant, pour ne pas connoître que c’est à regret que je vous donne ce déplaisir, Mais, enfin, Seigneur, ne me dois-je rien à moi-même, m’est-il permis de blesser les régles de la Bien-séance, & en vous recevant ici, & en vous donnant un rendez-vous ? Ah ! loin de trouver les propositions que je vous fais étranges, si vous m’aimez comme je dois être aimée, vous devriez être le premier à me donner des leçons sur mon devoir.

Comme nos conversations, & mes sentimens, n’ont rien dont la vertu se puisse offenser, reprit le Berger, je ne conçois point, par quelle raison vous vous en faites un scrupule. Mais, belle Liron, il y a un moyen de le bannir : Je vous offre ma main & mon cœur, daignez les accepter. Sortez d’un indigne esclavage : suivez un époux, qui fera son bonheur de vous plaire.

Cette offre est bien généreuse, repliqua la Bergere, de qui ce discours redoubla l’embarras : mais, Seigneur, ajouta-t-elle, nous ne nous connoissons pas assez pour prendre un engagement aussi sérieux ; nous ignorons si nous pouvons être l’un pour l’autre : peut-être qu’en nous connoissant davantage, nous ne trouverions que la certitude d’un obstacle que je redoute, & qui, si j’osois m’expliquer, ne serviroit qu’à vous découvrir que Liron, toute Bergere qu’elle vous paroît, ne peut être unie à vous.

Quels sont-ils ces obstacles que je ne puis vaincre, s’écria le malheureux Chasseur ! Seriez-vous engagée sous les loix de l’himen ? Un autre est-il possesseur du bonheur où j’aspire ? Non, reprit-elle, je n’ai point encore d’autres engagemens que ceux d’obéir à mon Pere & à la raison : mais l’inégalité de nos conditions est plus que suffisante… Si ce n’est que cette raison qui vous arrête, interrompit cet Amant, c’est un obstacle si léger, qu’il ne doit pas vous retenir. Que m’importe l’état où je vous vois, cette différence chimérique, que l’orgueil humain met entre les hommes, doit être entierement en faveur de la vertu. La vôtre est digne du Trône. C’est au destin, non à vous, à qui il s’en faut prendre, s’il ne vous a point placée dans le rang où vous devriez être. Mais comme je n’aime que vous, & que je suis charmé d’avoir l’occasion de vous témoigner un amour détaché de tout autre intérêt que celui de lui-même, je m’embarrasse peu de la condition où l’aveugle fortune vous a fait naître. Au contraire, c’est un bonheur pour moi que d’être en état de vous délivrer des emplois humilians dont on a la lâcheté de vous charger, & qui font si indignes de votre mérite, ainsi que de votre beauté.

Voilà belle Liron, continua-t-il, quels sont mes sentimens, & quels ils seront toujours. Leur pureté me rassure sur les obstacles que je pourrois craindre de la part de votre Pere, parce que je te crois trop raisonnable pour y en faire naître par caprice.

Plus ce tendre Amant parloit, plus il faisoit éclatter de générosité, & plus Lisimene en étoit affligée. Elle n’avoit pu se défendre de l’aimer au premier coup d’œil, sans sçavoir si les qualités de l’ame répondoient à celles de la figure. Ainsi on peut croire qu’un Amant, qui faisoit voir des sentimens qui le pouvoient rendre aussi estimable qu’il étoit charmant, ne pouvoit faire que de grands progrès dans le cœur de la Princesse. Mais malheureusement cet amour, ces vertus & ces charmes qui lui parloient en faveur du beau Berger, ne pouvoient effacer de son esprit qu’elle étoit fille du Roi Bon & Rebon. Elle n’osa lui découvrir ce secret, en pensant qu’il ne serviroit qu’à les affliger davantage, & qu’ils en seroient moins infortunés si elle lui épargnoit cette desesperante confidence. Ainsi ils se séparerent sans avoir une plus grande explication, & le cœur si rempli d’amour, que malgré la nécessité qu’elle s’étoit imposée, d’annoncer au Berger qu’il falloit que cette séparation fut éternelle, non seulement elle ne pensa point à lui en parler, mais encore elle oublia de lui dire qu’il fût du moins quelques jours sans la venir chercher, & elle ne s’en souvint que lorsqu’il fut trop éloigné pour le rapeller ; ce qui lui fit croire que c’étoit une raison indispensable pour elle de revenir le lendemain au même lieu, afin de réparer la faute que sa mémoire venoit de lui faire commettre.

Quoiqu’elle se crût bien résoluë à ne plus voir son Amant, & que tout parût l’obliger à le sacrifier au devoir & à la vertu, si elle ne songea pas un instant à se soustraire à leur authorité, elle n’en étoit pas moins agitée : elle se disoit en vain que la houlette qu’elle portoit à présent ne l’empêchoit pas de devoir la vie à un grand Roy, qui, par une révolution, dont les exemples ne sont pas rares dans l’histoire, pouvoit remonter sur son trône, & disposer de sa fille en faveur de celui qui seroit en état de l’aider à triompher de l’usurpateur. Ces raisons invincibles ne diminuoient rien de son amour. Quelques puissantes qu’elles fussent, elles étoient trop foibles pour arracher de son cœur une passion si tendre ; en vain le triste souvenir de ses ayeuls la faisoit rougir d'aimer un inconnu, si elle en avoit autant de honte que si ce deshonneur eût été public, elle n’en trouvoit pas les maximes du siécle moins injustes & moins barbares.

Que les préjugés sont extravagans ! (disoit-elle) pourquoi dois-je rougir d’aimer un homme aimable & généreux, qui me croit une simple villageoise, & qui cependant ne balance point dans le dessein de m’élever jusqu’à lui ? Mais cet homme charmant n’est pas Roy (poursuivit-elle en soupirant) & tous ses agrémens, non plus que sa générosité ne me pourroient empêcher de me deshonorer si j’unissois sa destinée à la mienne, qui malheureusement m’a fait naître pour épouser un Roy, ou pour ne prendre jamais d’engagemens. Peut-être que celui pour qui elle me reserve, aura toutes les qualités qui sont propres à rendre un homme méprisable ; mais n’importe il régnera, & je serai moins deshonorée par les vices d’un époux, que je ne le serois par l’inégalité des conditions. Sacrifions donc, ajoûta-t-elle l’amour à la gloire, en versant quelques larmes, ce sera peut-être un bonheur pour mon Amant, puisque je n’ai que des infortunes à lui porter en dot ; son propre intérêt exige que je fasse tous les efforts imaginables pour arracher de mon cœur une passion inutile, & qui seroit funeste à ce que j’aime. Je dois donc l’engager à prendre son parti, comme je prendrai le mien.

Cette résolution formée, il ne fut plus question de décider s’il étoit plus à propos d’en instruire le Berger de vive voix, que de cesser de venir au lieu ou elle étoit certaine de le rencontrer. L’un & l’autre parti lui sembloit également dangereux. En s’exposant à lui expliquer le motif qui la faisoit agir, elle redoutoit son desespoir, & craignoit de n’avoir pas elle-même la force d’y résister. Mais en évitant cet inconvénient par son absence, elle en voyoit un autre qui ne lui sembloit pas moins grand ; & sans compter la dureté qu’il y auroit à lui laisser imaginer qu’elle le méprisoit, elle avoit encore à appréhender que ne consultant que sa douleur, il ne la vînt chercher jusques chez Richarde. Ces deux alternatives lui paroissant également dangereuses, elle examinoit à laquelle elle devoit donner la préférence, quand il s’en présenta une troisiéme à son esprit qui lui parut plus convenable. Ce fut de se confier à son pere, & de se gouverner par ses avis. Elle connoissoit la prudence du Roy, & ne pouvoit douter de sa tendresse pour elle. Ainsi tout la portant à s’adresser à lui, elle s’y détermina, & cette résolution bien affermie la rendit un peu plus tranquile, attendant avec une sorte d’impatience le retour de Bon & Rebon qui étoit allé à la chasse.

La Princesse se fut poster sur son chemin, & l’ayant vû paroître, elle fut assez loin audevant de lui, elle le pria de s’asseoir un moment pour l’écouter. Elle étoit si émuë & si tremblante, que le Roy ne douta pas qu’elle n’eût encore essuyé quelques nouveaux chagrins de la part de Pigriéche ou de sa mere ; il s’arrêta pour la consoler. Mais après y avoir employé tout ce qu’il y crut propre, voyant qu’au lieu de se calmer, ses larmes augmentoient, sans qu’elle eût la force de lui dire un mot, il la prit dans ses bras, & la serrant tendrement : Quel est le nouveau malheur qui te porte à cet excès d’affliction ? lui dit-il, Fais tréve à tes douleurs, ma chere fille, & m’apprend ce qui les cause ; je ne puis douter que le sujet n’en soit important, puisqu’il triomphe de ta constance. Je l’ai vûë trop éprouvée, & je l’ai trop admirée pour ne pas être persuadé que ton desespoir n’est point fondé sur de légers chagrins : mais helas ! je connois que cette fermeté si fort au-dessus de ton âge qui me consoloit de tous les désagrémens que nous trouvons auprès des indignes créatures avec qui nous sommes forcés de vivre, est enfin à bout. Ah ! puisqu’elle est épuisée, il ne nous reste plus qu’à mourir, & je m’y prépare sans chercher de nouveaux moyens pour conserver une vie si infortunée, que je ne puis regarder que comme un moment heureux celui qui la terminera.

Non, mon cher Pere, reprit la Princesse en faisant un effort pour arrêter ses sanglots, j’espere que le Ciel qui vous a sauvé des mains du Tiran, ne vous abandonnera pas, & protegera votre vertu. Il n’y a rien de nouveau de la part de votre épouse, ni de sa fille ; ce ne sont point elles qui causent la peine où je suis. Mais malgré cela, je n’en ai jamais ressenti une plus forte : je me vois au bord d’un précipice, dans lequel vous seul pouvez m’empêcher de tomber ; c’est de vous que j’attens mon unique secours, & cependant je tremble à vous déclarer mon malheur, puisque je ne puis vous l’apprendre sans vous faire le honteux aveu de ma foiblesse.

Ce discours, où le Roy ne comprenoit rien, le surprit au dernier point. Mais pour rassurer sa fille, & pour l’engager à ne lui rien cacher, il lui protesta que de quelque nature que fût le secret qu’elle alloit lui révéler, elle pouvoit parler en toute assurance, & qu’elle ne trouveroit en lui qu’une extrême indulgence, accompagnée des secours qu’elle devoit attendre d’un ami fidéle, sans y rencontrer la sévérité d’un pere.

Lisimene rassurée par les nouveaux témoignages d’affection qu’elle recevoit de Bon & Rebon, ne balança plus à lui apprendre l’inclination mutuelle que le beau Chasseur & elle avoient prise l’un pour l’autre, lui avoüant naïvement tout ce qui s’étoit passé entr’eux, jusqu’aux combats qu’elle avoit eus avec elle-même, sans lui déguiser ce qu’il lui en avoit coûté pour prendre la résolution de ne le plus voir. Et enfin l’incertitude où elle étoit si elle retourneroit à la fontaine où son Amant ne manqueront pas de l’atteindre le lendemain ; & si elle lui annonceroit son malheur, ou bien si elle cesseroit d’aller du côté où elle étoit certaine de le trouver. Representant au Roy les inconveniens qu’elle voyoit de toutes parts, le suppliant de nouveau de la guider dans cette dangereuse occasion.

Le Roy l’écoutoit en gardant un profond silence ; il la laissa parler sans l’interrompre. Mais voyant qu’elle ne disoit plus rien, & qu’elle attendoit sa réponse, il l’invita à se tranquiliser en la loüant extrêmement d’avoir pris un parti aussi sage que celui de se confier à lui. Il est trop tard, ajoûta-t-il, pour faire un plus long séjour ici ; cela pourroit nous attirer quelque fâcheux propos de la part de nos harpies. Ainsi, ma chère enfant, rentrons le plus promptement qu’il nous sera possible ; je sortirai demain, sous le prétexte d’aller à la chasse, & je te suivrai de près ; quand nous serons en liberté nous chercherons ensemble les moyens de terminer tes inquiétudes.

Après avoir pris ainsi leurs mesures, ils se séparerent, & eurent soin de rentrer à la maison par differens chemins.

Quoique Liron ne pût penser autre chose sur les moyens que son pere lui proposeroit, sinon qu’ils iroient à congédier le beau Chasseur, elle y rencontroit toujours un grand soulagement, en pensant qu’elle ne seroit pas obligée de s’acquitter elle-même de ce desagréable emploi. Malgré l’affliction qu'elle en ressentoit, elle passa cette nuit plus paisiblement qu’elle n’avoit fait la précédente & le jour qui l’avoit suivie.

Aussi-tôt que celui où elle devoit entretenir son pere parut, elle se leva, & après avoir rempli ses occupations ordinaires, elle mit son troupeau dehors, s’arrêtant à quelques pas de la maison pour attendre le Roy qui ne tarda pas à la suivre. Elle étoit résoluë d’exécuter ses ordres ; mais elle ne s’attendoit point qu’il les lui donneroient de conduire ses moutons du côté de la fontaine. Elle lui auroit obéi sans murmurer, s’il lui avoit ordonné de s’en éloigner. À bien plus forte raison se soumit-elle à un commandement qui flatoit malgré elle ses plus chers désirs.

Le nouveau Berger qui n’étoit pas encore arrivé leur laissant à l’un & l’autre le tems de s’entretenir, donna au Roy celui d’expliquer à la Princesse ses mesures qu’il vouloit prendre pour assurer leur repos. Elle n’osoit renouveller à son pere les instances qu’elle lui avoit faites la veille, de lui prescrire la conduite qu’elle devoit tenir. Quoiqu’elle fût déterminée à obéir, elle appréhendoit que ce qu’il lui prescriroit ne fût pas de son goût ; elle s’en croyoit même assurée. Mais elle n’en témoignoit rien, & attendoit en silence ce qu’elle devoit craindre ou esperer de la démarche qu’elle avoit faite, lorsqu’enfin Bon & Rebon en la regardant d’un air d’affection qui la rassura quoiqu’il fut accompagné d’une force de gravité qui ne lui étoit pas ordinaire. Vous ne devez pas douter de la tendresse que j’ai pour vous, ma chere Fille (lui dit-il) non plus que de la joye que je ressentirois de vous voir sur mon trône ; je vous le destinois, & j’avois résolu de l’abdiquer en vous mariant ; je l’aurois assurément fait avec un grand plaisir, si la fortune & mon ennemi m’en avoient donné le tems. J’ai fait ce que j’ai pu (ajoûta-t-il) pour vous conserver le rang dans lequel vous êtes née. Mais enfin je commence à douter que mes souhaits puissent être jamais remplis : l’ambitieux joüit paisiblement de son usurpation ; ses cruautés ont assuré sa puissance ; il est en paix avec ses voisins, & mes sujets ne se souviennent plus des bontés que j’ai euës pour eux, ou s’il y en a encore quelques-uns qui n’en ayent pas absolument perdu la mémoire, ils sont sans crédit, & ne peuvent que me plaindre sans oser rien entreprendre pour mon service. Ainsi, ma chere Fille, je n’espere plus de vous voir Reine, quoique votre jeunesse vous puisse permettre d’esperer qu’une heureuse révolution vous rendra les grandeurs que j’ai perduës. Mais (continua-t-il) si vous êtes dans l’âge de l’esperance, je n’y suis plus, & l’avantage que vous pouvez attendre du printems de vos jours, ne pourra me garantir de la mort. Ma vieillesse, ou plutôt mes chagrins, rendent peut-être cet événement plus prochain que nous le croyons. Si cet accident vous arrivoit, quelle seroit votre ressource ? Helas ! malheureuse Princesse, je frémis du fort auquel vous seriez exposée. Ma mort vous laissant en proye aux fureurs d’une marâtre implacable, & pour plaire à sa Pigriéche, vous ne devez point douter qu’elle ne vous livrât sans balancer au Tiran, qui ne manqueroit pas aussi-tôt de vous ôter la vie, ou qui vous la rendroit plus affreuse que la mort même. Ainsi ma chère Lisimene (continua-t-il en prenant le ton familier) si tu m’en veus croire, tu renonceras à l’ambition qui s’oppose à ton bonheur. Ainsi qu’à ta sureté & suivant les mouvemens de ton cœur ausquels ta vertu ne se peut opposer, tu te résoudras à vivre dans une condition privée où tu seras heureuse avec un jeune homme qui t’aime & qui est aimé de toi. Je ne puis douter qu’il ne soit vertueux. La générosité de son procédé le fait assez connoître. Ce qui m’oblige à te conseiller en ami, ainsi que je te l’ai promis, fixe-toi à la fortune de ton Amant, & oublie une vaine grandeur, qui selon les apparences est perduë pour toi sans ressource… Ce n’est pas (ajoûta-t-il) que si ce jeune homme a de la naissance & du crédit, il ne pût faire valoir un jour tes droits à la Couronne. Ils ne sont ni obscurs ni équivoques. Mais à moins que l’occasion ne s’en présentât aussi sure que favorable, je t’exhorte à le détourner de s’exposer au succès d’un événement incertain, qui, s’il venoit à manquer, au lieu de t’élever au trône, le précipiteroit au tombeau.

Ce discours que Liron n’auroit osé attendre, lui causa une joye inexprimable, & lui inspira un redoublement de tendresse infini pour un pere dont la complaisance savoit flater si agréablement le goût de sa fille, qui pénétrée de reconnoissance lui baisa plusieurs fois les mains avec transport en l’assurant qu’elle étoit résoluë de se conformer à ses avis, n’ayant jamais eu & ne voulant pas avoir d’autres volontés que les siennes.

Une conversation si interessante auroit duré selon toutes les apparences encore long-tems, si celui même, qui en faisoit le sujet, ne fût sorti brusquement d’un bois voisin, dont l’épaisseur les cachoit mutuellement les uns aux autres, & ils se rencontrerent de si près qu’il n’eût pas dépendu d’eux de s’éviter quand ils en auroient eu l’intention.

Le Berger trouvant un homme avec Liron, ne douta pas un moment que ce ne fût son pere, & craignant qu’il ne fût là que pour lui interdire à jamais la vûë de sa fille, il en parut si ému, que Bon & Rebon, touché de l’état où il voyoit un jeune homme dont la phisionomie étoit extrémement prévenante, le pria d’approcher d’une voix qui le rassura un peu.

Seigneur, lui dit-il, vous paroissez surpris de me voir avec ma fille, mais si vos intentions sont telles qu’elle me les a representées, & que vous avez voulu le lui persuader vous-même, ma présence ne doit point vous déplaire, puisque je ne suis ici que dans le dessein de vous rendre heureux l’un & l’autre, & je le ferai avec d’autant plus de plaisir, que je ne vois rien en votre personne qui ne me donne une opinion très-avantageuse de vous.

Le beau Berger, qui avoit été si allarmé de la vûë du pere de Liron, se trouva tout encouragé par un accuëil qu’il n’auroit osé attendre, & dont il fut enchanté.

Mon pere, lui dit-il, avec beaucoup de respect, je ne puis vous exprimer que foiblement la satisfaction que je sens de pouvoir vous protester que ma tendresse pour votre aimable fille est infinie. Je lui ai offert ma main, je l’ai priée de l’accepter : mais quoique ce fût avec autant de sincerité que d’amour, des offres qu’elle méritoit si bien n’ont pû la prévenir en ma faveur. Elle ne parle que d’obstacles insurmontables qu’elle n’a jamais voulu me découvrir. Serait-il possible que vous eussiez assez de bonté pour moi pour daigner les applanir ?

Ma fille avoit raison (reprit le Roy) elle vous disoit vrai en vous disant qu’il y a des obstacles qui s’opposent à votre bonheur. Mais quelques forts qu’ils puissent être, ils ne sont pas absolument invincibles. Le mérite peut suppléer à la difference des conditions. Ainsi, Seigneur (continua-t-il) commencez, s’il vous plaît, par nous apprendre qui vous êtes ; ce point est essentiel, puisque vous conviendrez qu’il ne seroit pas naturel que nous prissions aucuns engagemens ni aucunes mesures avec vous sans vous connoître. Je suis entierement disposé en votre faveur (poursuivit Bon & Rebon) : mais pour me confirmer dans cette disposition, il faut me prouver que de votre côté vous avez en moi une confiance entiere.

Vous seriez tout propre à me l’inspirer quand j’aurois moins de franchise que je n’en ai naturellement (répondit le jeune homme) & je vous proteste, mon pere, que je n’aurai jamais de secrets pour vous. Mais avant de vous dire qui je suis, permettez-moi d’exiger de vous une promesse. La première fois que j’ai vu la charmante Liron, je n’ai consulté pour lui donner mon cœur que ses appas & non sa naissance : permettez-moi donc de m’accepter aussi pour votre fils tel que je serai, sans me demander compte de mes ayeuls ; mais dans quelque rang que je sois né, je vous demande aussi de ne point contraindre votre fille ; car je ne veux l’obtenir de vous qu’après l’avoir obtenuë d’elle-même.

Ainsi, vénérable Vieillard (ajoûta-t-il) sans vous offenser de mon retardement, faites je vous supplie, que la belle Liron s’explique sur ma destinée.

Ce que vous demandez (reprit le Roi en souriant) n’est pas sans quelque difficulté, les filles bien nées s’expliquent rarement sur cet article. Mais, Seigneur, les yeux de Liron semblent répondre à cette question aussi favorablement que vous le pouvez desirer, & vous en devriez être content. Cependant (poursuivit-il) puisqu’il reste des doutes, comme je me suis informé des sentimens de ma fille plutôt en ami qu’en pere, je crois pouvoir vous assurer que vous n’avez rien à redouter du côté de l’ambition & que ce n’est point l’espoir d’un rang plus élevé que le sien qui la détermine en votre faveur.

Malgré l’assurance que lui devoit donner cette réponse, le Berger persista à souhaiter que Liron s’expliquât par sa propre bouche Cette belle se voyant pressée, & sachant ce que Bon & Rebon pensoit, elle en devint plus hardie & dit à son Amant qu’elle n’avoit rien à ajouter à ce que son pere venoit de dire, & qu’elle ne pouvoit être que fort heureuse avec un époux qu’il agrééroit.

C’en est assez, charmante Lison, s’écria l’Inconnu, transporté de joye, je connois tout le prix de mon bonheur, & je le sens redoubler par le plaisir que j’ai à vous apprendre que je puis vous donner un rang digne de vous, & vous faire avoüer à même tems que je ne suis point esclave du mien, puisque je le sacrifie sans regret & sans efforts à ma tendresse quoique je sois le fils ainé & l’heritier présomptif du Prince ambitieux à présent Maître du Royaume qui appartient au Roy Bon & Rebon. Les Peuples qui d’ordinaire imposent des noms à leurs Princes suivant leur caprice, ont eu celui de me nommer Chemzem [Parfait]. Nom que j’aurois voulu mériter, & que j’avouë à ma honte ne devoir qu’à une favorable prévention.

L’aveu de la naissance de Parfait étonna également le Pere & la Fille. Quoi Prince ! (lui dit le Monarque avec surprise) vous êtes le fils d’Ambitieux ? Comment & par quel hazard l’heritier d’un grand Empire se trouve-t-il en cet endroit reculé, & pour ainsi dire détaché du reste de la terre ?

La raison en est simple (reprit Parfait) quoiqu’il semble que je dûsse voir avec joye l’usurpation que mon pere a faite des Etats de son Roy ; puisque le succès le faisoit changer de nom, & qu’au lieu du titre odieux d’Usurpateur, il lui donnoit celui de Conquérant. Je n’ai pû l’approuver ni eu assez la force de déguiser mes sentimens pour empêcher le Prince Ambitieux & son épouse d’en être informés, ainsi que toute leur Cour ; j’étois né trop sincere pour trahir ma pensée dans une occasion si criminelle. Outre ma franchise naturelle, un autre mouvement s’opposoit encore à ce que j’osasse me réjoüir de voir mon pere placé dans le rang suprême, au mépris de son honneur, des Loix & de la Justice. Enfin aux dépens du meilleur Roy de la Terre, pour lequel j’ai toujours senti une inclination & un respect qui m’attachoit plus fortement à ses intérêts qu’à ceux des personnes de qui j’ai reçu le jour. Car je dois, vous avoüer à ma honte que les sentimens que j’ai pour elles ne ressemblent point à ces mouvemens que la nature imprime dans le cœur des enfans, & que j’ai souvent besoin de toute ma raison pour me soumettre à ce que les noms sacrés de peres & de meres nous imposent.

Je fus nourri jusqu’à sept ans à la Cour de Bon & Rebon, & ce genereux Prince ne sembloit pas mettre de difference entre son inclination pour la Princesse Lisimene sa fille unique, & celles qu’il avoit pour moi ; il me faisoit élever avec elle. Cette Princesse avoit quatre ans alors ; & dans un âge si tendre, on appercevoit déja en elle l’esperance d’une beauté admirable ; son esprit, ses inclinations, tout répondoit aux charmes de sa personne, & annonçoient un prodige.

Le Roy me disoit souvent de travailler à mériter qu’il me la donnât pour épouse, & m’appelloit presque toujours son gendre. J’étois si flatté, malgré mon enfance, de ses promesses & de ses bontés, que je redoublois mes efforts pour m’en rendre digne. Loin de m’en tenir aux leçons que l’on me donnoit alors, je forçois mes Maîtres à m’en donner de nouvelles, j’aurois voulu pour ainsi dire, prévenir une éducation qui me paroissoit trop lente. Je croyois que tout ce que je ne savois pas, étoit un défaut capable de me rendre indigne des bontés du Roy. Mais parmi les soins que mon pere prenoit pour mon éducation, celui de m’inspirer beaucoup d’ambition fut le plus vif, & ce fut à quoi mes Maîtres eurent ordre de s’appliquer le plus. Je n’ai que trop reconnu dans la suite, combien le motif en étoit odieux : mais dans ce tems-là je recevois ces impressions avec avidité. Il n’est pas difficile à une passion qui se masque ordinairement du spécieux dehors de la belle gloire, de s’emparer d’un jeune cœur qui n’a pas assez de discernement pour en reconnoître la différence ; je rendois à la Princesse des soins assidus ; le Roy & mon pere les facilitoient également : mais ils étoient trop empressés pour n’être dictés que par la seule politique. Et c’étoit une finesse dont à l’âge où j’étois j’aurois été incapable, si l’inclination d’accord avec mes autres mouvemens, ne m’avoit pas fait agir ; mes empressemens partoient du cœur. La façon donc la Princesse y répondoient sembloit naître d’une même source, ce qui étoit souvent un passe-tems pour le Roy.

La saison où ma grande jeunesse me permettoit de rester auprès d’elle étant insensiblement écoulée, on m’en sépara ; j’en fus fort touché : mais comme on me faisoit entendre que le but de cet éloignement étoit de me mettre en état de la mériter, je me consolai plus facilement.

En sortant de la Cour, je fus conduit par ordre de mon pere dans un endroit qui en est assez éloigné. Il est habité par des Sçavans Solitaires, dont la vertu sert encore plus à leur réputation que le bruit de leur science.

Je restait huit ans auprès d’eux, sans en sortir & sans revoir ma famille. L’indifférence que j’éprouvois de la part de mon pere & de ma mere, m’en inspira une aussi grande pour eux. [C’est à cet éloignement réciproque que j’attribuë le peu d’empressement que je me sens à leur égard.]

J’avois quinze ans lorsque je vis pour la premiere fois d’autres hommes que mes Hôtes Solitaires, ce fut un Officier des Gardes de mon pere, qui se fit une fête de venir m’annoncer une nouvelle à laquelle il ne doutoit pas que je ne fusse fort sensible. Il m’apprit donc que je n’avois plus qu’un jour à passer dans ce désert. Le Roy ayant déclaré publiquement qu’il vouloit me donner pour époux à la Princesse Lisimene ; ce qui me rendroit incontestablement heritier de son trône. Cet Officier ajoûta que ce Monarque avoit ordonné à mon pere de me faire venir incessamment pour consommer cette alliance, & qu’il ne doutoit pas que je ne fusse informé plus amplement de mon bonheur le lendemain au plus tard ; étant persuadé que ce seroit par le Prince Ambitieux lui-même. La respectueuse affection que j’ai pour vous, Seigneur, ajoûta l’Officier, m’a engagé à vous avancer de douze heures le plaisir que doit vous causer une si heureuse nouvelle, & à venir vous apprendre en même tems que la résolution du Roy fait la joye & l’esperance publique ; la certitude de lui voir un si digne Successeur l’a fait éclater de toutes parts, & lui attire de nouvelles loüanges & de nouvelles benedictions de son peuple.

Fin de la troisiéme journée.


Cet Officier avoit cru qu’il étoit de la prudence de m’instruire en particulier du glorieux sort qui m’étoit préparé ; personne n’en fut informé, & il repartit à l'instant, ne voulant pas être trouvé par Ambitieux, ou par ceux qu’il ne doutoit pas qui ne vinssent bientôt de sa part, appréhendant que ce Prince ne fût offensé de cet excès de zéle, qui peut-être me découvroit trop tôt un secret que le Roy, ou lui-même pouvoit s’être réservé à m’apprendre, il me laissa en me recommandant de garder un silence que je ne pouvois rompre sans le perdre.

Je pensois comme lui que le Roy pouvoit avoir envie de joüir du plaisir de m’annoncer le bonheur auquel il me destinoit. Ainsi, sans en faire confidence à personne, je m’abandonnai interieurement à la plus douce esperance. Je vous avouë, que dans cette occasion je n’étois flaté que par le motif de l’ambition. Car, malgré ce que je vous ai dit des premiers mouvemens de simpathie, qui s’étoient faits remarquer entre nous dans notre enfance, nous étions si jeunes lorsqu’on nous avoit séparés Lisimene & moi, que n’en ayant pas entendu parler depuis, j’en avois entierement perdu l’idée, me souvenant à peine que quand j’étois auprès d’elle on disoit qu’elle étoit belle. Mais alors je me rapellai ce souvenir, & je fus touché des loüanges qu’on donnoit à son excellent caractere, c’étoit ce qui me flatoit le plus, ne me representant aucuns des traits de cette jeune Princesse. Supposé que ma mémoire eût été assez fidelle pour me retracer ceux d’un enfant de quatre ans ; je n’en aurois pas pû tirer un fort grand secours pour me peindre sa beauté présente.

Cela ne m’empêcha point de passer la nuit dans une très-agréable idée, & d’attendre le jour avec impatience. Il vint enfin, ce jour si désiré, mais il me sembla bien plus long que la nuit qui l’avoit précédé, & ma joye fut extrémement rallentie, quand je le vis finir sans recevoir cette charmante nouvelle, qui à la façon dont cet Officier m’avoit parlé, étoit trop sûre pour que je dusse appréhender aucuns contretems propres à changer l’état des choses. Cependant je passai sans voir arriver personne, non-seulement cette journée, mais il s’en écoula encore quinze autres avant que je vîsse l’effet des promesses qu’on m’avoit faites.

Le zéle de celui qui croyoit m’avoir annoncé un si grand bonheur, eut un succès bien different de ses intentions. Car avant d’avoir rien appris des desseins du Roy, si j’avois de l’ambition, du moins elle étoit bornée, & nesortoit pas des régles de la moderation ; il n’en fut pas de même lorsque l’esperance que je venois de prendre l’eut réveillée.

Les transports qu’elle me causa furent si vifs, que la seule inquiétude me fit tomber malade, & je ne guéris que lorsqu’enfin je reçus cet ordre tant désiré & si impatiemment attendu. Il étoit accompagné d’une pompe royale, ce qui me délivra de la crainte que ce fâcheux retardement ne fût l’effet d’un changement dans la volonté du Roy.

Rassuré par cette apparence, je ne fus point surpris de tous les honneurs qu’on me rendoit sur les chemins, les attribuant à la suite des desseins favorables de Bon & Rebon.

J’arrivai à son Palais, & je ne doutai pas, en voyant mon pere qu’il ne se disposât à me presenter au Monarque, à qui nous avions tant d’obligations. Mais ma surprise fut extrême, quand au lieu de s’acquitter de ce juste devoir, il me déclara qu’il n’y avoit plus d’autre Roy que lui. Vous le voyez en moi, Prince (me dit-il) j’ai travaillé pour vous, & j’ai acquis un trône qui ne vous peut manquer à moins que vous-même en agissiez d’une façon qui vous en rende indigne, comme a fait Bon & Rebon, de qui l’incapacité a porté son peuple à le détrôner & à me mettre à sa place.

Je fus surpris de cette nouvelle inopinée, que je ne pus trouver de termes pour lui répondre. Je me contentai de lui rendre mes hommages en mettant un genou à terre, & en lui baisant la main. Mais mon pere, oserois-je vous le dire, loin de sentir aux discours de ce Prince aucun mouvement de reconnoissance sur ce qu’ils avoient d’avantageux pour moi, j’en ressentis une horreur que j’eus bien de la peine à reprimer ; & je n’ai jamais fait d’effort qui m’ait plus coûté que celui de baiser cette main, qui pour être celle de mon père, ne m’en paroissoit pas moins criminelle envers son Roy & son bienfaiteur.

La violence que je me fis pour cacher ma répugnance, fut si forte que je m’évanouis, on attribua cet accident au reste du mal dont j’avois été attaqué il y avoit peu de jours, sans en chercher d’autres raisons, on me porta dans mon appartement, où je repris la connoissance assez vîte ; mettant à profît ce mal subit, j’en fis un prétexte pour congédier tout le monde, voulant rester seul, en feignant d’avoir besoin de repos. Quoique dans le vrai ce ne fût que pour rêver en liberté à ce malheureux évenement, & pour me préparer à composer mon visage en cachant mes sentimens. Car si l’ambition m’avoit ouvert le cœur à la joye, quand j’avois crû me trouver heritier légitime d’un grand Royaume, ce cœur n’y avoit été accessible que tandis que j’avois pû aspirer à cette gloire sans le secours du crime, & je détestois la grandeur au prix où elle m’étois offerte. Les Solitaires à qui je devois mon éducation, n’avoient jamais essayé à me dégoûter de la douceur de régner ; mais ils m’avoient fait une peinture affreuse de l’état où se trouvoit un Roy qui ne devoit ce titre qu’à une injuste usurpation ; me répétant sans cesse, qu’en portant la couronne, ou en menant une vie privée, il étoit également nécessaire de conserver un cœur vertueux, & d’être en paix avec soi-même sans avoir aucun reproche à se faire.

Suivant leurs principes qui n’avoient servi qu’à cultiver mon goût pour l’équité, le titre d’usurpateur me paroissoit odieux, si bien éloigné de leurs instructions. Mais enfin ne pouvant apporter de remède à ce malheur, je résolus de feindre tant que je ne pourrois rien en faveur de mon véritable Souverain, à qui je me promettois interieurement de restituer son bien si jamais je m’en trouvois le maître.

Après avoir mis quelqu’ordre dans mes pensées, & me sentant certain de mes résolutions, je me présentai à la Cour du nouveau Roy, ou avec tous les ménagemens que je pus imaginer pour éviter de lui devenir suspect, je m’informai avec autant de discrétion qu’il me fut possible du sort de celui dont il occupoit la place, & de la destinée de la Princesse sa déplorable fille.

Comme je n’avois encore aucune expérience de la Cour, & que j’avois toujours entendu dire qu’il étoit de très-grande importance de prendre garde au caractere de ceux à qui on y donne sa confiance, je ne savois à qui m’adresser ; jugeant des sentimens de mon pere par ceux que je sentois pour lui, je craignois avec justice de lui devenir suspect. Je fus tiré de cet embarras par le même Officier qui étoit venu m’annoncer ma nouvelle grandeur. Je ne risquois pas tant avec lui qu’avec aucun autre ; puisqu’il lui importoit pour le moins autant qu’à moi, de me garder le secret.

Il m’apprit donc que ce malheureux Roy étoit en fuite, ainsi que Lisimene, que c’étoit le meilleur parti qu’ils eussent pû prendre, & le plus grand bonheur qui eût pû leur arriver, puisqu’ils étoient proscrits, que leurs têtes avoient été mises à prix ; que si ils vivoient, ils ne devoient la vie qu’à la diligence dont ils avoient usé, & à l’ignorance où l’on étoit de la route qu’ils avoient prise, n’ayant emmené personne avec eux : il ajoûta qu’il ne pouvoit comprendre par quel bonheur ils avoient pû être informés de cette criminelle révolution assez tôt pour avoir le tems de se mettre en sûreté, ni dans quel païs ils pouvoient s’être retirés.

Je fus plus sensible à leur triste sort, qu’à la destinée brillante qui sembloit m’attendre ; je déplorois l’infortune d’un grand Roy, & celle d’une belle Princesse, réduits l’un & l’autre à errer par le monde, vagabonds, où manquant des choses les plus nécessaires à la vie. Ce douloureux spectacle que je me representois aussi vivement que si mes yeux en eussent été les témoins, m’arrachoit des larmes sinceres, me rendant presqu’insensible aux honneurs & aux plaisirs dont j’étois environné. Le Roy Ambitieux n’y faisoit aucune attention ; il n’en avoit qu’à ce qui le pouvoit affermir dans son usurpation, & d’ailleurs l’indifference qu’il avoit naturellement pour moi, ne lui permettoit pas d’observer mes sentimens, Toute sa tendresse étant déterminée en faveur de mon frere, qui ne venoit que de naître quand il m’envoya chez les Solitaires. Mais la préférence que ce Prince lui donnoit sur moi n’étoit rien en comparaison de la passion que son épouse avoit pour ce fils cheri.

Lorsque je parus à la Cour, après la détestable entreprise qui avoit mis la Couronne dans notre Maison, cette affection étoit si considerablement augmentée, que je ne dois surement qu’à cette prédilection la haine que ma mere a pour moi, encore que le peuple dît tout haut que cette préférence étoit injuste, je n’en étois pas fort affligé ; quoiqu’il n’eût personne qui ne traitât d’aveuglement la folle passion que la Reine avoit pour un enfant, qui dès l’âge de neuf ans sembloit déja dévorer le trône, sans considerer que par le droit de la naissance il m’appartiendroit un jour ; étant d’ailleurs aussi cruel que superbe, & ne pouvant être aimé que d’une mere aveugle.

Tandis que mon frère en proye à son ambition, non seulement me voyoit d’un œil jaloux, mais encore, que s’il avoit pû y réussir, il n’auroit pas balancé à arracher la Couronne de dessus la tête de son pere pour la poser sur la sienne. Je vivois au milieu de la Cour presqu’en Solitaire ; le seul courtisan avec qui j’avois quelque conversation, parce que c’étoit le seul qui me parût digne de mon estime, étoit le premier Visir Zulbuch : l’attachement qu’il avoit toujours témoigné pour Bon & Rebon, me le rendoit cher. Et quoiqu’il semblât que son Maître fût effacé du nombre des vivans, par le soin qu’il avoit eu de rendre sa retraite impénétrable, ce généreux Visir ne laissa pas de faire une tentative en faveur du Roy fugitif, en proposant de sa part au Roy regnant de le laisser paisible possesseur de la Courone qu’il avoit usurpée, & de me faire épouser Lisimene. Le Visir ajoûtant hardiment qu’il n’y avoit point d’autre moyen d’appaiser la Justice céleste, le murmure du Peuple, & de me donner un droit légitime au rang qu’il me destinoit.

Quand j’appris cette proposition, elle me parut si avantageuse, que ne doutant point que le Roy Ambitieux ne l’acceptât avec joye, j’en eus une extrême satisfaction. Mais elle fut de peu de durée, puisque j’appris presqu’au même tems, que loin d’y consentir, mon pere l’avoit refusée audacieusement ; qu’elle n’avoit servi qu’à renouveller sa fureur & à lui faire offrir un nouveau prix au scelerat qui seroit capable de lui apporter la tête du Roy Bon & Rebon.

Ce fut alors qu’indigné de sa barbarie je ne pus gagner sur moi de ne lui pas témoigner ce que j’en pensois : mais j’en fus fort mal reçu, il me répondit fiérement qu’il n’étoit pas d’humeur à céder, ou à posseder à titre de grace un bien qui lui étoit déja acquis ; que loin de vouloir partager sa fortune avec une fille sans autre établissement que celui qu’elle tiendroit de sa propre bonté, il prétendoit que ma main lui servît à faire une alliance aussi utile qu’honorable, en me faisant épouser une Princesse qui m’apportât une Souveraineté en dot, non pas un miserable fugitive, sans bien & sans azile.

Indigné de ses injustes sentimens, j’osai lui répondre que malgré la déplorable situation où la Princesse Lisimene étoit réduite, je faisois plus de cas de ses droits que de l’heureux état où je me trouvois. Mais cette franchise loin d’adoucir mon pere, m’en attira une réponse très-dure ; sur quoi ma mere enchérissant, y ajoûta tout ce qu’elle put imaginer de plus méprisant, & saisissant ce prétexte pour me punir de ce qu’elle appelloit manque de respect & de sentiment, elle affecta toujours depuis de me témoigner beaucoup de froideur.

Je fus moins sensible à ces procedés méprisans que je ne l’aurois dû être, me conformant sans regret aux façons d’agir qu’elle avoit avec moi, je continuai à vivre seul, & à ne me mêler de rien. Il est vrai que ma jeunesse autorisoit en quelque sorte le peu de confiance que le Roy & la Reine me témoignoient : mais ils avoient pensé à mon sujet comme l’on pense naturellement sur celui d’un fils, qui doit succeder à son pere. Au lieu de m’éloigner des affaires, ils auroient dû me donner place dans leur conseil pour m’instruire insensiblement dans le grand art de régner. Et tout au contraire, la Reine qui ne cherchoit que les occasions de me mortifier, m’en avoit fait refuser l’entrée par son époux.

Cependant une guerre que le Roy entreprit contre un Prince voisin me tira de l’inaction où me retenoient les dégoûts que je recevois : je demandai à servir. Le Roy me l’accorda, malgré les oppositions de la Reine, qui ne pouvant l’empêcher entierement, le restraignit à demander que du moins je ne commandasse pas l’armée. Mais elle se donna sur cela des peines inutiles, & contre ses désirs je me trouvai à la tête de cent mille hommes.

Je fus heureux dans mon expédition ; sans vous faire ici le récit de cette guerre, il me suffit de vous dire, que je réduisis notre ennemi en moins de deux ans à demander la paix, qu’il n’obtint qu’à des conditions très fâcheuses.

Après avoir assuré mes conquêtes, je me rendis auprès du Roy mon pere, qui satisfait de ma conduite, me reçut d’une façon assez obligeante. Mais la Reine ne put prendre sur elle de me regarder favorablement ; au contraire, je trouvai que ses froideurs redoubloient à proportion des loüanges que je recevois ; & que les témoignages d’affection que me donnoit la Cour & le Peuple lui faisoient une peine qu’elle n’essayoit pas à déguiser. J’étois peu touché des preuves qu’elle continuoit à me donner de sa mauvaise volonté. Je vous ai avoüé que son indifference ne surpassoit pas la mienne, & que j’avois besoin de toute ma vertu pour y borner mes sentimens. J’étois au desespoir de lui devoir le jour que je respirois, regardant le devoir qui m’attachoit à elle comme la chose la plus pénible à laquelle il pouvoit m’assujettir. Et je me reprochois en vain de ne point sentir pour le Roy non plus que pour elle ces tendres mouvemens que la nature inspire aux cœurs bien nés. Je n’ai cependant pas à me reprocher d’avoir manqué à leur égard en ce qui a pû dépendre de moi, ni d’avoir prêté une oreille criminelle à ceux, qui remarquant les desagrémens que la Reine me donnoit sans cesse, ou qu’elle m’attiroit de la part du Roy ; m’offroient de faire un parti en ma faveur, & de me mettre la courone sur la tête.

Loin d’écouter de si coupables propositions, je ne gardai le secret à ceux qui me les faisoient que sur les promesses que j’en exigeai de renoncer à ce projet odieux ; étant disposé, si l’occasion s’en fût présentée à donner sans balancer, ma vie pour la conservation de celle d’Ambitieux & de sa femme, malgré le peu d’affection qu’ils avoient pour moi & l’éloignement que je me sentois pour eux. Helas ! loin de les chérir, comme il semble que la nature l’exige, & comme la reconnoissance des promesses continuelles que le Roy me faisoit de me placer bien-tôt sur un trône qu’il n’avoit, disoit-il, conquis que pour moi, & qu’il ne cherchoit à rendre plus puissant, que dans le dessein de me faire un sort plus glorieux, auroit dû m’y engager. Je ne les abordois point sans ressentir les mouvemens tumultueux d’une horreur involontaire, dont les fondemens m’étoient entierement inconnus, quoique j’en ressentisse les agitations. Malgré les promesses tant de fois réitérées par Ambitieux, j’ai mille fois regretté d’être né d’un sang aussi coupable, & de ne pas devoir plutôt le jour à l’infortuné Bon & Rebon : j’aurois partagé sa fuite & ses disgraces avec plus de satisfaction & de tranquilité, que je n’en ai à joüir d’une fortune si injustement acquise, & je préfererois l’avantage de vivre inconnu avec lui, au malheur de régner avec celui dont ma cruelle destinée m’a fait naître.

Peu de tems après mon expédition, le Roy que j’avois vaincu mourut, & mon pere jugea à propos de me marier avec la Princesse, fille du Roy défunt ; il traita cette affaire sans me la communiquer, n’ayant daigné m'en parler, que lorsque tout fut arrêté & qu’il l’eut rendue publique. Mais il fut étonné de trouver en moi une résistance à laquelle il n’avoit pas eu lieu de s’attendre.

Je lui dis naturellement que puisqu’il régnoit, je pouvois esperer sans crime de lui succeder un jour ; & que le trône me devoit d’autant moins manquer, que je sçavois positivement que l’intention de son Prédecesseur étoit conforme à cette esperance ; mais que je ne la pouvois concevoir innocemment, qu’en remplissant les conditions qu’il y avoit attachées. Qu’ainsi tant que la Princesse Lisimene vivroit, ce n’étoit que par son himen qu’il m’étoit permis de me croire un droit légitime à un trône qui appartenoit au pere de cette Princesse ; ajoûtant sans sortir du respect que je lui devois, que j’avois toujours esperé qu’il entreroit de lui-même dans des raisons si justes ; que l’honneur & l’équité m’en faisoient même une loy inviolable.

Une réponse si opposée aux intentions du Roy, le mit dans une colere extrême, elle redoubla bientôt par les soins que la Reine, qu’il informa de mes refus, prit de l’aigrir contre moi.

Pour punir ma résistance, qu’elle traitoit de rebellion, elle ne lui conseilloit pas moins que de me faire arrêter. Mais le Roy n’osa l’entreprendre ; le Peuple étoit trop aveuglément attaché à moi ; il lui étoit d’ailleurs aisé de connoître que les troupes ne souffriroient jamais qu’il attentât à ma liberté, puisque sur le simple soupçon qu’elles en avoient eu, par quelques menaces indiscretes qui étoient échapées à la Reine, dans un premier mouvement, il y eut une espece de soulevement, qu’il ne tint qu’à moi de rendre dangereux, & qui m’auroit fait maître du Royaume si j’avois voulu. Mais loin de vouloir profiter de l’occurrence, je fis rentrer tout le monde dans le devoir, sans que cette moderation pût m’être d’aucun mérite aux yeux du Roy ni de la Reine. Bien au contraire la haine de ma mere en augmenta davantage.

Pour ôter de devant elle un objet qui lui étoit si desagréable, je fis supplier le Roy de m’assigner une Province où je pusse me retirer, & d’où je lui jurai sous les sermens les plus saints, de ne point sortir sans ses ordres.

Cette proposition auroit peut-être eu sa difficulté auprès d’Ambitieux s’il n’avoit consulté que lui-même. Il y a beaucoup de peres qui, sans être bien tendres, ont plus d’affection pour leurs enfans, que le mien n’en a pour moi. Cependant il ne me hait pas absolument, & sa politique s’engageroit peut-être à me traiter avec plus de douceur si la Reine étoit dans les mêmes sentimens : mais les siens ne sont pas équivoques, les témoignages de sa haine sont trop fréquens pour en oser douter.

Comme elle a un grand ascendant sur l’esprit de son époux, elle le porta à recevoir avec joye un moyen de m’éloigner de sa Cour, & l’obligea à m’expédier sans differer l’ordre que je demandois pour me retirer en ce desert, que je puis appeller de ce nom, quoique ce soit une Province où il y a plusieurs Villes : mais elle est si éloignée de la Cour, & même des autres Provinces dont nos Etats sont composés, qu’il n’y a d’autres voyes de communication avec elle, qu’un long & pénible trajet de mer ; on diroit enfin qu’elle est entierement séparée de notre continent, auquel en effet elle ne tient que par des forêts immenses & par des montagnes inaccessibles. D’ailleurs les peuples qui l’habitent sont si sauvages, qu’on le pourroit regarder comme un nouveau monde.

Ce fut précisément qui détermina la Reine à donner la préference à ce lieu pour m’y exiler. J’y fis peu d’attention, parce que bornant mes vœux à sortir de la Cour, tout ce qui m’en éloignoit m’étoit également agréable ; d’autant mieux que la Reine ne poussa point sa haine jusqu’à m’ôter les moyens de rendre autant que je le pourrois ma solitude supportable, & qu’il me fut permis d’y transporter tout ce que j’imaginois pouvoir m’y desennuyer sans qu’elle essayât à y mettre d’obstacle ; les sentimens qu’elle a pour moi ne me permettant pas de me flater que ce fût pour me faire plaisir, je n’attribuai cette sorte d’indulgence, qu’au désir qu’elle avoit de me mettre en état de ne point regretter la Cour, & de n’avoir aucunes raisons pour souhaiter d’y revenir, se fiant plus pour me tenir éloigné, au bien être que j’aurois dans mon éloignement, qu’à des sermens, & qu’elle ne me rendoit pas assez de justice pour croire qu’ils fussent suffisans pour me retenir.

Mais si ces raisons secrettes étoient propres à lui faire voir sans peine les mesures que je prenois pour être agréablement dans ma retraite, il n’en fut pas de même lorsqu’elle vit l’escorte qui se préparoit à m’accompagner. Car je fus suivi à son grand regret & sans qu’elle osât s’y opposer, de la plus grande partie de la jeunesse de la Cour, qui l’abandonna sans balancer pour suivre ma destinée. Cette brillante noblesse, qui étoit sans contredit l’élite du Royaume, fut imitée par un très-grand nombre de soldats & de braves Officiers, qui avoient servi sous moi, dont j’avois eu soin de gagner l’estime & l’amitié.

La Reine en fut outrée, ces témoignages d’attachement que je recevois à ses yeux, tant de la jeune noblesse, que de ce qu’il y avoit de meilleur dans les troupes, lui donnoient à connaître assez clairement, que les cœurs m’étoient plus affectionnés qu’à mon frere.

Elle n’osa cependant s’opposer à ce torrent de bonne volonté ; il eût même été dangereux de ne garder aucun ménagement sur cet article. D’ailleurs si l’affection des Grands & du Peuple, sembloit lui reprocher son peu de tendresse pour moi, & les injustices à l’égard d’un fils que l’on jugeoit digne d’un sort plus doux, d’un autre côté cette cruelle mere, trouvoit beaucoup de facilité pour consommer le projet qu’elle avoit formé en faveur de mon frere ; puisqu’en laissant éloigner ceux qui m’étoient attachés, il ne restoit plus auprès d’elle que des gens qui lui étoient entierement dévoüés, & qui loin d’appuyer mes intérêts, seroient tous dans le parti de son fils bien aimé, supposé que le Roy vînt à mourir. Ainsi elle me laissa partit tranquillement.

Je suis donc en ce lieu depuis un an, j’y ai fait bâtir un Château, qui, s’il n’est pas aussi magnifique que ceux que j’ai abandonnés, n’est pas du moins sans agrémens ; & il y a même toutes les commodités nécessaires. De plus, si ma Cour n’est pas aussi nombreuse que celle de mon pere, j’ai la satisfaction de voir qu’elle est surement mieux composée.

Depuis que je suis en ce païs, ma principale occupation a été de civiliser les peuples qui y font extrêmement grossiers, je m’en suis fait un amusement qui m’a réussi & qui m’y attache, & je m’y trouve plus content que lorsque j’y suis arrivé : ce qui m’a inspiré une sincere résolution de n’en point sortir tant que le Roy vivra. Mais quand il aura payé le tribut à sa nature, il n’y aura aucune difficulté qui soit capable de m’arrêter. Je chercherois Bon & Rebon en tous lieux, n’ayant d’autre ambition que celle de rétablir sur son trône un Roy qui en a été chassé si injustement ; & si pour le malheur de ses peuples ce grand Monarque n’étoit selon les apparences hors d’état de joüir des fruits de ma bonne volonté, la tournant entierement du côté de sa fille, je serois pour cette Princesse ce que je ne pourrois plus faire pour son pere.

Avant que d’avoir vû la charmante Liron (continua Parfait) j’étois résolu si je pouvais trouver ce Prince infortuné, de me jetter à ses pieds, & peut-être, qu’au lieu de me punir des outrages qu’il a reçus de ma famille & de me confondre avec les coupables, il auroit été assez genereux pour m’accorder la main de la Princesse Lisimene : mais l’Amour en ordonne autrement. Ainsi sans varier sur le devoir qui me prescrit la restitution d’un bien usurpé, consent de mener une vie privée avec ma chere Liron, je renoncerois à un rang que je ne puis conserver qu’aux dépens de mon amour ou de mon innocence.

Je voudrois (poursuivit ce jeune Prince) que tous ces divers intérêts pussent s’accorder, & avoir légitimement une couronne à mettre sur une tête si belle. Mais ma Bergere a trop de vertu pour n’avoir pas le même scrupule que moi ; ainsi je ne lui offre que ce que je crois qu’elle peut accepter sans remors.

Bon & Rebon, & sa fille avoient écouté avec autant d’attention que de surprise, ce qui devoit si fortement les interesser ; le Roy ne pouvoit se lasser d’admirer l’équité & la générosité de Parfait. La moderation qu’il témoignoit envers un pere si injuste, duquel il avoit reçu un exemple d’usurpation si dangereux, n’étoit pas un moindre sujet d’admiration pour lui que la pieté de ce Prince envers son Souverain. Les mauvais procédés qu’il avoit éproûvés de la part de ses parens étant plus que suffisants pour révolter un jeune cœur.

Genereux Parfait (lui dit ce Monarque) vos inclinations sont trop vertueuses pour que vous puissiez appréhender que le ciel vous refuse sa protection, & vous êtes trop digne du sceptre, pour qu’il ne tombe pas dans vos mains.

Sans avoir cherché par une criminelle curiosité à pénétrer dans les secrets des Dieux (ajoûta ce bon Roy) je puis me vanter d’avoir quelque connoissance de leur suprême volonté. C’est par cette science que je crois pouvoir vous assurer de leur part, que vous régnerez légitiment, que vous épouserez Lisimene, & que Bon & Rebon, qui vous a toujours chéri, sera ravi de vous voir régner avec elle. Comme je les connois tous deux particulierement (poursuivit-il en souriant) je crois pouvoir vous assurer de leur consentement.

Il n’est plus tems mon Pere (interrompit Parfait) je vous l’ai déja dit : je renonce à l’honneur de leur alliance : mais je suis flaté agréablement de l’espoir que vous me donnez de devoir leur rendre mes hommages ; rien ne peut être plus doux pour moi que ce plaisir. De grace (dit-il avec empressement) puisque vous connoissez leur retraite, ne me retardez pas cette heureuse satisfaction : j’en imagine une sensible à leur entretien, & j’ose me flater que la part que je prens à leur malheur en adoucira la cruauté. Je puis même, en attendant que je leur rende des services plus essentiels, leur procurer bien des commodités, qui sans doute leur manquent ; enfin par le secours de mes amis, je les mettrai à couvert plus qu’ils ne sont, & je leur ôterai toute crainte de tomber entre les mains d’Ambitieux : mais ce sera s’il vous plaît sans en prétendre d’autres récompense que la gloire de faire mon devoir.

Mais (reprit Bon & Rebon) ce détachement du trône ne viendroit-il point plutôt du mépris que vous en faites, ou de quelque mouvement de haine pour Lisimene. Que dites-vous, mon Pere (s’écria Parfait) moi, haïr Lisimene ! dont tout le monde parle comme de la beauté la plus touchante, quels cœurs seroient assez féroces ? loin d’avoir de la haine pour elle, pour n’être pas touché de sa vertu, de ses attraits & de ses infortunes. Non assurément, je ne la hais pas, mes sentimens sont bien éloignés de ceux que vous m’attribuez ; je n’aurois pas été non plus insensible au désir de régner & d’être tout à la fois uni à une illustre personne, pour laquelle j’ai eu toute ma vie autant d’estime que de respect (continua-t-il) mais pour posseder deux si grands avantages, il auroit fallu que j’en eusse pu joüir sans crime, ce qui est désormais impossible ; puisque ne pouvant être l’époux de Lisimene, il faudroit pour regner, qu’à l’imitation de mon pere je continuasse à me maintenir dans son usurpation, ou que sacrifiant mon amour, & cette Princesse à mon injuste ambition, je l’épousasse dans la seule vûë d’intérêt sans que mon cœur pût suivre le don de ma main : Non, non (s’écria-t-il) Lisimene ne mérite pas un traitement si injurieux ; & celui qui sera assez heureux pour devenir son époux ne doit être animé d’aucune autre passion que de celle de lui plaire.

J’ai pourtant résolu (dit Bon & Rebon) de vous faire recevoir Lisimene pour épouse ; je me flate même que vous ne la refuserez pas de ma main, & que j’aurai assez de pouvoir sur votre esprit pour lever toutes les difficultés que vous vous formez sur cette alliance.

En disant ces mots, il prit sa fille par la main, la voilà (lui dit-il) cette Princesse infortunée, mais dont le sort m’est plus si déplorable ; puisque vous vous aimez, recevez-la de moi, cher Prince (ajoûta-t-il) & avec elle recevez aussi ses droits & les miens à un trône qui m’appartient, que je vous cède avec joye, & que vous saurez bien faire valoir quand il en sera tems.

Quoi, Seigneur ! (s’écria Parfait, en se précipitant à ses genoux) vous seriez ce vertueux Roy Bon & Rebon de qui les malheurs m’avoient si fortement touché ; & mon adorable Liron, seroit l’auguste & trop infortunée Princesse Lisimene ! Ah grand Roy (poursuivit-il avec un transport de douleur & de tendresse) comment pouvez-vous sans horreur voir à vos pieds le fils d’un sujet rebelle, dont l’ingratitude & la perfidie ont causé tous vos malheurs.

Ne parlons plus de nos communes infortunes, mon fils (lui dit ce généreux Monarque en l’embrassant) je vous trouve plus à plaindre d’avoir avec tant de mérite un pere si peu digne de vous, que je ne l’ai été par l’état où sa perfidie m’a réduit. Mais ma fille (ajoûta-t-il, en adressant la parole à la Princesse) pour être fils d’un pere coupable, ce Prince ne vous doit point paroître moins estimable. Au contraire, il faut convenir qu’il a eu plus de vertus qu’un autre, pour ne pas succomber aux mauvais exemples, & à la pernicieuse éducation qu’on avoit commencé à lui donner. Ainsi je vous ordonne de l’aimer, ou plutôt (continua-t-il agréablement) je vous le permets, & j’approuve vos sentimens. Car je sçais que vous n’avez pas attendu mon consentement pour vous livrer à votre penchant.

N’en rougissez point, Princesse (lui dit-il) cette inclination n’a rien dont le plus austere devoir se puisse offenser. Vous avez sçu lui donner des bornes si étroites, que la severité même, ne vous en auroit pas prescrit d’autres. Je sçai aussi que si la vertu vous l’eût ordonné, vous n’auriez point balancé à lui sacrifier cette inclination. Mais rien ne pouvoit se rencontrer plus heureusement que l’innocente simpathie qui se trouve entre vous, & que j’ai essayé à faire naître dans votre première enfance. Ainsi, Prince (poursuivit-il en s’adressant à Parfait) je vous donne ma fille ; & je ne crois pas qu’il me fût possible de rien faire de plus avantageux pour elle. Mais à présent, il est question de sçavoir comment vous ferez pour conserver ce don, sans nous exposer les uns & les autres à des dangers presqu’inévitables.

Fin de la IVe partie.

CONTES
DE MADAME
DE VILLENEUVE.


Suite des Nayades, Contes, & suite
de la quatriéme journée

CINQUIEME PARTIE


BON & Rebon prenoit mal son tems pour mettre la prudence de Parfait à l’épreuve. Cet Amant se trouvoit si enchanté de son bonheur, qu’il lui étoit impossible de penser à rien autre chose qu’à témoigner à sa chère Princesse la joye dont il étoit pénétré ; & enhardi par l’approbation du Roi, il baisoit les mains de sa maîtresse avec un transport qui lui ôtoit tout autre soin que celui de sa tendresse. Charmante Lisimene (lui disoit ce Prince) n’est-il permis de me flatter que vous confirmerez par un aveu volontaire les bontés du Roi votre pere, & que vous souffrirez sans peine qu’il dispose de votre main en ma faveur. Quelque bonheur dont un présent si précieux me doive combler (poursuivit-il) je vous avoue qu’il ne pourroit faire seul ma félicité, & au contraire qu’il ne serviroit qu’à me désesperer si vous refusiez d’en confirmer le don par celui de votre cœur ; parlez librement, belle Princesse, & ne vous contraignez point (dit-il) mes soins pour vous faire remonter au trône sont indépendans de mon amour. Je sçai mon devoir, & quand je serois assez malheureux pour ne pas vous plaire cette infortune ne me pourroit dégager des soins d’un sujet. Je ne m’en croirois pas moins obligé à travailler pour vous faire rendre un bien qui vous appartient si légitimement.

Seigneur (reprit Lisimene en souriant d’un air gracieux, mais cependant un peu embarassé) pourquoi voulez-vous me forcer à expliquer mes sentimens à votre égard ; je pourrois avoir en quelque façon sujet de me plaindre de cette violence. Ce que j’ai fait jusqu’ici vous a-t-il prouvé que j’eusse de la haine ou du mépris pour vous. Ah ! Prince, sans vouloir exiger que j’employe des termes qui me sont si nouveaux, ne devriez-vous pas vous dire à vous-même, que quand vous m’avez entretenuë de votre amour, & que j’en ai informé le Roy, je vous ai avoué que vous ne m’étiez pas indifferent, que j’ai même ajoûté qu’en se dépoüillant de la qualité de pere, il avoit bien voulu n’agir avec moi qu’en celle d’ami & dé confident. Ainsi vous devez être convaincu que dans ce qu’il vous a dit, il a autant cherché à favoriser mon inclination qu’à contenter la vôtre & la sienne. Sont-ce les sacrifices que vous vous disposiez à me faire (poursuivit-elle tendrement) : qui doivent vous faire appréhender que j’aye changé de sentiment ? Non, mon cher Parfait, vous ne devez pas avoir cette inquiétude, & le Roy en me permettant de vous aimer, m’a donné un nouveau témoignage de sa bonté.

Une réponse si obligeante donna tant de satisfaction au Prince, qu’il n’en pouvoit exprimer qu’une légere partie ; ses yeux en disoient plus que sa bouche, & la Bergere y répondoit avec tout l’empressement que la modestie lui pouvoit permettre.

Le Roy connoissant que Parfait n’étoit pas assez à lui-même pour concerter les mesures nécessaires à leur sureté, & trouvant qu’elles ne pressoient pas en ce moment, remit à les prendre au lendemain, où la prudence étant plus en état d’agir elles seroient plus justes & plus sûres. Ainsi, il crut devoir laisser joüir ces amans de la douceur que deux jeunes cœurs goûtent dans la liberté d’un premier entretien ; & s’éloignant de quelques pas sous prétexte d’une lecture qui lui faisoit grand plaisir, il les laissa seuls.

Après avoir lû un tems assez considerable pour donner à sa fille & à Parfait celui de se dire bien des choses, Bon & Rebon se raprocha d’eux, pour leur faire remarquer qu’il étoit à propos de prendre un leger repas. Il auroit été effectivement très-leger ; car Richarde, accoutumée à n’en point donner d’autres à sa Bergere, ne la mettoit pas en état d’inviter deux personnes à manger des provisions si foibles, qu’elles étoient à peine suffisantes pour elle seule. Cependant la joye qui accompagnoit les convives, leur auroit fait trouver excellent les mets insipides dont ce festin étoit composé, & ils étoient déja étendus sur l’herbe lorsqu’un mouvement qui se fit dans la fontaine leur ayant fait tourner les yeux de ce côté, ils en virent sortir la grande Nayade suivie de beaucoup d'autres, qui dressant à l’instant leur table de cristal, servirent avec autant de diligence que de propreté un repas qui n’avoit rien de ressemblant à ceux dont le pere & la fille étoient régalés dans leur rustique cabane. Quoique le Roy sçût par le récit de la Princesse, que cette fontaine étoit habitée, il ne laissa pas d’être frappé d’étonnement & de respect, tandis que le Prince qui n’étoit point au fait crut pendant quelque moment qu’il y avoit de l’enchantement. Mais la Divinité Aquatique le tira bien-tôt de cette erreur : Grand Roy, & vous généreux Parfait (leur dit-elle) comment pourrois-je assez vous exprimer la satisfaction que nous avons de vous voir rassemblés sur nos bords, & le plaisir que je ressens en mon particulier de pouvoir vous dire que cet heureux événement doit être pour vous d’un augure favorable qui vous annonce sans doute la fin prochaine de vos malheurs avec le commencement de toutes vos prosperités.

Le Roy & le Prince témoignerent à Cristaline par une profonde reverence le respect qu’elle leur inspiroit ; la Nayade continuant adressa la parole à Lisimene :

Vous vous êtes défiée de nous, Princesse (lui dit-elle) mais je pardonne cette défiance au motif qui l’a causée, vous ne pouviez vous resoudre à nous découvrir un penchant auquel vous craigniez de vous livrer ; cette discrétion, ou plutôt cette timidité, vous a coûté des peines que nous vous aurions épargnées en vous instruisant du nom & du sort de votre Inconnu. Mais ce mal est passé, & vous n’en avez que mieux goûté le plaisir de la reconnoissance ; il ne s’agit donc plus à présent, pour assurer votre bonheur, que d’être attentive au moment que doit rendre votre marâtre maîtresse de la bougie fatale, & de pas manquer à vous en saisir.

Lorsqu’elle sera entre mes mains, vous pouvez être assurée, quelques obstacles qui puissent survenir, que vous les surmonterez tous.

Avant que de leur parler ainsi Cristaline les avoir invités à manger, & elle les servoit pendant cet entretien. Mais voyant que leur repas étoit fini, elle les fit déservir, & leur dit adieu en leur conseillant de se retirer sans tarder, pour ne point causer de défiance à leurs ennemis. Après leur avoir donné cet avis, elle s’enfonça sous les eaux avec sa suite, les laissant tous trois extrêmement satisfaits de cette visite, ainsi que d’avoir l’approbation d’une Déité si bien faisante, & d’être sûrs de son amitié.

Quoiqu’ils ne se séparassent pas sans peine, ils ne balancerent pas à suivre les conseils de l’obligeante Nayade, & le Roy suivi de sa fille regagna leur desagréable gîte, tandis que Parfait alla rejoindre son écuyer qui l’attendoit à une distance assez éloignée pour rien voir de ce qui se passoit ; ce Prince changea d’habit & remonta à cheval, pendant que Lisimene, encore Bergere Liron, ramenoit ses moutons à la maison, & que son pere prenant une route differente, y revenoit par un autre chemin.

Les heureux évenemens de cette journée avoient donné à cette aimable Princesse une joye qui brilloit malgré elle dans les yeux. Cet excès de contentement n’échapa point aux regards des deux mégeres qu’elle étoit forcée de venir joindre. Pigriéche qui commençoit à quitter le lit, s’en apperçut la première, & le fit remarquer à sa mere.

Qu’a donc Liron à être si joyeuse, lui dit-elle tout haut, apparemment qu’elle a encore quelque nouvelle méchanceté à me faire ? Liron lui répondit doucement qu’il y avoit de l’injustice à l’accuser des maux qu’elle avoit soufferts, qu’elle devoit se souvenir que ce n’étoit point elle qui l’eût invitée à s’y exposer ; puisqu’au contraire après avoir éprouvé ces mêmes hazards la premiere, elle lui avoit donné tous les avis qu’elle avoit crû propres à la tirer des dangers qu’elle alloit courir, & dont ses conseils l’auroient garantie si elle avoit voulu l’en croire.

Tout ce que Liron lui disoit étoit vrai ; elle n’en pouvoit pas disconvenir ; mais la honte d’être obligée d’avoüer qu’elle avoit raison, fut suffisante pour exciter sa mauvaise humeur ; elle cria, gronda, & lui dit toutes les duretés qui lui fut possible d’imaginer, sans avoir pour cela le plaisir de causer aucune émotion à la Bergere, de qui le cœur & l’esprit étoient si agréablement occupés de son Amant, qu’elle ne fit pas la moindre attention à ces criailleries ; & l’heure de se coucher étant venue, elle alla tranquilement se mettre sur son mauvais lit, laissant Pigriéche au desespoir de la voir insensible à tant de duretés, ce qui augmentant son emportement le fit durer presque toute la nuit.

Elle cessa enfin de gronder, mais ce silence ne fut pas l’ouvrage du sommeil, au contraire, elle n’avoit jamais été si éveillée ; car sans en sçavoir la raison, la joye de Liron ne lui donnoit pas de repos ; elle en vouloit pénétrer la cause, à quelque prix que ce fût. C’est pourquoi s’étant levée avant le jour, elle sortit sans bruit de la maison, & fut se cacher à une petite distance de la Fontaine, sous une touffe de buissons qui la déroboient à la vûë de tout le monde.

A peine s’étoit-elle placée dans son embuscade, qu’elle vit paroître le beau Parfait en habit de Berger ; elle le reconnut à l’instant pour le même Chasseur à qui elle avoit voulu vendre des poires, & que malgré la désagréable scene qu’il lui avoit attirée, elle n’avoit pû s’empêcher de trouver charmant. Elle se souvenoit aussi avec plaisir, qu’il n’avoit pas contribué à sa défagreable avanture ; quoique son indigne caractere la portât à se plaindre de tout le monde, & à haïr tout l’univers, l’amour eut le pouvoir de faire excepter ce Prince de la régle generale ; il lui parut encore plus aimable que la premiere fois, & elle prit pour lui en ce moment une tendresse qui n’étoit pas faite pour un cœur aussi maussade. Mais l’ardeur que Parfait lui inspiroit, & la jalousie qu’elle avoit contre Liron, la rendant clairvoyante, ne lui permit pas de douter que ce ne fût elle qu’il venoit chercher dans cette solitude, & que la joye qu’elle avoit vû briller la veille sur son visage, ne provenoit que de ce qu’ils avoient passé la journée ensemble.

Elle étoit occupée de ses conjectures quand, pour les confirmer la Bergere parut avec ses moutons.

Aussi-tôt que Parfait l’apperçut il courut au-devant d’elle, & Pigriéche eut la mortification de le voir à ses pieds, où il la combloit de caresses, que la permission que son pere lui en avoit donnée, faisoit recevoir agréablement.

Pigriéche auroit bien voulu entendre leurs discours, mais elle étoit trop éloignée d’eux ; connoissant simplement à leurs mouvemens qu’ils ne s’entretenoient pas de choses indifférentes, sans qu’elle pût en pénétrer davantage.

Voyant qu’elle prenoit une peine inutile à écouter, ne pouvant seulement pas entendre le son de leur voix, elle n’eut plus d’autre impatience que d’instruire sa mere de tout ce qu’elle avoit vû, & de la consulter pour savoir de quelle maniere elle devoit s’y prendre, afin de traverser ces Amans. Ainsi observant, le moment qu’en se promenant ils lui tournoient le dos, elle se retira assez adroitement pour n’en pas être apperçuë ; la colere & la jalousie dont elle étoit possedée l’obsedant si fort qu’elle pouvoit à peine parler en abordant sa mere.

Qu’as-tu, ma chere Pigriéche (lui dit-elle en la voyant si émuë) cette miserable Liron t’a-t-elle encore donné quelque sujet de courroux ? Ah, ah ! (dit Pigriéche presque hors d’elle-même) elle est plus adroite que nous, & je me m’étonne plus si elle alloit garder ses moutons avec tant de soumission & de docilité ; elle avoit ses raisons la bonne piéce, on l’aidoit à conduire son troupeau ; un beau Berger lui venoit tenir compagnie, afin qu’elle ne s’ennuyât pas seule ; je viens de les voir ensemble sans qu’ils m’ayent vûë, (ajouta-t-elle) & je puis vous assurer qu’ils sont bien apprivoisés l’un avec l’autre.

Ah l’effrontée ! (s’écria Richarde) je voudrois bien savoir ce que son imbécile de pere pourra dire en apprenant ces belles nouvelles … Mais qui est-il ? (continua-t-elle) l’as-tu connu ? je jure par mon chef, que si c’est un de mes Esclaves, je lui ferai payer chérement à coups d’étrivieres le plaisir qu’il prend à perdre son tems & à me dérober son travail pour aller se divertir avec cette petite malheureuse.

Bon, bon (dit Pigriéche) il vous craint bien ; sachez que loin d’être votre Esclave, c’est le Chasseur, son marchand de poires & le Capitaine de ces Brigands qui penserent m’assassiner de dépit de ce que j’avois pris la place de cette méchante Liron.

Oh ! j’attens Bon & Rebon, pour lui chanter sa game (s’écria Richarde) nous verrons ce qu’il pourra dire pour justifier une telle conduite. Comment, ce qu’il pourra dire (reprit la furieuse Pigriéche) en doutez-vous ? & ne trouve-t-il pas toujours qu’elle a raison ? Mais quoi (poursuivit-elle, en versant des larmes de rage) est-il donc possible que je ne trouverai jamais que des gens sans goût, & que je passerai toute ma vie tristement dans cette effroyable solitude, tandis que cette petite insolente plaira à tous ceux qui la verront, & qu’on lui donnera sans cesse une injuste préférence sur moi. Car je ne le vois que trop (ajoûta-t-elle) si nos Pastres ou nos Esclaves osoient me manquer de respect sans craindre la bastonnade, je suis certaine qu’elle en seroit servie avant moi ; il faut avoüer que je suis bien malheureuse. A cette réfléxion ses larmes redoublerent ; & pour la consoler sa mere lui dit qu’il ne devoit pas lui paroître étrange si des gens aussi grossiers que leurs Pastres trouvoient Liron plus agréable qu’elle, parce que d’ordinaire chacun aime son semblable. Mais à l’égard du beau Berger (continua Richarde) il ne t’a vû qu’un moment, & peut-être que s’il te voyoit encore une fois, tu triompherois de cette petite laidron, car tu ès sûrement beaucoup plus jolie. Je le crois comme vous (dit Pigriéche en se radoucissant) & je suis persuadée que le Berger ne s’amuse à elle que par pur désœuvrement, & que faute de mieux, ou entraîné par les avances qu’elle est assez bête pour lui faire.

Eh bien, si tu m’en veux croire (reprit sa mere) tu iras demain conduire le troupeau, & tu feras connoissance avec le Berger. Pigriéche en mouroit d’envie ; mais les événemens passés lui donnoient de l’appréhension : Je suis si malheureuse (disoit-elle) que je crains qu’il ne m’arrive encore quelque catastrophe. Eh que peus-tu craindre (repliqua Richarde) quel danger y a-t-il à conduire des moutons ; il ne s’agit pas d’aller chez des Meuniers sorciers, ou chercher des Diables dans l’eau ; c’est un homme seul, qui ne sera pas assez brutal pour te battre, & s’il ne te reçoit pas comme il le devroit, tu en seras quitte pour le laisser là, & pour t’en revenir.

Allons (dit Pigriéche) encouragée par les discours de sa mere, je le veux bien, & je ferai cette démarche, puisque vous me le conseillez. Mais je n’ai que faire du vain prétexte de garder des moutons, ne suis-je pas la maîtresse de me promener chez moi ; sans en demander permission à personne, ni en rendre compte à qui que ce soit ; je prétens lui faire connoître la différence qu’il y a entre moi & ma Bergere ; d’ailleurs je ne pourrois jamais trouver une occasion plus propre à me faire honneur & à me parer des belles pierreries que j’ai apportées de ce maudit moulin de malheur.

Richarde applaudit à ce dessein, elle en avoit plusieurs bonnes raisons ; car, outre qu’elle savoit qu’il ne faisoit pas sûr de contredire la douce Pigriéche, c’est qu’elle comptoit aussi bien que sa fille que cette parure l’embéliroit si fort que le Berger ne pourroit résister à des attraits si victorieux, étant soutenus par l’éclat brillant de ses bijoux. Elle espera encore en tirer un autre profit, & résolut de faire tomber du côté du mauvais œil de Pigriéche autant de pierreries, qu’elle pourroit s’en approprier à l’insçu de sa fille ; de plus, elle ne faisoit point de doute, que quand le Berger la verroit si magnifiquement vêtuë il ne la prît pour une Princesse, ou au moins pour une Financiere, qu’il ne se trouvât fort honoré d’en être aimé, & d’épouser une personne si belle & si riche. Ainsi elles conclurent qu’il ne falloit pas souffrir davantage que Liron fût conduire le troupeau vers la Fontaine, parce qu’il seroit plus commodément dans un Parc proche de la Maison ; & que ne lui laissant plus ce prétexte pour sortir, elles lui défendroient de s’écarter de leur demeure, lui ôtant de la sorte tous les moyens de voir son Berger, qui ne la trouvant plus, & ne voyant que la belle Pigriéche, oublieroit bien-tôt ses premières amours pour se donner tout entier aux nouvelles.

Les choses étant ainsi reglées entre Richarde & sa fille. L’impatience que Pigriéche avoit de se voir parée ne lui permettant pas d’attendre le jour, elle voulut travailler à son ajustement avant que la nuit fût à demi passée. Elle avoit négligé la veille de se faire décoëffer par Liron, qui s’y étoit presentée à son ordinaire. Mais inutilement, par ce que Pigriéche vouloit aller s’embusquer dans son buisson, & par conséquent les roseaux n’avoient pas manqué de renaître à l’heure marquée. Elle auroit pû faire lever Liron pour les venir abbattre ; mais ne voulant pas lui donner aucune connoissance de son dessein, elle aima mieux les garder. Comme ces fleurs & ces roseaux étoient devenus une partie d’elle-même, l’excès de son amour-propre fit qu’elle s’y accoutuma, & qu’elle poussa la folie jusqu’à s’imaginer que cette singularité avoit quelque chose de très-galant qui lui siéroit à merveille ; de sorte que loin d’éveiller Liron pour s’en débarrasser, elle se répentit de n’avoir pas fait plutôt attention aux graces que lui donnoit cette verdure, se promettant bien de ne s’en plus dégarnir.

Elle sortit donc de son lit, & s’étant regardée à son miroir, il la confirma dans l’idée des charmes que lui prétoit cette étrange coëffure.

Elle prit la robe que le Meunier avoit donnée à Liron, y joignit une chamarure de pierreries qui en relevoient la beauté, & y assortissoient en perfection, jettant un éclat sans pareil. Comme elle en avoit une quantité prodigieuse, elle en mit sans ménagement de tous côtés, ne consultant sur cela que sa fantaisie.

Lorsqu’elle en eût tant attaché qu’il ne restoit plus de place, elle pensa à sa coëffure. Mais comme elle ne pouvait pas se coëffer toute seule, elle engagea sa mere à se lever aussi, & malgré la défiance qu’elle lui avoit donnée de sa probité, Pigriéche fut forcée de se servir d’elle pour lui aider.

Richarde lui rendit cet office avec joie, comptant que c’étoit le plus sûr moyen de s’approprier quelque bijou. En formant des cordons avec toutes les pierreries dont elle enlaçoit les queuës les unes dans les autres, elle s’en servit pour noüer les roseaux par toupets. Ce qui ne ressembloit pas mal à un cas de cornes brillantes, qui se mêlant à plusieurs autres diamans, faisoient étinceler les cheveux roux de la belle. Ce dernier trait mettoit le comble à ses appas. Quand elle en eut autant qu’elle en pouvoit porter, sur sa tête & sur sa robe, elle s’en fit plusieurs cordons à l’entour du col & des bras. En cet état, brillant & ridicule, on l’eût prise pour une de ces idoles, aussi précieuses qu’effroyables, dont les Temples de la Chine sont ornés…

Ayant enfin donné la derniere main à son ajustement, & se croyant alors pour le moins aussi belle que riche, elle voulut sortir pour aller éprouver le pouvoir de ses charmes. Mais le jour, qui ne secondoit pas son impatience, ne paroissoit point encore. En sorte que craignant de trouver des loups elle fut forcée de suspendre sa sortie, & n’ayant plus rien à faire à sa beauté, elle se jetta sur son lit en attendant l’aurore, mais malgré l’envie qu’elle avoit de ne pas rester long-tems, elle s’assoupit, tandis que sa mere, qui ne devoit pas l’accompagner à sa promenade, se recoucha & s’endormit profondément. Mais à peine elles goûtoient les premieres douceurs du sommeil, que celui de Pigriéche fut cruellement interrompu par la douleur de plusieurs piqueures insupportables, qui se firent sentir tout à la fois.

Elle se jetta à terre, n’étant qu’à demi éveillée, mais le mal qui augmentoit de moment à autre, acheva bien-tôt de lui rendre l’usage de ses sens. Jugez de son effroi, lorsqu’en ouvrant son œil unique, elle se vit couverte de Guepes & de Frelons, qui occupoient la place des pierreries, qu’elle avoit pris la peine de placer avec autant de plaisir que de profusion. Chaque diamans ayant été converti en un de ces insectes, qui travailloient à l’envi à lui faire souffrir mille tourmens.

Aux cris qu’elle poussa, Richarde se précipita hors de son lit, sans aucunes précautions, accourut à demi nuë, & pensa mourir de douleur en voyant sa chere fille, qu’elle pût à peine reconnoître, au milieu de cette nuée de Mouches dont elle étoit environnée. Mais comme le tems pressoit & qu’il n’y en avoit point à perdre, elle eut recours à un ballais qui se trouva sous sa main, avec lequel elle se mit en devoir d’écarter ces bêtes cruelles. Sa charitable intention, fut suivie d’un malheureux succès. Car un corps de cinq ou six mille ennemis, s’étant détachés du gros de l’armée, sans l’affoiblir que médiocrement, se jetta sur la Dame Richarde, & la mit en état de ne plus penser qu’à son propre péril, qui dans un moment ne fut pas moindre que celui de sa fille.

Elle ne fut pas la seule à qui le malheur de Pigriéche devint commun. Plusieurs Esclaves furent enveloppés dans la même infortune. Et loin de s’employer au soulagement les uns des autres, ils ne servoient qu’à s’embarasser réciproquement.

Les uns se jettoient contre ses murs & risquoient à se casser la tête pour écrasser ces miserables Mouches. D*autres se fouroient sous les lits. D’autres enfin, plus courageux & plus prudens couroient se précipiter dans l’eau, au hazard de se noyer, & tous à l’unisson faisoient des hurlemens si épouvantables, que ce lieu ressembloit plutôt à une retraite de bêtes sauvages qu’à une habitation d’hommes. Ce tintamare affreux que la tranquilité de la nuit, & ses ténébres rendoient encore plus grands, reveilla enfin le Roy & la Princesse, & les effraya beaucoup, sans qu’ils pussent deviner ce qu’ils avoient à craindre. Ils se leverent pourtant & coururent où ils entendoient le plus de bruit. La surprise que leur causa cet horrible spectacle fut sans égale, & malgré les sujets de plaintes qu’ils recevoient continuellement de la mere & de la fille, sans refléchir au danger qu’il y avoit de partager leur supplice en les voulant secourir, ils se mirent courageusement en devoir d’écarter les Mouches ; mais la douleur qui rendoit la mere & la fille furieuses, ôtoit presque l’envie de les soulager, sur tout Pigriéche, qui, pour ainsi dire, étoit brodée de ces insectes ; le Roi ne trouva point d’autre expédient pour la délivrer du supplice qu’elle enduroit, que de la prendre dans ses bras & de la porter dehors où il fit tout ce qu’il pût pour arracher de dessus elle ces escadrons acharnés, au risque d’en être dévoré lui-même. Mais quoi qu’il s’exposât, ainsi que Liron, sans trop se précautionner, ils ne reçurent pas la plus légere piqueure.

Enfin après avoir bien pris de la peine à deshabiller Pigriéche & sa mere (qui, de douleur & de lassitude, avoient perdu toute connoissance) ils les plongerent dans des cuves pleines d’eau, ce fut là trouvant un peu de soulagement, Pigriéche donna le tems à Liron de la débarasser de tous les dangereux ornemens dont elle avoit parsemé sa tête. Elle ôta aussi par le même moyen ces charmans roseaux Agrémens désormais inutiles sur lesquels la fille de Richarde avoit fondé l’espoir de tant de conquêtes.

Quand la mere & la fille furent délivrées de cette furieuse quantité de boureaux, le Roy, aidé de la Princesse & de quelques uns des Esclaves, qui avoient eu le bonheur de ne pas arriver assez-tôt pour partager le supplice de leurs maîtresses, les portèrent dans un autre lieu & les mirent à demi mortes dans des lits, où les Guepes n’étoient point parvenuës.

Pigriéche, qui avoit été plus difficile à dépoüiller que sa mere, parce qu’elle étoit plus vêtuê, fut aussi plus maltraitée, & elle avoit la tête si enflée qu’elle en étoit monstrueuse. Quoiqu’elle eut naturellement la bouche d’une grandeur énorme, l’enflure l’avoit retrécie à un point que ce ne fut pas sans beaucoup de peine qu’on y pût faire couler quelqu’alimens. Cependant malgré cet état affreux, elle fit un effort pour demander dans un langage qui n’étoit presque pas intelligible, s’il n’y avoit rien de perdu de ses pierreries. Sa douleur augmenta de moitié, en apprenant qu’il n’en étoit pas resté une seule, & qu’elles avoient toutes été changées en Guespes.

A cette fatale nouvelle, elle maudit en bredoüillant, le Meunier, le Moulin, sa mere, qui l’y avoit envoyée, & surtout Liron, à qui elle attribua cet évenement, malgré les soins que cette aimable Princesse prenoit de soulager ce monstre, qui s’en appercevoit sans être touchée d’aucun mouvement de reconnoissance. Ayant oublié pareillement qu’elle lui avoit donné tous les avis nécessaires pour éviter les accidens, ausquels elle n’avoit succombé que par son opiniâtreté à ne rien raire de tout ce qui lui avoit été recommandé, & par la gourmandise qui l’avoit exposée au mauvais traitemens des dogues.

Comme le conseil la mere & la fille avoient déterminé que Liron cesseroit d’aller garder les moutons, avoit été tenu entr’elles seules, que la Bergere n’en avoit eu aucune connoissance ; elle sortit à l’heure accoutumée, ses ennemies n’étant pas en état d’y faire aucune attention. Et tandis que le Roy, dont la bonté étoit inépuisable, s’empressoit à chercher des remedes pour ses furies domestiques, sa fille s’occupoit plus agréablement de l’entretien de son Amant. Les secours que Bon & Rebon eut la générosité de donner à ces indignes malades, ayant fait tout l’effet qu’on pouvoit souhaiter, elles en furent extrêmement soulagées. Au bout de trois jours, elles commencerent à voir clair, & furent en état de se lever ; il s’en falloit pour tant encore beaucoup qu’elles fussent guéries, mais à proportion de ce qu’elles avoient souffert, & de ce qu’elles avoient eû à craindre, elles devoient se trouver bien heureuses d’en être quittes à ce prix.

Dès qu’elles purent s’entretenir, Pigriéche, dans le cœur de qui l’ingratitude sembloit couronner tous les autres vices, n’employa la santé qu’elle tenoit de son beau-pere, qu’à inspirer à sa mere l’intention elle étoit de se deffaire de l’innocente Liron. L’amour qu’elle avoit pris pour Parfait, & la jalousie que lui causoit cette dangereuse concurrence, redoubloient encore le désir qu’elle avoit de la perdre.

Vous voyez, sans en pouvoir disconvenir, lui disoit-elle, que je ne dois pas esperer d’avoir de bien dans le monde, tandis que cette pernicieuse créature vivra, elle répand un malheur visible sur mes moindres actions, pendant que tout lui réussit à souhait, & qu’il faut absolument qu’elle meure pour faire cesser les maléfices dont elle m’accable.

Richarde lui voulut representer qu’elle avoit intérêt à lui conserver la vie, puisque c’étoit une Esclave qui ne lui avoit rien couté, & qui cependant lui étoit fort utile, raportant un profit considérable sans beaucoup de dépense. Mais, Pigriéche qui n’étoit pas accoutumée à voir opposer d’obstacle à ses volontés, lui dit résolument, que si elle se lui donnoit pas une si juste satisfaction, elle sçauroit bien se la donner elle-même, & que sans prendre garde au danger auquel elle s’exposeroit, elle étoit résoluë de plonger son couteau dans le cœur de cette odieuse Liron.

Une telle ménace effraya Richarde, elle aimoit sa fille, & ne doutoit pas qu’elle ne fût assez violente pour exécuter son dessein. Connoissant de plus qu’elle étoit amoureuse du beau Berger, elle comprenait bien que cet amour augmentoit encore la fureur de Pigriéche contre sa trop heureuse rivale.

Ces considérations l’auroient empêchée de balancer à la lui sacrifier ; car elle ne haïssoit pas moins Lisimene que sa fille pouvoit la haïr. Cet intérêt étant suffisant pour détruire tous les avantages qu’elle tiroit de Liron, tout auroit cédé aux plaisirs de satisfaire cette chere fille, si un motif plus pressant ne l’avoit retenuë, ce fut la crainte des suites.

Quoique cette habitation fut fort éloignée de tout commerce humain, elle ne l’étoit pourtant pas assez pour qu’il lui fut aisé d’entreprendre de donner impunément la mort à Liron. Si cette action étoit découverte, c’étoit s’exposer à un supplice inévitable. Les violences de cette nature étant punies très-rigoureusement par la justice de la Ville, qui faisoit une ronde continuelle aux allantours des lieux les plus solitaires ; d’ailleurs, comment pouvoir se flatter de poignarder la Princesse, sans que son pere y mit aucun obstacle. Outre cela Richarde étoit certaine qu’il n’y auroit aucuns de leurs Esclaves assez hardis pour entreprendre de lui prêter leur ministére, d’autant moins que les bontés qu’ils éprouvoient journellement du pere & de la fille, avoient tellement gagné leur affection, qu’ils leur étoient tous entierement dévoüés, & que loin de leur vouloir nuire, ils auroient été les premiers à dénoncer leurs Patrones, si elles avoient osé attenter à la vie de Bon & Rebon ou de sa fille. Ainsi, pour contenter Pigriéche, il ne restoit à Richarde que le secours du poison. Mais, elle & Pigriéche en connoissoient le nom, & avoient entendu parler de ses effets, sans sçavoir où en prendre ni de quoi on le composoit.

Elle s’efforçoit de faire entrer sa fille dans ses justes raisons, & à la fin elle l’auroit fait céder à l’impossibilité de se satisfaire, si la malice inépuisable ne lui avoit pas inspiré un moyen qu’elle regarda comme infaillible, & contre lequel sa mere n’eût rien à repliquer. Il y avoit en ce païs une fameuse Magicienne, elle étoit logée dans des rochers, à deux petites lieues de la maison de Richarde. Le cœur de cette Magicienne étoit plus enclin à faire du mal que du bien, il n’y avoit personne qui se pût vanter d’avoir tiré aucun avantage de son amitié. Mais il y en avoit beaucoup qui ressentoient les effets de sa haine. Lorsqu’elle en avoit pour quelqu’un, elle faisoit mourir leurs bestiaux & grêler sur leurs recoltes, c’étoit le moindre des maux que l’on avoit à redouter de sa part, car souvent portant sa fureur jusque sur les hommes mêmes, elles les faisoit tomber dans une langueur qui ne finissoit que par la mort.

Les différentes expériences que les Habitans de cette contrée avoient faites, que tous les maux qui leur arrivoient ne venoient que par son canal, les avoient enfin obligés à se saisir d’elle. Ils alloient la noyer, si elle n’avoit pas eu l’industrie de les épouvanter, en les menaçant d’une infinité de malheurs, qui, à ce qu’elle leur fit accroire, ne manqueroient pas de tomber sur eux, aussi-tôt qu’ils l’auroient fait mourir. Leur promettant au contraire de les combler de biens s’ils lui sauvoient la vie.

L’intérêt d’une part, & la crainte de l’autre, preserverent cette méchante femme de la mort qu’elle avoit si bien méritée. Mais les habitans de ce désert ne la laisserent aller, qu’après en avoir exigé un ferment, que les Magiciens ne peuvent enfraindre, par lequel elle s’engageoit à ne point passer les limites qui lui furent prescrites pour sa demeure, & à ne jamais faire de mal à aucuns des habitans de ce canton, tant à ceux qui étoient nés, qu’à ceux qui restoient à naître, non plus qu’à leurs Esclaves, ni même à leurs bestiaux.

Ce fut par le moyen de cette Magicienne que la perfide Pigriéche espera contenter sa fureur. Sa mere à qui elle fit part du dessein qu’elle avoit de s’adresser à cette dangereuse femme, l’y confirma avec plaisir, en ajoutant qu’il faloit y envoyer Liron, parce que ce voyage ne manqueroit pas de lui coûter cher. Mais ce n’étoit pas l’intention de Pigriéche, qui ne sentoit que trop, quoi qu’à son grand regret, que la vertu de Liron, la faisant toujours triompher, ne manqueroit pas encore de la tirer d’affaire. Ainsi ne voulant pas donner matiere à de nouveaux triomphes, elle entra en furie à cette proposition. À quoi pensez-vous de parler de la sorte, dit-elle à sa mere ? Vous prétendez apparament que cette indigne petite créature revienne encore chargée de trésors pour me causer de nouvelles peines, & me faire éprouver quelques catastrophes plus cruelles que les premieres : oubliez vous que nous n’avons jamais tenté de la mettre en quelque danger, sans essuïer le desagrément de voir convertir en amertume pour moi, tout ce qui devient un sujet de joie pour elle ? Non non ajouta-t-elle, je ne prétends pas qu’elle aille chez la Magicienne, il faut que ce soit vous-même qui fassiez ce voyage ; car la malicieuse Liron la séduiroit certainement, si elle l’entreprenoit, & par son air hypocrite, elle feroit retomber sur nous les effets du juste couroux que nous avons contr’elle. Ainsi, ma mere, continua-t-elle, allez trouver cette femme, peignez-lui bien surtout la méchanceté de Liron & sa dangereuse adresse.

Richarde qui avoit d’abord approuvé cette idée, se rappella tout d’un coup qu’une telle démarche seroit inutile, puisque la Sorciere liée par ses propres sermens n’avoit plus le pouvoir de faire du mal, elle le representa à Pigriéche. Mais cette objection la mettant en fureur, n’importe, s’écria-t-elle, allez y toujours, je ne le vois que trop, vous ne chercher que de vains prétextes pour garantir votre Bergere, & vous feignez d’ignorer que les gens à noires sciences ont toujours des équivoques prêtes pour se tirer d’affaire.

Richarde voyant l’emportement de sa fille, n’osa la contredire plus long-tems, & partit sans différer. Pigriéche après l’avoir vûë mettre en chemin, sortit de son côté pour aller se cacher dans quelque creu d’arbre bien près de la fontaine, afin d’être à portée d’entendre les discours de nos deux Amants.

Comme la distance qui étoit entre la demeure de Richarde & celle de la Magicienne, n’étoit pas considerable, elle mit peu de tems à s’y rendre, & cette dangereuse personne, instruite par son art de la visite qu’on devoit lui faire, vint au devant de Richarde jusqu’au bord de ses limites. Elle étoit montée sur un grand Cerf noir, & ayant mis Richarde en croupe, elle n’employa pas trois minutes à se rendre à son antre.

Il y avoit si long-tems que cette Sorcière n’avoit fait de mal, qu’en voyant renaître une occasion si fort de son goût, il lui sembla qu’elle renaissoit avec elle.

Femme de Roy, dit-elle, à celle qui étoit si peu digne de ce nom, je sçai ce qui t’amène ici, & je puis satisfaire tes desirs. Quoique ce ne soit pas sans difficulté ; car les Divinités des Eaux, celles de la Terre, & même celles de l’Air ont accordé leur protection à ton ennemie, & ne souffriront pas qu’elle soit long-tems malheureuse. Mais si je ne puis attaquer son bonheur, je puis mettre des bornes à sa vie & t’en rendre maîtresse, malgré toutes les puissances qui s’intéressent en sa faveur, & malgré les engagemens où je me suis mise de ne point faire de certaines choses.

Puissante & merveilleuse femme (reprit Richarde) vos promesses flatent mes vœux les plus doux ; mais j’appréhende que le zéle que vous témoignez pour me rendre service ne surpasse votre pouvoir, puisque vous vous êtes engagée par serment de ne faire de mal à personne… Il est vrai (interrompît la Magicienne) que je suis bornée à ne rien entreprendre contre ceux qui sont nés ou qui naîtront dans ce canton. Mais heureusement pour nous, ajoûta cette Mégère avec un épanchement de joye, Lisimene est exceptée de cette régle ; puisqu’elle n’est pas du païs, & qu’elle n’y a qu’un domicile accidentel, qui l’empêche de joüir de la contrainte où je suis, & qui ne la comprend point dans mes engagemens. De plus, ce ne sera pas moi qui attenterai sur ses jours ; mais toi-même. Tiens, femme de Roy (poursuivit-elle) ce sera par cette bougie & ta volonté que le sort de ton ennemie se décidera ; serre précieusement ce trésor, & ne t’en sers que quand tu voudras terminer la vie de la Princesse. Car ce flambeau est fait de façon que ta belle fille cessera de voir le jour au moment que sa lumière finira. Mais pour que le charme ait son entier effet, & que cette action soit sans aucun danger pour toi, il faudra que quand il n’aura plus que le lumignon, tu le jettes à terre, & que tu dises en marchant dessus pour l’éteindre : finisse avec toi celle contre qui tu as été formée.

Ces mots auront la puissance d’arracher la vie à Lisimene. Adieu (lui dit-elle) retourne chez toi ; mais sur-tout garde-toi de trop de précipitation, & n’oublie pas, que si tu prens mal ton tems, non seulement la bougie te causera la mort à toi-même, mais elle entraînera tout ce que tu as de plus cher dans ta perte.

Après ces mots, elle lui mit entre les mains cette fatale bougie, & lui donna légerement un coup sur l’épaule, qui eut le pouvoir de l’endormir, & Richarde ne se réveilla que lorsqu’elle fut hors des limites de la Magicienne.

L’épouse de Bon & Rebon ravie de se trouver l’arbitre des jours de Liron, s’en retourna triomphante. Cependant elle ne pouvoit goûter cette satisfaction avec une tranquilité parfaite ; les derniers mots que lui avoit dit la vieille Furie, lui donnoient quelqu’inquiétude, elle trouvoit que puisqu’elle n’avoit dédaigné d’entrer dans son ressentiment & dans ses desseins de vengeance, elle auroit bien dû s’expliquer plus clairement, pour l’empêcher par ses avis de tomber dans les accidens qu’elle lui faisoit appréhender, étant presqu’impossible de se garentir des dangers que l’on ne connoît pas. Elle étoit dans cette incertitude quand Pigriéche parut, sa présence chassa de l’esprit de sa mere toutes les réfléxions qui la tourmentoient un moment devant.

Cette fille impatiente d’être instruite du succès de l’abominable voyage que Richarde avoit fait à la sollicitation, venoit au devant d’elle avec beaucoup d’empressement ; elle fut ravie de voir cette bougie, & en ayant appris l’usage, elle vouloit le mettre en pratique sans retardement. Mais sa mere retenuë par deux puissantes raisons, refusa de satisfaire son impatience. Le premier motif de ce refus fut qu’il lui falloit acheter une Esclave pour remplacer Liron avant que de s'en deffaire, & l’autre, qui n’étoit pas d’une moindre conséquence, provenoit de la crainte de prendre mal son tems, & de tomber par trop de précipitation dans l’inconvenient dont elle étoit menacée.

Pourquoi tant nous presser, lui disoit-elle, puisque la vie de Liron est entierement à notre disposition, nous serons toujours les maîtres, de la lui ôter quand nous voudrons, & nous courons risque de nous perdre par une précipitation imprudente. On nous ménace de la mort si nous allumons cette bougie mal à propos, & ce feroit nous y exposer visiblement, car ce benet de Roi, désesperé de la perte de sa fille, nous tueroit sans doute pour la vanger, & si ce malheur nous arrivoit qu’aurions nous à dire à cela.

Attendre une occasion plus sure n’étoit point du goût de Pigriéche, l’ardeur de se deffaire de sa rivale, surmontoit la peur des accidens que sa mere lui vouloit faire apprehender, & sans pouvoir lui donner de bonnes raisons pour combattre les siennes. Elle l’auroit emporté par ses criailleries & ses importunités, si Richarde, pour derniere ressource ne s’étoit pas avisée de lui dire que quand Liron seroit morte, personne ne sçauroit ôter les touffes de roseaux & de glayeuls dont sa tête étoit ombragée, tu peus croire, ajouta-t-elle, que cette verdure ne tombant point, & d’autre y revenant sans cesse, tu serois incessamment accablée de ce poids desagréable. Ainsi avant de nous priver de Liron, qui a seule le pouvoir de la faire tomber. Il faut du moins que nous l’ayons engagée d’obtenir de ses amies qu’elles détruisent leur bel ouvrage.

Il ne falut pas à Pigriéche une considération moins forte pour la faire consentir au retardement, auquel Richarde s’obstinoit. Elle étoit desabusée de l’espoir que ce marais tomberoit à la mort de Liron, ou plutôt elle ne l’avoit jamais eu, & cessoit de le feindre. Elle ne persistoit pas non plus dans l’idée que ce fut un ornement pour elle : le poids dont elle étoit chargée qui augmentoit tous les jours, ainsi que l’infection qui accompagnoit ce fardeau, lui faisoit désirer d’en être débarassée ; mais d’un autre côté la conversation qu’elle avoit entenduë, l’animoit plus que jamais à la perte de Liron. Le hazard n’avoit que trop servi sa curiosité, en conduisant la Bergere & son Amant auprès de l’arbre dans lequel elle s’étoit cachée. Ils commençoient à peine à se saluer, qu’elle avoit vû arriver Bon & Rebon, qui en les abordant leur avoit dit gracieusement : Eh bien mes enfans n’êtes vous point suffisamment convaincus de votre tendresse réciproque ? Et ne seroit-il pas tems de prendre des mesures sérieuses pour vous rendre heureux sans trouble ?

Mon pere, lui répondit Parfait, en lui baisant respectueusement la main, permettez que je ne m’occupe que du plaisir d’admirer la charmante Lisimene. en me rapportant du reste à votre prudence, & en vous jurant de suivre aveuglement ce que vous daignerez me prescrire.

Rien n’est mieux dit, reprit le Roi, mais cependant il m’est impossible d’exécuter nos projets tout seul. Si j’étais encore sur mon Trône, poursuivit-il, je ne vous chargerois que du soin de vous aimer, & celui de vous unir me regarderoit uniquement. Mais, Prince vous voyez que je ne puis vous faire un bonheur tranquile, si votre pere ne l’approuve, ainsi, il faut déliberer des moyens que nous employerons pour l’engager à y consentir. Je n’en imagine qu’un, c’est que vous lui écriviez & que vous lui offriez de ma part une abdication entiere de mes droits en sa faveur, tandis que vous vous obligerez à l’en laisser joüir, & à ne jamais sortir du respect & de l’obéissance que vous lui devez. Il faudra que vous écriviez aussi au premier Ministre & que vous le chargiez de representer à Ambitieux que rien n’est plus convenable à ses intérêts, puisque ma fille, n’étant pas en son pouvoir, pourroit épouser quelque Prince qui feroit valoir ses justes droits, & porteroit dans ses états une guerre dont le succès seroit douteux. Le Visir a de la vertu & du crédit, & je suis certain qu’il fera de son mieux pour votre satisfaction.

Cependant, poursuivit le Monarque, comme malgré son éloquence & la bonté de ses raisons, votre pere peut-être ne s’y rendroit pas, & qu’il pouroit avoir intention de vous punir de l’attachement que vous témoigneriez pour son ennemi, il est de la prudence que vous vous mettiez en état de ne point redouter son couroux, & que vous vous fortifiïez dans ce païs. Il est aisé à défendre, puisqu’il est impossible d’y aborder autrement que par des déserts & des forêts immenses, ou enfin par la mer qui est très-dangereuse sur ces côtes, à cause des rochers dont elles sont environnées. Une brave jeunesse qui vous a suivie sera ravie de se signaler pour votre service ; & les vieux soldats qui imitant son exemple, ont mieux aimé vous suivre dans votre exil, que de rester auprès de l’Usurpateur donneront à ces jeunes Héros des leçons capables de rendre leur zéle profitable. Outre cela le peuple de ces lieux, dont la valeur surpasse les Bornes ordinaires, & qui n’est point affoiblie par les délices d’une Cour voluptueuse, vous aime tendrement, & pourroit seul vous défendre. De plus, le climat semble encore contribuer à votre sureté, puisque cette terre fournit tout ce qui est nécessaire à la vie, & n’est pas même sans agrémens. Ainsi Prince, mon avis est que sans différer vous fassiez travailler à ce qui peut contribuer à votre deffenses en faisant réparer les anciennes fortifications, & en y ajoutant de nouvelles.

Ce n’est pas mon cher Parfait, continua Bon & Rebon, que je vous invite à manquer à votre devoir, au contraire je vous conseille de laisser à Ambitieux ce Trône qu’il n’a que trop acheté, puisqu’il lui en coûte sa vertu. Et quelqu’avantage que le sort des armes, vous puisse donner sur lui, je vous porterai toujours à ne passer jamais les bornes de cette Province pour le poursuivre. Que ces limites soient celles de votre ambition. Quelqu’injuste que soit votre pere, n’oubliez pas qu’il porte un nom sacré pour vous. Mais si le titre de fils vous deffend de rien attenter contre lui, il ne vous oblige pas à vous laisser immoler à son injuste ressentiment ; & sans crainte d’offenser l’honneur & la nature, vous pouvez vous deffendre dans un lieu qui ne paroît pas même être de ce monde, & qui ne mérite point d’être regardé comme une partie des droits de ma fille. Voilà comme je pense, poursuivit-il, dites moi à present si vos sentimens sont conformes aux miens.

Qui pourrait penser autrement, s’écria Parfait ? ne seroit pas digne de vous appartenir & d’être l’Epoux de Lisimene. Mais, Seigneur, poursuivit-il, je trouve dans vos sentimens, toute la générosité & toute la vertu imaginable, sans y voir ce que je désire le plus. Vous me parlez des procédés que je dois avoir avec mon pere, mais vous ne vous expliquez point sur l’assurance de mon bonheur. Vous ne me dites pas, au cas qu’il fut assez injuste pour refuser son consentement à mon Hymen avec la Princesse, si cet obstacle seroit suffisant pour m’enpêcher de voir la fin de mes peines. Ne pourois-je prétendre à posséder votre charmante fille, sans être obligé de souhaiter la mort de mon pere ; Ah ! Seigneur, continua-t-il, n’exposez point ma vertu à une si dangereuse épreuve, quoi que j’admire la générosité de vos conseils, & que je fasse mon bonheur de m’y soumettre, ma raison ne peut soutenir cette incertitude : si elle duroit, elle seroit capable de m’ôter la vie.

Bon & Rebon parut surpris de l’agitation où il voyoit Parfait. Il ne lui répondit rien, & tomba dans une profonde réverie. Mais ce jeune Prince l’en retira en le suppliant avec les plus fortes instances de s’expliquer. Si vous ne vous décidez pas en ma faveur, Seigneur, lui dit-il, permettez que ne suivant vos conseils qu’en partie, après avoir essuyé l’injuste refus dont je suis presque sûr d’avance, je m’abandonne au désespoir qui ne m’offre point d’autre secours que celui de renoncer à la vie, ou de faire soulever vos Etats contre leur Usurpateur, & que les armes à la main, je l’oblige d’accepter des conditions qui devroient faire sa félicité s’il écoutoit la vertu.

Je connois ce Prince, ajouta Parfait, il est inplacable, jugeant de mon cœur par le sien. Il ne croiroit point regner en sureté, s’il me voyoit possesseur des droits légitimes que j’aurois reçus de la Princesse. Ainsi, je n’ai plus d’autres partis à prendre que ceux que je vous propose, qui sont de me remettre entre ses mains, & de laisser agir la haine de ma mere, elle sera charmée ainsi que son Epoux, d’avoir un prétexte plausible pour me priver du Trône que sa prédilection destine à mon frere, & n’épargnera pas ma vie pour détruire tous les obstacles qu’elle pouroit trouver à ses desseins.

Le Ciel vous préserve d’en exécuter un si cruel, mon cher enfant, s’écria le Roy, & sans devenir criminel envers votre pere, il faut esperer que les Dieux adouciront le cœur d’Ambitieux, & que notre bonheur commun ne vous coutera pas un crime.

Je vous ai dit mon avis, vous l’avez approuvé, ajouta ce bon Roy, au lieu de vous abandonner au désespoir, dites-moi le vôtre, & soyez persuadé que vous me trouverez toujours disposé à faire en votre faveur tout ce qui me sera possible.

Puisque vous me rendez l’esperance, reprit Parfait, & que vous me permettez de répondre, je vous supplie, Seigneur, de me dire quel inconvénient vous trouveriez à m’accorder presentement la main de la Princesse, sans attendre un refus assuré. Vous ne pouvez ignorer que ce n’est point l’ambition qui m’engage à rechercher votre alliance. Le dessein que je témoignois de renoncer au Trône pour posséder la Bergere Liron, vous est un sûr garant que je ne cherche en Lisimene que le bonheur d’être à elle, & je vous supplie de considérer que si notre Hymen étoit fait, mon pere seroit forcé de l’approuver. Au pis aller je défendrois notre azile avec un droit plus légitime, comme Gendre du véritable Roy, que comme un fils révolté, dont les démarches pourroient toujours avoir une apparance de rebellion, qui détacheroit de mon parti tous les cœurs vertueux. De plus, Seigneur, ajouta-t-il, dans la proposition que je vous fais, vous devez trouver deux avantages réels. Premierement, celui de ne pas vous séparer d’une fille qui vous est si chere, & l’autre de vous voir à la tête de vos sujets, dont le courage a besoin de la presence d’un Maître capable de les deffendre, contre un tiran qui les opprime. C’est le seul moyen de les rendre aussi heureux qu’ils le furent autrefois.

Enfin, continua ce Prince, mon pere seroit peut-être contraint de nous laisser en repos dans cette Province presqu’inconnuë au reste du Royaume, & qui est plus propre à servir de retraite aux bêtes sauvages, qu’à exciter l’envie des humains, si vous y paroissiez d’une façon digne de vous, & si j’y avois l’honneur de vous y appartenir par des liens si doux.

J’avoüe, ajouta-t-il que j’envisage dans cette vie tranquille, un bonheur qui me la fait désirer ardemment, & que ma joie seroit sans égale, puisque je vous y verrois à l’abri des caprices, & peut-être de la perfidie de la terrible créature, auprès de laquelle le sort nous a forcé de chercher un refuge… Pardonnez-moi ce terme ; mais les indignes procédés de celle dont je parle méritent si peu l’honneur que vous lui avez fait, que je me croirois le plus heureux de tous les hommes, si je pouvois vous dérober un jour à la cruauté & aux persécutions de cette Mégere.

Les raisons de Parfait n’avoient rien que de plausible, & faisoient voir une tendresse pour le Roi, dont ce bon Prince fut touché. Mais malgré leur force & ce qu’elles avoient d’avantageux pour sa sureté, il avoit beaucoup de repugnance à lui donner sa fille sans le consentement d’Ambitieux, étant assez bon pour croire que l’aveu du tiran étoit nécessaire, & qu’à moins de l’avoir, ce seroit former une alliance criminelle. Mais Parfait sçut lui representer si vivement la malheureuse situation où il étoit, & le danger perpétuel que Lisimene & lui couroient, que ce Prince ne pût résister plus long-tems.

Lisimene, qui ne s’étoit point mêlée dans la conversation, attendoit les yeux baissés, les ordres de son pere : mais le Roy discernoit assez au travers de sa discrétion que cette Princesse partageoit l’inquiétude de Parfait. Puisque vous le voulez l’un & l’autre, s’écria le Monarque : il faut vous satisfaire. J’y consens, mais du moins mettons Ambitieux dans son tort, en nous exposant à ses refus. Comme alors nous n’aurons plus rien à nous reprocher, je donnerai les mains sans répugnance à un Hymen que j’avois projetté lors même que j’étois maître dans mes Etats.

Parfait ravi de ce consentement, ne pouvoit trouver de termes pour exprimer sa joie & sa reconnoissance. Mais Bon & Rebon, lui en épargna la peine en le laissant avec sa fille, sous le prétexte de continuer une chasse dont il avoit coloré sa sortie, & Pigriéche du fond de son buisson ne perdit pas un mot de cette conversation. Il est aisé de juger de l’effet qu’elle fit dans son cœur. Elle pensa en suffoquer de rage & ne pût être soulagée par l’absence du Roy. Puisqu’il ne s’éloigna que pour laisser à ces jeunes Amans la liberté de se jurer un amour éternel, & de se féliciter réciproquement d’un si heureux succès.

Cet entretien plus charmant pour eux, que pour la désolée Pigriéche, dura encore long-tems, & le Prince l’auroit poussé bien loin si Lisimene faisant un effort sur elle-même, n’eût representé à Parfait qu’il étoit tems de se séparer.

Voïant qu’il ne pouvoit la retenir, vous partez donc ma charmante Princesse, lui dit-il, tendrement, & vous quitez un Amant qui vous adore pour aller trouver d’implacables Furies, qui se font une barbare joie de vous tourmenter… Que je les haïs, s’écria-t-il, & que je serai heureux quand un doux Hymen vous en aura délivrée. Je ne sçai poursuivit-il avec transport, si j’aurai assez de pouvoir sur mon trop juste ressentiment pour ne vous pas vanger de ces indignes ennemis.

Je vous demanderai le contraire, comme une grace, reprit la Princesse, la seule vangeance qui nous convient, n’est qu’un souverain mépris, encore ne me doit-il pas être trop permis de le faire éclater contre la femme de mon pere… Mais mon cher Berger, ajouta-t-elle, ne sommes-nous pas assez vangés par tous les malheurs que la brutalité de Pigriéche lui a attirés. Ces mots ayant rappellé à Lisimene l’avanture des Nayades, celle du Moulin de malheur, & en dernier lieu celle des Pierreries devenus guespes, elle ne put s’empêcher d’en faire le recit à Parfait. Ce Prince qui avoit l’esprit satisfait, en rit de tout son cœur, sur tout la scene des pierreries qu’il se representoit, lui faisoit faire des éclats de rire, qui portoient mille coups de poignard au cœur de Pigriéche, & ces coups lui paroissoient d’autant plus douloureux, que plus elle voyoit Parfait, & plus elle en devenoit éprise. Les piqueures qu’elle avoit souffertes ne lui avoient pas causé tant de peine que celles qu’elle ressentoit de la joie du Prince, au récit que lui faisoit Lisimene.

Ce tourment cessa enfin par la retraite de Parfait, que sa Princesse força de s’éloigner. A peine fut-il parti qu’elle rassembla son troupeau & regagna sa maison, tandis que Pigriéche sortoit furieuse de son arbre. Ce qu’elle avoit entendu mettoit le comble à sa rage. Mais cependant elle avoit dans son malheur une maligne joie d’être instruite des plus secrettes affaires de ces jeunes Amans, & se promettoit bien d’en faire un usage avantageux pour elle.

Cette méchante créature étoit agitée de tous ces mouvemens quand elle rencontra sa mere qui arrivoit de chez la Magicienne, & ce fut dans ce moment que Richarde lui ayant fait voir sa bougie, elle lui en aprit la terrible vertu. Son transport étoit si violent que sans s’amuser aux ménaces de la mauvaise femme, elle ne vouloit absolument pas remettre à un autre tems à faire usage de ce present, ne s’arrêtant point à des retardemens que la prudence auroit dû lui prescrire, puisqu’il n’y avoit que Liron qui la pût débarasser de ce marais qui se renouvelloit sans cesse sur sa tête, pour mettre fin à toutes les representations que sa mere lui faisoit sur un article aussi important. Elle dit qu’elle sçavoit un moyen bien simple qui leveroit tout d’un coup l’obstacle qu’on opposoit à la mort de son ennemie, puisqu’il n’y avoit dans le moment qu’à la mander & à lui faire entendre que c’étoit fait de la vie de son pere, pour peu que ces roseaux vinssent encore à reparoître.

Richarde obligée de céder à la pétulance de sa fille, fit venir l’infortunée Liron, & lui déclara sans autre préambule que si avant la fin de la nuit, Pigriéche n’étoit pas délivrée pour toujours de sa ridicule coëffure, dès le lendemain, Bon & Rebon seroit conduit à la Ville, & livré au tiran.

Cette menace effraya si fort la Princesse, que sans opposer à ces deux méchantes femmes, l’impossibilité qu’il y avoit de les satisfaire, & sans songer que le jour venoit de faire place à une nuit fort obscure, elle courut à la fontaine.

Quoique ce lieu fut assez éloigné de la maison de Richarde, la triste Lisimene parcouroit ce chemin avec une diligence qui auroit bien-tôt épuisé ses forces si la généreuse Cristaline touchée des peines & de la piété de cette vertueuse fille ne fût venuë au devant d’elle.

Le tems est précieux pour vous, Princesse, lui dit cette divinité bienfaisante en l’abordant, retournez sur vos pas, & redoublez de vigilance, ou vous êtes perduë, quoi que vos ennemies ne méritent pas la grace qu’elles vous ont envoyée me demander, je la leur acorde. Mais cette grace ne durera qu’autant de tems qu’il m’en faut pour vous mettre en sureté, & pour travailler à votre bonheur.

A ces mots elle la quitta, & Liron à qui la crainte du péril qui ménaçoit son pere, avoit ôté tout souvenir d’elle-même, tandis qu’elle avoit eu cette inquiétude se trouva accablée de lassitude à ne pouvoir se soutenir, quand elle n’eut plus rien à redouter pour lui, & malgré la diligence que la Nayade lui avoit recommandée pour ses propres intérêts. Il lui fut impossible de revenir autrement qu’au petit pas appuyée sur sa houlette.

Pendant son absence, les ordres de la Nayade avoient été exécutés, & sans que personne s’en fût mêlé ; les roseaux s’étoient détachés tous seuls de la tête de Pigriéche, laissant régner à leur place son ancienne & laide criniere rouge, dont la belle, fut ravie. L’amour propre la lui ayant toujours fait regarder comme le plus charmant ornement qui pût parer une tête.

En voyant tomber cette verdure elle fit un cri de joie qui partoit moins du plaisir, de se voir délivrée de cet odieux fardeau, que des remontrances éternelles de Richarde, qui opposoit toujours le prétexte des roseaux à la fureur de sa fille.

Il n’y a plus rien à ménager, s’écria-t-elle, & cette misérable Liron ne nous étant plus utile, il faut absolument allumer sa torche funébre. Sur quoi, voyant que Richarde balançoit encore, pour achever de la déterminer, elle lui répéta tout ce qu’elle avoit entendu. Mais quoiqu’elle réussit à faire passer toute sa colère dans le cœur de sa mere ; cette femme allarmée des menaces de la Magicienne, craignoit toujours de prendre mal son tems.

Ma chère Pigriéche, lui dit-elle, tu as raison d’être irritée, je ne le suis pas moins que toi ; mais vangeons-nous sûrement & sur-tout, ne nous rendons point nous-mêmes les victimes de notre fureur. Pour nous vanger avec succès (continua-t-elle) agissons par des voyes qui ne puissent avoir rien de funeste, livrons le pere & la fille au Roi Ambitieux, il les fera mourir sans doute, & ce Monarque trop heureux de s’en voir délivré par notre moyen, nous récompensera liberalement… Fort bien (interrompit impatiemment Pigriéche) eh, si la politique de ce Prince l’oblige à faire regner Liron, nous serons les dupes de tes belles esperances. Richarde lui remontra qu’en en ce cas il n’y auroit rien de perdu, puisqu’alors elles pourroient allumer la bougie fatale qui feroit tomber sa rivale au premier pas qu’elle feroit pour s’approcher du trône.

Comme il importoit peu à Pigriéche de quelle façon elle fît périr l’objet de sa haine, elle consentit enfin à la proportion que lui faisoit sa mere. Mais il s’y présentoit une difficulté fort embarassante : elles ne sçavoient à qui il faudroit s’adresser pour instruire le Tiran de ce qu’il lui importoit si fortement de sçavoir, ne croyant point qu’il y eût de sureté à donner cet avis au Gouverneur de la Ville, qui seroit apparemment dévoüé à Parfait ; & qu’elle ne pouvoit douter qu’il n’instruisît ce Prince de leur intention ; auquel cas elles auroient tout à craindre de sa part, & même de celle de Bon & Rebon, n’étant pas vraisemblable que sa douceur, quelque grande qu’elle fût, ne s’aigrît à un trait de méchanceté si noire. Mais la fureur de Pigriéche lui inspirant toutes sortes d’expédiens : Est-il si difficile (dit-elle à Richarde) d’aller à la Ville royale, vous n’avez qu’à vous embarquer & vous vous y rendrez en peu de tems ; il n’est pas si dangereux d’y aller que d’en revenir ; parce que les Pêcheurs des environs connoissent les bancs & les écuëils qui font redouter ces parages aux plus fameux Pilotes, lorsqu’ils ne les ont point pratiqués.

Vous pourrez parler vous même au Roy (ajoûta-t-elle) & après l’avoir instruit des mauvaises intentions de ces trois criminels, vous n’aurez qu’à lui demander pour récompense de ce service signalé, qu’il me fasse épouser son fils. Comme il n’aura pas sujet de craindre les droits que je porterois à Parfait, qu’il n’aime point, à ce que je lui ai entendu dire, il n’y aura aucune difficulté à lever, & il y aura aussi pour vous dans cette affaire un avantage considerable, puisqu’étant extrémement riche & alliée d’Ambitieux vous ne pourrez pas manquer non plus de trouver un autre époux.

Quoique ç’eût été Richarde elle-même qui eût fait la première proposition de dénoncer le pere & la fille, elle n’en avoit pas cependant eu une volonté bien déterminée, & quelque méchante qu’elle fût, elle ne pouvoit former sans horreur le dessein de livrer à une mort assurée un époux qui ne lui avoit jamais donné de sujet de mécontentement ; de qui, au contraire, les bontés l’avoient toujours prévenue. Mais la crainte d’un juste ressentiment que Pigriéche lui faisoit envisager la détermina, & la fit enfin résoudre à partir deux jours après pour aller commettre le plus affreux des crimes en trahissant son époux & son Roy.

Après qu’elles se furent bien affermies l’une & l’autre dans leur résolution, elles cesserent d’en parler, parce que Bon & Rebon parut en ce moment, & que Liron ne tarda pas à le suivre. Pour déguiser leurs mauvaises intentions, elles se contraignirent jusqu’à ne pas quereller le pere & la fille. Ils en furent surpris ; cette douceur si peu naturelle à deux femmes aux méchantes étoit capable de causer bien des soupçons, si le Roi & la Princesse n’eussent été persuadés que la chûte des roseaux de Pigriéche, & la joye que Richarde avoir devoir ce cher objet de ses vœux briller de ses charmes, étoit l’unique motif d’une bonté si extraordinaire.

Cependant comme Liron ne se couchoit guere sans visiter son bouquet, & que la Nayade lui avoit renouvellé l’avis d’y être attentive, quelque lassée qu’elle fût, elle ne manqua point à le consulter, & non seulement elle en trouva les pierres ternies, mais il y en avoit encore de tombées.

Cet avertissement ne lui laissa point à douter qu’il ne fût tems de chercher la bougie d’où dépendoit sa sûreté, & ayant pris son bouquet, elle le mit adroitement dans un vase rempli de laict ; il y fut à peine, que tout le monde s’endormit dans cette maison, sans en excepter les Esclaves qui couchoient dans les lieux les plus reculés, & même les chiens, le charme attaché à ce bouquet avoit plutôt répandu une léthargie qu’un sommeil sur tous les habitans de ce lieu.

Lisimene se trouvant maîtresse de faire ce qu’elle voudrait au milieu de ces dormeurs, se servit sans tarder de la clef que le Meunier lui avoit donnée, & se saisissant du flambeau dont la conservation lui étoit si importante, elle y substitua celui qu’elle avoit apporté du moulin de malheur, que Cristaline lui venoit de rendre. Ensuite elle referma l’armoire, & après avoir ôté son bouquet du vase où elle l’avoit mis, elle se retira en diligence dans le lieu où elle couchoit, où avant de s’endormir elle eut le plaisir de voir que les pierreries en étoient devenues plus brillantes que jamais.

Elle étoit si agitée par la joye d’avoir réussi, & par l’impatience de voir arriver le jour pour aller déposer cette bougie si fatale & si précieuse pour elle entre les mains de ses protectrices, qu’elle put à peine sommeiller quelqu’instant. Jamais nuit ne lui avoit paru si longue ; on croira sans peine que le désir de revoir son amant avoit la plus grande part à cette impatience ; quoiqu’il en soit, elle partit du moment que l’aurore commençoit à paroître ; courant à l’humide palais, elle y descendit & presenta à Cristaline cette bougie d’où dépendoit le sort de tant de personnes. La Nayade la reçut avec une joye obligeante, dont Lisimene fut enchantée : Nous voilà sures de votre bonheur, belle Princesse (lui dit cette Nimphe d’un air gracieux) & nous aurons dans peu la satisfaction de vous voir vangée de vos ennemies par leurs propres mains, elles vont tomber dans le piége qu’elles mêmes se sont tendu. Je puis à présent vous promettre avec certitude que vous serez aussi heureuse que vous êtes belle, pourvû toutefois que vous soyez prudente.

Lisimene avoit coutume de se plaire extrémement auprès des Nayades ; mais dans ce moment elle eût voulu être ailleurs, car elle doutoit pas que son amant ne l’attendît.

Cristaline, qui s’apperçut de son impatience, & qui n’ignoroit pas ce qui se passoit dans son ame, ne voulut point la retenir plus long-tems. Allez, ma chere Princesse (lui dit-elle est souriant) profitez du bonheur present, le plaisir de revoir votre amant sera encore plus touchant pour vous que tout ce que je viens de vous prédire. Lisimene rougit en voyant que la Nimphe avoit ainsi pénétré ses sentimens, & elle lui répondit, qu’elle ne trouvoit point de momens plus doux que ceux qu’elle avoit le bonheur de passer auprès d’elle. Mais Cristaline d’un air badin & caressant, soyez plus sincere (lui dit-elle) & croyez que nous ne vous voulons point de mal de la préférence que vous ne nous accordez pas. Adieu, belle Liron (ajoûta-t-elle) quand vous aurez quelque malheur à craindre venez nous trouver, nous vous secourrons de tout notre pouvoir.

En disant ces mots les Nimphes remirent la Princesse sur le bord de la Fontaine. Elle en sortoit à peine que Parfait parut.

Il lui demanda mille fois pardon d’être arrivé le dernier, & ne trouva pas de difficulté à l’obtenir ; ils se dirent mille choses tendres sur ce que l’éloignement leur avoit fait souffrir, quoiqu’il n’eût duré que l’espace d’une nuit assez courte. La belle Bergere, à qui le plaisir de revoir son Amant & l’heureuse situation de leurs affaires donnoit beaucoup de gayeté, se rapellant les obligations qu’elle avoit aux genereuses Nayades, désiroit extrémement de leur donner des témoignages de sa reconnoissance ; mais sachant qu’elle n’étoit pas en pouvoir de la faire éclater d’une façon qui leur fût plus agréable que par une serenade, elle prit son theorbe, l’accordant à sa voix elle chanta plusieurs airs ; & au tremoussement des eaux qui commencerent à s’agiter, on eût dit qu’elles vouloient accompagner de leur murmure la voix de la Princesse, & le mouvement qui se faisoit dans cette Fontaine annonçoit la satisfaction des Nimphes.

Pendant que Lisimene remplissoit ainsi les devoirs de la reconnoissance, & que son Amant en partageoit les douceurs, Richarde se préparoit pour son voyage, & Bon & Rebon en voyoit les apprêts sans inquiétude, croyant comme elle le disoit, que ce n’étoit que pour aller à la Ville où Parfait faisoit son séjour, & que ce voyage concernoit les affaires de son commerce, dont il ne s’étoit jamais mêlé, n’ayant aucune défiance d'elle, parce qu’il ignoroit que son secret fût découvert.

L’Envoyé chargé des interêts de Parfait auprès de son pere étoit déja parti, & ce Prince avoit aussi pris des mesures pour sa sureté. Suivant les conseils de Bon & Rebon, il avoit chargé les vieux Guerriers de discipliner les jeunes soldats, ainsi que les habitans de ces cantons. Malgré la violence de son amour, il n’en étoit pas moins occupé à prendre les précautions nécessaires pour sa défense, & pour la sureté du Roy et de sa fille. Mais quitte de ces soins, ceux qu’il donnoit à sa tendresse n’en furent pas moins vifs.

Richarde, qui se défioit de Pigriéche, avoit à son départ emporté la bougie qu’elle prenoit pour la même que lui avoit donnée la Magicienne, soit qu’elle appréhendât que sa fille ne s’en servît mal à propos, ou qu’elle voulût elle-même être maîtresse de la vie de la Princesse en cas et contre son esperance, Ambitieux consentît à s’allier avec Bon & Rebon, elle ne voulut point la laisser après elle.

Tandis qu’elle étoit occupée du soin criminel d’exécuter sans danger son abominable dessein, le Prince & son Amante ne songeoient qu’à joüir du plaisir de s’aimer & de se le dire, sans contrainte. Le Roy partageoit leur bonheur, & les Nayades étoient souvent témoins des transports de ces jeunes Amans. Pour ne les pas troubler dans la douceur qu’ils goûtoient, Bon et Rebon se chargeoit de conduire de son cabinet & sans être connu les travaux qu’ils vouloient faire. Parfait lui avoit apporté un plan de la Place & de tout ce qui pouvoit être fortifié dans cette Province ; Bon & Rebon, qui entendoit parfaitement les fortifications, traçoit tous les ouvrages qu’il jugeait nécessaires ; ce qui étoit exécuté exactement par les Ingenieurs qui admiroient le talent de leur Prince ; car Parfait ne voulant confier le secret du Roy à personne, leur laissoit croire que les Plans qu’il leur donnoit étoient de sa composition.

Comme le voyage de l’Envoyé du Prince ne pouvoit pas être fait aussi promptement qu’il l’auroit désiré, tout fut en état de deffense long-tems avant que la réponse d’Ambitieux pût arriver ; la proposition dont il avoit chargé cet envoyé étoit d’une trop grande importance pour n’êtrepas murement examinée, & malheureusement on tarda trop ; car quelques jours avant que la réponse fût faite, Richarde arriva, où dans une audience secrette que l’Usurpateur lui accorda, elle l’instruisit des mesures que son fils prenoit conjointement avec le Pere de Lisimene, afin de n’être point troublés ni surpris dans l’exécution de leur dessein, se gardant bien de l’entretenir de ce qui auroit pû le justifier, supprimant ce que Pigriéche leur avoit entendu dire de grand & de généreux, lorsqu’ils avoient tenu conseil, disant au contraire tout ce qui pouvoit augmenter la colère & les allarmes du Tiran, qui n’étoit déja que trop irrité par les propositions que Parfait lui avoit fait faire.

Cependant comme il importoit à Ambitieux d’empêcher un secret aussi dangereux de transpirer, il fit enfermer Richarde dans un lieu impénétrable, & ayant pris toutes les mesures convenables dans une conjoncture si délicate, il congedia l’espece d’Ambassadeur de son fils, & ne répondit à ses propositions que par un refus formel, sans lui laisser appercevoir qu’il eût la moindre connoissance des liaisons intimes qui étoient entre le Roy & le Prince, feignant de ne voir dans ces propositions que des raisons de politique dictées par le désir de régner.

Parfait ne fut point étonné d’un mauvais succès auquel il s’étoit attendu, & pria instamment Bon & Rebon d’exécuter les promesses qu’il lui avoit faites. Le Roi n’hésitant plus à le satisfaire, ils résolurent de se rendre sans suite & fort sécretement tous trois à un petit Temple rustique, qui n’étoit pas éloigné du sejour des Nayades. Le Sacrificateur, averti par le Prince, se tint prêt pour la cérémonie qui se devoit faire sans éclat. Mais Pigriéche qui les épioit sans cesse, & qui, au moyen du buisson où elle s’embusquoit tous les jours étoit instruite de tous leurs desseins par eux-mêmes, voyant que cette union si cruelle pour elle étoit près de la conclusion, entra dans un désespoir inexprimable ; il fut d’autant plus violent, qu’elle ne sçavoit comment s’y prendre pour détruire les projets de ces heureux Amans. Elle maudit mille fois la négligence de sa mere & la précaution qu’elle avoit euë d’emporter la bougie, par le moyen de qui elle se seroit tout d’un coup fait justice, si elle avoit été en son pouvoir.

Cet expédient manquant, son amour lui en fit imaginer un autre, qui quoique très-fou, n’étoit point absolument impossible, elle se flatta de le faire réussir. Ce fut d’abuser Parfait, & de l’engager à l’épouser au lieu de Lisimene. Pigriéche connoissoit une herbe, dont la vertu étoit d’endormir pendant douze heures ceux qui se couchoient dessus, & de leur ôter tous sentimens. Elle en alla cuëillir une poignée & la mit sous le chevet du Roy, où l’herbe faisant son effet ordinaire, endormit si bien le Monarque, qu’il ressembloit à un homme mort plutôt qu’à un homme plongé dans le sommeil.

Lisimene trouvant son pere dans cet état, tenta vainement de réveiller, & le voyant froid & immobile, elle ne douta plus qu’il ne fût mort, ou près d’expirer. Alors elle l’abandonna aux cris & aux larmes, appellant les Dieux & les hommes à son secours ; elle implora par les plus humbles supplications celui de Pigriéche. Mais cette Furie, loin d’être touchée d’un desastre dont elle étoit la cause, & de se laisser attendrir par la douleur de la Princesse, ne songea qu’à profiter de l’état où elle avoit mis le pere & la fille, se parant des habits de Liron, & se couvrant d’un grand voile, elle se rendit au lieu où sa rivale étoit attenduë.

On l’y attendoit en effet avec toute l’impatience que l’amour est capable de causer dans un cœur véritablement épris. Le Prince, qui croyoit toucher au plus heureux moment de sa vie, avoit devancé le jour de plus de deux heures, & il ne répandoit encore qu’une lueur bien foible, lorsque la maussade Pigriéche parut sous une ressemblance qu’elle étoit si peu capable de soutenir.

Le Prince, trompé par les habits, ne manqua pas de s’y méprendre & courant au-devant de cette feinte Lisimene avec un empressement digne de celle qu’elle representoit : Enfin, belle Princesse (lui dit-il tout transporté) voici l’heureux moment qui va nous unir pour jamais : que je l’ai souhaité ce moment doux & cette union charmante, qui peut seule faire mon bonheur, nuls obstacles ne le peuvent retarder. Mais (ajoûta-t-il, voyant que cette fausse Princesse étoit seule) où est donc votre auguste Pere, qui peut le retenir ailleurs dans un tems où sa présence nous est si nécessaire ? …Juste Ciel ! (s’écria-t-il) le Roy auroit-il changé de sentiment ?

Pigriéche n’osoit répondre, de peur que sa voix ne la trahît. Que signifie ce silence (continua-t-il avec beaucoup de vivacité) vous vous taisez, mon aimable Lisimene, & dans le moment où vous ne devriez pas craindre d’en trop dire ? Ah ! de grace parlez-moi, & m’apprenez ce qu’est devenu le Roy ; ne me laissez point dans le trouble où je suis. Helas pourquoi me priver du plaisir de voir vos beaux yeux. Levez enfin ce voile importun que vous reprendrez quand nous serons aux pieds des autels ; nous sommes dans une solitude où cette cérémonie ne doit pas être observée si rigoureusement qu’à la Cour ou dans les Villes. Mais helas ! ne vous en couvrez-vous point pour me cacher la répugnance que vous avez à me rendre heureux ? Juste Ciel ! serois-je assez infortuné pour que mon amour vous déplût ? Si vous m’aimez encore, ma belle Princesse, poursuivit-il en se jettant à ses genoux, laissez-moi mieux connoître que vous partagez mon bonheur, & me tirez d’un doute si cruel. A ces mots le Prince impatient alloit lever le voile trompeur, quelqu’efforts que fît le monstre, qui en étoit couvert pour le défendre ; mais il n’en eut pas le tems.

Quatre hommes, qui furent à l’instant suivis de plus de trente, sortirent d’entre les arbres, se saisirent de lui, sans qu’il eût eu un moment pour se reconnoître, encore moins pour se deffendre, ils l’enlevèrent, & à même tems plusieurs de leurs compagnons se jetterent sur Pigriéche, qu’ils porterent l’un & l’autre jusqu’au bord de la mer, où deux navires les attendoient, ils firent monter le Prince sur l’un, & Pigriéche, malgré ses cris fut mise sur l’autre.

Mais qui pourra representer la douleur du Prince lorsqu’il vit apporter Bon & Rebon, & que par ce cruel contretems il perdoit l’espoir de posseder Lisimene, quelles imprécations ne fit-il pas contre sa destinée, qu’il accusoit d’un malheur dont l’exécrable Richarde étoit le seul auteur ; l’enlevement du Roi & le lien étant le fruit des avis que cette méchante femme avoit donnés à Ambitieux, qui n’avoit pas crû devoir employer la force ouverte contre son fils, ni commettre à la fortune un succès que la valeur de Parfait rendoit fort douteux.

Ce Tiran fit partir des hommes fidéles qui lui étoient dévoüés & conduits par un de ses confidens, qui sous prétexte de se dérober à sa cruauté, feignirent de venir chercher un azile auprès de son fils. Comme cela arrivoit fort souvent, ils réussirent à tromper Parfait avec d’autant plus de facilité, que Richarde les avoit informés exactement de toutes les démarches du Prince, & surtout des fréquens voyages qu’il avoit coutume de faire dans les lieux où Liron faisoit paître ses troupeaux, où il venoit seul & sans défense.

Ils avoient ordre d’enlever l’Amant & la Maîtresse, & trompés ainsi que lui par l’habillement de Pigriéche, ils s’en saisirent à la place de la Princesse, se croyant très-heureux de l’avoir rencontrée si à propos.

Leur commission ne se bornoit pas seulement à l’enlevement du Prince & de l’objet de ses amours, il leur fut ordonné sur-tout de se saisir de Bon & Rebon.

Pour exécuter cet ordre, tandis qu’une partie de ces soldats emmenoient les Amans, l’autre se rendit à l’habitation de Richarde où ils trouverent le Roi, de qui le sommeil que lui avoit causé l’artifice de Pigriéche venoit de finir ; mais ce Monarque en étoit encore si étourdi, qu’il n’avoit pas une connoissance plus distincte que celle d’un homme qui sortiroit d’une longue ivresse. Ce fut en cet état qu’il fut apporté auprès de Parfait ; & comme les satellites du Tiran croyoient s’être rendus maîtres de tous ceux qu’on leur avoit commandés d’arrêter, ils partirent à l’instant.

Lisimene désesperée de voir enlever son pere au moment qu’elle commençoit à revenir de l’appréhension où l’avoit jettée sa mort apparente, & le voyant tomber dans un danger encore plus grand que celui dont il venoit de sortir, sans esperance de l’en pouvoir tirer, se jetta aux genoux de ces barbares ravisseurs. Mais elle les supplia en vain de lui accorder du moins la triste faveur de l’emmener aussi. Ils furent sourds à ses prières & à ses larmes ; & comme ils ne connoissoient pas cette Princesse, loin de croire que son enlevement pût importer à Ambitieux, ils la prirent pour une Esclave affectionnée, dont malgré leur férocité, ils estimerent assez le zéle pour ne pas la maltraiter, quoiqu’en se jettant audevant d’eux, elle fît tout ce qu’elle pouvoit pour tirer son pere de leurs mains. Malgré tout ce qu’elle pût faire, ses efforts n’étant pas suffisans, & sa force n’égalant pas sa bonne volonté, elle eut la douleur de voir emporter le Roi par des gens qui firent assez peu de cas de sa personne, pour refuser de se charger d’elle. Mais la fidelité qu’elle témoignoit pour Bon & Rebon, qu’ils croyoient son Maître, les toucha d’une espece de compassion qui ne leur permit pas de songer à lui faire le moindre outrage, & la laissant pousser des cris inutiles, ils s’enfuirent avec leur proye ; marchant d’une si grande diligence, qu’ils furent rendus au vaisseau qui les attendoit, & qu’ils eurent laissé le bord avant que Lisimene pût y arriver, quoiqu’elle eût couru de toute sa force après eux. Elle vit seulement le vaisseau d’assez près pour connoître que Parfait avoit eu la même destinée que le Roi. La douleur de cette Princesse infortunée en redoubla & achevant de perdre toute esperance, elle courut long-tems sans sçavoir où elle alloit. Enfin, accablée de douleur & de lassitude, elle se laissa tomber sur l’herbe, sans force & presque sans connoissance, & ne revint de cet affreux état, que pour envisages toute l’horreur de son infortune.

Miserable que je suis (s’écria-t-elle d’une voix presqu’étouffée par les sanglots) que vais-je devenir, & que dois-je faire après un si grand malheur ! Mon Pere & mon Epoux vont périr sans doute, & c’est moi qui suis cause de leur infortune.

Si Parfait n’avoit point pris le funeste amour qui le perd (poursuivit-elle) notre Tiran commun l’auroit laissé joüir en repos de la liberté qu’il avoit dans ce desert, il y vivroit tranquile, & mon Pere auroit continué à supporter constamment sa mauvaise fortune. Le seul désir de me tirer de la déplorable situation où j’étois, les a précipités l’un & l’autre dans un abîme d’où je ne puis me flater de les voir sortir. Ainsi (ajoûtoit-elle) je n’ai plus de ressource qu’en la mort. Eh bien mourons donc.

A ces mots elle tomba dans un annéantissement, qui lui auroit épargné la peine d’abreger ses jours, l’état où étoit cette Princesse infortunée étant plus que suffisant pour lui accorder ce funeste secours, & sans doute elle fût expirée, si par un hazard favorable elle ne se fût pas trouvée sous le poirier merveilleux, qui étoit sur le chemin qu'avoient tenu les ravisseurs ; c’étoit près de cet arbre où les forces de la belle Lisimene l’avoient abandonnée, & où son desespoir étant parvenu au plus haut point, elle étoit enfin prete à rendre les derniers soupirs, lorsqu’un événement extraordinaire la rapella à la vie en l’obligeant à faire diversion à sa douleur.

Le poirier se remua tout à coup, sans qu’il fût agité par aucun vent, & une voix qui n’avoit rien d’affreux, quoiqu’elle ressemblât au bruit que la scie fait sur le bois, prononça distinctement ces mots : A quoi pense-tu, triste Amante & fille infortunée, est-ce en te livrant à la douleur que tu crois triompher de tes malheurs ? As-tu perdu le souvenir des Nimphes de la Fontaine ? Ou seroit-il possible que tu méprisasses leur secours ? Ce reproche, qui sans avoir rien d’amer, étoit si propre à faire revenir la Princesse à elle-même, ayant ranimé son courage & ses forces, elle se leva en diligence, & remercia l’Hamadriade qui lui donnoit un avis aussi salutaire, & qui rappelloit à cette Princesse affligée le souvenir de la protection des Nayades, que l’accablement où l’avoit jetté son malheur avoit entierement effacé de sa mémoire.

Elle courut à la Fontaine, & s’y jetta avec tant de précipitation, qu’elle ne pensa pas même à appeller les Nimphes. Mais elle n’en fut pas moins bien reçuë, [quoique ces Divinités eussent en quelque sorte sujet d’être offensées du peu de confiance qu’elle avoit euë en elles] la douleur de Lisimene inspiroit trop de pitié pour laisser quelque place au plus leger ressentiment, & les Nayades l’aimoient trop pour l’accabler de reproches dans une occasion si pressante, ses larmes furent long-tems les seules interprétes de ses peines. Mais enfin Cristaline interrompit ce triste silence par ses embrassemens. Je sçai vos nouveaux malheurs (lui dit-elle) & je ne vous puis cacher, ma chere enfant, que vous avez besoin de toute votre constance pour les supporter.

Helas, Souveraine des Eaux ! (s’écria la Princesse en sanglotant) est-ce donc le bonheur que vous m’aviez promis, & ne sera-t-il fondé que sur l’usage d’une vertu lui fait honneur au cœur sans le soulager ; avez-vous oublié ce que vous me dîtes lorsque je vous apportai la bougie misterieuse à laquelle mes jours sont attachés.

Je ne vous ai pas promis qu’il ne vous arriveroit plus d’infortunes (reprit la Nayade) cela excédoit mon pouvoir, & je ne vous dis rien autre chose, sinon que vous triompheriez des mauvaises intentions qu’on avoit contre vos jours ; je vous exhortai à la patience ; & c’est effectivement l’unique ressource que vous ayiez aujourd’hui. Mais, malgré vos malheurs présens (ajoûta-t-elle) vous feriez mal de vous abandonner au desespoir ; puisque ce seroit mettre un obstacle invincible aux remedes qu’il peut encore y avoir.

Ces derniers mots remirent un peu de calme dans le cœur de cette belle affligée, & lui rendirent un rayon d’esperance, elle remercia sa bienfaitrice, & la supplia de joindre à toutes ses bontés celle de lui donner les moyens de se rendre auprès de son pere. Non, ma chère Lisimene (répondit la Divinité) j’ai sur cela des idées bien differentes des vôtres ; car j’ai résolu de vous faire rester parmi nous jusqu’au moment que Bon & Rebon, & votre Amant, seront délivrés des mains de l’Usurpateur. La Princesse n’osa résister, quelque regret qu’elle eût d’être éloignée du Roy son pere, & peut-être de Parfait.

Fin de la quatriéme journée.


Cependant Bon & Rebon, Parfait, & Pigriéche, ayant vogué quelque tems, arrivèrent à la Cour d’Ambitieux. Pigriéche étoit devenuë furieuse, elle faisoit mille efforts pour se jetter sur les Matelots, à qui elle vouloit tout au moins arracher les yeux. Ses fureurs grossieres furent poussées si loin que pour s’en garentir ils furent contraints de la lier. Elle fut trop heureuse que l’erreur de ceux qui la gardoient leur eût persuadé qu’ils étoient chargés du soin de conduire une Princesse ; car s’ils n’avoient pas été retenus par le respect que ce titre impose, ils en auroient agi un peu plus familièrement avec cette belle proye : mais convaincus que Pigriéche étoit Lisimene, ils la respectoient malgré ses extravagances, quoiqu’elle leur redît mille fois qu’ils se méprenoient, qu’elle n’étoit point celle qu’ils avoient eu ordre d’arrêter. Ils écoutoient ce discours comme une feinte ; tout le fruit qu’elle en retira pendant quelque tems, ce fut de s’attirer de nouvelles considerations pour prix de ses grossieretés, quoiqu’ils la regardassent comme une Princesse indigne du haut rang où le sort l’avoit placée. Mais à la fin ses emportemens redoublés, ses ridicules menaces, & les injures dont elle les assaisonnoit, lui attirerent le mépris & l’indignation de tous ceux qui se trouverent exposés au torrent de ses impertinences.

Les fureurs de la Princesse supposée étant en quelque forte diminuées, parce que la voix de cette maussade créature avoit baissé malgré elle, & qu’elle s’étoit affoiblie par la fatigue que lui avoit causée ses cris ; les Matelots commencerent à l’écouter lorsqu’elle leur redit d’un ton plus doux qu’ils s’étoient mépris & qu’elle étoit fille de Richarde. Mais cet éclaircissement venoit trop tard pour être reçu favorablement, & pour lui être fort utile ; au contraire, il pensa lui devenir funeste, puisque ses ravisseurs au desespoir de leur méprise, delibererent entr’eux s’ils ne la jetteroient pas à la mer. Ils n’en furent retenus que parce qu’ils espererent se justifier plus aisément en la presentant revêtuë des habits de Lisimene, & en la prenant elle-même à témoin du lieu où ils l’avoient enlevée.

S’il n’avoit été question que de retourner au desert pour la laisser, & reprendre la veritable Princesse à sa place, ils n’auroient point balancé. Mais comment s’en flater. Il n’étoit pas naturel que la bergere Princesse les y eût attendus après l’éclat que les trois enlevemens précédens devoient avoir fait dans le païs, & sur-tout dans la maison de Richarde.

Un autre motif causé par un sentiment d’humanité, prolongea aussi ses jours de Pigriéche. Celui qui commandoit cette troupe n’ignoroit pas le fort qui étoit préparé à Lisimene ; & quoique la fidélité que ces Officiers avoient jurée à Ambitieux, qu’ils regardoient comme leur Souverain, les eût portés à s’acquieter exactement de la commission dont ils avoient été chargés, ils ne pouvoient songer sans pitié que la mort de cette Princesse étoit résoluë. Mais comme ils présumoient qu’on la feroit mourir en arrivant avec beaucoup de mistere, pour ne pas courir le risque d’une sédition en sa faveur, & en celle de son pere ; ils esperoient que ce seroit assez tôt & assez secretement pour ne pas donner le tems à leur Maître de pénétrer la méprise qu’on venoit de faire. Qu’ainsi la mort de Pigriéche produiroit tout à la fois deux effets également avantageux pour eux & pour Lisimene ; puisqu’en sauvant la vie à cette Princesse, elle empêcheroit que leur bévuë ne fût découverte.

Celui à qui cette pensée étoit venuë, la communiqua à ses compagnons, qui l’approuverent tous. Le tourment que la fille de Richarde s’étoit donnée depuis sa détention avoit été si violent que non seulement elle avoit cessé de parler ; mais la foiblesse l’avoit encore obligée à fermer les yeu, & elle paroissoit ensevelie dans un profond sommeil. Ce qui trompant ceux qui la gardoient, les empêcha de se contraindre & de prendre la précaution de s’éloigner d’elle pour s’entretenir sur une matiere qui lui étoit si importante : mais Pigriéche n’en perdit pas un mot.

L’horreur de la destinée qui lui étoit préparée, lui ayant rendu ses forces, elle recommança à pousser des cris qui alloient jusqu’aux hurlemens. Quoi ! s’écria-t-elle en se débattant & en faisant des efforts pour rompre les liens qui la retenoient, vous prétendez donc, scélérats que vous êtes, sauver la vie d’une Princesse criminelle, aux dépens de la mienne, & mon innocence, ni votre devoir, ne peuvent vous retenir, il faudra que je périsse pour la sureté de l’indigne Lisimene, de cette coupable Liron, qui avoit séduit le fils du Roy, qui le rendoit rebelle aux volontés de son pere, & qui portoit l’audace jusqu’à vouloir en faire son époux.

Quoi faut-il (continua-t-elle) que mes soins pour empêcher ce crime, loin de faire quelque tort à une personne aussi coupable, tourne à sa gloire, & me devienne funeste. Si elle se fût trouvée à l’assignation, il se seroit fait des prodiges pour sa conservation, tandis qu’il s’en fait pour ma perte.

Il faut avoüer que la vertu est bien persecutée à présent ; (ajoûta-t-elle) mais lâches & traîtres que vous êtes n’attendez pas que je souffre tranquilement votre attentat, & que je vous laisse abuser ainsi de la confiance que votre Roy a euë en vous. Je l’avertirai de cette infidelité, & vous serez punis comme elle le mérite.

Quoique Pigriéche leur dit tout ce qu’elle crut plus propre à leur faire changer de dessein, c’étoit en vain qu’elle déployoit sa pétulente éloquence, elle parloit à des sourds, & quoique la crainte de la mort, & d’une mort qui assuroit la vie de sa rivale, lui eût redonné la force & la rage que sa foiblesse avoit suspenduë, ceux qui l’écoutoient ne changerent pas pour cela de dessein, & ils ne firent que rire des fureurs de cette forcenée.

Cependant, comme ses clameurs troubloient le repos de tout le monde, & qu’ils empêchoient les Matelots d’entendre les ordres qu’on leur donnoit pour la manœuvre, le Conducteur du vaisseau après l’avoir plusieurs fois menacée de hâter la fin de sa vie, en la jettant à la mer, s’avisa d’un autre expedient pour la faire taire, ce fut de lui mettre un bâton dans la bouche & de le lui attacher bien ferme derriere la tête, en faisant passer les liens qui le tenoient ; ce qui lui fit demeurer la bouche ouverte sans qu’elle pût proferer un mot, ni même pousser un cri ; & pour l’empêcher de détacher ce bâton, il eut la précaution de lui lier les mains. Ce ne fut pas tout, & les infortunes de Pigriéche n’étoient pas à leur terme ; car les roseaux dont Liron l’avoit délivrée en sollicitant les Nayades en sa faveur, revinrent avec plus d’abondance que jamais au même moment qu’on étoit prêt de descendre à terre.

Ce prodige effraya tous ceux du vaisseau, & ils ne douterent plus que Pigriéche ne fût une Magicienne ; ce qui obligea l’Equipage à veiller de plus près sur elle, dans la crainte qu’elle ne leur échapât.

Le premier soin de ces gardes fut en arrivant de la mettre dans un cachot, profond & obscur, séparé de Bon & Rebon, & fort éloigné de la prison de Parfait.

Ambitieux ravi de tenir en sa puissance ses ennemis les plus redoutables, jugeant qu’il n’y avoit qu’une prompte exécution qui le pût garantir de leur vangeance, & lui assurer un état tranquille, jura leur mort.

En vain la voix du sang voulut s’élever en faveur de son fils. L’Arrêt de ce Prince fût prononcé comme celui des autres. C’étoit assez qu’il fut lié d’affection & d’intérêt avec Bon & Rebon, pour être jugé indigne de pardon. D’ailleurs ce Tiran ne voïoit point d’autre moyen pour arracher toutes les semences de rébellion que de sacrifier ce fils infortuné, & d’en faire un exemple propre à intimider ceux qui pourroient à l’avenir former le desir de conspirer contre lui.

La Reine, plus barbare encore que son Epoux, & qui étoit idolâtre du frere de Parfait, fomentoit par les discours les plus véhémens la fureur du Roy, & l’excitoit à un double parricide.

Ambitieux ayant fait assembler son Conseil pour la forme seulement, y fit paroître ces Princes infortunés, reprochant à son fils sa prétenduë révolte, à laquelle il donna les couleurs les plus odieuses & les plus criminelles. Imputant aussi à Bon & Rebon d’avoir séduit Parfait, de l’avoir armé contre son pere, pour le renverser du Trône ; il poussa la calomnie jusqu’à dire qu’il l’avoit excité à lui arracher la vie.

Le Roy prisonnier, que son courage & sa vertu, ainsi que les malheurs qui l’accabloient depuis si long-tems, avoient pour ainsi dire, dégoûté de la vie, ne fit aucun effort pour conserver ses jours.

Employant son unique soin à justifier Parfait, aimant mieux se charger seul de tout ce qu’on lui imputoit, que de commettre le Prince pour sa justification particuliere, qui d’ailleurs auroit trop avilli ce Roy malheureux. Mais comme il parloit à un Homme prévenu, & qu’Ambitieux vouloit perdre son fils, tout ce que pût dire Bon & Rebon fut inutile. Parfait & son complice furent tout d’une voix condamnés au supplice du feu. Et l’Usurpateur n’étant pas encore satisfait de ces deux victimes, que sa tirannie cherchoit à s’immoler, ordonna que l’on emmenât aussi Lisimene qu’il vouloit réunir par la mort à son Pere & à son Amant.

Ces deux illustres Prisonniers avoient soutenu avec une constance admirable, l’Arrêt qui leur venoit d’être prononcé, chacun d’eux ne paroissant touché que de la perte de son ami. Mais lorsqu’ils entendirent condamner la Princesse (qu’ils croyoient entre les mains du Tyran) au même genre de mort, leur fermeté les abandonna. Cruel Ambitieux, s’écria Bon & Rebon, que crains-tu à present, ma perte n’est-elle pas suffisante pour t’assurer la Couronne que tu m’enleves. Pourquoi te soüiller du sang d’une Princesse innocente, sans appuy, sans secours, & qui ne doit plus te donner aucune deffiance. Si ta barbare politique t’oblige à m’ôter le jour, songe que tu n’en peus priver ma fille sans te noircir du plus affreux des crimes. Souviens toi ingrat, continua ce Monarque, en s’attandrissant, de toute l’affection que j’ai eûë pour toi. Que j’ai été le maître de te faire mourir… Que j’aurois dû, & que loin de l’avoir fait, je t’ai comblé de graces. Je ne te rappelle point ce souvenir, dans le dessein de t’engager à révoquer la Sentence cruelle que tu as prononcée contre moi. Je mourrai sans regret, & même sans te haïr, pourvu que tu n’attentes point aux jours de ma chere Lisimene.

Le Roy parloit d’un ton capable d’attendrir les cœurs les plus infléxibles ; celui du perfide Ambitieux étoit seul capable d’y résister ; insensible à des plaintes si touchantes, loin de daigner y répondre, il ne l’écoutoit seulement pas. Mais si la douleur de Bon & Rebon étoit excessive, celle de Parfait n’étoit pas moindre.

Pere cruel, disoit-il, à cet Usurpateur ; ne devrois tu pas être content de m’ôter la vie, sans attenter à celle de ton Maître ; & se peut-il que sans frémir, tu oses encore vouloir immoler Lisimene ? N’est-ce pas assez que tu les ayes dépoüillés de ce qui leur appartenoit si légitimement, sans pousser ta rage jusqu’à faire périr un Roy généreux & une Princesse innocente ? Respecte du moins sa beauté & sa vertu. Souviens-toi que si elle est coupable, ce n’est que d’avoir fui d’une Cour que ses larmes & sa presence auroient sans doute soulevée contre toi. Mais, loin de songer à vanger son pere, & à se vanger elle-même, elle a cherché un azile dans les lieux les plus sauvages où sa main ne s’est armée que d’une houlette, tandis qu’elle abandonnoit le Sceptre de son Pere à ta criminelle ambition.

Parfait parloit avec tant de véhémence, & il étoit si pénétré du triste sort de sa Maîtresse qu’il ne songeoit point à ménager les termes, ne croyant pas en pouvoir trouver de trop forts pour exprimer les sentimens que lui inspiroit le peril de cette Princesse. Mais faisant reflexion que ce qu’il disoit, le rendoit encore plus coupable, & songeant enfin, qu’en manquant au respect qu’un fils doit à son Pere, loin d’adoucir ce Tiran, c’étoit travailler, au contraire, à le porter aux plus grandes extrêmités. Il changea de ton, & se prosterna aux pieds d’Ambitieux.

Pardonnez-moi Seigneur, lui dit-il, j’étois innocent, quand j’ai paru devant vous. Je n’avois jamais conspiré, ni même fait la moindre démarche qui dût m’attirer votre couroux. Mais l’excès où je viens de m’emporter me rend absolument coupable. Je mérite la mort, & je la désire comme une justice qui m’est dûë. Redoublez, s’il est possible, les tourmens que vous me préparez, je les souffrirai sans murmurer de votre rigueur. Je ne vous demande pour toute grace, que de ne me pas livrer au cruel désespoir, de voir envelopper dans mon malheur une personne qui m’est plus chere que la vie, & qui ne vous a jamais offensé.

L’affliction & les gémissemens de ce Prince avoient excité une telle compassion dans les cœurs de l’assemblée, que tout le monde pleuroit. Il n’y eut que le seul Ambitieux qui conserva sa dureté, & regardant fierement Parfait. Fils infidelle & perfide, lui répondit-il, je suis ravi de voir que ta lâcheté, me découvre & me fournisse si heureusement l’occasion de te punir comme tes crimes le méritent. N’attends aucunes graces de ton Roy irrité, tu mourras, poursuivit-il, & pour proportionner le supplice au crime, tu verras avant de mourir expirer à tes yeux cette fatale Princesse qui fait oublier ton devoir. Ta mort deviendra un exemple formidable à ceux de mes sujets, qui pourroient être tentés de te ressembler. Pour commencer ta peine, on va te montrer ton amante chargée de chaînes : tu la verras expirer dans les supplices, & tu entendras bien-tôt après prononcer ton propre Arrêt.

Cette réponce inhumaine, glaça les sens du Prince, & le mit en un tel état qu’il ne lui resta pas la force de repliquer.

Il étoit dans cette funeste situation, & Bon & Rebon qui se trouvoit pour le moins aussi consterné, que Parfait, étoit prêt à mourir de douleur, lorsque la prétenduë Lisimene parut.

Ces cris l’annoncerent long-tems avant qu’on la vît. On lui avoit rendu la liberté de parler. Mais elle étoit d’une humeur si violente, qu’étant instruite par ses gardes, que le Tiran ne la demandoit que pour lui faire ôter la vie, on avoit été obligé de lui enchaîner les bras de peur qu’elle n’étranglât ceux qui l’accompagnoient. Ainsi elle étoit accablée sous le poids de ses fers, en ayant tout au moins la charge de trois personnes.

Comme elle s’étoit vautrée dans son cachot, ses larmes & son sang qui ruisselloit en quelqu’endroits, par les coups qu’elle même s’étoit donnés dans son désespoir, se joignant au limon qui s’étoit attaché à son visage, y faisoit une espece de pâte qui s’étant confonduë dans les roseaux donc il étoit ombragé, augmentoient l’horreur qu’elle inspiroit naturellement, en sorte que rien dans la nature n’a jamais été plus hideux.

Sa presence porta l’épouvante dans le cœur de cous les Spectateurs, la frayeur qu’elle leur fit pensa les faire fuïr. Ambitieux, lui-meme, ne fut point exempt de la terreur générale, s’imaginant que ce qu’il voyoit étoit un spectre qui avoit pris la figure de Lisimene pour le punir de tant de crimes. Mais la fureur de régner, qui étoit le seul principe de toutes ses actions, étouffant les remors & l’effroi que cette vûë excitoit dans son ame coupable, il fut le premier qui se remit ; & rappellant ceux qui fuyoient, il s’écria qu’il ne falloit pas d’autres preuves contre Bon & Rebon, ni contre sa fille que celles qu’ils voyoient. Etant clair, que l’un & l’autre avoient commerce avec les esprits infernaux ; ce qui ne pouvoit être que dans l’intention de le perdre, & peut-être de faire périr tout le Royaume. Que ce criminel dessein étoit sans doute l’unique raison qui avoit engagé Lisimene à se déguiser de la sorte.

Pigriéche qui entendit ce discours, ne demeura pas muette en une si belle occasion de parler, & faisant précéder par un torrent d’injures : ce qu’elle avoit à dire pour sa justification, elle répondit à Ambitieux qu’il étoit faux, qu’elle fut un esprit infernal, puisque bien loin de cela, elle étoit une fille innocente & malheureuse… A cet aveu sans en entendre davantage, Ambitieux persuadé qu’en effet Pigriéche n’étoit que ce qu’elle disoit, c’est-à-dire, une fille malheureuse, (puisqu’elle étoit entre ses mains ; & qu’il la prenoit toujours pour la Princesse) demanda à ceux qui la tenoient, s’il étoit possible que celle qu’il voyoit fut Lisimene. Ils répondirent que du moins c’étoit bien surement elle qui alloit épouser le Prince, l’ayant arrêtée avec lui au moment qu’ils étoient prêts d’entrer dans le Temple.

Quoi, dit Ambitieux d’un air méprisant, voilà cette beauté si parfaite, & ce digne objet de la passion d’un jeune témeraire. Il faut assurément, poursuivit-il, que le Ciel l’ait frappé d’aveuglement, ou que ce soit pour le punir de sa révolte, que la maîtresse ait été changée en monstre.

Il s’éleva dans l’assemblée un murmure général, causé par l’étonnement que donnoit le mauvais goût du Prince. Tandis que l’amoureux Parfait, qui un moment auparavant étoit presque mort de douleur, & qui reconnut à l’instant la méprise, passa du funeste état où il avoit été à une douce tranquilité. Et sans trop s’embarasser de la fin de cet evénement, il garda un profond silence.

Pour ce qui est de Pigriéche, elle parloit sans cesse, & n’en étoit pas mieux entendue. La peur de la mort la troubloit si fort qu’elle bredoüilloit sans pouvoir articuler un seul mot. Ambitieux avoit de la peine à se persuader que ce monstre fut la Princesse qu’il avoit vuë souvent dans son enfance, & pour s’en éclaircir s’adressant à Bon & Rebon, il lui commanda avec hauteur de déclarer si cette effroyable créature étoit sa fille.

Cette demande fit frémir Pigriéche, & le péril qu’elle y voyoit attaché lui rendit la liberté de la langue.

Ah, ne le croyez pas, s’écria-t-elle, il aura bien la malice de dire qu’il est mon pere, pour avoir le plaisir de me faire mourir. Mais c’est une grande fausseté.

Bon & Rebon, que la presence de Pigriéche avoit rassuré ainsi que Parfait, sur le sort de Lisimene, ne pût s’empêcher de sourire à ce discours. Je devrois justifier ta crainte, & t’avoüer pour ma fille, lui dit-il, tu mériterois que je me vangeasse ainsi, de tous les chagrins que tu nous as donnés, & que pour te punir de ta mauvaise humeur que tu as inspirée à ta mere, je profitasse de cette occasion. Mais le Ciel ayant préservé ma chère Lisimene des maux qu’Ambitieux lui préparoît, ce seroit me rendre indigne de cette grace que de l’offenser par un mensonge. Ainsi, puisque la vérité est favorable pour te sauver la vie. Je ne refuse pas d’être son organe. Non Ambitieux, ajouta-t-il, en s’adressant au tiran. Ce n’est point ici la Princesse que tu cherches, elle est échappée à ta poursuite. Tu as eu raison de ne t’y pas méprendre, puisqu’elle est aussi belle que celle qui paroît à tes yeux est effroyable.

Qui est elle donc, reprit Ambitieux. C’est Pigriéche, continua le Roi, elle est fille de Richarde, autrefois esclave, & à present l’épouse que tes cruautés m’ont forcé de prendre pour me mettre à couvert de tes poursuites, & pour trouver une foible subsistance pendant le cours de mes infortunes.

Sans que la réponse du Roy touchât l’Usurpateur de pitié ni de remors, il n’eut pas de peine à croire ce qu’il lui diroit, & il en eût un véritable chagrin, cependant il ne laissa pas d’adresser la parole à Pigriéche, & lui demanda par quel hazard on l’avoit pu prendre pour une Princesse à qui elle ressembloit si peu.

Malgré sa bêtise, cette maussade personne ne laissa pas d’être fort offensée de ce discours. Et n’en sentit pas moins ce qu’il avoit de desobligeant, mais celui qui parloit de sa beauté avec tant d’irréverence, étoit Roy, & méchant. Ainsi Pigriéche voyant sa vie à la discrétion de ce terrible Maître, sans oser relever ce qu’il lui avoit dit de fâcheux, lui aprit la vérité. N’osant pas même lui déguiser l’attentât qu’elle avoit prémedité, en voulant s’honnorer de son alliance par cette insigne fourberie.

Elle ne pouvoit pas mieux prendre son tems pour la lui découvrir. Car le couroux où les intentions de Bon & Rebon, & de Parfait avoient Ambitieux, ne permit pas à ce Prince de faire aucune attention à l’insolente envie que Pigriéche avoit eûë d’être sa belle-fille, & sans lui en faire aucun reproche. Il l’envoya trouver sa mere.

Richarde fut extrêmement surprise en la voyant arriver. La tendresse qu’elle avoit pour cette fille, lut fit écouter le récit des dangers qu’elle avoit courus avec autant d’effroi que si elle l’y eut vûë exposée de nouveau. Elle la fit mettre au lit pour la soulager. Ce n’étoit pas sans besoin ; car jamais on n’avoit tant souffert que cette malheureuse avoit fait depuis qu’on l’avoit enlevée ; & si ses tourmens eussent encore duré deux jours, elle y auroit infailliblement succombé.

Cependant, en attendant que l’on trouvât Lisimene, Ambitieux pour prévenir les accidens qui pourroient survenir, & lui arracher ses prisonniers, crût devoir hâter leur perte, & ordonna que dès ce jour même, on leur dressât un bucher au bord de la riviere qui traversoit la Ville. Son dessein étant d’y faire jetter leurs cendres après l’exécution.

Tandis que ces deplorables Princes étoient en liberté, tout le Royaume témoignoit un penchant à se révolter en leur faveur. Mais dans cette fatale occurence, comme il ne paroissoit pas qu’ils pussent jamais se trouver en état de se mettre à la tête de leur parti, personne n’osoit rien faire de plus pour eux que de les plaindre, encore ne le faisoit-on qu’en secret. De sorte que le Tiran ne trouvant point d’obstacle à ses desseins. Ces infortunés furent liés ensembles & conduits au lieu destiné pour leur supplice.

Le peuple s’y rendit en foule ; mais ce ne fut que pour solemniser leur perte par ses larmes, les troupes d’Ambitieux étant trop nombreuses, pour laisser aux amis qui restoient au Roy & à Parfait, aucune espérance de les secourir.

Les exécuteurs des fureurs du Tiran, n’attendoient plus que ses ordres, & pour n’y point apporter de retardement, ils faisoient déja monter les Victimes sur le bûcher, quand un bruit affreux, sortant de la riviere, causa une épouvante générale. Ce bruit fut accompagné d’un débordement du fleuve, qui en moins de quatre minuttes innonda l’endroit où se devoit faire la plus abominable des exécutions.

L’eau croissoit avec tant de promptitude qu’à peine l’Assemblée eut le tems de fuïr & de gagner les toits des maisons. Ambitieux qui étoit venu pour être témoin de ce barbare spectacle, fut obligé comme les autres de s’enfuïr vers son Palais, où il se sauva à peine avec sa famille, & quelques-uns de ses Courtisans.

Cette fuite générale fut si subite que personne ne songea à pouvoir à la sureté des Prisonniers, ils resterent seuls sur le bucher ; mais si chargé de chaînes, que quand ils auroient pû être touchés du soin de conserver leur vie, il leur auroit été impossible de se sauver du danger où ils étoient. De sorte que dédaignant de faire d’inutiles efforts, ils se laisserent entraîner tranquillement par la rapidité des flots qui ressembloient aux vagues d’une mer en fureur.

Le peuple qui vît de loin ces tristes Victimes, emportées ainsi par les eaux, plaignit leur destinée, & les perdant bien-tôt de vûë, ne douta point qu’ils n’eussent trouvé en cet élement le sort qu’ils avoient été condamnés à trouver dans celui du feu.

Aussi-tôt qu’ils eurent disparu, la riviere devint calme & se remit dans son lit ; ne laissant d’autre marque de son passage qu’un limon effroyable. Cependant le peuple crioit au prodige, disoit que leur Dieu avoit voulu épargner au Roy & au Prince la honte de périr par la main des boureaux.

Ambitieux, qui s’embarrassoit peu de ces discours, & à qui il étoit indifférent que ce fût par le secours du feu ou de l’eau, qu’il fut délivré de ses ennemis, triomphoit de cette avanture. Le seul bien qui manquoit à sa joie, c’étoit que Lisimene n’eût pas été enveloppée dans la perte de son Pere & de son Amant. Il fit faire de magnifiques obséques à ceux qu’il ne redoutoit plus, & se prépara à goûter la douceur de cet heureux succès.

Tous ses Sujets étoient dans la derniere surprise de voir la dureté avec laquelle il avoit voulu faire mourir son fils, sans qu’il eut paru que la nature eût rendu le moindre combat dans son cœur en faveur d’un Prince si aimable. Mais si cette insensibilité étoit étonnante, les sentimens de la Reine l’étoient encore plus ; car elle ne cachait pas la joie qu’elle ressentoit de cette fatale catastrophe.

Ceux qui cherchoient à se flater que leur Roi avoit encore quelque chose d’humain, regardoient la tranquilité dont il paroissoit, donnant ses ordres barbares, comme une preuve certaine, que sans l’accident qui avoit privé ces Princes de la lumiere, ils en auroient été quites pour la peur, ne doutant pas qu’il ne les eut fait enlever de dessus le bucher où il ne se pressoit point d’ordonner que l’on mit le feu.

Comme il n’importoit pas à Ambitieux qu’on eût cette pensée, il ne fit aucun effort pour la détruire, au contraire, s’étant apperçu qu’elle plaisoit à la populace, & qu’elle lui faisoit honneur, par l’opinion qu’elle donnoit d’une sensibilité dont il n’étoit pas capable ; & qui cependant pouvoit lui concilier les cœurs, il fit dresser un vain tombeau à ces Princes, & rendre à leur mémoire toute sorte de devoirs funébres.

Cette cérémonie produisit un effet fort avantageux pour lui ; car elle fit oublier ses cruautés précédentes ; & le peuple extrême en tout, lui donna mille loüanges sur sa piété. On dressa le tombeau de Bon & Rebon, & de Parfait, dans le même endroit où avoit été le bucher ; & tout étant prêt pour cette lugubre fête, Ambitieux suivi de sa Cour, se rendit au lieu destiné pour cette cérémonie, précédé par un grand nombre de victimes ; qu’avant de les immoler les Sacrificateurs offrirent aux Divinités des Eaux, en les suppliant humblement de leur rendre leurs Princes morts ou vivans. Ces prieres furent à peine finies, qu’elles furent exaucées : la riviere se couvrit tout d’un coup d’une lumiere éclatante, & au milieu de ces feux étincelans un char plus brillant encore vint surgir au bord ; il étoit couvert de coquillages qui ne cédoient point en beauté aux pierreries mêmes. Un nombre prodigieux de Nayades vêtuës, d’une gaze d’argent, mêlée des plus vives couleurs, accompagnoient ce char brillant, où l’on fut fort étonné de voir le Roi, Lisimene & Parfait. Enfin dans le tems qu’une musique céleste faisoit retentir le rivage & se joignoit au bruit des acclamations du peuple, que cet évenement avoit saisi d’admiration & rempli de joye ; on vit sortir du char merveilleux les Princes & la Princesse. A leur aspect Ambitieux demeura immobile ; mais la fureur l’emportant bientôt sur la surprise, il s’avança fierement vers le Roi, en s’écriant que ce pompeux spectacle n’étoit qu’une illusion & un enchantement que ses ennemis employoient pour le perdre ; mais dont il étoit aisé de détruire le charme, en arrêtant les auteurs de ces vains prestiges.

Le Tiran ordonnoit en vain qu’on les saisît ; qui que ce soit n’osoit lui obéir, la crainte & le respect retenant tout le monde, lui fit juger que la présence de Bon & Rebon dans cette conjoncture étoit capable de le renverser à son tour du trône dont il avoit chassé son Roi. Ce qui fit qu’il ne balança pas à l’attaquer ; & ne trouvant pas d’autres ressources pour sa sureté que de donner la mort à son ennemi, il tira son épée, qu’il alloit lui plonger dans le sein, si Parfait ne se fût jetté au-devant, & n’eût retenu la main de son pere.

Tandis que le furieux Ambitieux se debattoit dans les bras du Prince, qu’il traitoit de fils dénaturé, & lui reprochoit qu’il se joignoit à ses ennemis pour le perdre, il ne laissoit pas de faire tous ses efforts pour percer le Roi ; il lui seroit peut-être parvenu si Cristaline, qui étoit à la tête du cortége ne se fût écriée d’une voix forte & touchante : Peuples, voilà votre Souverain & votre Princesse ; méritez sans tarder le pardon de la lâcheté avec laquelle vous les avez abandonnés aux fureurs d’un usurpateur ; rentrez dans votre devoir, & livrez le Tiran à votre Maître ; enfin secourez votre Prince, ou vous êtes perdus.

Ces paroles & les menaces dont elles étoient accompagnées, firent un tel effet sur les cœurs de tous les spectateurs, que la propre Garde d’Ambitieux le saisissant malgré sa résistance, le conduisit en prison, tandis que le reste des gens de guerre qui étoient sous ses armes pour empêcher le tumulte, qui accompagne presque toujours les fêtes publiques, courut en faire autant de la femme de ce perfide & de son fils. La voix de la Nayade avoit ému la populace à un tel point de fureur contre Ambitieux & sa famille, qu’elle les auroit déchirés, si Parfait ne les avoit pas deffendus, sur-tout Ambitieux, contre qui le peuple étoit si acharné, que le Prince son fils ne le préserva de ce premier mouvement qu’en le prenant entre ses bras & en l’emportant dans le Palais où Bon & Rebon, & sa fille le suivirent.

Le Vizir Zulbach n’avoit point paru lorsque le Roi, le Prince & Pigriéche avoient été arrêtés, & l’émotion que leur causoit tous ces événemens, les avoient empêchés d’y faire attention. Mais son éloignement n’étoit pas volontaire ; car il étoit privé de sa liberté depuis la derniere proposition que Parfait avoit envoyé faire à son Pere touchant le mariage de Lisimene. Ce Ministre l’avoit appuyée, & il n’en falut pas davantage pour engager le Tiran à le faire arrêter. Mais à peine Bon & Rebon fut rendu dans son Palais, que s’appercevant que cet ami fidele lui manquoit, son premier soin fut de s’informer de ses nouvelles ; & ayant appris qu’il étoit dans les fers, il alla lui-même les rompre & lui rendre une liberté qu’il n’avoit perduë que par trop de vertu.

Tandis que ce bon Roi faisoit mille caresses à un sujet si genereux, Parfait qui venoit de dérober avec peine le Tiran à la fureur du peuple, parut & se précipita aux pieds de Bon & Rebon, en le suppliant de faire grace à Ambitieux.

Je sçai qu’il est coupable (lui dit-il) & que sa mort importe à votre sûreté ; que la justice vous la prescrit : mais, Seigneur (ajoûta ce jeune Prince) votre clémence naturelle, votre vertu, & mes larmes, vous demandent sa vie ; je vous supplie de songer que je lui dois celle dont je joüis.

Le Roi écoutant ce discours avec cette bonté qui avoit été si souvent mal récompensée, embrassa Parfait : Ah ! mon cher fils, (lui dit-il) si j’ai pardonné à Ambitieux lorsque je ne vous connoissois pas, & que l’envie de vous faire plaisir n’avoit aucune part à ma clémence, pouvez-vous craindre à présent, que vous aimant autant que j’aime Lisimene, je puisse me resoudre à immoler votre pere, & à laisser croire à l’Univers que vous n’avez aucun pouvoir sur mon cœur ? Non, Prince genereux, (ajoûta-t-il en le serrant tendrement) n’appréhendez pas que j’offre jamais à vos yeux la tête sanglante d’Ambitieux ; quelque coupable qu’elle soit, vous ne verrez point les mains de votre beau-pere teintes d’un sang qui doit vous être si précieux. Mon ennemi fut toujours aussi mauvais sujet qu’il est mauvais pere ; mais mon cœur n’est pas fait pour démentir le nom se Bon & Rebon ; quoique je n’aye pas lieu de douter que l’on ne me l’ait donné par dérision, je le préfère cependant aux titres les plus pompeux.

Parfait, encouragé par cette obligeante réponse, suplia le Roi de lui accorder la grace entiere en lui permettant d’aller briser les fers de ce Prince coupable ; il ne trouva pas plus de difficulté à obtenir cette faveur qu’il en avoit trouvé pour toutes les autres ; au contraire le Roi lui donna mille loüanges sur l’excellence de son naturel, & lui dit qu’il pouvoit aller où le devoir de fils l’appelloit. A ces mots Parfait, ravi de cette permission, courut pour en faire usage.

Permettez, Seigneur (dit-il à Ambitieux, en s’inclinant respectueusement & en détachant ses fers) que profitant de la bonne volonté du Roi, je vous rende ce service, & que je vous supplie de le recevoir de la main d’un fils, qui malgré le malheur qu’il a de vous être odieux, n’oubliera jamais le respect qu’il vous doit.

Vous êtes genereux, Prince, (lui dit sechement Ambitieux) mais comme vous travaillez pour votre propre gloire, je dois être peu touché d’une action où il entre plus de vanité que de grandeur d’ame, & puisque je vous donne une si belle occasion de faire paroître votre magnanimité, je ne vous en dois aucune reconnoissance ; au contraire, le service que je vous rends étant fort au-dessus de celui que je reçois de vous.

Cependant Zulbach, qui étoit resté seul auprès de son Maître, lui parlant avec sa franchise ordinaire. J’étois bien persuadé, grand Roi (lui dit-il) que vos malheurs n’auroient point alteré la générosité de votre cœur, & qu’il étoit toujours aussi enclin à pardonner qu’il le fut jamais. C’est en vain (continua-t-il) qu’Ambitieux se sert contre vous-même des graces que vous lui accordez, l’abus qu’il en a fait n’est pas capable d’arrêter le cours d’une bonté qui vous fut toujours aussi funeste que votre clemence, vous le fera encore ; car vous ne devez point esperer de corriger Ambitieux. Je frémis, ainsi que nous vos fideles Sujets (ajoûta ce Ministre) en vous voyant épargner un scelerat, qui vous portera demain, s’il le peut, le poignard dans le sein, & qui dans le tems que vous lui accordez sa grace, médite de nouveau votre ruine, ainsi que celle de toute votre famille.

Mon cher Visir, (reprit le Roi) je te proteste que je te sçai bon gré du zéle qui te fait parler ainsi, & que je vois avec plaisir que ta fidelité & ton attachement ne se démentent point ; cette chaleur pour mes interêts me prouve que ce n’est pas ma fortune que tu as aimée, mais moi seul ; ainsi sans nous arrêter aux maximes des Rois & des Ministres, parlons à cœur ouvert, comme de vrais amis ; dis moi donc naturellement comment tu veux que je fasse. M’est-il permis d’avoir la dureté d’ensanglanter ce beau jour en accablant de la plus vive douleur le cœur d'un jeune Prince, dont je veux faire mon fils & l’appui de mon trône ? Veux-tu que dans le même tems que je lui donne ma fille, je me soüille du sang de son pere, d’un homme qui tient à moi par les liens les plus étroits ; d’un homme enfin qui seroit mon heritier légitime, si les droits de Lisimene n’y mettoient pas d’obstacle.

Ne puis-je me garantir des piéges & des attentats d’Ambitieux que par sa mort, & ne vaut-il pas mieux l’envoyer dans la Forteresse que Parfait avait fait construire à la Ville du Désert, que de m’exposer aux reproches que je ne pourrois m’empêcher de me faire moi-même d’avoir été trop cruel ? La Ville où je le vais releguer (poursuivit ce Prince) est désormais hors d’insulte ; une forte garnison me répondra de lui.

Ils en étoient en cet endroit de leur entretien, & le Visir qui ne pouvoit goûter un moyen si sujet à tant de differens contretems, disputoit encore, en representant au Roi les inconveniens qui en pouvoient resulter ; tandis que ce Prince lui faisoit connoître que son parti étoit pris, & qu’absolument il étoit déterminé à n’en pas employer de plus violens, lorsque Parfait parut ; il venoit d’être congedié durement de son pere.

Il entra en demandant respectueusement au Roi, quelle étoit la destinée qu’il servoit à Ambitieux après lui avoir fait grace de la vie ? Bon & Rebon lui déclara qu’il bornoit sa vengeance à exiler ce Prince coupable, & à l’envoyer au même lieu d’où ils arrivoient.

Quoique Parfait ne pût que se loüer de tant de moderation, il soupira en pensant à ce qu’un devoir sévere éxigeoit de lui dans une pareille circonstance, & prenant son parti sans balancer, il supplie le Roi de combler toutes les graces qu’il en avoit obtenuës en lui permettant de suivre son pere dans son exil. Car enfin, Seigneur, (dit-il tristement) si je ne puis esperer ni retour, ni sensibilité de la part du Prince Ambitieux, je n’en dois pas moins partager ses disgraces, & essayer à le consoler dans sa captivité.

Le Roi surpris de la résolution du Prince, sans lui répondre positivement, lui dit de faire ses réfléxions sur cette proposition, & qu’il ne lui pouvoit cacher, qu’il lui feroit un mortel chagrin s’il y persistoit.

Lisimene qui entra dans le moment, ayant appris que Parfait vouloit quitter la Cour, lui demanda tendrement s’il y avoit bien pensé, & s’il faisoit attention qu’elle y resteroit tandis qu’il s’en éloigneroit.

En disant ces mots ses beaux yeux se couvrirent de larmes, qui furent bientôt accompagnées de celles de son Amant & le Roi qui s’attendrissoit aussi, tendit la main au Prince, en lui demandant avec affection, s’il dédaignoit assez sa fille & son trône pour n’avoir point de regret de les abandonner, ou s’il n’aimoit plus Lisimene ? Seigneur (reprit Parfait) en soupirant, lorsque j’aspirois à être uni à la Princesse, & que je vous sollicitois avec tant d’ardeur de m’accorder cette faveur, je l’adorois, & cependant je n’avois pas plus d’amour pour elle que j’en ai aujourd’hui : mais dans le tems que je m’attachai à cette Princesse, mon Pere étoit heureux.

Il est infortuné à présent (ajoûta-t-il) & je dois à ses disgraces tous les soins que je donnois autrefois à une passion à qui il n’est pas permis de l’emporter dans mon cœur sur les devoirs de la nature.

Il ne me convient pas de m’établir pour juge entre mon Roi & mon Pere ; Ambitieux fût-il encore plus coupable, il ne doit être que malheureux pour moi, & qu’un objet éternel de mes soins & de mes attentions. Ce n’est point dans l’état où il est, que je dois songer à profiter de vos bontés (poursuivit ce jeune Prince) & vous-même, Seigneur, que pourriez-vous penser de moi, si vous me voyiez occupé des soins d’un hymen, qui me mettroit sur le trône, pendant que mon pere gemiroit dans les fers.

Tandis que Parfait parloit ainsi, le Visir observoit le Roi, & connoissant au mouvement de ses yeux la dangereuse compassion que ce discours introduisoit dans son cœur, il en redoutoit les funestes consequences ; ce qui l’obligeant de prendre la parole avec précipitation. Ah Seigneur ! (dit-il à Parfait) à quoi rend ce discours, vous connoissez votre Pere, & vous n’ignorez pas qu’il n’est point d’un caractere à pouvoir être vaincu à force de générosité. Pour satisfaire le devoir que le nom de fils vous impose, voulez-vous exposer encore le Roi, son Etat, la Princesse & vous-même, à devenir de nouveau les victimes d’une fatale indulgence qui n’a déja causé que trop de malheurs ; les liens du sang (continua ce Ministre) ne doivent pas avoir plus de crédit sur le cœur du Roi qu’ils n’en ont eu sur celui d’Ambitieux ; la nature a ses droits réglés, Seigneur, & si vous devez beaucoup à votre Souverain, qui est le Pere de toutes les familles en général, c’est à cet interêt sacré que tout autre intérêt doit céder.

Vous avez raison vertueux Zulbach, reprit le Prince, je ne puis qu’admirer la sagesse de vos conseils : ainsi ne croyez pas que je sois assez téméraire pour demander rien au Roy qui puisse être contre les intérêts de son Etat ou contre sa personne, que toutes sortes de raisons me rendent mille fois plus cheres qu’à tous ses sujets ensemble. C’est ce qui fait que me sacrifiant à ma mauvaise fortune, je renonce au bien qui m’est offert, pour me livrer tout entier à un devoir cruel, qui m’arrache d’auprès de mon Roy, de ma Princesse, enfin de tout ce que j’aime au monde, pour suivre un pere qui me hait, & de qui je n’espere pas des sentimens plus doux.

Quoi ! mon cher Prince, reprit Bon & Rebon, n’y a-t-il point d’alternative, & ne pouvons-nous point trouver de moyen pour concilier nos divers intérêts ? Je vous avoüerai naturellement que je ne puis me résoudre à vous accorder ce que vous me demandez, & qu’il n’y a rien que mon amitié ne soit prête à risquer pour vous retenir auprès de moi. Voyez ce que je puis faire, poursuivit tendrement ce bon Prince, je vous fais juge entre Ambitieux & moi, & consens généralement à tout ce qui pourra vous arrêter ici, sans blesser votre honneur & votre devoir.

Le Prince confus des bontés de son Maître, ne sçavoit à quoi se déterminer, il connoissoit l’excès d’injustice qu’il y auroit de s’en prévaloir, ainsi que le danger qui suivroit cet abus, & l’usage que son pere oseroit en faire, ne doutant pas que ce Prince orgueilleux ne fût encore prêt à la premiere occasion d’abuser de la clemence du Roy de la même façon qu’il avoit fait autrefois, connoissant que c’étoit exposer la vie de ce Monarque à de nouveaux attentats, & le livrer (pour ainsi dire) pieds & mains liées à la fureur d’un homme incapable de remors.

Dans cette perplexité, Parfait combattu par la crainte d’exposer de nouveau le Roy, ou de ne pas remplir assez bien les devoirs que la nature lui prescrivoit, n’osoit se résoudre, & s’abandonnoit à un torrent de pensées, qui se succedoient en foule, sans pouvoir fixer ses irrésolutions, lorsqu’un tremblement de terre qui se fit sentir tout à coup, le tira de l’espece de léthargie, où il paroissoit enseveli.

Ce tremblement qui avoit ébranlé le Palais, ne dura qu’un moment, & ne produisit d’autre effet que celui de faire entr’ouvrir la terre, pour donner passage à une petite femme extraordinairement laide, plus grosse que longue, dont la tête d’un volume énorme, & d’un brun désagréable, accompagnoit en perfection une des plus déplaisantes figures qui se puisse imaginer.

Lisimene fut la seule qui ne fut pas effrayée de cette apparition, parce qu’elle avoit vû des Gnomes au Moulin de Malheur, & elle reconnut ce petit Monstre pour être de la Nation Gnomide.

La Gnomide tenoit par la main une Dame qui, selon les apparances, n’étoit pas sa compatriote ; car elle étoit grande, blonde, belle & bienfaite : & quoiqu’elle eût passé la première jeunesse, on auroit eu de la peine à trouver une personne plus aimable.

Cette Dame avoit dans son air quelque chose de si distingué, qu’elle inspiroit tout à la fois l’amour & le respect. Mille pierreries d’une beauté admirable, éclatoient sur les habits de ces deux nouvelles venues.

Puissant Monarque, dit à Bon & Rebon la Citoyenne du sein de la terre, nous venons pour vous soulager dans l’embarras où vous vous trouvez : cette belle Dame & moi nous nous flattons d’avoir le bonheur de lever les difficultés qui vous arrêtent, & de remettre le calme parmi vous… Mais, ajouta-t-elle, nous ne pouvons nous expliquer davantage qu’en présence du Prince Ambitieux & de son Epouse : ordonnez, s’il vous plaît, qu’on les fasse venir tout-à-l’heure. Quand ils seront ici je vous révélerai un secret qui vous surprendra, dans lequel ils sont fort intéressés, & qui fixera vos irrésolutions à tous. Le Roy ayant ordonné ce que la Gnomide désiroit, Ambitieux & sa Femme parurent un moment après.

Me reconnoissez-vous, Madame, dit la Gnomide à la Princesse Prisonnière, & vous Souvenez-vous des secours généreux que je vous donnai autrefois. Je ne vous reconnais que trop, reprit la femme d’Ambitieux, en poussant un soupir de rage, & je vous ai trop vûë pour mon malheur ; car c’est vous qui êtes cause de toutes mes infortunes… Parlez mieux, injuste Princesse, repartit fierement la Gnomide, ce sont vos crimes & non pas mes soins qui vous ont perduë. Alors s’adressant au Roi & à ceux qui étoient présens : Ecoutez-moi, Roy, dit-elle, & vous tous qui êtes ici Seigneur, poursuivit-elle, en parlant à Bon & Rebon, vous n’avez pas oublié sans doute le feu Prince votre frere ; l’amitié que vous aviez pour lui, & le tendre respect qu’il conservoit pour vous, ne me permettant pas de croire que la mort l’ait effacé de votre souvenir… Non assurément, dit le Roi en soupirant, sa mémoire m’est précieuse, & je le regrette d’autant plus, que l’espoir de sa postérité a été détruit avec lui. La Gnomide sourit, & sans rien répondre à ce discours, elle continua celui qu’elle avoit commencé. Vous perdîtes ce Prince, lui dit-elle, pendant une Guerre qui vous fut suscitée par un voisin jaloux de votre grandeur. Comme vous prîtes le parti de commander vous-même votre Armée, vous laissâtes le gouvernement de vos Etats à votre frere, le dispensant de vous suivre de quelque tems, parce que la princesse sa femme étoit prête d’accoucher. Votre bonté toujours prevenante lui voulant laisser le plaisir de rester auprès de son épouse, jusqu’à ce qu’elle eût donné le jour à ce fruit de leur himen.

Je conviens de tout ce que vous dites, reprit Bon & Rebon, mais, Madame, à quoi bon renouveller ces tristes souvenirs, qui ne peuvent nous tirer de la peine où nous sommes. Ils sont plus à propos que vous ne le pensez, reprit la Princesse souterraine, puisque c’est pour vous apprendre de quelle façon vous avez perdu ce Prince & son épouse, que je vous rappelle leur mort, dont on ne vous a jamais expliqué les circonstances.

Sachez donc qu’aussi-tôt votre départ, ce monstre, dit-elle en montrant Ambitieux, qui voyoit que votre frere vous succederoit, en cas que vous n’eussiez point d’enfans, & que tandis qu’il vivroit, il mettroit toujours un obstacle invincible à ses pernicieux desseins, voulut promtement s’en défaire, & lui donna du poison. Mais ce ne put être assez adroitement, pour que le Prince mourant n’eut de violens soupçons de la vérité, & ne demandât du secours ; ce fut inutilement, tous ceux qui l’environnoient étoient séduits par Ambitieux, de sorte qu’on laissa périr ce Prince, sans vouloir lui accorder le moindre soulagement. Il n’y eut que la Princesse son épouse qui fit ses efforts pour lui donner du remede ; mais ce fut en vain & la tendresse qu’elle lui témoigna ne servit qu’à hâter sa propre perte ; elle se rendit redoutable par le peu de précaution qu’elle prit pour cacher son desespoir. Ainsi que les justes soupçons qu’elle avoit du genre de mort qui lui enlevoit son époux, cette Princesse ayant eu l’imprudence de menacer de votre vengeance les perfides qui avoient été les complices de la mort du Prince votre frere, ce fut l’arrêt de la sienne ; & dans la crainte qu’elle ne parlât, Ambitieux résolut de ne lui pas laisser le tems de vous faire entendre ses plaintes, ni celui de mettre au monde un enfant qu’il seroit encore obligé de détruire, au hazard d’être découvert. Mais il n’avoit pas non plus projetté de la faire enterrer vive avec son époux mort ; ce fut l’occasion imprévuë qui s’en presenta, qui l’y détermina, en lui offrant un expédient favorable ; car cette Princesse qui n’avoit pas quitté son époux, succombant à sa douleur lorsqu’elle le vit expirer, s’évanoüit sur son corps, & cet évanoüissement fut si profond, & accompagné de simptômes si extraordinaires, qu’on la crut morte. Ambitieux profitant d’une circonstance aussi favorable, fit d’abord courir le bruit que le Prince & la Princesse étoient morts d’une maladie contagieuse, pour se dispenser de les faire exposer aux yeux du peuple, selon la coutume des personnes de leur rang. Cette exposition pouvant tirer à conséquence, par rapport au genre de mort du Prince, & ne bornant pas là sa barbarie, il la poussa jusqu’à faire enfermer la Princesse dans le cercuëil de votre malheureux frere, sans daigner même ordonner qu’on achevât d’ôter la vie à cette infortunée. Et enfin après avoir rendu de grands honneurs à leur mémoire, il les fit mettre dans une fosse si profonde, qu’il ne craignit pas que l’on pût entendre les cris de la Princesse au cas qu’elle revînt de son évanoüissement.

Ces cris pénétrerent cependant, mais ce ne fut pas jusqu’à la surface de la terre, il en étoient trop éloignés pour en être entendus, & ils ne le furent que de moi, qui vollant à son secours la tirai de cette affreuse situation, au moment qu’elle alloit étouffer, & qu’elle avoit perdu la connoissance ; dès qu’elle eut repris ses sens, je la conduisis dans notre palais souterrein, & je fus trop touchée de l’état funeste où je la voyois pour ne pas lui donner tous les secours qui dépendoient de moi, tant pour elle que pour le fruit qu’elle portoit. Mes soins eurent un succès si heureux, qu’elle accoucha sans aucun accident d’un Prince charmant, je vous le peindrois volontiers, Seigneur, (poursuivit la Gnomide) s’il n’étoit pas devant vos yeux ; mais vous connoissez Parfait, & tout le bien que je vous en dirois n’égaleroit pas celui que vous-même en sçavez. Vous le voyez, Prince, (dit-elle en s’adressant à lui que cette nouvelle rendoit immobile) les mouvemens de la nature ne sont point trompeurs, elle vous étoit fidelle en ne vous inspirant que de l’horreur pour un homme qui, non seulement n’est pas votre pere, mais qui est le meurtrier de celui de qui vous tenez le jour.

Ce terrible récit excita un cri d’indignation dans l’assemblée. Ambitieux en jetta aussi mais ce fut de douleur de voir son crime découvert. Il regarda la Princesse sa femme avec des yeux enflamés de courroux, tandis qu’elle baissoit la vûë, le remord du passé, & la crainte de l’avenir lui peignant sur le visage une consternation mêlée de fureur, qui témoignoit assez qu’elle n’étoit pas capable de repentir. Mais la joye la plus pure & la plus vive brilloit dans les yeux du Roi, de la Princesse, de Parfait & du Visir.

Quel bonheur, mon cher enfant, (s’écria le Roi en serrant ce Prince entre ses bras) vous pouvez à présent accorder votre devoir avec vos désirs & mes interêts. Ah ! (s’écria-t- il) je ne comprend pas comment nous avons pû nous aveugler si long-tems sur votre naissance. Ne devions nous pas voir que le ciel qui vous avoit formé si vertueux ne pouvoit pas vous avoir fait naître du cruel Ambitieux. Mais (reprit ce Monarque par réflexion en s’inclinant vers la Gnomide) la joye nous a transporté au point de manquer à la bienséance, & nous avons interrompu notre généreuse Protectrice. Cependant (poursuivit-il) comme elle nous a donné des preuves de la sensibilité de son cœur, j’espere qu’elle voudra bien ne se pas offenser de voir que nous avons donné nos premiers mouvemens à la nature. A ces mots le Roi courut à la Princesse sa belle-sœur, qu’il n’avoit pas reconnuë d’abord, quoiqu’il l’eût toujours tendrement aimée ; mais il la croyoit morte, & y ayant vingt-deux ans qu’il ne l’avoit vûë, l’excuse étoit légitime, il se trouva prévenu par le Prince qui embrassoit sa mere avec des transports que la nature est seule capable d’inspirer, & qui lui avoit fait connoître au premier coup d’œil celle à qui il devoit le jour.

La Gnomide pleuroit de joye, vous voyez (dit-elle au Roi en lui faisant remarquer les larmes qu’elle répandoit) que ce spectacle est plus touchant pour moi, que toutes les cérémonies que vous auriez pû pratiquer à mon égard. Achevez donc, notre chere bienfaitrice (reprit le Roi) de nous instruire de toutes les obligations que nous vous avons, & nous apprenez comment vous avez pû faire élever mon neveu par Ambitieux, lui qui avoit tant d’intérêt à le perdre ? La Princesse votre belle sœur (répondit la Gnomide) étant accouchée heureusement, il n’auroit été aisé lorsque vous fûtes de retour de remettre entre vos mains la mere & l’enfant) & de vous instruire à même tems du crime qui vous en-devoit un frère si digne de votre amitié. Mais connoissant par ma science, que vous étiez sur le point d’éprouver des malheurs dont je n’avois pas le pouvoir de vous garantir, je jugeai à propos de laisser passer cette maligne influence, je craignois d’accroître vos maux en augmentant vos soins ; je pris le parti de faire nourrir le Prince en secret où j’eus soin de l’élever dans des sentimens convenables à sa naissance.

Mais comme la femme d’Ambitieux accoucha le même jour que la mere de Parfait, je résolus de profiter de cette occasion pour le placer avantageusement, je fis paroître vingt-quatre heures après sur cette Princesse des signes extraordinaires qui sembloient annoncer qu’elle n’auroit plus d’enfans ; ce qui rendoit celui qu’elle venoit d’avoir plus précieux au pere & à la mere ; j’avois conçu le dessein de le leur ravir, & de substituer Parfait à sa place.

Toute occupée de ce projet, je n’abandonnois plus leur Palais, où la fortune favorisa bientôt une si généreuse intention. Ambitieux ne pouvoit contenir la joye qu’il ressentoit de se voir un héritier, & la femme de ce Prince cruel, qui se piquoit d’imiter son mari en tout, ne pouvoit non plus perdre leur fils de vuë, & le faisant tenir continuellement dans son appartement, elle mettoit sans le sçavoir un obstacle au projet que j’avois fait de le lui dérober ; mais ce fut enfin cet excès de tendresse & l’accident qu’il causa qui me fit parvenir au but de mes désirs.

Une après-dînée que la Princesse étoit dans son cabinet, elle se trouva surprise d’une legere envie de dormir, & s’étant mise sur un lit de repos avec son fils, qu’elle tenoit entre ses bras, elle ordonna qu’on la laissât seule. Mais apparemment que pendant ce sommeil elle fit un mouvement qui fit glisser cet enfant, & qui le renversa sur le visage. Car en s’éveillant elle le trouva en cette posture, elle le retourna en diligence ; mais il n’étoit plus tems, & ce jeune Prince étoit étouffé.

Vous pouvez juger, Seigneur, que sa douleur fut extrême, le penchant naturel que les cœurs les plus féroces ont pour leur propre sang, suffisoit pour la causer. Mais à cette raison, il s’en joignoit une autre qui n’étoit pas moins considerable, & l’appréhension des justes reproches que pouvoit lui faire Ambitieux, ne lui permettoit pas de prendre aucune consolation. Elle envisageait d’un coup d’œil que si un Roi légitime qui n’a point d’enfant est quelquefois exposé à de fâcheux évenemens, à plus forte raison un Prince qui n’a d’autres droits à la Couronne [que ceux que lui fournit l’usurpation] a besoin d’avoir une famille qui puisse faire esperer à ses peuples qu’une nombreuse posterite les garantira plusieurs siécles des accidens inséparables des révolutions.

Ces considerations excitant la douleur de la Princesse, elle s’y abandonnoit sans moderation, portant son affliction jusqu’à se déchirer le visage & à s’arracher les cheveux ; elle se meurtrissoit de coups, & étoit sur le point d’attenter à sa propre vie, se préparant à se jetter dans la riviere qui coule le long de la terrasse de son appartement lorsque je parus.

Le dessein que j’avois me tenoit fort assiduë auprès d’elle, sans en être vûë, & au premier mouvement qu’elle fit pour se livrer à son desespoir, je me rendis visible : Prenez courage, Princesse, lui dis-je, il est indigne d’un cœur comme le vôtre de vous abondonner de la sorte à la douleur qui vous possede ; ne vaut-il pas mieux chercher des remedes à vos maux que d’y succomber si lâchement.

Ma présence inopinée lui causa quelqu’effroi ; cependant, comme elle a plus de fermeté que n’en ont d’ordinaire celles de son sexe, elle se remit promptement, & me regardant tristement : Qui que vous soyez, me dit-elle, qui m’offrez de la consolation, de quelle façon en puis-je recevoir, & comment ferai-je cesser mon infortune ? j’ai perdu mon fils, & je perds avec lui toutes mes esperances ! Quelque courage que je puis avoir, sera-t-il capable de ressusciter cet enfant à qui j’ai ôté la vie par mon imprudence ? De plus, outre la douleur que doit éprouver une mere dans une si cruelle occurrence, puis-je rester sans allarmes en me voyant exposée au juste ressentiment de mon époux ? Le moindre effet que je doive craindre de son courroux sera de me répudier pour mettre à ma place une femme qui lui puisse donner des héritiers, dont il se voit frustré aujourd’hui par ma faute, & par l’impossibilité où je me vois d’esperer une nouvelle grossesse ?

Je ne puis apporter de remede à vos douleurs, ni vous faire devenir mere, lui répondis-je, votre fils est mort, c’est un malheur que le tems seul est capable d’adoucir. Mais à regard des suites fâcheuses qu’il pourroit entrainer, je suis en pouvoir de vous secourir.

Cessez de pleurer, ajoûtai-je, continuez à feindre de dormir, pour empêcher que l’on ne s’apperçoive de la perte que vous venez de faire, & attendez-moi un moment. En disant cela, je rentrai sous la terre, où prenant Parfait, que j’avois donné à nourrir à une de nos Gnomides, je le lui présentai : Tenez, Madame, lui dis-je, voici de quoi vous garantir du courroux de votre époux ; les foibles traits de l’enfance empêcheront que l’on ne s’apperçoive de ce changement ; ne craignez pas que ce dépôt que je vous confie soit indigne du rang où votre interêt l’appelle, il est de sang royal, & il en aura toutes les vertus ; il est destiné à regner ; c’est à vous à cultiver ses belles qualités. Adieu, conservez le, & que la funeste experience que vous venez de faire vous tienne en garde contre de semblables accidens. A ces mots, connoissant à ses regards qu’elle étoit satisfaite du secours que je lui offrois, je dévelopai l’enfant mort, que j’emportai, laissant mon petit Prince à sa place, & je disparus.

Je revins invisible un moment après pour sçavoir comme mon Nourrisson seroit traité, & je fus témoin que la Princesse appellant les femmes leur remit Parfait, sans qu’aucune d’elles pût s’appercevoir de la différence qu’il y avoit du premier enfant au second ; je le venois voir fort souvent, mais sans me montrer ; étant bien aise de sçavoir par moi-même comment on s’y prenoit pour l’éducation du petit Prince ; appréhendant extrémement que l’on ne lui inspirât les sentimens d’ambition dont ses parens supposés étoient dévorés. Pour empêcher ce malheur, je faisois presenter des Gnomes déguisés, par lesquels il recevoit les diverses leçons dont il avoit besoin. Voyant avec plaisir le fruit de mes soins, j’en rendois exactement compte à la Princesse sa mere, qui ne l’avoit pas vû depuis qu’il étoit né.

Je le lui avois ôté de devant les yeux, pour empêcher que l’habitude qu’elle auroit à le voir en redoublant sa tendresse, ne redoublât aussi sa douleur lorsqu’il faudroit s’en séparer ; précaution absolument nécessaire, tant pour l’interêt de son éducation que pour celui de sa santé ; car le séjour des entrailles de la terre n’est point sain pour des temperamens aussi délicats que le font ordinairement ceux des enfans naissans ; & cette Princesse, digne de tout ce que je faisois pour elle, étoit trop prudente pour ne se pas rendre à mes raisons.

Enfin au bout de sept ou huit années, dans le tems que nous pouvions nous flater que Parfait seroit toujours fils unique, & malgré les signes de ma façon, qui avoient trompé les Médecins, la prétenduë mere devint grosse, contre tout ce que l’on devoit attendre d’une assez longue stérilité, & mit au monde un second fils.

Ambitieux comblé de joye, regarda ce nouveau rejetton, comme une faveur de la fortune, qui rendoit ses droits à la Couronne plus sûrs & qui sembloit encore lui imposer une sorte de nécessité de l’usurper. La tendresse qu’il eut d’abord pour ce nouvel enfant [que ne lui avoit jamais inspiré le premier] ainsi que sa naissance inesperée lui parut un présage favorable pour ses desseins. Mais la Princesse son épouse, qui n’étoit pas comme lui dans cette douce erreur, en sentit un vrai desespoir ; ne pouvant penser sans un chagrin mortel, que Parfait, enfant inconnu, qui lui avoit été donné par une espece de monstre, [car sans vanité c’est ainsi qu’elle me faisoit l’honneur de me nommer] éloigneroit pour jamais son fils légitime d’un trône qu’elle regardoit comme un bien qui lui étoit dû. Ce qui lui fit naître cent fois l’envie de se deffaire de cet enfant supposé par la voye secrette du poison. Mais la façon surprenante & pour ainsi dire surnaturelle avec laquelle je le lui avois confié, fit la sureté de ce Prince ; parce qu’elle appréhendoit que l’attentat qu’elle commettroit ne tournât contr’elle-même.

Cette orguëilleuse Princesse regrettoit cent fois le jour de n’avoir pas préferé les plus horribles effets de la colere de son époux au fatal moyen qui l’en avoit préservée. Elle prit une si forte haine pour Parfait, & cette haine parut si clairement, qu’elle surprit toute la Cour, de qui cet enfant le faisoit adorer.

La même raison qui assuroit sa vie, assuroit aussi son secret ; cette fausse mere n’osant le découvrir de peur d’éprouver mon ressentiment. Mais ce silence forcé ne l’adoucissoit pas, au contraire, elle ne pouvoit penser sans des transports qui alloient jusqu’à la fureur qu’elle avoit donné elle-même la Couronne à un inconnu au préjudice de son fils ; & ces mouvemens redoubloient encore par la connoissance qu’elle avoit, Seigneur, de l’intention que vous aviez de faire épouser Lisimene à ce Prince. Mais si la crainte que je lui inspirois empêcha l’exécution de ses mauvaises intentions, elle ne fut pas capable de l’engager à souffrir plus long-tems la presence d’un objet qui lui étoit devenu odieux ; & prenant pour prétexte de son éloignement qu’il seroit mieux élevé en le retirant de la Cour, où trop de dissipation étoit à craindre, elle obtint d’Ambitieux la permission de renvoyer parmi des Solitaires, dont les mœurs étoient toutes propres à former celles de la jeunesse.

Je fus enchantée de cette résolution, & je conjecturai qu’avec les dispositions que le Prince avoit reçuës de la nature, l’éducation qu’on lui alloit donner auroit un plein succès ; d’ailleurs elle me prévenoit en cherchant à l’éloigner d’elle & de son époux. Et je n’aurois pas consenti à le laisser toujours entre les mains de deux personnes qui par leurs maximes pernicieuses auroient pû altérer la bonté de son naturel. S’ils avoient l’un & l’autre de la froideur pour Parfait, un tel sentiment causé dans le cœur d’Ambitieux par des mouvemens dont il n’étoit pas le maître, & dans celui de sa femme par la connoissance de l’état de ce prétendu fils, se faisoit également sentir à ce jeune Prince. Car il avoit aussi beaucoup d’indifference pour tous les deux ; la nature lui montrant intérieurement la verité ; quand il fut en âge de discerner ce sentiment, il l’attribua au peu de tems qu’il avoit vécu auprès d’eux, & à la façon seiche dont il en avoit toujours été traité. Mais cette indifference se changea en horreur lorsqu’il les revit après le coupable attentat qui vous avoit arraché la Courone. Il lui fallut appeller toute sa vertu au secours de son devoir ; ce fut elle seule qui l’empêcha d’éclater & de chercher à vous faire des partisans qui pussent vous remettre sur le trône. Son retour ayant donné une nouvelle vigueur à la haine de l’épouse d’Ambitieux, elle redoubloit si fortement à mesure que le moment de l’élévation du Prince approchoit, que pour s’en deffaire elle auroit surmonté l’obstacle qui la retenoit, & se seroit exposée sans balancer à toute ma vengeance, si elle n’avoit été retenuë par un nouvel incident, qui fut pour elle un renouvellement de fureur. Ce fut l’affection générale que Parfait s’étoit acquise, & qui auroit rendu sa perte funeste à ceux qui auroient osé l’entreprendre. Mais cette affection ne dura qu’autant qu’il fut en liberté ; le zéle que tout l’Etat lui témoignoit, étant devenu muet aussi-tôt qu’on le vit prisonnier, donna à cette cruelle femme la facilité de s’abandonner à sa fureur, elle s’y livra sans balancer ; & lorsque le Prince fit proposer le traité dont Lisimene devoit être le sceau, la peur qu’Ambitieux n’y consentît & ne détruisît par ce moyen la fortune de son fils unique, la porta enfin à lui découvrir le secret de la naissance de Parfait, du moins ce qu’elle en sçavoit ; car elle ignoroit de quel sang il avoit été formé.

La connoissance qu’elle en donna au Tiran, le détermina à la perte du Prince, ainsi qu’à la vôtre, & par la trahison de l’infâme Richarde, il auroit réussi à vous faire tous périr, si vous n’en aviez pas été garantis par une puissance surnaturelle. Mais toutes les malignes influences sont dissipées à présent, & vous n’avez plus rien à redouter qui soit contraire à votre bonheur. Vous voilà réunis, je rends à Parfait l’avantage de sa naissance ; j’ajoûte à ce présent celui de lui faire retrouver sa mere, je vous fais revoir l’épouse d’un frere que vous chérissiez ; la vertu de cette Princesse la rend bien digne des sentimens que vous aviez pour elle & pour ce frere infortuné.

Adieu, grand Roi, (continua la Gnomide) je me retire ; mais comptez toujours sur mon amitié pour vous & pour toutes les personnes qui vous seront cheres. A ces mots elle disparut, laissant Bon & Rebon, sa famille & sa cour dans une joye extrême.

Seigneur, (dit alors Zulbach à Parfait) après ce que vous venez d’apprendre, continuez-vous à proteger un coupable ? Non, sage Visir (répondit ce Prince en frémissant) mais le sang que ce barbare a versé excite trop ma colère pour oser souhaiter de me voir le maître de la destinée ; la vengeance remportant sur la générosité me porteroit peut-être à un excès qui, en tachant ma gloire, seroit peu digne des sentimens de mon Roi, & m’abandonneroit trop à tout ce que m’inspire une juste fureur contre un Prince desarmé, qui, malgré sa lâcheté a l’honneur d’être parent de notre Souverain. Ainsi c’est à ce Monarque seul à me faire justice de la mort de mon pere, & c’est à lui aussi à qui je la demande. Parfait se jetta aux pieds du Roi en disant ces mots.

Soyons généreux jusqu’à la fin, mon cher fils, (reprit Bon & Rebon en le relevant) & ne retractons pas la grace que nous avions accordée ; quoique ce miserable soit encore plus criminel qu’il ne nous l’avoit paru ; que notre bonté & l’impuissance où il est d’en abuser désormais soit son supplice. Va malheureux (dit-il à ce perfide) je te livre à tes remors, & je te laisse la vie.

Qu’il soit conduit avec sa femme & son fils dans la Forteresse du Desert, (ajoûta-t-il) qu’ils y soient servis, non pas suivant ce qu’ils ont mérité, mais selon leur naissance, & que rien ne leur manque, excepté la liberté, que ma bonté leur accorderoit encore si la prudence ne s’y opposoit : je leur promets même (poursuivit ce généreux Roi) de ne point envelopper leur fils dans cette disgrace, il en est innocent, & si dans quelques années ce jeune Prince fait connoître, qu’il n’a point hérité de leurs sentimens, je le rappellerai auprès de moi, où il reprendra le rang qui lui est dû ; je souhaite même de tout mon cœur qu’il ait assez de vertu pour faire oublier les crimes de ceux qui lui ont donné la vie.

Le Roi sortit à ces mots suivi de sa belle sœur de Parfait, de Lisimene, & et toute sa Cour ; laissant Ambitieux seul avec sa femme & son fils, se contentant d’ordonner qu’ils fussent gardés exactement en attendant que les équipages destinés pour les conduire à leur éxil fussent préparés. Mais à peine avoit-il fait quelques pas hors de la chambre, qu’on y poussa des cris effroyables : le Roi y rentra avec précipitation, & pensa y perdre la vie, car Ambitieux, un poignard à la main, s’élançant sur lui, alloit le lui plonger dans le sein, si Parfait qui étoit rentré aussi ne se fût apperçu assez tôt des mouvemens de ce furieux pour le prévenir, en se jettant entre le Roi & lui, & en lui retenant le bras. S’il mit ainsi obstacle à l’exécrable dessein de ce scelerat, il ne put empêcher qu’en se rendant justice, il ne se perçât la poitrine ou même fer qu’il avoit eu l’audace de lever contre son Maître.

Les cris qui s’étoient faits entendre avoient été poussés par la femme & le fils de ce Prince cruel, qui, dans l’excès de sa fureur les avoit immolés à son desespoir. Il alla tomber auprès d’eux ; & malgré ce nouveau crime, le Roi ne laissa pas d’ordonner avec sa bonté ordinaire, que l’on les secourût : ç’en étoit fait de la Princesse & de son fils ; mais quoiqu’il fût mourant, Ambitieux repoussa fiérement avec son poignard ceux qui osoient s’approcher de lui, & regardant le Roi avec un air aussi méprisant que lorsqu’il le tenoit dans ses fers : As-tu cru, foible Bon & Rebon (lui dit-il) que j’eusse aussi peu de cœur que toi, & me soupçonne-tu d’avoir à la vie un attachement assez lâche pour vouloir la conserver en restant ton sujet ? Non, non, rends-moi plus de justice, & ne me crois pas l’ame si basse ; je ne suis pas né pour t’obéir. Le trône ou la mort étoient mes seules ressources ; je perds l’espoir de regner, & puisqu’enfin une fois dans ta vie tu as été assez prudent pour éviter les effets de ma juste fureur, je n’ai plus d’autre parti à prendre que celui de sortir d’esclavage, & je meurs content de ne laisser sous ton pouvoir aucuns de ceux qui m’ont appartenu. Il sembloit vouloir encore exaler sa rage par d’autres discours aussi audacieux, lorsqu’il expira.

Quoique ce Prince criminel eût bien mérité sa funeste destinée, ce spectacle attendrit le cœur du Roi, qui ne le pouvant soutenir, se retira presqu’aussi touché du fort de cette malheureuse famille, que si elle n’avoit pas mérité son infortune. Mais ce mouvement de pitié ayant fait place à des soins plus justes, le lendemain fut employé ſans aucun retardement aux préparatifs du bonheur de Parfait.

Cependant Richarde étoit fort inquiète de la façon dont son époux en agiroit avec elle, après ce qu’elle avoit fait contre lui ; mais elle se rassuroit par la connoissance qu’elle avoit de sa bonté. Elle étoit dans cette incertitude, lorsqu’elle en fut retirée par l’ordre qu’elle reçut de le venir trouver dans son cabinet.

Elle se jetta à ses pieds en entrant, & essayant à se justifier, elle voulut nier qu’elle eût eu part au danger où il avoit été exposé lorsque ce Monarque la releva : Vous pouvez tout esperer de ma bonté, Madame, (lui dit-il) mais ç’en seroit trop que de compter sur ma crédulité jusqu’à ce point ; je veux bien vous pardonner, & vous témoigner plus de sensibilité pour le plaisir que vous m’avez fait en me donnant un azile dans le tems où j’étois infortuné, que je ne le veux être au souvenir de ce que vous avez fait contre moi. Cet unique motif m’empêche de vous punir, ni même de cesser d’être votre époux, quoique je n’aye pas l’intention de vous faire Reine… vous seriez trop mal placée dans un rang si éloigné de celui où vous êtes née. Ne vous offensez pas de mes intentions (ajoûta-t-il) je ne vous fais point de tort ; puisque demain je renoncerai moi-même à la suprême puissance, voulant désormais vivre en simple particulier. Vous n’aurez pas sujet de vous plaindre de votre sort, puisque je vous traite comme moi-même, & que je ne conserverai point un état au-dessus du vôtre. Au reste vous pouvez choisir pour votre habitation celle des maisons royales qui vous plaira le plus, vous y serez respectée, & il ne vous y manquera rien, non plus qu’à votre fille. Allez, retirez-vous, soyez prête demain & vous laissez conduire au lieu pour lequel vous vous serez déterminée. Et à l’avenir ne vous abandonnez plus à des passions si violentes, qu’elles vous auroient coûté la vie, si j’avois eu moins de bonté.

Richarde sans oser repliquer, reprit le chemin de son appartement, où elle rendit compte à Pigriéche de ce qui venoit de se passer. Ces créatures, qui un moment devant auroient regardé comme une grace fort grande celle d’être confinées dans une prison perpetuelle, traiterent d’injustice manifeste la douceur avec laquelle le Roi en agissoit à leur égard, & sur tout elles étoient outrées de son abdication ; car elles avoient prétendu tout au moins partager les honneurs du trône avec lui.

Quoi, vous souffrirez (disoit l’impertinente Pigriéche) qu’on nous vole un rang qui nous est si bien dû, & que nous remplirions avec tant de majesté : pour comble d’horreur (continuoit-elle) il faudra que nous voyions cette Liron, autrefois notre esclave, joüir avec l’ingrat Parfait des grandeurs donc nous serons privées. De plus, pouvez-vous douter que l’un & l’autre, n’obtiennent pas bientôt de votre imbécile époux que nous soyons renvoyées dans notre Désert, ou peut-être qu’on nous ôte la vie ? Ah ma mere ! (s’écria-t-elle) ne laissons pas ainsi triompher nos ennemis, ayons plus de courage qu’ils n’en auroient à notre place & les prévenons.

J’y suis aussi portée que toi, (reprit Richarde animée par la fureur de sa fille) mais quel parti prendre en tout ceci ? Vous êtes maîtresse de la vie de Liron, (répondit vivement cette abominable personne) que tardez-vous ? allumez sa bougie, & que cette torche fatale en éclairant les premiers pas qu’elle fera vers le trône, la précipite au tombeau.

Ce n’est pas le tout (ajoûta-t-elle) si vous avez du cœur, & que vous m’aimiez, vous êtes en état de me faire régner à sa place ; puisque la coutume de ce Royaume nous est si favorable, que nous aurions grand tort de n’en pas profiter. Les filles qui se marient doivent comme vous sçavez dès la veille de leurs noces, se cacher à tous les yeux, sous un voile qu’il n’est permis de lever que le lendemain de l’himenée ; l’époux lui-même n’ayant pas le privilège de toucher à ce voile misterieux, surnommé la cappe modeste ; il est même deffendu aux époux de se parler qu’après avoir passé la premiere nuit ensemble ; vous voyez qu’il semble que tous les articles de cette cérémonie ayent été dictés par quelqu’intelligence qui nous protege & qui veille sur nos desseins. J’avois déja profité au Desert de ces heureuses circonstances ayant sçu mettre à profit l’usage du voile, ce qui m’auroit indubitablement renduë l’épouse de Parfait, si je n’avois pas été enlevée sous les habits de Liron au moment que nous allions entrer dans le Temple. Mais selon toutes les apparences, je n’ai pas ici un pareil contretems à craindre.

La veille de la cérémonie (poursuivit cette pernicieuse créature) vous n’aurez qu’à allumer la bougie, je m’introduirai adroitement dans la chambre de Lisimene, où je me cacherai, & lorsqu’elle sera expirée, je porterai son corps dans quelque lieu secret, & je me mettrai dans son lit à sa place, me revêtant dès le matin de ses ajustemens, je serai conduite au Temple par ceux qui me prendront pour elle. L’exécution de ce projet est très-facile, puisque la Princesse doit être seule & s’habiller sans être aidée ni vûë par aucune de ses femmes.

Cette proposition fit frémir Richarde, non point par l’horreur de l’action, car elle n’étoit pas capable de remords quand sa fille ordonnoit ; mais la crainte de l’événement la faisoit balancer. Que me propose-tu, lui dit-elle, veux-tu courir à une mort assurée ; peux-tu douter que quand le Roi & Parfait découvriront ce crime avec la supercherie qui l’auroit accompagnée, ils ne nous fassent périr pour vanger la mort de Liron ; les suites funestes de cette action ne devroient-elles pas t’en détourner ? Bon, les suites, (reprit Pigriéche d’un air mocqueur) qu’en peut-il arriver ? ils s’en prendront au Ciel, à la Terre, ils crieront, se desespereront, & se consoleront à la fin, tandis que Lisimene restera morte, & que je serai mariée. Ne connoissez-vous pas Bon & Rebon ? (ajoûta-t-elle) puisqu’il a eu la lâcheté de ne point punir Ambitieux, devez-vous craindre qu’il ait plus de courage pour nous faire du mal ; quant à Parfait, après que la chose sera faite, il faudra bien qu’il se console, & qu’il prenne son parti. Je lui dirai, pour achever de le tranquiliser ; qu’étant entrée par hazard dans la chambre de Lisimene, & l’ayant trouvée morte, j’ai cru pouvoir prendre sa place, puisque je suis après elle la plus proche heritiere du trône ; & que ce qui m’y a déterminée n’a pas été l’ambition ; mais l’amour que j’avois pour lui… il sera assurément très-flaté de cette preuve de ma tendresse ; car je l’accompagnerai de caresses si touchantes, qu’il sera bien-tôt consolé. Eh ! que ne peuvent pas les empressemens d’une jolie femme sur le cœur de son époux ; après tout, (dit-elle d’un air suffisant) je ne pense pas lui faire tort en me donnant à lui. Peut-il être dédommagé plus avantageusement de ce qu’il aura perdu ? Et ne vaux-je pas mieux que sa Liron ? Remarquez (poursuivit-elle) qu’outre l’avantage que vous devez trouver à m’établir si convenablement, vous travaillez encore à votre propre établissement ; car il est à présumer que le Roi, après avoir perdu sa fille, ne songera plus à abdiquer : & que de cette façon vous vous reverrez vous-même sur un trône, que l’on ne veut vous ôter que pour le donner à cette odieuse Liron. Remarquez, s’il vous plaît, que quelque charme que la Courone ait à mes yeux, je consens, par consideration pour vous, à n’en orner ma tête qu’après la mort du Roi. Puisque Parfait est son heritier, je ne puis manquer de régner à mon tour. Et comme vous êtes ma mere je veux bien avoir la complaisance de vous laisser régner la premiere.

Quoique ce projet fût aussi ridicule qu’il étoit criminel, Richarde, qui ne pouvoit rien refuser à sa fille, & qui d’ailleurs étoit ébloüie du brillant qu’on lui présentoit, consentit à tout.

Cependant Zulbach étoit auprès du Roi & du Prince ; sa joye de les revoir hors de tout péril étoit si vive, qu’il ne sçavoit comment la faire éclater ; & il leur étoit si attaché, qu’il ne se pouvoit résoudre à s’en éloigner un instant. Sa fidelité éprouvée, lui donnant une grande liberté auprès de ces Princes, il prit celle de leur demander par quel bonheur ils s’étoient sauvés de l’inondation ?

Comme Lisimene étoit mieux instruite des circonstances de ce prodige, que ne l’étoient son Pere & son Amant, ce fut elle qui lui apprit les bontés que les Nayades avoient euës pour elle jusqu’au moment où le Roi avoit été enlevé.

Au souvenir de mon Pere mourant, comme il me l’avoit paru, & entre les mains de ces barbares (continua-t-elle) je m’abandonnai au plus affreux désespoir ; & quoique je fusse environnée de Nayades qui s’empressoient à me consoler ; insensible à tous les soins que ces Nimphes prenoient pour me rassurer sur le péril où étoient le Roi & Parfait, je ne pouvois goûter un moment de repos. Cependant malgré cette terrible situation, j’obéissois sans résistance à tout ce qu’elles m’ordonnoient : mais cette docilité venoit plutôt de ce que j’avois perdu la raison, que d’aucune esperance qui me restât ; & je passai sans presque sçavoir ce que je faisois, à travers les routes humides où elles me commanderent de suivre leurs pas : & de la Fontaine que les Nayades habitoient je me trouvai tout à coup au milieu de la Riviere qui coule dans cette Ville, sur les bords de laquelle on devoit immoler mon Pere & mon Amant. Je crois que pour parvenir jusqu’ici nous passâmes sous la mer ; car j’entendois sur ma tête un bruit épouventable qui ne pouvoit provenir que des flots.

Enfin lorsque nous fûmes dans la Riviere, & précisément au moment que ces Princes alloient être livrés à la fureur des flâmes. Cristaline souleva les eaux, qui se deborderent avec tant de rapidité, que tous ceux qui étoient venus pour voir le funeste spectacle qu’Ambitieux préparoit au peuple, ne trouverent leur salut que dans une prompte fuite, laissant le champ libre aux effets de la bonne volonté de nos Protectrices, & aux eaux la liberté d’enlever les illustres Victimes que l’Usurpateur avoit dévoüées à sa cruauté.

J’eus tout le plaisir de la surprise ; car la généreuse Cristaline ne m’avoit point informée de ce qu’elle vouloit faire pour le Roi & pour le Prince, qui furent poussés par ces eaux & transportés dans la grotte où j’étois couchée sur un lit de roseaux, tristement occupée à déplorer mon sort & celui de ma famille infortunée, & sans qu’il me fût possible de me rassurer sur les promesses des Nayades, ni sur les esperances qu’elles me donnoient.

Il est inutile, sage Visir, (continua Lisimene) que je vous entretienne de la joye que me fit ressentir l’arrivée imprévuë des personnes qui me sont si cheres, & de celles qu’ils me témoignerent. Il me falut endurer un leger reproche de mes hôtesses sur le peu de confiance que j’avois paru avoir en elles, mais j’y fus peu sensible. Je n’étois touchée en ce moment que de mon bonheur, & je leur devois assez pour les écouter avec respect.

Ces Divinités bienfaisantes, après nous avoir gardés quatre jours, nous placerent enfin tous trois sur leur char, c’étoit le même où on nous vit arriver, & interrompre la fête du vain tombeau qu’Ambitieux faisoit préparer à son Roi.

La Princesse finit ainsi, & Parfait souffrant impatiemment tout ce qui retardoit son bonheur, supplia Bon & Rebon d’abréger les cérémonies. Zulbach se chargea de les faire hâter après que le Roi en eut fixé le moment au troisiéme jour ; ce zelé Ministre n’en ayant pas demandé davantage pour faire exécuter les ordres qu’il recevoit.

Bon & Rebon publia dès le lendemain la nouvelle de cet himen tant désiré, & par les soins du Visir, le peu de tems que l’on avoit donné pour les apprêts de cette grande cérémonie, n’empêcha point qu’elle ne fût disposée avec beaucoup de magnificence.

Lisimene, dont le naturel étoit aussi enclin à la bonté que celui de son Pere, oubliant les traitemens cruels qu’elle avoit reçus de Richarde, la recevoit avec autant de douceur & autant d’égards, que si elle ne se fût point renduë indigne de l’honneur d’être sa belle-mere, & si elle n’avoit pas joint à ses injurieux procedés la plus détestable de toutes les trahisons.

Cette femme impudente, étoit malgré cela assez téméraire pour se présenter à toute heure dans l’appartement de la Princesse, où elle étoit accuëillie d’une façon qui auroit touché tout autre cœur que le sien. Mais cette ame basse, loin d’être émuë d’aucune sorte de repentir, imitant Ambitieux dans l’usage qu’il avoit fait de l’indulgence du Roi, ne profita de la liberté qui lui avoit été accordée, que pour se glisser pendant que chacun étoit occupé aux préparatifs des nôces, dans un petit cabinet qui communiquoit à une gallerie peu fréquentée ; & comme si tout eût été favorable aux desseins de ces Furies, la gallerie avoit aussi une communication à l’appartement de sa fille ; elle ouvrit la porte de communication, parce que c’étoit par là que la perfide Pigriéche se proposoit d’emporter dans sa chambre le corps de la Princesse lorsqu’elle seroit morte, & de se mettre dans son lit à sa place.

Les mesures ainsi prises entre la mere & la fille, comme elles ne doutoient point du succès de leur détestable projet, elles attendirent le soir qui devoit précéder le mariage avec une impatience qui ne cédoit point à celle de Parfait. Il arriva enfin ce moment fatal, & Richarde qui s’étoit retirée de bonne heure, sous prétexte d’une légere indisposition, s’enferma dans son cabinet, où elle alluma la misterieuse bougie qui devoit être le terme des jours de Lisimene : après avoir fait cette horrible expédition, elle se coucha.

Quelque ferme qu’elle fût dans sa résolution, elle eut à peine vû le funeste lumignon s’enflamer, qu’elle sentit une secrette horreur, & un tremblement universel. Mais l’attribuant à l’incertitude de l’évenement, il ne lui vint pas le plus léger désir d’éteindre la torche meurtrière, & l’agitation où elle se trouvoit ne l’empêcha point de s’endormir.

Mais ce sommeil ne calma point ses inquiétudes, bien loin de cela, mille songes épouventables vinrent les accroître. Cette femme crut voir sa chere Pigriéche expirante & entendre sortir de sa bouche les reproches les plus sanglans : C’est toi mere indigne, lui disoit-elle, qui me précipites au tombeau ; il sembla aussi à Richarde qu’elle se sentoit accablée sous le poids du corps de sa fille, qui se jettoit sur elle avec fureur.

Ce songe fit une telle impression sur les sens, qu’elle se réveilla & courut voir en quel état étoit sa bougie, appréhendant que quelque accident imprévu ne l’eût éteinte : mais elle trouva qu’elle brûloit aussi bien qu’elle le pouvoit désirer, étant presque consommée.

Richarde resta pour la voir finir, & lorsqu’elle la vit absolument fonduë, elle en jetta le reste à terre, éteignant le lumignon sous le pied, en disant les paroles que la Magicienne lui avoit recommandées :

Malheureuse, s’écria cette abominable femme avec un transport de joye, j’ai enfin le plaisir de voir la fin de ton odieuse vie.

A peine cette action inhumaine fut-elle finie, que Richarde se sentit frapée d’une terreur soudaine, elle crut entendre un cri & une voix effroyable qui lui disoit Ah miserable mere ! qu’as-tu fait ? à ce cri elle s’enfuit & alla toute troublée se jetter dans son lit, où il lui fut impossible de trouver un moment de repos : elle croyoit Lisimene morte, & le mal étoit sans remede. Mais cependant loin de considerer cette action avec les yeux de complaisance dont elle l’avoit regardée jusques là, elle commença à en envisager toutes les consequences, les suites d’un crime si affreux lui causoient une juste épouvante, sans qu’elle fût accompagnée d’aucun remord ; malgré cela elle ne laissoit pas d’être tourmentée interieurement, & elle se reprocha plus d’une fois d’avoir trop écouté la passion de sa fille. Mais ces inquiétudes furent suspenduës de tems en tems par la joye que lui donnait l’esperance de voir dès ce jour Pigriéche femme du Prince Parfait.

Ce jour qu’elle souhaitoit si ardemment parut enfin, & il la trouva dans cette alternative d’effroi & de satisfaction. Mais le bruit des instrumens, qui par leurs fanfares invitoient le peuple à un spectacle si généralement désiré, détermina enfin son cœur à la joye : elle s’y abandonna entierement, en pensant que tous ces préparatifs combleroient bientôt de gloire sa fille & elle.

Comme Richarde n’étoit pas Reine, qu’elle n’avoit aucun rang, & que ses crimes étoient publics, elle fut excluë de l’honneur d’aller au Temple assister à l’auguste cérémonie qui devoit unir ces deux Amans. Ce n’est pas qu’elle n’eût bien eu l’audace d’en demander la permission ; mais elle lui avoit été refusée. Cependant, comme le Roi souffroit plus, quand il étoit forcé de ne pas accorder ce qu’on lui demandoit que ceux qui essuyoient ses refus, il permit pour la consoler que l’on pratiquât une niche, dans laquelle de derriere une jalousie, elle & Pigriéche pouvoient voir la fête sans conséquence & sans être vûës.

Richarde profitant de cette condescendance, fut se placer dans le lieu qui lui étoit préparé au moment que les heureux époux entrerent où les Sacrificateurs les attendoient. Ceux qui conduisoient l’épouse du Roi à la place qui lui avoit été destinée, ayant reçu de leur Maître des ordres très-précis de ne pas manquer d’égards pour elle, crurent lui faire beaucoup de plaisir de s’empresser à lui proposer d’aller chercher Pigriéche, afin qu’elle vînt partager avec elle le plaisir que ce pompeux spectacle donnoit à tout l’Etat. Mais Richarde, qui savoit les raisons qui devoient empêcher sa fille de se montrer, répondit que tous ces empressemens étoient inutiles, & que Pigriéche qui étoit incommodée, ne se soucioit point de voir cela.

Comme on s’embarrassoit peu d’elle, on n’insista pas davantage, & on n’en parla plus. Richarde fut seule voir une fête qui lui causoit tant d’impatience & tant d’inquiétude, & qui lui coutoit tant de crimes.

La joye qui brilloit sur le visage de Parfait, & la démarche assurée de son épouse, parurent à Richarde une preuve certaine que sa chere Pigriéche n’avoit été ni surprise, ni interrompuë dans l’exécution de son projet.

Le Roi, qui étoit arrivé le premier, s’assit sur un trône tout brillant d’or & de pierreries, & lorsque sa fille entra accompagnée de son Amant, & couverte de son voile blanc, il leur fit signe d’approcher, se levant pour leur faire place.

Ce fut en ce moment que Richarde se livra entierement à la douceur de voir Pigriéche où elle la souhaitoit avec tant d’ardeur, regardant ce jour comme le plus heureux de sa vie. Elle vit finir la cérémonie avec des ravissemens conformes à la tendresse qu’elle avoit pour cette fille.

Ma chere Pigriéche est donc Reine, (se disoit-elle) & rien ne pourra desormais troubler notre bonheur ; quoique cet himen soit le fruit d’une supercherie, (ajoûta-t-elle) je connois trop la probité du Roi, pour n’être pas persuadée qu’il se fera un devoir de maintenir ma fille dans les honneurs où son industrie vient de l’élever.

Cependant au travers de ses transports Richarde ne pouvoit s’empêcher de se faire quelque reproche sur ce qu’il lui en coûtoit : mais loin de s’y arrêter, elle rejettoit ces inquiétudes sur la peine que cette cruelle surprise alloit faire à tout l’Etat, au Roi & à Parfait, qu’elle avoit la bonté de plaindre un peu, admirant la générosité de son propre cœur qui la faisoit compatir aux chagrins de ses ennemis à son préjudice.

Lorsqu’on fut sorti du Temple, Richarde, au comble de ses vœux, se retira dans son appartement pour y attendre tranquilement le dénouëment de cette affaire.

Le jour se passa sans qu’elle entendît aucun tumulte qui lui pût faire connoître que ce crime fût découvert ; les cris de réjoüissance qui retentissoient de toutes parts, lui étoient de surs garans que tout alloit bien, ce qui la rassuroit entierement.

Le soir étant arrivé, la mariée, suivant la coutume du païs, se retira & se coucha sans le secours de ses femmes, & sans ôter son voile ; Parfait entra aussi dans la chambre nuptiale sans suite & sans cérémonie. Pour satisfaire aux loix de leur nation, ces Amans n’appellerent en une si charmante occasion d’autre témoin que l’Amour, qui les dédommagea avec usure de toutes les peines qu’ils avoient souffertes avant que d’arriver à un si heureux moment.

Cette nuit délicieuse étant finie, le mistere du voile finit aussi, & au retour du jour, Lisimene dispensée de l’obligation de se cacher, reçut le Roi à visage découvert, ainsi que toutes les personnes destinées à la servir, qui s’empresserent à remplir leur ministere.

La Princesse se trouvant en état de paroître, son premier soin fut d’aller saluer Richarde, persuadée qu’elle devoit cette sorte d’égard à la femme de son pere.

Le bruit qui accompagne ordinairement de semblables visites, ayant annoncé à l’épouse du Roi celle qu’elle alloit recevoir, de ne doutant point que ce ne fût Pigriéche, elle accourut au devant de Lisimene. Mais quelle fut sa surprise ! quand au lieu de sa fille qu’elle croyoit encore voilée, elle vit paroître la Princesse, qu’une joye vive rendoit plus belle & plus brillante qu’elle n’avoit jamais été.

Lisimene ne considerant plus en Richarde la bassesse de son origine, ni celle de son ame, & n’y voyant qu’une belle mere [titre qui la lui rendoit respectable, malgré les vices affreux dont elle n’avoit donné que trop de preuves] s’avança avec respect : vers elle, comptant en recevoir les embrassemens, qu’elle en devoit attendre dans cette occurrence ; quoiqu’elle fût bien persuadée que cette femme ne la haïssoit pas moins qu’auparavant : mais elle croyoit, que contrainte à déguiser sa haine, elle recevroit du moins avec un exterieur reconnoissant une démarche qui l’honoroit si fort. Aussi fut-elle extrémement surprise lorsque Richarde l’ayant considerée, au lieu de la reception qu’elle auroit naturellement dû faire à une si grande Princesse, recula avec horreur, en jettant un cri effroyable : Que vois-je ! s’écria-t-elle, Ah ma chere Pigriéche où es-tu ?

A ces mots, repoussant Lisimene avec fureur, elle courut à la chambre de sa fille, & ouvrit avec précipitation le pavillon qui entouroit son lit, en l’appellant d’une voix que l’agitation où elle étoit rendoit effroyable. Mais quelle fut sa douleur, de trouver celle qu’elle cherchoit sans vie & métamorphosée en statuë de charbon, son corps étant du moins aussi sec & aussi noir. Ah malheureuse que je suis ! (s’écria cette mere désolée à la vûë d’un spectacle si terrible) Ma chere fille ! je n'en puis douter, c’est moi qui t’ai privée du jour… Perfide Magicienne !(ajoûta-t-elle) tu m’as perduë. En finissant ce discours elle se jetta sur les restes affreux de Pigriéche, & la rage la suffoquant, elle perdit la parole avec la connoissance.

Lisimene surprise de la brusque & extravagante reception de sa belle-mere, n’avoit pas laissé de la suivre avec toute la Cour qui l’accompagnoit, ne pouvant comprendre d’où provenoit un accès qui paroissoit tenir de la folie, & voulant en voir la fin, elle trouva Richarde sans mouvement, tenant sa malheureuse fille entre ses bras.

La Princesse ne comprit rien d’abord à tout ce qu’elle voyoit, & il ne lui entra pas même dans l’esprit, que ce corps noir & brûlé qui s’offroit à ses yeux, fût celui de sa plus mortelle ennemie, quoiqu’elle en reconnut tous les traits ; mais enfin se rappellant ce que la mere & la fille, aussi méchantes l’une que l’autre, avoient tenté pour la perdre ; sur-tout, le voyage que cette vieille mégere avoit fait chez la Magicienne du Désert, d’où elle avoit rapporté la bougie funeste ; elle comprit alors que Richarde l’avoit voulu employer pour la faire périr, ne douta pas que les Nayades l’ayant changée contre celle qu’elles lui avoient donnée à mettre à la place, sa fatale vertu n’eût agi sur Pigriéche, & ne lui eût fait souffrir à elle-même la mort qu’elles lui destinoient.

Cependant, le Roi averti de cet accident [dont il ne pouvoit imaginer la cause] se rendit au lieu où ce malheur venoit d’arriver ; & quoiqu’il n’eût dû avoir que des sentimens d’éxécration pour la mere & pour la fille, il ne crut pas devoir refuser une visite à sa déloyale femme dans l’état où elle étoit.

A peine eut-il jetté les yeux sur le corps de Pigriéche, qu’il fut au fait du desespoir de Richarde. Quoique ce généreux Prince dût être rebuté d’avoir toujours été si bon, il le fut encore assez pour être touché d’un spectacle qui auroit trouvé insensible tout autre cœur que le sien.

Mais il ne l’étoit jamais pour les malheureux, & non content de plaindre sa femme, il n’oublia rien pour retirer de son évanoüissement une scelerate qu’il auroit dû faire étouffer. Je ne sçai pas même si sa compassion ne fut point jusqu’à plaindre Pigriéche, sans comprendre rien à sa noire métamorphose. Richarde reprit enfin l’usage de ses sens, & se trouvant dans les bras secourables de son trop généreux époux, bien loin d’être touchée de tant de bonté, elle le repoussa avec fureur : Te voila vangé, lui dit-elle, je suis punie de tous mes crimes.

Bon & Rebon, qui crut que ce discours ne signifioit rien autre chose, sinon que la mort de la fille avoit tourné la tête à la mere, oubliant des actions qui méritoient que cette créature fût aussi malheureuse qu’elles l’avoient renduë coupable, s’empressoit bonnement à la consoler, l’assurant qu’il avoit oublié le passé, & que pour adoucir la douleur que lui causoit la perte qu’elle venoit de faire, il auroit pour elle plus de bonté que jamais ; enfin qu’il ne négligeroit rien de tout ce qui pourroit effacer de son esprit le souvenir de ses malheurs. Mais Richarde, que la perte de tout ce qu’elle avoit eu de cher au monde, jettoit dans le dernier accès du desespoir & de la fureur, plus irritée que reconnoissante, paya le Roi de son compliment, suivant le mérite de sa puérile bonté.

Tu ne me connois pas encore, foible Monarque (dit-elle à son époux avec des mouvemens de rage qui faisoient trembler les spectateurs) tu ignores tous mes crimes ; (ajoûta-t-elle) mais puisque j’ai eu le malheur de ne pouvoir consommer celui que j’avois médité, je veux du moins me donner la satisfaction de te l’apprendre, & de t’assurer que la seule consolation que je pourrois recevoir dans l’état où je suis, ce seroit d’avoir la douceur de recommencer à tourmenter, toi, ta fille, & ton gendre. Alors elle lui fit le détail de tous ses crimes, n’oubliant pas sur tout celui du funeste attentat de la bougie qui lui avoit coûté sa trop chere Pigriéche. Mais j’ai été toujours malheureuse (continua-t-elle) & je n’ai jamais rien entrepris contre ta fille qui ne soit devenu fatal à la mienne ; me voilà enfin parvenuë à m’en priver, par la même voye que je croyois prendre pour l’élever au trône, il est tems de la suivre ; & je veux enfin te rendre un service important en t’épargnant la peine de me punir, ou la honte de me pardonner. A ces mots cette furieuse voyant une fenêtre ouverte, s’élança à travers.

Comme le récit de tant de noirceurs avoir rendu les spectateurs immobiles, elle ne trouva aucun obstacle à la justice qu’elle se vouloit rendre ; le Roi cria en vain qu’on la secourût ; & d’ailleurs quels secours auroit-on pu lui donner, le lieu d’où cette enragée venoit de se précipiter étoit si élevé, qu’elle se brisa au point, qu’à peine son corps pouvoit-il paroître avoir été un corps humain.

Malgré toutes les horreurs dont Richarde venoit de se déclarer coupable, le Roi fut touché de sa mort : mais comme ce trait de compassion ne venoit que de la trop grande bonté de son naturel, ce tendre mouvement fut bientôt passé, & il se crut même obligé de rendre grace au ciel, qui l’avoit délivré de ses dangereuses ennemies.

Toute funeste que cette catastrophe avoit été, elle ne fut pas capable d’interrompre un seul instant la joye publique & les transports de nos jeunes époux.

On renferma promptement dans le même tombeau Richarde & sa fille, & ces deux montres qui furent inhumés sans pompe, furent si promptement oubliés, qu’en moins de quatre jours on ne se souvint pas plus de ces mégeres, que si elles n’eussent jamais existé.

Cependant, malgré les instances de Parfait & de Lisimene, le Roi dégoûté de la puissance souveraine, la leur rendit entre les mains, & renonça sans regret à des grandeurs qui lui avoient attiré des malheurs si terribles, qu’il ne lui avoit pas falu moins que la protection des Nimphes Aquatiques pour ne pas succomber.

Il choisit pour sa retraite un Château peu éloigné de la Ville Royale, invitant tendrement ses enfans à lui donner la satisfaction de les voir souvent. Ils n’avoient pas besoin de cette invitation pour s’acquiter avec joye de ce juste devoir, & pour se rendre dignes de ses bontés.

Non seulement le nouveau Roi alloit souvent prendre les avis de son beau-pere sur la façon de gouverner, mais encore il y alloit pour joüir de la douceur de son entretien, & la Reine son épouse l’accompagnoit à ses voyages. Ce jeune Monarque réussit bientôt à se faire considerer comme le modéle des Rois ; joignant à la douceur de Bon & Rebon l’art de se faire craindre, de se faire respecter, & de se faire aimer autant qu’il étoit craint.

Parfait & Lisimene firent long-tems les délices de leur Royaume, où ils n’oublierent pas, comme on peut croire, de donner aux Nayades & aux Gnomides leurs bienfaitrices des témoignages de la plus vive reconnoissance, en élevant des Temples aux unes & aux autres ; & en faisant inscrire dans les Fastes de l’Empire tout ce qui pouvoit servir à rendre leur mémoire immortelle & la faire passer jusqu’à notre siécle.

Fin de la cinquiéme & derniere
journée des Nayades.

Monsieur de la B… ayant ainsi terminé son Histoire, Mademoiselle de Robertcourt pensa l’étouffer de caresses, pour lui témoigner sa reconnoissance ; mais la judicieuse Parente en modera l’excès, en le lui faisant remarquer.

Elle rendit grace à son tour à l’Historien, & lui fit un compliment sur l’extrême complaisance qui lui avoit fait employer cinq jours à une occupation qui n’étoit peut être pas trop de son goût.

J’ai déja eu l’honneur de vous assurer, Madame (lui dit-il) que ce récit ne m’a pas fait moins de plaisir qu’à Mademoiselle, & je crois que nous ne pouvons mieux employer le tems qui nous reste qu’à ces innocens amusemens. Je suis d’avis que nous nous arrangions pour n’en pas manquer tant que la traversée durera. J’espere que quelques-uns de mes Auditeurs voudront bien me relayer demain, & je ne refuse pas de reprendre la place dans la suite.

La jeune personne, ravie de d’entendre parler de la sorte, demanda avec la vivacité qu’on a d’ordinaire à son âge pour ce qui plaît, qui seroit celui qui prendroit l’emploi ? Ce sera moi, Mademoiselle, reprit M. de Saint… (Capitaine en second de M. de la B…) c’est à moi que cet honneur est dû ; je vous donne rendez-vous ici demain à pareille heure : je sçai un Conte charmant, & je me flatte que vous ne le trouverez pas inférieur à ceux que vous avez entendus ; il a pour titre l’Empire du tems & le pouvoir de la Patience.

Cette promesse & le nom du Conte, excita la curiosité de la petite personne ; elle auroit prié le Seigneur Capitaine de le commencer sur l’heure. Mais la Parente qui s’en apperçut la prévint en se levant promptement : il est tems d’aller respirer la fraicheur en attendant le souper, (dit-elle) Mademoiselle de Robertcourt la suivit à regret, & lorsqu’elle fut en liberté avec Mademoiselle de Chon, elle l’engagea à l’en dédommager, il en coûta quelques petits Contes à cette personne. Le lendemain aussitôt l’heure marquée, elle obligea sa Parente à se rendre à l’assignation. Lorsque tout le monde fut arrivé, que chacun eut pris place, & que M. de Saint… eut connu que l’on étoit disposé à l’écouter, il ne laissa pas languir son auditoire dans une longue impatience ; & sans préambule, adressant la parole à l’aimable Robertcourt, comme à celle qui prenoit le plus d’intérêt à ces Contes, il lui dit ce qui suit.