Contes de Madame de Villeneuve/Contes de Madame de Villeneuve

CONTES
DE
MADAME
DE VILLENEUVE.


LEs familles Doriancourt, & de Robercourt, sont plus connues en Picardie par l’anciennété, & par la vertu de ceux qui en sont issus, que par leur opulence. Deux jeunes Gentilshommes, cadets de ces deux Maisons, se sont depuis quelques années fait connoître par une amitié si rare, qu’on peut les mettre au nombre de ces anciens Amis dont l’Histoire fait mention.

Nés avec le même goût & le même génie, ils avoient l’un & l’autre une adresse toute particuliere à réussir dans ce qu’ils entreprenoient. Attentifs à profiter de l’éducation, qu’on pouvoit leur donner, ils eussent fait de très-grands progrès, si leur fortune l’eût pû permettre. On voyoit entre ces deux jeunes gens une si grande conformité d’humeur, de caractere, & de sentiment, qu’il sembloit que le même esprit animoit ces deux corps.

Robercourt entierement occupé de la triste situation, où le réduisoit l’état de cadet (de cinq freres qu’ils étoient), voyoit avec douleur qu’aucun d’eux ne pouvoit prendre le parti des armes. Ce qu’il eût fallu, pour en entretenir un au service, eût causé la ruine des autres. Il pensoit sans cesse à l’état fâcheux de ses affaires, sans cependant trouver de moyens propres à se rendre la fortune moins contraire. Le peu d’espérance d’un changement favorable le jettoit dans une affreuse mélancolie.

Doriancourt calma ses peines, dissipa ses chagrins, & fut son zélé consolateur. Ils étoient voisins ; leurs familles alliées & amies de tous les temps vivoient en bonne intelligence, & généreusement ne cherchoient qu’à s’obliger. Une solide vertu servoit de base à leur affection mutuelle ; & Doriancourt & Robercourt maltraités de la fortune, se voyant dans le même embarras, ne trouvoient de consolation que dans le secours réciproque de leur amitié.

Mais l’Amour vint faire, pour ainsi dire, oublier à Doriancourt les rigueurs de sa situation présente. Peines, embarras, chagrins, inquiétudes, ces ennemis du genre humain, parurent s’assoupir à l’aspect d’une jeune personne de son voisinage. Il le donna tout à l’Amour, sans rien ôter à l’amitié.

Cette inclination naissante ne fut point un mystère pour Robercourt. Et, comme les Amans ont besoin de confidens, les Amis sont d’une grande utilité en pareille circonstance. Doriancourt ne put profiter des conseils de Robercourt : d’un tempérament extrêmement vif il ne s’enflâma pas par dégrés. En peu de tems sa passion fit des progrès considérables. Envain son ami lui représenta que, dénué de tout, il ne pouvoit penser au mariage, sans se jetter encore dans de plus grands embarras. Envain il lui rappella par des exemples, qui devoient leur être familiers, les malheurs qui suivent la Noblesse indigente. Sa passion aveugle ne lui permit pas de réfléchir : il ne connoissoit d’autre félicité, que celle de posséder l’objet dont il étoit épris, & toutes les représentations, qu’on lui put faire, devinrent inutiles ; sa famille même, & celle de sa Maîtresse, quoique unies ensemble, & liées par une estime particuliere, ne purent approuver une alliance, où ils n’entrevoyoient qu’un avenir malheureux. En apparence elles avoient tout fait, & leurs mesures étoient prises pour ne point voir multiplier entre elles le nombre des infortunés. Mais la mort des Peres de nos deux Amans, arrivée presqu’en même tems, avança le bonheur de Doriancourt. La mere de sa Maîtresse étoit dans ses intérêts : il commençoit à lui devenir cher, parce qu’elle aimoit assez sa fille pour souhaiter ce qui pouvoit lui faire plaisir. Doriancourt de son côté, devenu son maître par la mort de son pere, n’eut pas de peine à faire consentir à ce qu’il désiroit, un Aîné, qui n’avoit que le droit de représentation, & qui d’ailleurs, au bien près, trouvoit dans cette alliance tout ce que l’on pouvoit souhaiter.

Ces nouveaux Epoux, accoutumés à une vie frugale, sentirent moins la rigueur de leur état ; mais les enfans, dont ils se virent environnés dans la suite, leur firent faire de tristes réflexions, qui n’altérerent cependant point la tendresse qu’ils avoient l’un pour l’autre.

Robercourt en véritable ami partagea leurs peines : il les ressentit aussi vivement que les siennes propres ; c’étoit tout ce qu’on pouvoit espérer de lui ; son sort n’étoit pas meilleur. Mais ayant aussi perdu son pere, il se trouva maître de lui même, & l’envie qu’il avoit toujours eû d’apporter quelque changement à sa situation, se fortifia dans son cœur ; l’embarras même, où se trouvoit son ami, ne fit que le déterminer à prendre un parti.

Depuis long-tems il projettoit un voyage de l’Amérique. Il avoit entendu parler des fortunes considérables que plusieurs personnes avoient faites dans ce nouveau Monde. Entre autre celle d’un Gentilhomme de sa Province l’avoit fort ébloui, qui, pauvre, sans ressource, ayant quitté la France, avoit passé plusieurs années à l’Amérique d’où il étoit revenu avec des richesses immenses : en falloit-il davantage pour déterminer Robercourt à partir sans délai ?

Le récit que ce Gentilhomme lui fit des peines & des périls qu’on essuie dans de pareils trajets, & l’intempérie de l’air qu’on respire à l’Amérique ne furent point capables de le détourner de son dessein. Il ne craignoit rien autre chose, que de ne pas devenir aussi riche que celui qu’il vouloit imiter ; mais cette appréhension n’égaloit pas le désir qu’il avoit de soulager & ses parens, & son autre lui-même. Il ne balança pas d’un moment entre la crainte des maux, qu’on peut ressentir dans le cours de pareils voyages, & l’espérance du succès. Sans délibérer davantage, il prit le parti de se séparer d’une famille effrayée d’une résolution, qui paroît d’autant plus périlleuse en cette Province, qu’éloignée des Ports où se font les embarquemens, on les croit beaucoup plus dangéreux qu’ils ne le sont en effet.

Robercourt fut insensible aux tendres avis de ses freres, & ne voulant pas se rendre aux instances réiterées d’un ami, qui vouloit l’engager à rester, & pour lequel (du moins en partie) il ne craignoit point d’encourir tous les risques du voyage qu’il alloit entreprendre, il partit pour Nantes avec une somme fort modique. Il y fit une petite pacotille, proportionnée à ses moyens, & convenable pour le pays qu’il avoit envie d’habiter.

Quelques jours après il s’embarqua pour S. Domingue. La traversée fut heureuse & courte. Le Ciel, qui le favorisa dans son passage, parut agréer ses intentions. Il descendit à Leogane, sans avoir souffert la moindre incommodité. Muni de lettres de recommandation pour le Gouverneur, pour l’Intendant, & pour plusieurs des principaux Habitans, étant d’ailleurs d’une figure & d’un caractère qui prévenoient en sa faveur, il ne fut point étranger dans un pays très-loigné du sien.

L’Amérique est l’endroit du Monde où l’on exerce le plus noblement l’hospitalité. Robercourt l’apprit par lui-même. Un jour, qu’il étoit au Gouvernement, il fit rencontre de M. du Charoy. Ce riche Habitant du pays eut occasion de s’entretenir avec lui. Par sa conversation il lui plut si fort, qu’il l’invita de quitter son auberge, & de venir passer quelque mois dans son habitation. Bien entendu, lui dit-il en souriant, que si vous ne vous ennuyez pas avec moi, vous aurez la bonté de renouveller le bail & que personne n’aura la préférence à mon préjudice. Ces forces de propositions se font communément dans cette partie du Monde, où rien n’est cher excepté le tems. On y vit suivant les commodités du pays avec une magnificence & une profusion qui font qu’un hôte & même quatre ne sont jamais à charge dans une Maison. Sans indiscrétion, & sans crainte d’être incommodé, on y peut faire une visite de plusieurs années.

Le Chevalier de Robercourt, qui n’étoit pas au fait de ces généreuses maximes, remercia froidement le riche Amériquain. Il pensa qu’il ne lui faisoit cette galanterie, que parce qu’il le croyoit dans la nécessité ; que cette offre n’étoit qu’une honnête proposition d’être son Commandeur de Négres, ou son Teneur de Livres. Ainsi le souvenir de ce qu’il étoit, la lui fit même regarder comme une espéce d’injure. Mais M. le Comte D… qui pour lors commandoit à S. Domingue, pénétrant sa pensée, le tira d’erreur, en l’assurant que ces sortes d’offres sont très-usitées, & qu’il pouvoit sans honte accepter l’honnêteté de M. du Charoy, sans crainte de le mettre en frais d’un Esçalin[1].

Sur une pareille déclaration Robercourt suivit du Charoy, qui non content de l’asyle qu’il lui donnoit, fit valoir lui-même sa Pacotille. Il en retira de bons effets, qu’il fit tenir en France à son Correspondant, pour lesquels il eut en échange des Marchandises Françoises, & le jeune homme se vit en peu de tems un fonds conſidérable, sans en avoir eu la peine. L’amitié de son Hôte augmentoit à mesure qu’il le connoissoit. Il lui proposa d’accepter une part dans son habitation : l’offre était trop avantageuse pour la refuser. L’habileté de celui qui se chargea d’être son Œconome réussit si parfaitement, que son gain en moins de six ans fut prodigieux. Sa fortune surpassa tout ce qu’il espéroit des projets ou des chimeres qu’il avoit formées, lorsqu’il étoit encore dans sa Province.

Robercourt fut sensible aux soins du généreux Amériquain. Mais sa situation lui parut d’autant plus agréable, qu’elle le mettoit en état de partager avec Doriancourt l’opulence dans laquelle il se trouvoit. Il n’avoit pas cessé de le combler de ses bienfaits, & tous les ans il lui destinoit une part proportionnée à ses profits. A mesure que ces fonds augmentoient, il redoubloit ses libéralités. Elles furent dans la suite si considérables, que Doriancourt se vit en état de donner de l’éducation à ses enfans, & d’augmenter son bien paternel.

Pendant que Robercourt partageoit sa fortune entre ses parens & son ami, M. du Charoy qui ne cessoit de lui donner des marques de son affection, voulut y mettre le comble, en lui proposant sa fille en mariage. Quoiqu’elle ne fût pas unique, c’étoit un des plus grands partis de la Colonie. Elle étoit jeune, belle, & spirituelle. Robercourt avoit de l’amour pour elle, mais la reconnoissance paroissoit lui défendre, à ce qu’il s’imaginoit, de suivre une inclination qu’il ne croyoit pas entiérement du goût de son Bienfaicteur qui, selon les apparences, devoit avoir des vues plus avantageuses pour sa fille.

Cependant M. du Charoy, convaincu de son mérite, n’avoit point d’autre dessein, & Robercourt n’eut plus lieu de douter de ses intentions ; il en fut d’autant plus charmé, qu’il n’avoit point à se reprocher de l’avoir, par des voyes contraires à la probité, obligé à lui faire un si grand établissement. Le mariage se fit avec toute la magnificence que peut fournir l’Amérique. Cette nouvelle alliance redoubla l’amitié du Beau-pere pour le Gendre. Robercourt vécut avec du Charoy comme auparavant, & agissoit avec lui de façon que s’il eût eu sujet de craindre qu’il cessât de le protéger. Du Charoy de son côté traita Robercourt comme un ami tendrement chéri, auquel il appréhendoit de faire sentir les services qu’il avoit pû lui rendre

Cette Famille véritablement unie eut la douceur de se voir augmenter. Mad. de Robercourt accoucha d’une fille qui fut reçue avec toute la tendresse imaginable. Mais cette joie fut troublée trois mois après par la mort de M. du Charoy. Robercourt le regretta sincérement. Il perdoit un Pere tendre, un Ami généreux, & un excellent Œconome. Comme les douleurs ont leur période, & qu’on se console avec le tems des plus grandes pertes, ce qui lui fit en quelque façon oublier la sienne, fut le dessein que dès long-tems il avoit formé de faire venir, d’entre les enfans de Doriancourt, ceux qui seroient en âge de voyager. Il souhaitoit de faire pour leur fortune ce que du Charoy avoit fait pour la sienne. Il lui falloit le consentement de son Epouse qui, loin d’y mettre obstacle, le pressa d’y penser au plutôt.

Robercourt, sans différer, écrivit à son ami. Dans sa lettre il lui fit un détail exact de sa fortune, & de la maniere qu’il l’avoir faite. Pour lui faciliter les moyens de travailler à l’avancement de quelqu’un des siens ; envoyez-moi, lui manda-t-il un ou plusieurs de vos enfans, j’en aurai tout le soin possible, & je les traiterai comme s’ils étoient les miens propres. Mais ses bienfaits avoient mis obstacle à ce qu’il désiroit. Doriancourt, se voyant par les libéralités de son ami en état de faire quelque chose pour sa famille, avoit déjà mis au service tous ceux de ses enfans qui pouvoient être en âge de s’éloigner de la maison paternelle. Il n’en restoit plus qu’un âgé de sept ans. Il en informa Robercourt & lui fit savoir en même tems, que s’il vouloit, il rappelleroit les autres ; qu’il attendoit sur cela sa réponse, & que toutes les graces qu’il avoit reçues de lui, n’étoient pas le plus pressant motif qui lui faisoit désirer de ne se gouverner que par ses conseils.

Robercourt qui ne souhaitoit d’avoir les jeunes Doriancourt, que par l’intérêt qu’il prenoit à leur avancement, loin de s’opposer à la destination que leur Pere en avoit faite, crut devoir redoubler ses libéralités, afin qu’ils fussent en état de faire une figure encore plus honorable. Il se contenta de demander celui qui n’étoit pas encore placé. Sans peine il l’obtint y mais ce fut à condition qu’il enverroit sa fille à la place du petit Doriancourt. Elle étoit âgée de trois ans, & l’intention de son pere étoit de la faire élever en France selon la coutume des habitans des Isles qui font à leur aise. Madame Doriancourt désirant qu’elle lui fût confiée, joignit à celle de son Epoux une lettre très-pressante. Elle étoit adressée à Madame de Robercourt à laquelle elle promettoit de servir de mere à sa fille. Elle la supplioit d’avoir les mêmes attentions pour son fils dont la grande jeunesse lui causeroit de vives inquiétudes, s’il falloit qu’il fût mis dans d’autres mains que les siennes.

Nos Amériquains ne balancerent point sur cette demande. Robercourt même excité par le désir sincere d’embrasser son ami voulut l’aller prévenir. D’ailleurs il se trouvoit obligé d’accompagner sa fille donc l’âge tendre ne pouvoit lui permettre de proposer à personne de s’en charger. Ainsi sans délibérer davantage, après avoir mis ordre à ses affaires, & fait ses adieux à sa tendre & fidele Epouse, il s’embarqua pour Rochefort. Le trajet fut prompt & heureux. À peine y fut-il arrivé qu’il prit à la Rochelle le carrosse de voiture qui le conduisit à Paris où sa fille arriva sans nul incident. Il y trouva M. & Madame Doriancourt qui venoient d’en faire le voyage, & leurs fils comblés de ses bienfaits, & que le hazard & l’hiver venoient d’y rassembler.

L’abord de ces véritables Amis fut des plus touchans. Après les premiers momens donnés à la tendresse, Doriancourt ne pensa qu’à remercier son Bienfaiteur des graces dont il le combloit depuis tant d’années ; mais le généreux Robercourt l’interrompant au premier mot, lui dit que de lui parler de la sorte, s’étoit offenser sa délicatesse ; que s’il vouloit l’obliger, ce seroit la derniere fois qu’il lui tiendroit ce discours indigne de leur amitié. Le reconnoissant Doriancourt voyant qu’il parloit sérieusement, craignant même de le désobliger, fut contraint de se conformer à ses volontés, & malgré ce que la reconnoissance lui pouvoit inspirer, il se trouva forcé de recevoir encore de nouvelles marques de la libéralité de cet ami solide, & de les recevoir sans l’en remercier, comme un bien qui lui fût légitimement dû.

Ces deux parfaits Amis passerent à Paris quelque tems dans les plaisirs. Au commencement du Printems, les jeunes Doriancourt furent obligés de rejoindre leur Régiment, & Robercourt prit le chemin de Picardie pour voir ses parens auxquels il présenta sa fille qu’il avoit, dès en arrivant dans la Capitale du Royaume, abandonnée aux soins de Madame Doriancourt.

Jouissant dans la Province de tous les agrémens que des Parens & des Amis lui purent procurer, il y resta jusqu’au mois de Septembre. Ce tems passa comme un éclair, & celui de se séparer arriva. Les regrets du départ de Robercourt furent proportionnés à la joye qu’avoit causé son arrivée. Mais s’arrachant lui-même à ses propres désirs, il reprit la route de Rochefort avec le Chevalier Doriancourt. Il comptoit trop sur l’amitié du Pere et de la Mere de cet enfant pourqu’il leur recommandât sa fille. M. & Madame Doriancourt de leur côté n’avoient nulle inquiétude sur le chapitre de leur fils.

La traversée fut heureuse, & Robercourt eut le plaisir de revoir une Epouse qui l’attendoit avec impatience. Il lui présenta le petit Doriancourt en la priant de l’aimer pour l’amour de lui. Cet enfant n’avoit pas besoin de pareille recommandation, & Madame de Robercourt se fit un plaisir d’exécuter à la lettre la promesse qu’elle avoit faite à ses parens de le regarder comme son fils.

Pendant qu’il croissoit sous ses yeux, Robercourt voyoit sa fortune augmenter. Le bonheur l’avoit toujours suivi depuis son arrivée à l’Amérique. Ses richesses furent immenses, & il se trouvoit dans un état si florissant qu’il auroit été tenté de repasser en France, pour en jouir dans sa Patrie, si son Epouse eût marqué moins de répugnance à quitter la sienne ou s’il eut eu moins de complaisance pour une personne qu’il estimoit encore plus par la bonté de son caractère, que par les biens qu’il tenoit d’elle.

Cette Dame cherchoit à lui plaire en tout, & malgré la répugnance qu’elle pouvoit avoir à quitter son pays, elle lui protestoit cent fois le jour, qu’elle étoit prête à le suivre. Mais elle le disoit d’un air si triste, qu’il étoit aisé de reconnoître la contrainte qu’elle se faisoit, & son mari n’eût pû sans scrupule abuser de sa complaisance. Il aima donc mieux renoncer à la douceur de revoir sa Patrie, que d’y retourner en mortifiant une Epouse si digne de ses égards, & à qui même il eût peut-être causé la mort ; car lorsque les Créols font quelque chose qui force absolument leur inclination, ils tombent dans une maladie incurable qui se nomme communément piller fantaisie.

Robercourt conformément aux intentions de son Epouse n’eut plus que le dessein d’élever le petit Doriancourt pour en faire le mari de sa fille, qui ne pouvoit manquer d’être un parti très-considérable, puisque par la mort de plusieurs enfans qu’ils avoient eus, elle devenoit seule l’héritiere de tous leurs grands biens. Ils étoient d’autant plus portés à faire ce choix, que le Chevalier Doriancourt dont la saison surpassoit l’âge, connoissoit déja toute l’obligation qu’il avoit à ses parens d’adoption. Sentant l’avantage qu’il tireroit de leur bonne volonté, jour & nuit il cherchoit les occasions de s’en rendre digne. Ses attentions même avoient si bien réussi, que ce n’étoit plus un secret dans la Colonie. Tous les Habitans le regardoient comme l’unique héritier des biens immenses de feu M. du Charoy, tombés à Madame de Robercourt par la mort de ses freres, mais considérablement augmentés par les soins & l’industrie de son mari.

M. de Robercourt n’avoit que superficiellement parlé de cette alliance à son ami, quand ils firent l’échange de leurs enfans. Il ignoroit si Madame de Robercourt feroit d’un sentiment conforme au sien, & il ne vouloit rien faire contre le gré d’une femme à laquelle il devoit cette déférence par toutes sortes de raisons. Pouvoit-elle être d’un avis contraire ? De deux Epoux qui s’aiment tendrement, l’un ne veut rien que l’autre ne le désire : & Madame de Robercourt aussi dévouée que son Epoux aux intérêts de la famille de Doriancourt, fut la première à témoigner l’envie qu’elle avoit que cet aimable enfant devînt le sien par alliance. Nous sommes assez riches, dit-elle à son mari, pour ne songer à marier notre fille, que selon notre satisfaction. Qui pourroit nous plaire davantage que ce jeune homme dont nous connoissons les bonnes qualités ! Sa figure est charmante : il a de la naissance, il ne lui manque que du bien pour n’avoir rien à désirer. Je ne crois pas que vous vous offensiez si je vous déclare que je ne ferai point heureuse, & que ma fille ne la peut être, si vous lui faites épouser un autre que mon fils Picard. C’est ainsi qu’elle appelloit le petit Doriancourt.

De tels sentimens flaterent beaucoup le cœur de son Epoux. Il informa son Ami de leur commune résolution. Madame de Robercourt écrivit en même temps à Madame Doriancourt. Elle lui parla dans sa lettre du dessein qu’elle avoit pris de faire un mariage de leurs enfants. Et dans une autre écrite à sa fille, alors âgée de treize ans, elle lui fit connoître le mérite du Chevalier, & les obligations qu’elle avoit à M. & à Madame Doriancourt qui prenoient un si grand soin de son éducation. Cette Dame par sa lettre n’eut point de peine à déterminer sa fille en faveur du choix, que de concert avec son Epoux, elle se proposoit de lui faire faire. Les attentions infinies de M. & de Madame Doriancourt pour cet enfant leur avoient attiré de sa part une tendresse si grande, qu’elle ne cédoit en rien à celle que le jeune Doriancourt se sentoit pour M. & Madame de Robercourt. Cette fille sensible à toutes leurs marques d’amitié les assuroit sans cesse qu’elle regrettoit de ne pas être en effet leur enfant, ou du moins de leur appartenir par quelque endroit.

M. & Madame Doriancourt, tant qu’ils avoient ignoré les sentimens de M. & de Madame de Robercourt, n’avoient voulu répondre aux protestations de leur fille, que par des caresses proportionnées à son âge. Ils avoient même eu l’attention qu’aucun de leur fils ne songeât à faire naître dans son cœur d’autre tendresse que celle qu’une sœur doit avoir pour des freres. Ils les avoient obligés de vivre avec elle d’une façon qui ne lui permit pas d’y trouver de différence. Les jeunes Doriancourt obeissoient sans effort. La disproportion de leur âge à celui de Mademoiselle de Robercourt leur en rendoit la pratique aisée. Mais quand on fut informé de la bonne volonté de Madame de Robercourt en faveur du petit Chevalier, on cultiva d’une façon plus particuliere la tendresse de la jeune personne, que l’on eut soin d’entretenir sans cesse de son frere Picard.

M. & Madame Doriancourt trouvoient un portrait bien flatteur dans celui qu’on leur avoit fait de leur fils. Ils pensoient en être rédevables à la seule bienveillance de M. & de Madame de Robercourt qui par-là vouloient en sa faveur disposer de leur fille, & lui faire prendre toutes les impressions qu’ils lui vouloient donner. Mais ils furent agréablement surpris, quand sans avoir eu des nouvelles de son départ de l’Amérique, & le voyant arriver chez eux, ils connurent par eux-mêmes qu’on ne les avoit pas flattés dans le portrait qu’on leur en avoit fait. Voici la raison de son arrivée imprevue.

L’Amérique est un fort beau pays, sur tout l’Isle de Saint Domingue, & particulierement Leogane. Mais une maligne influence de tems-en-tems corrompt l’air de ce riche Climat. Il y régne une maladie, à laquelle les Naturels du pays, & les Etrangers sont sujets. C’est une espece de Dissenterie, qui dégoute, affoiblit au dernier point, & qui dévient souvent mortelle.

Madame de Robercourt en fut attaquée avec tant de violence, qu’elle pressa son Epoux de faire revenir leur fille, voulant, avant que de mourir, avoir la satisfaction de la voir l’épouse du jeune Doriancourt. Mais l’état où elle de trouvoit, ne permettoit pas à Robercourt de l’abandonner pour l’aller chercher. Cependant il ne convenoit pas de la confier à des Etrangers. Madame de Robercourt lui proposa de donner une procuration au Chevalier Doriancourt, & afin que la bienséance ne fut point blessée, M. & Madame Doriancourt avoient ordre de les fiancer.

Il falloit à cet enfant une Gouvernante pour l’accompagner. M. de Robercourt avoit en Picardie une parente fort vertueuse, veuve & peu riche, dont il avoit parlé plusieurs fois à sa femme. Cette persorne, lui dit-elle, n’a point d’enfant, ni de raisons qui la retiennent en France. Priez-là de vous ramener votre fille, en lui promettant de la dédommager avantageusement de ses peines, je suis sûre qu’elle ne vous refusera pas.

Madame de Robercourt ne s’étoit pas trompée. Dès que Doriancourt fut arrivé, son premier soin fut de remettre à la Parente de ses Bienfaiteurs la lettre, par laquelle on l’invitoit de vouloir bien le charger de la conduite de la jeune Robercourt. Cette Veuve née avec un esprit obligeant, & n’ayant rien qui la forçât de rester en France, accepta l’offre avec plaisir.

L’arrivée de Doriancourt causa de la joye à toute sa famille. Pourvû d’une infinité de grâces naturelles, il n’avoit point besoin, comme la plupart des Amériquains, d’en venir chercher en France. Une fille même plus âgée que Mademoiselle de Robercourt auroit pu le trouver aussi charmant, qu’il le parut à ses yeux. Sa présence inespérée ne fit qu’un très-bon effet. A son tour il trouva tant de charmes dans la personne de sa jeune Maîtresse, qu’il n’eut pas de peine à lui témoigner ses empressemens. Elle y répondit d’une façon bien flatteuse ; & ce fut avec plaisir qu’elle prit avec lui des engagements qui ne devoient avoir leur dernier effet qu’à Leogane.

La Parente sur laquelle on comptoit pour les accompagner, se trouva bientôt prête à partir. Une femme de chambre, née avec un esprit amusant, & dont la grande complaisance avoit entièrement captivé les bonnes grâces de sa jeune Maîtresse, fut encore nécessairement du voyage. Elle avoit sçu par des récits, par des lectures agréables, des Histoires proportionnées à l’âge de la jeune de Robercourt, & des Contes merveilleux & extrêmement de son goût, enchanter son cœur & charmer son esprit.

Elle l’avoit sur tout si bien accoutumée à ces contes, qu’il ne se passoit point de jour qu’elle n’emploiât une heure ou deux à cet innocent plaisir. C’étoit le plus sûr moyen, qu’elle eut trouvé, pour pouvoir l’engager à donner de l’attention à ses petits dévoirs. Si quelquefois elle les négligeoit, cette Bonne aussitôt lui refusoit cette récréation, dont elle n’étoit pas souvent privée, parce que la crainte & l’espérance entretenoient sa docilité.

Ces récits journaliers furent interrompus les derniers jours quelles resterent en Picardie. Quand elles furent arrivées à Paris, les spectacles, les emplettes, les promenades, & les adieux les occuperent assez, & Mademoiselle de Chon (c’est le nom de la femme de chambre) n’eut point dans cette grande ville d’autre soin que celui de parer Mlle de Robercourt. Depuis Paris jusqu’à la Rochelle il ne fut pas question de contes. Ou cet enfant étoit trop las, ou sa bonne parente, par le seul motif d’amitié, savoit l’amuser, de peur qu’elle ne s’ennuiât, ou sur la route elle voioit tout ce qui pouvoit s’offrir de curieux. Ainsi l’amusante de Chon, jusques à l’embarquement ne put faire valoir son talent conteur.

Elles resterent quinze jours à la Rochelle : elles y furent reçues par un Correspondant de M. de Robercourt qui vint prendre à la descente du carosse la jeune personne. Il lui procura pendant son séjour dans cette ville toute forte d’amusemens. Le tems de s’embarquer arriva, Le Chevalier Doriancourt fut le seul qui ne paya pas le tribut à la Mer. Mademoiselle de Robercourt, sa parente, & la femme de chambre furent très-incommodées. Mais différentes de ces passagers, qui ne guérissent qu’en mettant pied à terre, au bout de vingt-quatre heures, le dégoût se passa, l’appétit leur revint, elles ne regarderent, pour ainsi dire, que comme un songe l’état douloureux où elles s’étoient trouvées. Enfin le troisieme jour elles se porterent à merveille. Ce dérangement de santé fut une occasion au Chevalier Doriancourt pour marquer l’étendue de son zéle à sa jeune Maîtresse, & par ses soins & ses attentions rédoublées, il acheva de gagner son cœur.

Quelqu’un jugera peut-être que la conversation d’un Amant cheri pouvoit dispenser Mademoiselle de Chon de débiter ses contes, qui, loin d’être divertissans, ne devraient paraître qu’insipides. Mais la grande jeunesse de Mademoiselle de Robercourt ne lui laissoit qu’un goût très-leger pour la fleurette. Par le soin qu’on ayoit pris de son éducation, elle avoit été préservée des pieges séduisans de l’amour. Nul n’avoit osé lui tenir des discours tendres : Le langage des Amans étoit encore pour elle un langage inconnu.

J’invite de plus mes Lecteurs à faire un voyage de l’Amérique, du moins à consulter ceux qui l’ont fait ; ils sauront que les personnes à qui l’âge mûr doit avoir fait perdre le goût des amusemens enfantins, & qui même ont plus d’acquis qu’une fille de treize ans, avec la ressource des Echets, du Trictrac, les soins de leur emploi, ont encore beaucoup de tems de reste pour s’ennuier. J’ai pour prouver ce que j’avance, le témoignage non équivoque de tous les Marins.

La petite de Robercourt, s’amusa d’abord de ce qui frappa sa vue. Tout dans le vaisseau lui parut comme une chose nouvelle. Mais le dixième jour, lassée de l’égalité d’une vie d’autant plus ennuieuse, que c’est toujours le même ennui, ne trouvant nulle diversité, pas seulement dans le point de vue, qui répresente sans cesse une immensité d’Eaux, le Ciel, & rien de plus, elle eut recours à sa chere de Chon pour trouver un amusement qui seul pouvoit la tirer de la tristesse dans laquelle elle tomboit insensiblement, & d’où les assiduités de son jeune Amant ne pouvoient la faire sortir.

Cette fille adroite, soit qu’elle voulut être importunée, ou faire paroître meilleur le récit de ses Contes, tâcha d’éluder un emploi dont elle s’étoit si bien acquitée, en voulant persuader à sa Maîtresse qu’un nouveau genre de vie devoit la réjouir parfaitement. Celle-ci ne prit pas l’échange.

Vous vous trompez, lui dit-elle, je m’ennuie de cette maniere de vivre, & je ne doute pas que vous ne vous ennuyez vous-même. Comment voudriez-vous que je pusse me réjouir à ne voir jamais que la même chose ? Toujours de l’Eau sous mes yeux, peut-on y prendre du plaisir ? Passer les jours dans une uniformité sans égale, est-ce un agrément ? La diversité qui s’y trouve est même très-dangéreuse. On craint de l’y trouver. Tout ce que l’on peut désirer sur cet Elément, c’est de voir une Mer tranquille, le même flot, toujours des voiles enflées du même côté, un beau Soleil, des Matelots desœuvrés, ou simplement attentifs à prévoir les changemens qui pourroient arriver. Vous direz tout ce qu’il vous plaira, il est certain que je m’ennuie, & que j’aime mieux être dans ma Chambre à vous écouter, que sur le gailliard à contempler tristement le Ciel & l’Eau.

Mademoiselle de Chon vaincue par ce raisonnement, ne pensa plus qu’à satisfaire sa jeune Maîtresse. Le Chevalier Doriancourt & la Parente n’ignoroient pas le plaisir qu’elle y prenoit. Mais M. de la B… Capitaine du Vaisseau, que quelques affaires appellerent dans la Chambre du Conseil, où elles couchoient, interrompit un récit, auquel il s’aperçut que Mademoiselle de Robercourt prétoit une attention très-grande. Il s’imagina que ce récit ne pouvoit être qu’intéressant. Il le dit en riant à la Parente, qui lui avoua naturellement ce que c’étoit, & qui voulut justifier la petite personne de cette fantaise, en la réjettant sur sa jeunesse.

M de la B… qui savoit en habile Marin que rien n’est à négliger à la Mer, dit à cette Dame : Ne l’excusez point : les gens sages mettent à profit la moindre occasion de s’amuser, elle prend le bon parti. J’en suis si persuadé, que je vous supplie de permettre que ses plaisirs deviennent publics. Mademoiselle de Chon n’aura pas plus de peine à parler devant nous tous, que devant sa Maîtresse.

Doriancourt avoit eu quelque espece de honte, de ce qu’on avoit découvert qu’une fille prête à se marier, voulut s’amuser à de telles bagatelles. Il avoit essaié de rejetter cette puérilité sur son éducation. Mais il fut enchanté que M. de la B… n’en méprisât pas le sujet. Il lui apprit avec plaisir cette agréable nouvelle ; & ainsi que tous les enfans, elle fut charmée de se voir applaudie.

La complaisante Historienne étant enfin déterminée à donner à la Compagnie le plaisir que l’on souhaitoit, Mademoiselle de Robercourt vint elle-même avertir M. de la B… que sa femme de Chambre étoit prête.

Dans ces sortes de voyages les momens sont précieux & les heures y sont réglées ; c’est pourquoi les Officiers prirent leurs mesures, pour que ces récits se fissent dans le tems où la manœuvre abandonnée à ce qu’on appelle Officiers Mariniers, n’eut plus besoin de la manœuvre des autres. Il fut de plus arrêté, pour ne point abuser de la complaisance de Mademoiselle de Chon, que chacun conteroit à son tour.

Cette fille n’eut pas pu suffire à défrayer la Compagnie pendant la traversée : d’autant plus que l’air salé desseche extrêmement la poitrine. On convint que chaque conte dureroit plusieurs jours ; qu’on ne s’en occuperoit qu’une heure chaque journée. Les choses ainsi réglées, Mademoiselle de Chon fit le récit d’un conte aussi nouveau pour sa Maîtresse, que pour ses Auditeurs. Elle parla pendant une heure de suite, horloge sur table, au bout de laquelle elle cessa de raconter, & chacun reprit ses occupations ordinaires.

Mais comme ces interruptions périodiques ôtent beaucoup à la grâce du discours, qu’il faut renouer par des préambules, qui, quelques agréables qu’ils soient, paroissent toujours trop longs, le Lecteur sera, je pense, plus charmé de les trouver ici de suite. On laisse à sa discrétion le soin d’éviter l’ennui de pareils récits, en y mettant lui-même les bornes qui lui conviendront.

Cette précaution prise, qu’il se transporte encore sur le Vaisseau le… Qu’il s’imagine faire le voyage de Saint Domingue. Qu’il sache que tous les après-dinés chacun fait la sieste, ou ce qui convient à la sûreté de la navigation, & qu’à certaine heure commode pour tous, on se rend sur le gailliard ou dans la grande Chambre, où Mademoiselle de Chon commence ainsi son discours.

  1. Petite Pièce d’Argent, qui a cours à l’Amérique. Elle est faite comme une Piastre, & vaut cinq sols six deniers. C’est la moindre monnoye de l’Amérique.