Contes d’Italie/La Conversion

Traduction par Serge Persky.
Contes d’ItalieLibrairie Payot et Cie (p. 243-257).


LA CONVERSION


À la porte de la blanche buvette qu’ombrage une vieille vigne dont les branches tortes sont entrelacées de liserons et de petites roses, Vincenzo, le peintre décorateur, et Giovanni, le serrurier, sont assis, devant une carafe de vin. Le peintre est petit, osseux, noiraud, le sourire doux et pensif du rêveur éclaire ses yeux sombres et donne une expression naïve à son visage, en dépit de la lèvre supérieure et des joues, rasées de si près qu’elles en sont bleues. Il a une bouche bien dessinée, petite comme celle d’une jeune fille, et de longs poignets ; entre ses doigts agiles, il tourne une rose dorée et il ferme les yeux en portant la fleur à ses lèvres charnues.

— Peut-être, je n’en sais rien, peut-être ! dit-il à mi-voix, en secouant les boucles qui cachent son haut front.

— Plus on va dans le Nord et plus les gens sont obstinés ! affirme Giovanni, homme robuste et trapu, aux cheveux noirs et frisés encadrant un visage couleur de cuivre rouge où luisent de grands yeux débonnaires, comme ceux d’un bœuf. À sa main gauche, l’index manque. Il parle aussi lentement qu’il meut ses mains imprégnées d’huile et de limaille. Le verre en main, il continue de sa voix de basse :

— Milan, Turin, voilà d’excellents ateliers où se forment les hommes nouveaux, où se développent les cerveaux neufs ! Avant peu, la terre deviendra honnête et intelligente.

— Oui ! dit le petit peintre. Il lève son verre, qui capte un rayon de soleil et fredonne :

Oh ! que la terre était tiède
Au matin de nos jours,
Mais nous avons atteint l’âge viril,
Et à présent il fait froid !

— Plus on remonte au Nord, meilleur est le travail. Les Français déjà ne vivent pas aussi paresseusement que nous ; après eux, il y a les Allemands, et enfin les Russes ; oh ! en voilà des gaillards !

— Pour sûr !

— Privés de tous droits, menacés à chaque instant de perdre leur liberté ou la vie, ils ont néanmoins accompli une œuvre grandiose ; car c’est grâce à eux que l’Orient tout entier s’est réveillé à la vie !

— C’est un pays de héros ! déclare le peintre en penchant la tête. J’aimerais vivre chez eux…

— Toi ! s’exclame le serrurier en se frappant le genou du plat de la main ; mais, au bout de huit jours, tu ne serais plus qu’un petit morceau de glace.

Et tous deux ont un bon rire.

Autour d’eux, s’épanouissent des fleurs bleu et or ; les rayons solaires flottent dans l’air, comme des rubans ; dans la carafe miroitante, dans les gobelets, le vin d’Ahmandino flamboie ; du lointain arrive le bruissement soyeux de la mer.

— Écoute, mon bon Vincenzo, dit le serrurier, toi qui sais faire des poésies, veux-tu chanter en vers comment je suis devenu socialiste ?… Mais te l’ai-je raconté ?

— Non, répond le peintre en remplissant les verres, tu ne m’en as jamais parlé. Cette peau-là te va si bien, que j’ai toujours pensé que tu étais né dedans.

— Je suis né bête et nu, comme toi, comme tout le monde ; dans ma jeunesse je rêvais d’une femme riche ; soldat, j’étudiai pour passer l’examen d’officier ; j’avais vingt-trois ans quand je sentis que tout n’allait pas pour le mieux dans le monde et qu’il était honteux de vivre en imbécile…

Le peintre s’était accoudé ; la tête rejetée en arrière, il regardait la montagne où d’immenses sapins agitent leurs branches, au bord même de la crête abrupte.

— C’était à Bologne, où l’on avait envoyé ma compagnie, commença le serrurier. Les paysans s’étaient révoltés ; ceux-ci trouvaient les fermages trop élevés ; ceux-là criaient qu’il fallait augmenter leurs salaires ; les uns et les autres me parurent avoir tort ; je me disais : « Abaisser le loyer des fermes, élever les gages ! Ah ! non, ce sera la ruine des propriétaires fonciers. » En bon citoyen, je prenais ces revendications pour des sornettes et des stupidités… Et j’en étais très irrité. Ajoute à cela qu’il faisait chaud, que nous nous transportions sans cesse d’un endroit à l’autre ; la nuit, nous étions de garde, car nos gaillards brisaient les machines, mettaient le feu aux récoltes et sabotaient tout ce qui ne leur appartenait pas. C’était du joli !

Il lampa quelques petites gorgées de vin et continua en s’animant toujours davantage :

— Ils s’en allaient par les champs en bandes serrées, comme des moutons, mais des moutons silencieux, menaçants, préoccupés ; nous les chassions en exhibant nos baïonnettes, en donnant des coups de crosse parfois ; sans hâte et sans frayeur, ils se dispersaient pour se grouper de nouveau ; c’était ennuyeux comme la messe et cela se répétait de jour en jour comme la fièvre. Luoto, notre sous-officier, un brave garçon natif des Abruzzes, un paysan, lui aussi, paraissait très tourmenté : il maigrissait, devenait blême et répétait souvent :

— Ça va mal, mes enfants ! Il faudra sans doute faire le coup de feu… Misère !

Ces prédictions nous agitaient encore plus ; à chaque coin de rue, derrière chaque arbre, chaque monticule, se montrait une tête de paysan à l’air obstiné ; des regards irrités nous scrutaient ; ces gens-là n’étaient pas bien disposés en notre faveur, évidemment !

— Bois ! dit le petit Vincenzo, en poussant un verre plein vers son ami, d’un geste affectueux.

— Merci, et vivent les gens persévérants ! s’exclama le serrurier de sa voix profonde ; il but, s’essuya les moustaches avec la paume de la main et reprit :

— Un jour, j’étais sur une colline, tout près d’une plantation d’oliviers qu’il fallait garder, car les paysans abîmaient les arbres ; au pied du monticule, deux ouvriers, un vieux et un jeune, travaillaient ; ils creusaient un canal, je crois. Il faisait chaud, le soleil brûlait comme du feu ; j’aurais voulu être poisson ; je regardais ces deux hommes avec colère. À midi, ils abandonnèrent leur besogne et s’attaquèrent à leurs provisions : pain, fromage et cruche de vin. « Que le diable vous emporte ! » pensais-je. Soudain, le vieux qui ne m’avait pas encore gratifié d’un coup d’œil, dit quelques mots au jeune homme ; celui-ci hocha la tête ; alors le vieillard ordonna d’un ton sévère :

— Va ! te dis-je.

Le jeune homme vint à moi, la cruche à la main ; il s’approcha et me dit, d’un ton assez bourru :

— Mon père pense que vous avez soif et il vous offre du vin !

J’étais gêné, mais agréablement surpris ; je refusai, en secouant la tête dans la direction du vieillard ; je le remerciai ; il me répondit en regardant au ciel :

— Buvez, signor, buvez ! Nous l’offrons à l’homme et non au soldat ; nous n’avons pas l’espoir que le soldat deviendra meilleur en buvant notre vin !

« Ne me tente pas, que le diable t’emporte ! » pensais-je et après avoir bu trois gorgées, je remerciai encore ; eux, ils se remirent à manger, au pied du monticule ; bientôt on vint me relever, et ma place fut prise par Hugo, un homme de Salerte ; je lui dis tout bas que ces deux paysans étaient de braves gens…

Le soir du même jour, comme j’étais de planton à la porte d’un hangar qui contenait des machines, une tuile venant du toit me tomba sur la tête ; le choc ne fut pas très fort, mais une seconde tuile m’atteignit avec une telle violence sur l’épaule, que mon bras gauche en fut tout paralysé.

Le serrurier se mit à rire, la bouche largement fendue et les yeux à demi fermés.

— Dans cette ville et durant ces jours-là, dit-il entre ses éclats de rire, les tuiles, les pierres et les gourdins manœuvraient d’eux-mêmes, et cette activité des objets inanimés nous valait d’assez grosses bosses sur la tête. Nous étions furieux, cela va sans dire !

Les yeux du petit peintre étaient devenus tristes ; son visage avait pâli, et il dit tout bas :

— On a toujours honte en entendant des choses pareilles.

— Que faire ! Les gens ne s’assagissent que lentement. Je continue : j’appelai au secours ; on me conduisit dans une maison où se trouvait déjà un homme blessé au visage ; quand je lui demandai comment ça lui était arrivé, il me dit avec un rire qui n’avait rien de joyeux :

— C’est une vieille femme, camarade, une vieille sorcière à cheveux blancs, qui m’a frappé et qui m’a demandé ensuite de la tuer.

— A-t-elle été arrêtée ?

— J’ai prétendu que je m’étais blessé moi-même en tombant. Le commandant ne m’a pas cru, j’ai lu ça dans ses yeux. Mais tu avoueras que c’eût été gênant d’accuser une vieille femme. Ah ! la diablesse ! Ils sont dans une mauvaise passe et, ma foi ! je comprends qu’ils ne nous aiment pas !

« C’est vrai ! » pensai-je. Sur ces entrefaites, le médecin arriva, accompagné de deux dames ; l’une était blonde et très belle, une Vénitienne, sans doute ; je ne me souviens pas de l’autre. On examina mon épaule ; ce n’était pas grave ; on me fit une compresse, et les trois personnages s’en allèrent.

Le serrurier se rembrunit, et frotta vigoureusement ses mains l’une contre l’autre. Le peintre versa de nouveau du vin dans les gobelets.

— Nous nous assîmes tous deux près de la fenêtre, de telle sorte que l’on ne nous vît pas, continua le serrurier d’une voix sombre ; et nous entendîmes la douce voix de cette belle blonde qui traversait le jardin, avec le médecin et son amie ; elle s’exprimait en français, langue que je connais très bien.

— Avez-vous remarqué les yeux qu’il a ! disait-elle. C’est un paysan aussi, à coup sûr. Qui sait ? peut-être deviendra-t-il socialiste comme les autres, quand il aura quitté l’uniforme. Et dire qu’avec des yeux pareils ces gens veulent conquérir le monde, réorganiser la vie, nous poursuivre, nous anéantir, tout cela afin de faire triompher une espèce de justice aveugle !

— Ce sont des nigauds, moitié enfants, moitié fauves ! dit le docteur.

— Des fauves, oui ! Mais qu’y a-t-il d’enfantin chez eux ?

— Mais ces rêves d’égalité universelle…

— Pensez donc, je serais l’égale de ce soldat aux yeux bovins, de l’autre qui a une figure d’oiseau, nous tous, vous, elle, moi, nous serions les égaux de ces roturiers… dont nous nous servons pour châtier leurs semblables, des fauves comme eux…

Elle parla longtemps et avec feu ; je l’écoutais en pensant : « Ah ! signora, il en est ainsi ! » Ce n’était pas la première fois que je la voyais et tu n’ignores pas que personne ne rêve aussi passionnément aux femmes que le soldat. Bien entendu, je me la figurais bonne, intelligente, compatissante, car, à cette époque-là, je m’imaginais que les riches étaient particulièrement intelligents… Je demandai à mon camarade :

— Comprends-tu cette langue ?

Non, il ne la comprenait pas. Alors je lui traduisis le discours de la blonde ; il se mit en colère comme un beau diable et commença à sautiller par la chambre.

— Ah ! c’est comme ça ! grommelait-il. C’est comme ça ! Elle se sert de moi et ne me considère pas comme un homme ! Je permets qu’on m’outrage à cause d’elle, et c’est elle qui nie ma dignité ! Je risque de perdre mon âme pour préserver ses biens, et elle…

Il n’était pas bête, ce gaillard-là, et il se sentait profondément offensé, moi aussi, d’ailleurs. Le lendemain, nous parlions de cette dame à haute voix, sans nous gêner de Luoto, qui se contentait de grogner et de nous conseiller :

— Attention, mes enfants ! N’oubliez pas que vous êtes soldats et qu’il y a une discipline !

Non, nous ne l’oubliions pas. Mais beaucoup d’entre nous — presque tous, à vrai dire — devinrent aveugles et sourds ; et ces braves compagnons de paysans surent profiter habilement de notre état. Ils gagnèrent la partie. Ils nous traitèrent fort bien. Ils auraient pu apprendre bien des choses à la dame blonde ; entr’autres à apprécier les honnêtes gens. Quand nous quittâmes cette province, où nous étions venus pour répandre le sang, beaucoup d’entre nous reçurent des fleurs. Dans les rues du village, on ne nous lança plus de tuiles ni de pierres, mais des bouquets, mon ami ! Je pense que nous l’avions mérité. On peut oublier un mauvais accueil, quand on vous fait de pareils adieux !

Après un moment de silence, il ajouta :

— C’est cela que tu devrais mettre en vers, Vincenzo…

Le peintre répondit avec un sourire rêveur :

— Oui, c’est un excellent sujet pour un petit poème ! Je pense que je saurai le faire. Quand on a dépassé sa vingt-cinquième année, on devient un mauvais lyrique…

Il jeta sa fleur déjà flétrie, en cueillit une autre, regarda autour de lui et continua tout bas :

— Après être allé du sein de sa mère sur le sein de sa bien-aimée, l’homme doit aller plus loin, à un autre bonheur…

Le serrurier se tut et se mit à agiter le vin dans son verre. Au loin, au bas des vignes, la mer bruissait doucement ; dans l’air brûlant flottait l’odeur des fleurs.

— C’est le soleil qui nous rend trop paresseux, trop douillets, murmura le serrurier.

— La poésie ne me réussit déjà plus ; je suis très mécontent de moi-même, dit à mi-voix Vincenzo, en fronçant ses fins sourcils.

— As-tu composé quelque chose ?

Le peintre répondit, après un instant de silence :

— Oui, hier, sur le toit de l’hôtel Como.

Et il se mit à déclamer d’une voix basse et chantante :


Sur la rive déserte, sur les vieilles pierres grises,
Le soleil automnal tombe tendrement et dit adieu.
Les flots avides se jettent sur les rochers sombres,
Effacent le soleil et remportent dans la mer froide et bleue.
Les feuilles cuivrées, que le vent d’automne arrache aux arbres
Sont comme des oiseaux bariolés et morts, dans l’écume du brisant.
Le ciel pâle est triste ; la mer tumultueuse est morne.
Le soleil seul rit, en s’abaissant doucement vers le couchant.


Longtemps, les deux amis gardent le silence ; tête baissée, le peintre fixe le sol ; le serrurier sourit et finit par déclarer :

— On peut dire de belles paroles sur n’importe quel sujet ; le mieux, vois-tu, c’est de parler des braves gens, c’est de chanter les braves gens !