Contes d’Italie/Veilles de fêtes

Traduction par Serge Persky.
Contes d’ItalieLibrairie Payot et Cie (p. 224-242).


VEILLES DE FÊTES


Il est bientôt minuit.

Au-dessus de la petite place de Capri, dans le ciel, flottent des nuages bas ; les contours lumineux des étoiles apparaissent ; le bleu Sirius flamboie puis s’éteint ; par la porte de l’église, se répand le chant grave et plein de l’orgue, et la course des nuages, le tremblotement des étoiles, le mouvement des ombres sur les murailles des édifices et les dalles de la place, composent aussi comme une douce musique.

Selon ce rythme majestueux, la place tout entière, qui ressemble étrangement à un décor d’opéra, vacille et paraît tantôt étroite et sombre, tantôt vaste et d’une clarté transparente.

Au-dessus du Monte Solario s’étend la merveilleuse constellation d’Orion : la cime du mont est somptueusement couronnée de blancs nuages, tandis que le flanc, abrupt comme une muraille, est tout entrecoupé de fissures ; on dirait un visage ancien et sombre, accablé par une méditation sur le monde et l’humanité.

Là-haut, à six cents mètres d’altitude, se trouvent un petit couvent abandonné et un cimetière minuscule, dont les tombes peu nombreuses ressemblent à des parterres de fleurs. Ce sont les sépulcres des moines du couvent.

Sur la place, les enfants jouent bruyamment à lancer des pétards ; les serpents de feu bondissent avec fracas sur les pierres en crachant de rouges étincelles ; parfois une main hardie jette en l’air, très haut, un pétard allumé qui siffle et voltige, pareil à une chauve-souris effrayée ; de petites silhouettes agiles s’enfuient de tous côtés avec des rires et des cris ; une explosion sonore se fait entendre et éclaire pendant une seconde les bambins réfugiés dans les recoins.

Les détonations retentissent presque sans discontinuer, couvrant le bruit des rires, les exclamations d’épouvante et le claquement sec des sabots sur la lave sonore ; des ombres frémissent en prenant leur essor ; des reflets rougeâtres illuminent les nuages, et les vieux murs des maisons semblent sourire : ils se rappellent l’enfance des vieillards, et ils ont assisté plus d’une centaine de fois à ce divertissement bruyant et quelque peu dangereux auquel les enfants se livrent, la veille de Noël.

Entre deux explosions, on entend de nouveau le grondement grave et solennel de l’orgue ; la mer répond d’en bas, par les coups sourds qu’elle assène aux rochers de la rive et par le bruissement continuel des flots.

Le golfe ressemble à une coupe pleine de vin noir et écumeux, au bord de laquelle scintillent, comme un collier d’or et de pierres précieuses, les feux des villes.

Au-dessus de Naples, s’étend un halo couleur d’opale, qui se balance comme l’aurore boréale ; par dizaines, les fusées explosent ; des bouquets s’épanouissent en feux éclatants et s’éteignent, après s’être arrêtés un instant dans le nuage tremblant ; puis un grondement sourd retentit.

Tout le long de l’hémicycle du golfe, une merveilleuse conversation s’engage et continue entre les feux : le phare du fort de Naples brille avec une froide blancheur ; l’œil rouge du Cap Misène étincelle ; les feux de l’île de Procida et ceux qui sont aux pieds d’Ischia ressemblent à d’énormes brillants fixés sur le souple velours des ténèbres.

Le golfe est parcouru par un troupeau de blanches vagues ; à travers leur clapotis chantant arrivent du lointain les soupirs adoucis des fusées qui éclatent ; l’orgue continue à gronder et les enfants à rire, mais soudain la cloche de l’horloge de la tour frappe vingt-quatre coups.

La messe est dite ; en un flot bigarré, la foule sort de l’église et se répand sur les larges marches de l’escalier, et les rouges serpents s’élancent au-devant d’elle en se tordant. Les femmes poussent des exclamations craintives, les gamins rient et sont heureux ; c’est leur fête et personne n’oserait leur interdire de jouer.

Les zamponiari, des montagnards, des pâtres des Abruzzes, vêtus de courts manteaux bleus et coiffés de grands chapeaux, arrivent à la hâte. Les jambes bien dessinées sont recouvertes de bas de laine blanche sur lesquelles s’entrecroisent des lanières noires ; deux d’entre eux ont des cornemuses sous leur manteau et quatre autres tiennent en main des cors en bois d’un timbre très aigu.

Ces gens viennent une fois par an passer un mois dans l’île. Chaque jour, ils célèbrent le Christ et la Madone par leur musique étrange et belle.

Il est curieux de les voir au point du jour ; le chapeau jeté à terre, ils se tiennent devant la statue de la Madone ; ils regardent le bon visage de la Vierge d’un air inspiré et jouent en son honneur une mélodie indiciblement émouvante, qui fut un jour très justement qualifiée de « sensation physique de Dieu ».

Maintenant, les pâtres s’acheminent vers la crèche de l’Enfant Jésus, qui se trouve dans la maison de Paolini le vieux charpentier et qu’il faut transporter à l’église Sainte-Thérèse.

Les enfants s’élancent à leur poursuite ; la rue étroite engloutit les sombres silhouettes et, pendant quelques instants, la place est presque déserte ; il ne reste plus qu’un groupe compact qui attend la procession sur l’escalier, près de l’église, tandis que les ombres des nuages glissent silencieusement sur les murailles des édifices et sur la tête des gens qu’ils semblent caresser.

La mer soupire. Dans les ténèbres, au-dessus de l’isthme, une pépinière se dessine, tel un immense vase sur un mince piédestal. Sirius luit avec un éclat aveuglant ; les nuages sont descendus du Monte Solario ; l’on voit nettement le petit couvent abandonné sur la crête de la montagne, et, derrière lui, un arbre solitaire qui semble monter la garde.

Le chant des pâtres se répand sous les arches des rues en ondes lumineuses et joyeuses ; avec leur nez crochu et leurs manteaux, les musiciens ressemblent à de grands oiseaux ; ils ont enlevé leur chapeau et ils marchent en jouant, entourés d’une foule d’enfants qui tiennent des lanternes accrochées à de longues hampes ; des dizaines de feux se balancent en l’air et éclairent la petite silhouette ronde du vieux Paolino, sa barbe d’argent, la crèche qu’il tient, et dans la crèche pleine de fleurs, le corps rosé de l’Enfant Jésus, élevant avec un sourire ses petites mains bénissantes.

Le vieillard contemple cette poupée de terre cuite avec autant d’attendrissement que si, pour lui, elle était vivante, et promettait d’établir, dès le lever du soleil, « la paix sur la terre et la bonne volonté parmi les hommes ».

De tous côtés, des têtes blanches se découvrent, des visages sévères s’inclinent devant la crèche ; partout brillent des yeux caressants. Des feux de Bengale sont allumés, tout ce qui était sombre a disparu de la place, comme si l’aurore était brusquement survenue. Les enfants chantent, crient et rient ; de bons sourires éclairent le visage des grandes personnes ; il semble qu’elles aussi aimeraient à sauter et à faire du tapage, si elles ne craignaient pas de perdre aux yeux des bambins leur prestige de gens sérieux.

Comme des papillons d’or, les flammes jaunes des chandelles palpitent au-dessus des têtes ; plus haut, dans le ciel bleu foncé, les étoiles étincellent de mille couleurs. D’une autre rue arrive encore une procession ; ce sont des fillettes qui portent la statue de la Madone, au milieu des musiciens, des feux, des cris de joie et des rires d’enfants.

On mène l’Enfant Jésus dans une antique petite église, où l’on ne célèbre plus le culte, tant elle est vieille ; toute l’année, elle reste déserte, mais, aujourd’hui, ses vétustes murailles sont ornées de fleurs, de branches de palmier, de citrons et de mandarines, et une reproduction de la Nativité la remplit tout entière.

Avec de gros blocs de liège, on a édifié les montagnes, les grottes, Bethléem et les fantastiques châteaux au sommet des monts ; un chemin serpente sur les flancs des monticules, dans les clairières paissent des troupeaux de moutons et de chèvres, des cascades scintillent ; des groupes de bergers lèvent les yeux au ciel où resplendit un astre d’or ; des anges volent et désignent d’une main l’étoile conductrice, et de l’autre la caverne où se sont réfugiés Marie, Joseph et l’Enfant Jésus. Une riche et rutilante caravane de rois et de mages est en marche ; au-dessus d’elle, suspendus à des fils d’argent, se balancent des anges qui tiennent des roses et des palmes. Mages aux longues barbes montés sur des chameaux, vêtus de soieries aux vives couleurs, rois aux cheveux blonds en habits de brocart, Numidiens aux têtes bouclées, Arabes, Hébreux, figurines de terre cuite en costume fantastique, des centaines de personnages composent ce tableau.

Autour de la crèche, des Arabes en burnous blancs ont déjà eu le temps d’ouvrir boutique et de vendre des armes, de la soie, des pâtisseries ; des hommes de nation indéfinie font commerce de vin ; des femmes vont puiser de l’eau à la source, la cruche sur l’épaule ; un paysan mène un âne chargé de bois mort ; une foule de gens agenouillés entoure l’Enfant Divin et partout s’ébattent des bambins.

L’ensemble est composé, colorié et disposé avec tant d’adresse et d’art qu’il semble que tout vive et s’agite.

Dans la nuit sans lune du Samedi Saint, par les étroites rues du faubourg de la ville, une femme vêtue d’un manteau noir marche lentement ; son visage est dissimulé par un capuchon ; les nombreux plis de son ample vêtement la font paraître énorme ; elle marche en silence et semble être la muette incarnation d’une inconsolable douleur.

Elle est suivie d’un groupe si compact qu’il paraît ne former qu’un seul corps ; ce sont des musiciens qui vont aussi lentement qu’elle ; les trompettes de cuivre sont tendues en avant avec angoisse ; elles s’élèvent d’un air suppliant vers le ciel sombre et mugissent, et soupirent. Les clarinettes chantent en nasillant comme des moines qui n’auraient pas assez dormi, et le basson souffle, tel un vent irrité ; le cornet à piston se plaint avec un son vindicatif, les cors de chasse l’imitent avec désespoir, et un baryton prie tristement ; une grosse caisse pousse de sourds gémissements en marquant la mesure de cette marche lugubre ; et le piétinement des centaines de gens sur les dalles se mêle au battement rapide du petit tambour.

Le cuivre des ceintures brille d’un éclat jaune, terne et mort ; les instruments de bois se dressent comme des trompes ; la troupe des musiciens est pareille à la tête d’un immense serpent noir, dont le corps se traînerait, pesant et sombre, entre les grises murailles, parmi les rues étroites.

Noire et muette, comme enchaînée par une invincible tristesse, la femme au manteau noir cherche on ne sait quoi dans les ténèbres ; elle entraîne l’imagination au fond des obscures croyances antiques, oh dirait Isis appelant son frère-époux coupé en morceaux par le mauvais Typhon ; il semble qu’un noir rayonnement se dégage de son incompréhensible personne et enveloppe toute l’ambiance dans les angoissantes ténèbres du passé lointain ressuscité cette nuit.

La lugubre musique frappe, en éveillant mille échos, les fenêtres des maisons ; les vitres tremblent ; les gens parlent à mi-voix ; mais tous les bruits sont couverts par le sourd piétinement de milliers de pieds sur les dalles de la chaussée. Les pierres sont solides sous les pas et pourtant le sol semble mouvant ; on est à l’étroit ; une violente odeur humaine se répand, et involontairement, on regarde en l’air, où les étoiles brillent sans éclat dans un ciel nuageux.

Mais voici qu’au loin, sur une haute muraille, sur les noirs rectangles des fenêtres, le reflet d’une clarté rouge s’est montré ; il a flamboyé et disparu pour renaître de nouveau, et un chuchotement étouffé a passé dans la foule, comme un souffle printanier dans la forêt.

— Ils viennent… ils viennent…

Au loin, un autre bruit est né qui va croissant. La femme au manteau noir accélère sa marche, et la foule la suit avec plus d’animation ; la musique elle-même a perdu la mesure pendant quelques instants : les instruments détonnent et s’embrouillent, et la flûte trop pressée a eu un sifflement aigu, très drôle, qui a fait naître des rires assourdis.

Aussitôt, avec une rapidité fantastique et inattendue, une éclaircie se fit dans la foule et à la clarté des torches et des feux de Bengale apparurent deux personnages ; l’un était vêtu de longs habits blancs : c’était la figure blonde et bien connue du Christ ; l’autre, en tunique bleue, était Jean, le disciple favori du Maître ; ils étaient entourés de comparses obscurs qui portaient des flambeaux ; sur leurs visages de Méridionaux se dessinait le sourire de l’immense joie qu’ils avaient eux-mêmes appelée à la vie et dont ils étaient fiers.

Le Christ était joyeux, lui aussi ; d’une main il tenait l’instrument de son supplice, tout orné de fleurs, de l’autre il gesticulait avec ardeur ; il disait quelque chose ; Jean riait, sa tête bouclée rejetée en arrière, jeune, imberbe et beau, tel Dionysos.

La foule se répandit sur la place en un torrent d’huile ; du coup il se forma un cercle, et la femme sombre sembla soudain flotter vers le Christ ; quand elle fut près de lui, elle s’arrêta, et rejeta en arrière le capuchon qui lui couvrait la tête ; son manteau tomba à ses pieds comme un nuage.

Alors, dans la clarté trépidante et fière des feux, la tête rayonnante de la Madone apparut et se mit à étinceler de l’or de ses beaux cheveux ; de blanches colombes s’envolèrent de dessous le manteau de la femme ou des mains de ses plus proches voisins. Pendant un instant, il sembla que cette femme, en robe argentée et rutilante, le Christ orné de fleurs, et Jean en tunique bleue, s’envolaient vers le ciel, dans la vivante palpitation des blanches ailes pareilles à un chœur de chérubins.

O, ia, Ma o a, o ia !

La foule se mit à tonner par mille poitrines, et le monde se transforma : aux fenêtres, partout, des feux s’allumèrent ; des mains brandirent des torches, partout voletaient des étincelles dorées ; le vert, le pourpre, le violet flamboyaient ; les pigeons voltigeaient au-dessus des têtes ; tous les visages étaient levés vers le ciel, et l’on criait avec joie :

— Gloire, gloire à la Madone !

Les murailles des maisons vacillaient dans les reflets des flammes ; à toutes les embrasures apparaissaient des têtes de femmes, d’enfants, de jeunes filles ; les taches éclatantes des vêtements de fête s’épanouissaient, telles d’immenses fleurs. La Madone recouverte d’argent semblait flamber et fondre, debout entre Jésus et Jean. Elle avait un grand visage rose et blanc, des yeux immenses ; ses cheveux blonds, frisottés, formaient couronne au sommet de sa tête et retombaient en épaisses cascades sur ses épaules. Le Christ riait d’un rire jovial et sonore, comme il convient à un ressuscité, tandis que la Vierge aux yeux bleus souriait en secouant la tête et que Jean, disciple espiègle, s’emparait d’une torche qu’il agitait.

Tous trois riaient de ce rire irrésistible qui n’est possible que sous le soleil du Midi et les assistants partageaient leur gaieté.

…Les vieilles femmes prient ; elles contemplent cette trinité belle comme un rêve ; elles savent que le Christ est un charpentier de la rue Pisacana, Jean — un horloger et la Vierge — Anita Brazalia, la brodeuse d’or, elles le savent fort bien, et pourtant elles murmurent de leurs lèvres flétries de belles paroles de gratitude à la Madone pour la remercier de toutes choses… et principalement d’exister.

Ailleurs, on chante avec solennité et on se remémore involontairement une vieille chanson familière :

« Nous célébrons la mort par la mortification ! »

Le jour se lève ; dans les églises, les cloches sonnent joyeusement, annonçant la résurrection du Christ, le Dieu, du printemps ; sur la place, les musiciens se sont rassemblés en un groupe compact ; la musique retentit, et nombre de gens, marchant en cadence, se rendent dans les églises ; là aussi, les orgues jouent des hymnes glorieuses, une quantité d’oiseaux volent sous la coupole ; les fidèles les ont apportés afin de les lâcher à l’instant où les voix profondes de l’orgue commenceront à célébrer la gloire du Dieu ressuscité.

C’est une belle coutume que de faire participer les oiseaux, les plus purs des êtres vivants, à la plus belle fête des hommes. Le cœur chante une chanson étonnamment merveilleuse au moment où des centaines d’oiselets de toutes couleurs voltigent par l’église en gazouillant, et vont se poser sur les corniches et les statues.

La place devient déserte ; les trois silhouettes claires s’en vont en se prenant par le bras et en chantant à l’unisson ; les musiciens les suivent et la foule les imite ; les enfants se mettent à courir ; dans le rayonnement des feux écarlates, ils sont comme des grains de corail éparpillés ; les colombes se sont déjà envolées sur les toits, sur les corniches, où elles roucoulent.

Et l’on se remémore le beau chant : Christ est ressuscité !

Nous aussi, nous ressusciterons d’entre les morts ; réparant la mort par la mort.