Contes coréens/Un ami indigne

Traduction par Serge Persky.
Contes coréensLibrairie Delagrave (p. 95-101).

UN AMI INDIGNE


Le jeune Paksen-Darghi, fils de parents riches qui habitaient la province de Pyando, s’en alla à Séoul pour acheter une charge correspondant à sa noble naissance.

Mais arrivé à Séoul il se livra à une vie de plaisir et d’oisiveté et dépensa tout l’argent que son père lui avait donné.

Comme il n’avait plus les moyens de payer on le chassa de l’hôtellerie.

Il errait dans les rues, tourmenté par la faim, lorsque, passant devant une ferme, il entendit quelqu’un qui lisait à haute voix. Il s’arrêta pour écouter. Le livre et la lecture lui plurent. Il entra dans la maison et dit au maître :

« Si vous me le permettez, je vais m’asseoir et vous écouter.

— Faites selon votre désir. »

Lorsque le maître de la maison fut fatigué, Paksen lui proposa de lire à son tour. Paksen lisait bien, et sa voix était très agréable.

Le maître de la maison en fut charmé, car il aimait à entendre lire, et il proposa au jeune étudiant de rester chez lui quelques jours.

Paksen s’installa chez lui et y demeura, passant son temps à se promener et à lire. Non loin de là, habitait une jeune veuve. En passant devant la ferme de la jeune femme, Paksen la vit et s’éprit d’elle.

Il se promena fréquemment devant sa demeure jusqu’à ce qu’elle l’eût remarqué et qu’elle fût devenue amoureuse de lui.

Alors la jeune femme choisit pour se promener les moments où passait le jeune homme et, enfin, ils firent connaissance. Paksen dit son amour et apprit que son sentiment était partagé. Mais comme la veuve n’appartenait pas à la caste noble, il ne pouvait pas l’épouser.

Alors, ils résolurent de s’en aller et de se marier dans un autre pays.

Comme les parents de la jeune veuve ne l’auraient pas laissée partir, elle décida de s’enfuir en cachette.

Un jour elle dit à Paksen :

« Loue ou achète des mules et envoie-les moi, la nuit, quand tout le monde sera endormi. Je les chargerai de tout ce que j’ai de précieux et les enverrai chez toi, et tu viendras me rejoindre au matin avec les mules, devant les portes de la ville, à l’heure où on les ouvre. »

Paksen n’avait pas de mules et il chercha longtemps le moyen de s’en procurer. Enfin il résolut d’aller chez un de ses anciens camarades, dont il partageait auparavant la vie oisive.

Il lui exposa son histoire et son désir d’avoir des mules.

L’ami s’empressa de le satisfaire, mais, lui aussi, aimait la veuve, et il se garda bien de le dire à Paksen.

Or, le matin, comme Paksen, avec les mules et les objets précieux, attendait la veuve aux portes de la ville, son ami survint. Il lui dit que les parents de la jeune femme, instruits des intentions de leur fille, l’avaient enfermée chez elle, puis avaient informé la police qu’un certain Paksen les avait volé et se trouvait avec le butin dérobé aux portes de la ville.

« Il n’y a pas de salut pour toi, ajouta l’ami de Paksen. Fuis au plus vite avec tes mules et quand le danger sera passé, je t’amènerai moi-même la jeune femme. »

C’est ce que fit Paksen.

L’ami resta près des portes et quand la veuve arriva, il lui dit :

« Tu attends en vain. Paksen ne t’aimait pas, il n’en voulait qu’à tes biens. À cette heure il est en fuite. »

La veuve fut consternée : trompée par celui qui lui avait juré de l’aimer, dépouillée de tout ce qu’elle possédait, elle ne pouvait retourner dans sa famille.

Alors, l’ami perfide lui dit :

« Venge-toi : marions-nous et nous partirons tous deux loin d’ici. »

Comme la veuve n’avait pas d’autre parti à prendre, elle lui répondit :

« Soit ! mais je veux que là où nous irons, nous construisions une hôtellerie qui devienne célèbre dans tout le pays par son hospitalité et son bon marché.

— Je consens à obéir à cet étrange caprice, car je t’aime », répondit le faux ami.

Et ils firent comme il était convenu.

Cependant, Paksen attendait en vain sa fiancée. Il n’osait se rendre à Séoul de peur d’y être arrêté. Il vécut plusieurs jours dans l’anxiété et le désespoir. Enfin un passant lui apprit que son ami et la veuve s’étaient enfuis on ne savait où.

Alors, désespéré, il fit don des mules et des objets précieux à un monastère de bonzes, et résolut de s’enrichir par ses propres moyens.

Il s’en alla chercher de l’or et du ginseng. Il vécut comme le dernier des vagabonds et souvent les balles des brigands sifflèrent à ses oreilles. Il recherchait les endroits les plus sauvages et plus le lieu était désert, moins son cœur souffrait. Il atteignit ainsi le sommet de la montagne Tchen-oo-chana-Pektousan où se trouve le lac sacré des dragons.

C’était un horrible sacrilège que d’aborder cette région ; il ne douta pas, dans son épouvante, qu’il allait mourir.

La nuit tomba.

Alors, il adressa une ardente prière au ciel et dit au soleil couchant :

« Ô, grand soleil, de ton palais d’or, tu vois le monde entier, et moi, d’ici je ne vois rien, ni personne. Quand tu la verras, celle que j’aimais, dis-lui que je meurs ici à cause d’elle. »

Quand il se fut endormi, le vent caressa son visage et il pensa que c’était elle qui l’embrassait, comme elle l’avait fait jadis.

Au milieu de la nuit, quelqu’un lui ordonna d’ouvrir les yeux ; il obéit et ce qu’il vit, il ne l’oublia jamais.

La nouvelle lune brillait au ciel lointain. Mais il faisait sombre et le Scorpion étincelait toujours plus avant dans le bleu du ciel obscur[1]. Solitaire et morne, le Pektousan dressait son sommet étincelant vers le firmament. Et de ce sommet sortait une fumée diaphane à peine visible. Soudain, un dragon en surgit. Blanc et transparent comme une vapeur, il s’élevait dans le ciel pur jusqu’à la lune et tous ceux qui ne dormaient pas, purent l’apercevoir.

« N’aie pas peur de moi, s’écria le dragon, je sais que tu n’es pas venu ici de par ta propre volonté. Mais c’est par ta propre volonté que tu es tombé dans la misère. Tu souffres sans raison et je te récompenserai. Va-t-en droit au pays qui est au couchant, et après trois soleils, tu verras un lac et trois arbres. À cet endroit, creuse le sol, et tu découvriras autant d’or que tu en peux désirer. »

Ces paroles dites, le corps du dragon pâlit, pâlit et disparut complètement dans le ciel obscur.

Paksen se réveilla le matin et se rappela son rêve. Il remercia le ciel, le grand dragon, et s’en alla au pays d’occident.

Après trois soleils, il découvrit le lac et les trois arbres.

Alors il se mit à creuser, et vit une quantité d’or telle qu’on ne peut se la représenter qu’en imagination.

Il creusa longtemps, lorsque la soif le tourmentait, il allait se désaltérer au lac et quand il avait faim, il mangeait de la racine de je-chen. Il creuserait encore, si le dragon n’était venu le trouver une nuit, comme la première fois, au quatrième jour de la nouvelle lune, et ne lui avait dit :

« Malheureux homme, sais-tu depuis combien de temps tu fouilles le sol ? Depuis quinze ans et trois mois lunaires ! »

Paksen, très surpris, murmura :

« Je vais m’arrêter. »

Aussitôt tout l’or disparut, sauf la quantité extraite : elle représentait bien la charge de cent mules.

Paksen prit autant d’or qu’il en pouvait porter, et retourna sur ses pas. Devant lui, les arbres s’écartaient pour laisser le chemin libre. Les marais devenaient secs et des ponts s’édifiaient sur les rivières. Mais dès qu’il avait passé, il n’y avait plus derrière lui que des marais, des bois et des montagnes infranchissables.

Il atteignit une ville chinoise où il vendit tout son or, ce qu’il n’aurait pu faire en Corée, où il aurait été mis à mort, conformément à une loi du pays interdisant la recherche du précieux métal.

On lui remit tant d’argent en échange de ses lingots qu’il dut louer 70 bœufs pour traîner sa fortune.

Comme il se sentait vieilli et harassé de fatigue, il se fit transporter dans un palanquin à deux roues.

C’est ainsi qu’il arriva à la ville où la veuve et l’ami tenaient une hôtellerie.

Cette hôtellerie était célèbre dans le pays. Depuis qu’elle l’avait fait construire, la veuve nourrissait l’espoir d’y recevoir un jour ou l’autre Paksen.

Dès que celui-ci pénétra dans la cour, elle le reconnut. Mais lui, il ne la reconnut pas.

Le soir, lorsqu’elle lui eut servi à souper, elle prit un couteau qu’elle cacha dans les plis de sa jupe, et elle alla rejoindre Paksen pour l’interroger.

Mais elle apprit tout autre chose que ce qu’elle pensait.

Sans savoir à qui il parlait, Paksen la mit au courant de sa vie passée. Alors la veuve se mit à pleurer. Elle jeta son couteau, se nomma et instruisit Paksen de la perfidie de l’homme qu’elle avait épousé.

« Que faire ? dit Paksen. Nous n’avons trompé personne et nous nous aimons. Partons loin d’ici et finissons nos jours ensemble. »

Et c’est ce qu’ils firent. Ils quittèrent l’hôtellerie le même jour, laissant la maison à l’indigne ami.


  1. Scorpion. — constellation zodiacale.