Traduction par Serge Persky.
Contes coréensLibrairie Delagrave (p. 25-34).
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SIM-TCHEN


À une époque très lointaine, alors que les moines de Bouddha[1] aux larges chapeaux étaient encore des hôtes sacrés et pouvaient sortir de leurs couvents, vivaient dans le petit royaume de San-Nara un pauvre vieillard aveugle et sa femme.

Le vieillard s’appelait Sim-Poissa et sa femme Vansiton.

Ils n’avaient pas d’enfants, et c’était leur plus grand chagrin. Aussi leur joie fut-elle sans bornes lorsque naquit leur fille Sim-Tchen.

Mais huit jours après la naissance de l’enfant, Vansiton mourut et l’aveugle resta seul avec Sim-Tchen.

Il la portait dans ses bras, de maison en maison, et toutes les femmes qui avaient des nourrissons lui donnaient le sein.

De même que Sim-Tchen avait été nourrie un peu au hasard, de même elle grandit ; elle devint la plus belle fille que la terre eût jamais portée.

Tout le monde en parlait à son père, mais celui-ci répondait invariablement :

« Hélas ! je suis aveugle et je ne puis la voir ! »

Or, un jour, un moine qui passait devant sa hutte lui dit :

« Que donnerais-tu au grand Bouddha s’il te rendait la vue ?

— Je lui donnerais trois cents sacs de riz !

— Où les prendrais-tu, pauvre aveugle ? répliqua le moine.

— Je dis la vérité ; est-il personne au monde qui aurait l’audace de tromper Bouddha ?

— Bien ! dit le moine. Apporte le riz au couvent et aussitôt tu recouvreras la vue. »

Le moine parti, Sim-Poissa se demanda comment il avait pu promettre tant de riz et où il le prendrait.

Il eut beau réfléchir. Il ne trouva aucun moyen de tenir sa promesse. Alors, il devint triste et perdit l’appétit.

« Pourquoi ne manges-tu pas, père ? lui demanda Sim-Tchen.

— Je ne veux pas te le dire », répondit l’aveugle.

Sim-Tchen se mit à pleurer :

« Je ne te soigne donc pas bien ? Ne suis-je pas prête à sacrifier ma vie pour que tu retrouves ta gaîté ? »

Alors Sim-Poissa lui avoua tout.

« Ne te tourmente pas, père ! Mange ! C’est Bouddha qui a inspiré tes paroles et c’est lui qui fera tout. »

Quelque temps après, arrivèrent des marchands qui se disposaient à traverser la mer, pour aller chercher des marchandises à Nan-San. Ils demandèrent à acheter une jeune fille dans le but de l’offrir en sacrifice à l’Océan, si l’Océan se courrouçait et menaçait de les engloutir.

« Achetez-moi pour trois cents sacs de riz », leur dit Sim-Tchen.

Les marchands réfléchirent, puis acceptèrent le marché.

Ils fixèrent leur départ au quatorzième jour de la troisième lune.

La veille de ce jour, Sim-Tchen s’assit au chevet de son père et se mit à pleurer silencieusement.

Une larme tomba sur le front de l’aveugle et l’éveilla.

« Pourquoi pleures-tu, ma fille ? »

Sim-Tchen tressaillit :

« Ne me questionne pas, père !

— Je veux le savoir. Je suis ton père et tu dois tout me confier.

— Oh ! père ! ne m’interroge pas !

— Si tu n’honores pas tes parents, tu ne seras pas honorée toi-même.

— Je ne puis parler. Pardonne-moi, père ! »

Le vieillard éclata en sanglots. Il avait deviné le secret de sa fille.

« Oh ! ma fille ! ma fille ! qu’as-tu fait ? Je ne veux pas de ce sacrifice ! »

Il s’en alla trouver les marchands et leur dit :

« Je ne vous donnerai pas ma fille. Reprenez votre riz.

— Nous l’avons déjà envoyé au couvent, » répondirent-ils.

Alors le vieillard s’affaissa et se mit à crier en s’arrachant les cheveux de désespoir :

« Pourquoi me prend-on ma fille ? À quoi bon me rendre mes yeux dans la vieillesse si ce n’est que pour pleurer ? Elle est jeune et je suis vieux. »

Mais Sim-Tchen l’embrassa tendrement et lui dit :

« Ne parle pas ainsi, père ! Souvent un vieil arbre porte des fleurs, alors qu’il n’en pousse pas sur les jeunes troncs. C’est la volonté des dieux. Je n’ai pas peur de la mort. »

Et Sim-Tchen s’en alla avec les marchands. Aux amis qui l’accompagnèrent, elle dit :

« Ne pleurez pas sur mon sort. Si vous m’aimez prenez soin de mon père et nourrissez-le comme je l’ai nourri moi-même. Ne pleurez pas, je ne crains pas la mort. Je suis heureuse de mourir pour mon père. »

Tous vinrent et entendirent ces paroles. Le prince de San-Nara, un vieillard encore plus grand que son père, lui dit :

« Tu es une fille admirable. Il faut que chacun fasse tout ce qui est en son pouvoir. Tu ne mourras pas. Tu vivras de génération en génération avec nos ancêtres et tu seras la première parmi les premières. »

Et, se tournant vers Sim-Poissa, il ajouta :

« Et tu es son père. Nous te respectons autant que nous la respectons ! »

C’est ainsi que parla ce vieillard vénérable, le Prince, le Chef de la race dont la parole a force de loi.

Tous ceux qui l’entendirent pleurèrent.

Les marchands pleurèrent aussi et donnèrent de l’argent pour l’entretien de l’aveugle.

Toutefois ils s’embarquèrent avec Sim-Tchen. Tout d’abord, la traversée fut favorable. Des ondines se montraient souvent à la surface tranquille de la mer.

Elles faisaient un signe de tête à Sim-Tchen et la plaignaient.

Sim-Tchen hochait aussi tristement la tête et pensait :

« Bientôt, bientôt, nous nous reverrons ».

Puis la tempête s’éleva et le soleil se cacha dans son palais d’or dont les portes sombres se fermèrent à grand fracas. L’obscurité s’étendit et les vagues furieuses s’élevèrent plus haut que le navire.

Alors Sim-Tchen se fit apporter un vase plein d’eau pure et se mit à prier pour ses compagnons de voyage.

Ses oraisons terminées, elle s’approcha du bord et, se couvrant les yeux de la main, elle se jeta dans la mer irritée.

« C’est ainsi que la plus belle des plus belles roses est arrachée de sa branche natale et emportée par le flot impétueux », dit un marchand, tandis que les autres regardaient avec un effroi muet les gouffres terribles et sombres de l’Océan.

Mais voici que la tempête se calme, les portes du palais céleste s’ouvrent et le soleil, caché derrière ses tourelles d’or et de pourpre, regarde du haut du ciel bleu, le vaisseau fuir sur les flots transparents.

ii

Sim-Tchen, arrivée dans le royaume sous-marin, y vit tant de merveilles qu’elle en oublia la terre.

Trois années passèrent.

Les marchands retournèrent dans leur patrie avec un riche butin.

Quand leur vaisseau fut arrivé à l’endroit où ils avaient sacrifié Sim-Tchen à la mer, ils aperçurent la plus belle des roses flottant à la surface de l’eau.

Ils la prirent et dirent :

« C’est la belle Sim-Tchen qui s’est métamorphosée en rose ! »

Or, lorsqu’ils furent de retour, chez eux, ils apprirent que leur jeune roi était dangereusement malade et que seule une fleur pouvait le guérir.

Ils allèrent trouver le souverain et lui vendirent très cher la rose.

Sim-Tchen et son père

Alors le roi de la mer transporta Sim-Tchen sur la terre, par la route brillante d’un arc-en-ciel, et la déposa dans le jardin du roi.

Sim-Tchen dormait. Elle rêvait que sa mère lui prophétisait :

« Tu seras reine. »

À son réveil, elle vit venir vers elle le jeune roi, une fleur merveilleuse entre les mains :

« Qui es-tu ?

— Je l’ignore. » Et Sim-Tchen disait vrai. Elle avait oublié la terre.

« Je n’ai jamais rencontré femme aussi belle que toi ! dit le roi. Tu seras mon épouse. »

Après le mariage, Sim-Tchen se souvint qu’elle avait habité autrefois sur la terre. Elle se rappela son père et raconta tout à son mari.

Si la mémoire lui était revenue avant la noce, elle n’aurait pas été reconnue reine par la loi, car elle était d’humble origine.

Mais maintenant tout était accompli. Le roi fit chercher le vieillard.

Lorsqu’elle vit paraître son père, la reine fut remplie de joie et demanda :

« As-tu toujours joui de la vue ?

— Non, répondit Sim-Poissa. J’étais aveugle, mais ma fille s’étant sacrifiée pour moi, j’ai recouvré la vue. »

Alors la reine se mit à pleurer et dit :

« Je suis ta fille. Ne me reconnais-tu pas au son de ma voix ? »

Quelle joie ce fut pour tous deux ! Le roi combla le vieillard d’honneurs et ils vécurent ensemble très longtemps et très heureux.

Sim-Tchen s’attristait pourtant quelquefois, en pensant à la cruelle coutume de sacrifier des jeunes filles à la mer.

Mais le roi la consolait en lui disant que le sort de ces victimes n’était peut-être pas plus terrible que le sien.


  1. Bouddha, c’est-à-dire Sage, fondateur de la religion bouddhiste au VIe siècle avant Jésus-Christ.