Traduction par Serge Persky.
Contes coréensLibrairie Delagrave (p. 72-75).

L’ONCLE


Il y avait une fois, dans la province de Khandiegho, un brave homme nommé Tzou-Ireni.

Tout homme a sa faiblesse et Tzou avait la sienne : il avait rêvé de devenir gouverneur en quelque province.

À cette époque-là, à Séoul, les charges n’étaient plus données selon les mérites, mais vendues contre argent.

Tzou connaissait un ministre prévaricateur auquel il remit peu à peu toute sa fortune.

Le ministre lui promettait toujours une place, en disant :

« Gouverneur, c’est une bien haute fonction ! Il faut encore me donner de l’argent. »

Tzou retourna une fois de plus chez lui et ayant vendu ce qui lui restait, il réunit encore trois cents lians et revint à Séoul.

En route, il fit dans une auberge la connaissance de deux voyageurs, le mari et la femme. Celle-ci était sur le point d’accoucher et en effet, la même nuit, elle mit au monde une fille. Mais les parents de l’enfant nou­veau-né étaient si pauvres qu’ils ne purent payer la table et les mets qu’on offre à la mère, à cette occasion.

Alors Tzou leur donna son argent, en disant :

« Je suis vieux et solitaire ; à quoi me servirait d’être gouverneur ? Vous, vous êtes jeunes, vous avez toute votre vie devant vous. Peut-être mon argent vous porte­ra-t-il bonheur. »

Le mari et la femme remercièrent Tzou qui retourna chez lui.

Dix-sept ans passèrent ; Tzou avait déjà quatre-vingts ans et vivait depuis longtemps dans la misère. Il résolut de voir encore une fois Séoul avant de mourir.

« Peu importe l’endroit où je mendie, » dit-il avec un triste sourire à ses voisins.

Ceux-ci l’écoutaient en hochant la tête : il avait dépensé une fortune qui eût suffi à toute autre que lui pendant deux siècles et il n’avait rien obtenu.

Quand Tzou arriva à Séoul en demandant l’aumône, le devin du beau-père du roi (Po-inguouny) le vit et dit :

« Voici l’homme qui recevra aujourd’hui même les douze charges du royaume. »

Le devin s’en alla chez Po-inguouny, beau-père du souverain, et lorsque celui-ci lui demanda ce qui lui adviendrait ce jour-là, le devin le regarda en face et lui dit :

« Une grande joie. »

Mais Po-inguouny était de mauvaise humeur et répondit :

« Je suis investi de toutes les dignités du royaume ; le roi est l’époux de ma fille ; quelle joie puis-je encore éprouver ? À coup sûr on ne m’offrira pas le trône. Qu’y a-t-il donc de nouveau ?

— J’ai rencontré aujourd’hui un vieux mendiant, dit le devin, et j’ai lu sur son visage qu’il recevrait aujourd’hui les douze charges du royaume.

— Tu te moques de moi ?

— En ai-je l’air ?

— Bien ! Mais si demain ce mendiant est resté mendiant, tu auras la tête tranchée. Va me chercher cet homme.

— J’ai joué ma tête en parlant ! » pensa le devin, et il partit à la recherche du mendiant.

Il le retrouva et l’amena au palais ; tout le monde voulut voir le vieillard, entre autres la belle-mère du roi.

« Mon devin t’a-t-il dit que tu recevrais aujourd’hui les douze charges du royaume. Comment cela peut-il se faire ?

— Je ne sais ce qui arrivera, mais je sais ce qui est, répondit le mendiant, et ce qui est, c’est que je n’ai encore rien mangé aujourd’hui.

— Donnez-lui à manger, dit le beau-père du roi.

— J’ai déjà entendu, je ne sais où, ni quand, cette voix joyeuse et narquoise, dit la femme.

— Écoute, vieillard, nous te donnerons à manger, à condition que tu nous fasses connaître toutes tes bonnes œuvres, ajouta son époux.

— Le récit de mes bonnes œuvres ne prendra pas beaucoup de temps ; toutes ensemble, elles ne valent pas une tasse de millet. Il n’y en a qu’une en tout et pour tout j’ai secouru une fois deux pauvres gens.

— Ces pauvres gens eurent une fille, demanda la femme ; ils n’avaient pas de quoi payer la table et les mets qu’on offre à la jeune mère et tu leur vins en aide ?

— Cela est vrai.

— Ces gens c’était nous, dit la femme du beau-père du roi ; et notre fille est maintenant la femme du roi. Depuis lors, je n’ai cessé de supplier le ciel afin que tu soies retrouvé, tant j’étais impatiente de remercier celui qui nous a secourus dans notre détresse. »

Et la femme du beau-père du roi se jeta aux pieds du vieillard et son mari s’inclina devant lui jusqu’à terre.

La mère s’en alla chez sa fille et lui dit :

« Veux-tu voir ton second père, dont je t’ai parlé plus d’une fois ? Il est dans ce palais. »

La fille raconta l’événement au roi son mari et celui-ci alla voir le vieillard.

« Comme nous avons un père, dit le roi, nous appellerons ce vieillard oncle, » titre qui, comme on le sait, est aussi important que les douze charges gouvernementales.

Et le devin du beau-père du roi acquit une telle réputation qu’il gagna bientôt une fortune égale à celle du monarque.