Contes chinois (Rémusat)/L’Héroïsme de la piété filiale

Collectif
Texte établi par Jean-Pierre Abel-RémusatMoutardier (Tome premierp. 1).


L’HÉROÏSME
DE LA PIÉTÉ FILIALE.



Frontispice de Contes chinois, publié par Abel-Remusat, 1827.



L’HÉROÏSME
DE LA PIÉTÉ FILIALE.


Le vin peut épanouir et égayer le caractère ;
Il peut aussi dissiper les chagrins et bannir la tristesse.
Quatre ou cinq tasses vous procurent une joie délicieuse ;
Mais l’usage immodéré de cette liqueur avance le terme de vos jours.
Alors le caractère le plus doux devient dur et féroce,
L’esprit le plus pénétrant devient lourd et stupide.
L’empereur Iu n’eut-il pas raison d’éloigner l’échanson I-ti ?
Cette drogue fatale est la source d’une infinité de maux !

Le but de ce passage est d’engager les hommes à boire avec sobriété. Nous allons parler d’un officier que la passion du vin entraîna dans un abîme de malheurs.

On raconte que dans les années Siouante[1], dans le département de Hoaïgan, dépendant de la province du Tchili, il y avait dans la ville de Hoaï-gan un officier dont le nom de famille était Tsa et le surnom Wou. Il jouissait d’une grande fortune et avait à son service une multitude de servantes et de domestiques. Il n’avait qu’une seule passion, celle de la bouteille. À peine apercevait-il la douce liqueur, qu’il oubliait tout, et la vie même était son moindre souci. Delà lui vint le surnom de Iieou-Koueï, ou démon du vin. Ce défaut lui ayant fait perdre sa charge, il passait les jours entiers à boire et à se divertir.

L’officier Tsa n’était pas le seul qui eût le talent de boire, sa femme Tian s’entendait aussi à vider la tasse. On aurait dit, non pas deux époux, mais deux amis liés par le goût du vin. Cependant, chose étonnante ! M. et madame Tsa, si passionnés pour le vin, avaient trois enfans, deux garçons et une fille, qui ne pouvaient même en supporter ni l’odeur ni la vue.

Le fils aîné s’appelait Tsatao et le cadet Tsalio ; tous deux étaient encore en bas âge. La fille avait une quinzaine d’années.

Quand elle vint au monde, Tsawou ayant vu l’arc-en-ciel se dérouler au dessus de sa maison et l’entourer d’une ceinture brillante de cinq couleurs, il prit ce phénomène pour un heureux présage et aussitôt donna à sa fille le nom de Souï-houng, c’est-à-dire arc-en-ciel de favorable augure.

Elle était douée d’une rare beauté et excellait à dessiner les dragons, à peindre le phénix et à exécuter à l’aiguille toutes sortes de broderies et de fleurs. Outre tous les talens qui font l’ornement de son sexe, elle possédait une pénétration, un discernement et une maturité de raison qui la rendaient capable de régler et de diriger toutes les affaires domestiques.

Souï-houng, voyant son père et sa mère du matin au soir plongés dans le vin, n’épargnait rien pour les détourner de cette funeste habitude. Le moyen que M. Tsa écoutât les avis de sa fille ! Mais laissons un instant les deux époux.

Dans ce même temps il y avait au bureau de la guerre un conseiller dont le nom de famille était Tchao et le sur nom, Koueï.

Jadis, lorsqu’il n’était pas encore monté en charge, il demeurait dans la ville de Hoaïgan, tout près de Tsawou. Se voyant sans fortune, il étudiait jour et nuit, pâlissait sur les classiques et ne s’endormait qu’au chant du coq matinal.

Le père de Tsawou, le vieux Tsa, alors officier, l’aimait à cause de son ardeur infatigable pour l’étude, et l’aidait dans sa détresse, lui envoyant tantôt du bois, tantôt du riz et autres alimens.

Tchao koueï se présenta aux différens examens, et obtint ses degrés littéraires. À l’époque dont nous parlons, il venait d’être nommé conseiller au bureau de la guerre.

Par reconnaissance pour les bontés passées du vieux seigneur Tsa, il voulut avancer Tsawou et l’éleva au rang d’inspecteur militaire dans la province de Hou-Kouang. C’était une place à la fois honorable et avantageuse.

Tsawou, transporté de joie, consulte sa femme, choisit un jour heureux et se dispose à partir pour sa destination.

— « Mon père, lui dit Souï-houng, si vous m’en croyez, vous renoncerez à cette charge. »

— « Et pourquoi, répondit Tsa-wou ? »

— « Les fonctionnaires publics, dit-elle, ont deux choses en vue, la gloire et l’intérêt. Pour y parvenir, il leur faut souvent traverser de vastes pays et errer dans les contrées lointaines. Vous, mon père, accoutumé à mener une vie tranquille, votre unique soin est de vous livrer au plaisir du vin : nulle autre affaire, nul autre souci ne saurait vous occuper. Mais une fois en charge, si vous persistez dans les mêmes habitudes, qui voudra vous accorder sa confiance et remettre de l’argent entre vos mains ? Ainsi, vous vous serez consumé en dépenses et en peines inutiles ! Oubliez-vous les dangers du voyage et la chance de n’en tirer aucun profit ? Mais ce dernier point est une bagatelle. Ce qui m’épouvante, ce sont les suites redoutables d’une pareille mission. »

— « C’est déjà bien assez de n’y gagner nul avantage pécuniaire, répondit Tsawou ; de quelles autres conséquences veux-tu encore parler ? »

— « Quand vous étiez en charge, ô mon père, que de traverses n’avez-vous pas éprouvées ! Se peut-il que vous en ayez sitôt perdu le souvenir ? Dans la carrière des armes, cette place d’inspecteur offre mille avantages ; mais, dans le civil, c’est tout au plus un emploi subalterne. À tout moment l’on est de service dans les bureaux. Il faut reconduire l’un, recevoir l’autre, toute l’année se lever de bonne heure et se coucher tard ; c’est un esclavage perpétuel. Ici, au contraire, libre et tranquille, votre unique soin est de vider la coupe, et ce goût a tourné en habitude. Mais une fois arrivé à votre destination, si vous vivez comme par le passé, que de réprimandes, que de châtimens ne recevrez-vous pas de vos supérieurs ? Mais je veux bien encore ne pas envisager ces cruels affronts. Combien d’autres tourmens vous attendent ! Tantôt ce sont des brigands qui fondent sur le district où vous êtes ; il vous faut partir sur l’heure et courir sur leurs traces. Tantôt, dans un canton éloigné, éclate une sédition, et l’on vous envoie pour l’apaiser. Ici, il faut galopper à cheval ; là, voguer sur une frêle nacelle ; jour et nuit, la cuirasse sur le dos, le casque en tête et la lance au poing, vous êtes à chaque instant entre la vie et la mort. Si alors vous continuez à boire tout le long du jour, votre perte est assurée. Ne vaut-il pas mieux vivre en paix chez vous et passer le reste de votre vie dans la joie et le plaisir ? Peut-on chercher ainsi soi-même une foule d’embarras et de dangers !

— Le proverbe dit, répond Tsawou : Le vin entre dans l’estomac, les affaires se mûrissent dans le cerveau. Comment dis-tu que je néglige mes devoirs et les intérêts de ma maison ? Il est vrai que, te trouvant si entendue aux soins du ménage et aux affaires domestiques, je me repose souvent sur toi pour me livrer à la gaîté et au plaisir. Mais, une fois rendu à mon poste, quand tu ne pourras pas me remplacer, tu me verras à mon tour avoir l’œil à tout.

« D’ailleurs, une charge aussi honorable ne s’obtient le plus souvent qu’à force de présens et d’intrigues ; encore n’y réussit-on pas toujours ; mais cette place ne m’a coûté aucun sacrifice. Je la dois uniquement aux bontés du seigneur Tchao-koueï qui a daigné m’envoyer un exprès pour m’en remettre le diplôme. Si je refuse ce bienfait signalé, je me rendrai coupable de la plus noire ingratitude. Mon parti est arrêté, je te prie de ne rien faire pour m’en détourner. »

Souï-houng voyant son père décidé à partir : « Puisque votre résolution est prise, lui dit-elle, du moins corrigez-vous de la passion du vin et je serai sans inquiétude.

— « Tu sais pourtant, répondit Tsa-wou, que le vin est l’unique soutien de ma vie : comment veux-tu que je m’en interdise entièrement l’usage ? Tout ce que je puis faire, c’est de boire quelques tasses de moins. » Puis il se mit à débiter le passage suivant qui roule sur la même idée :

« L’existence de ton vieux père
« N’a d’autre soutien que la bouteille.
« J’aime mieux m’abstenir de manger
« Que de m’interdire l’usage du vin.
« Désormais docile aux avis de ta piété filiale,
« Je boirai sobrement et vivrai avec tempérance.
« Auparavant, je buvais dix fois le jour ;
« Ce sera désormais une fois ajoutée à neuf,
« Auparavant je buvais dix petites tasses ;
« Désormais une grande seulement.
« Auparavant, je buvais un verre d’un trait ;
« Désormais, je le viderai en deux coups.
« Auparavant, je buvais au lit ;
« Maintenant, j’en descendrai pour boire.
« Auparavant, je buvais jusqu’à la troisième veille ;
« Désormais jusqu’à la fin de la seconde.
« Si tu veux m’imposer de nouvelles privations,
« Je cours risque de perdre la vie. »

Le lendemain, Tsawou ordonna à un domestique nommé Tsayoung d’aller au port de Hoaï-gan louer un bateau pour lui et sa famille. Il emballa les vêtemens, les parures et tous les objets précieux, serra sous la clé les meubles d’un transport difficile et les effets de peu de valeur, et en confia la garde à un de ses serviteurs. Toutes les autres personnes attachées à son service devaient le suivre à sa destination. Ensuite il acheta une grande quantité d’excellent vin pour boire pendant le voyage, choisit un jour heureux, et, après avoir offert un sacrifice au fleuve, prit congé de ses parens et amis, et s’embarqua.

Le pilote déploie la voile et navigue dans la direction de Yang-tcheou.

Cet homme s’appelait Tchin-siaosse ; il était de la ville de Hoaï-gan, et avait déjà atteint sa trentième année. Il avait sous ses ordres sept bateliers dont voici les noms : Peman, Li-houtseun, Tchin-tiefa, Tsin-siaoyouan, Homan-eul, Iu-kiapa et Ling-waïtsouï. C’étaient des gens vicieux et cruels qui passaient leur vie à naviguer sur les fleuves, dans l’unique but de dépouiller les voyageurs et les marchands.

Le malheur voulut que Tsawou choisît leur bateau pour s’embarquer.

En voyant apporter une grande quantité de caisses et de ballots, Tchin-siaosse promenait déjà sur ce butin des yeux enflammés par la cupidité ; mais lorsque toute la famille descendit et qu’il aperçut Souï-houng, qui était d’une beauté accomplie, une émotion secrète s’empara de ses sens, et ne fit qu’allumer davantage sa cupidité.

Déjà, dans son cœur, il forme de coupables projets ; mais, de peur de se trahir lui-même, il veut être plus éloigné de la terre pour les exécuter.

Le vent fut favorable, et, en moins d’un jour, le bateau arriva en présence d’Hoang-tcheou.

La fortune nous sourit, se dit-il à lui-même, encore quelques instans et nous mettrons la main à l’œuvre.

« Camarades, dit-il aux matelots, nous avons là une bonne capture à faire ; n’ayons pas la folie de la laisser échapper d’entre nos mains. Allons, point de retard ; il faut que, ce soir même, elle soit en notre pouvoir.

— « Il y a déjà long-temps, répondirent-ils, que nous avions la même idée ; mais, vous voyant garder le silence, nous avons cru que vous leur faisiez grâce en qualité de compatriotes ; et cette pensée nous a retenus.

— « Durant tout le trajet, reprit Tchin-siaosse, nous n’avions pas encore rencontré d’occasion favorable. C’est pour eux une bonne fortune d’avoir vécu quelques jours de plus.

— « Le seigneur Tsawou est un brave militaire, ajoutèrent les matelots ; ce n’est pas un homme ordinaire ; et puis il a beaucoup de monde à sa suite. Nous avons besoin de courage et de prudence.

— « Lui, répond le pilote, il est brave, mais c’est à boire ; voilà tout son mérite. Quelle crainte vous peut inspirer un pareil champion ? Laissons-le s’énivrer tranquillement, et, quand il aura bu tout à son aise, sa femme et lui verront beau jeu. Épargnons seulement cette jeune demoiselle ; elle restera pour être l’épouse de votre patron. »

À peine avaient-ils pris cette résolution qu’ils arrivent à Hoang-tcheou, situé sur les bords du fleuve Yangtsen-kiang. Ils jettent l’ancre et descendent pour acheter des vivres et du vin. Après un repas copieux, où les matelots n’épargnèrent ni la chère ni le vin, on met à la voile et le bateau part comme un trait.

Ce jour-là était le quinzième du mois, et le disque brillant de la lune répandait une clarté aussi vive que le soleil à son midi.

Sitôt qu’on eut gagné le large : « N’allons pas plus loin, s’écria Tchin-siaosse ; camarades, voici le lieu qui doit être témoin de nos exploits. »

— À ces mots, l’ancre est jetée, et les voiles s’abaissent ; chacun d’eux prend ses armes et s’élance vers la cabane où dormait Tsawou.

Un domestique se présente au devant d’eux, il voit le danger et pousse un cri d’alarme ; mais il était trop tard pour appeler au secours. Un matelot lui assène au front un coup de hache et l’étend sans vie à ses pieds. Les autres serviteurs s’apprêtent à combattre ; mais que peuvent-ils contre une troupe de brigands forcenés ?

Tsawou, depuis qu’il s’était embarqué, avait bu fort peu les premiers jours ; mais, insensiblement, lui et sa femme reprirent leur funeste habitude, sans que les avis de Souï-houng eussent pu les en détourner.

Ce soir-là les deux époux s’étaient épanoui l’âme en buvant, et avaient presque laissé au fond de la bouteille leurs sens et leur raison.

Tout-à-coup des cris perçans se font entendre dans la cabane antérieure du bateau : Soui-houng y envoie ses femmes ; mais celles-ci, glacées d’effroi, n’osent faire un pas en avant : « Seigneur, s’écrient-elles sur le devant du bateau, on massacre vos gens ! »

À ces mots, madame Tsa est frappée de stupeur. Elle allait se lever, lorsque ces brigands furieux entrent à pas précipités.

« Me voici, dit Tsawou, les yeux encore obscurcis par les fumées du vin, qu’est-ce qui oserait… ? En même temps Tchin-tiefa le frappe d’un coup de hache et le renverse à ses pieds.

Tous les domestiques, hommes et femmes, tombent à genoux devant les meurtriers : — « Si c’est notre or que vous voulez, leur dirent-ils, prenez-le ; mais nous vous en supplions, laissez-nous la vie.

— « Nous voulons l’un et l’autre, répondent-ils d’une voix effrayante.

« Pourtant, dit Tchin-siaosse, en qualité de compatriotes, je leur fais grâce de la hache ; je veux bien qu’ils emportent dans l’autre monde leur cadavre tout entier. »

Sur-le-champ il ordonne aux matelots de prendre des cordes et d’attacher ensemble M. et madame Tsa, ainsi que leurs deux fils, mais de respecter les jours de Souï-houng. « Pour avoir été sourd à tes avis, lui dit en pleurant Tsawou, j’ai fait mon malheur et celui de ma famille. »

À peine avait-il cessé de parler, qu’ils sont précipités dans le fleuve. Les servantes qui restaient furent impitoyablement massacrées.

« Un général décoré du cachet d’or était passionné pour le vin ;
« Il tombe sous les coups d’un hôte injuste et cruel.
« Les flots sans pitié s’amoncèlent jusqu’aux cieux.
« On dirait que tous les fleuves soulèvent leurs vagues courroucées. »

Souï-houng, qui avait vu immoler toute sa famille sans qu’on lui fît à elle-même le moindre mal, ne douta plus des dangers qui menaçaient son honneur. Elle sort précipitamment de la cabane, et veut s’élancer dans le fleuve.

Mais Tchin-siaosse, abandonnant la hache qu’il tenait, la saisit à deux mains et l’arrête : — « Ne craignez rien, mademoiselle, lui dit-il, je vous rends la vie pour m’occuper du soin de votre bonheur.

— « Brigands forcenés, s’écrie Souï-houng, enflammée de colère, c’est peu d’avoir massacré toute ma famille, vous osez encore me ravir l’honneur ! Lâchez-moi ; laissez-moi mourir.

« Serait-il possible, répondit Tchin-siaosse, qu’une personne fraîche comme les fleurs et belle comme la lune, pérît au milieu des flots ? Non, je ne le souffrirai pas ; je veux que vous viviez. »

En disant ces mots, il l’emporte dans ses bras et entre dans l’arrière cabane.

Souï-houng l’appelle cent fois voleur, brigand, scélérat, et vomit contre lui un torrent d’injures.

— « Maître, s’écrient les autres matelots transportés de rage, pourquoi ne pas chercher une épouse ? Pouvez-vous endurer les outrages de cette méprisable créature ? » Et tout-à-coup ils veulent s’élancer dans la cabane et tuer Souï-houng.

— Camarades, s’écrie Tchin-siaosse en les arrêtant, par égard pour moi, laissez-lui la vie ; demain je l’obligerai bien à vous demander pardon. » Puis il dit à Souï-houng : « Et vous, taisez-vous au plus tôt. S’il vous échappe encore quelqu’injure, je ne pourrai moi-même vous protéger contre eux. »

Souï-houng, fondant en larmes, se dit à elle-même : Si je meurs, qui vengera la mort de toute ma famille ? Endurons le déshonneur ; mais quand la vengeance sera accomplie, je ne survivrai pas long-temps à ma honte.

Elle se tut alors, frappant la terre de ses pieds et poussant de profonds sanglots.

Tchin-siaosse s’efforce, mais en vain, de la consoler. Pendant ce temps-là, les matelots jettent dans le fleuve le reste des cadavres, lavent le bateau et font disparaître les traces du sang qu’ils ont versé. Ensuite, ils déploient la voile et continuent leur route.

Arrivés au bord d’une île, ils prennent les caisses de Tsawou, en enlèvent les effets et se disposent à les partager entre eux.

— « Ne vous pressez pas tant, s’écrie Tchin-siaosse. C’est aujourd’hui le quinzième jour du mois, la lune montre son disque circulaire et brille du plus vif éclat. Ne vaut-il pas mieux profiter d’une si belle nuit pour célébrer mon mariage et partager ensemble le joyeux festin qui doit le précéder. »

— « Vous avez raison, » répondirent-ils. Aussitôt ils prennent quelques cruches de vin excellent et des vivres qu’avait apportés Tsawou, préparent le repas, et s’asseyent en cercle au milieu de la cabane qu’éclairent de nombreuses lumières. Chaque matelot prend une des tasses d’argent de Tsawou et s’abreuve à longs traits.

Tchin-siaosse amène Souï-houng en la tenant dans ses bras, et la fait asseoir à ses côtés : « Mademoiselle, lui dit-il, je vous prends aujourd’hui pour mon épouse. Ne craignez de ma part aucun affront. Cette nuit même, je veux former cette union qui doit durer jusqu’à ce que l’âge ait blanchi nos cheveux. »

Souï-houng, se cachant le visage, ne songeait qu’à verser des larmes.

« Amis, dirent les matelots, offrons chacun un verre de vin à l’épouse de notre frère. » Et de suite l’un d’eux remplit une coupe et la lui présenta.

Tchin-siaosse la prit, et la portant à la bouche de Souï-houng : — « Remerciez ces messieurs de leur courtoisie, lui dit-il, et buvez un peu du vin qu’ils vous offrent. » Mais Souï-houng, sans répondre, repoussait de sa main la tasse que tenait Tchin-siaosse.

« Messieurs, dit-il en riant, mille remercîmens pour votre honnêteté ; permettez-moi de boire pour mademoiselle. »

À ces mots, il leva la tasse et la vida d’un trait.

« Frère, dit Tchinsiao-youan, ne vous contentez pas d’une simple tasse ; buvez-en deux en mémoire de votre union qui doit durer jusqu’à la vieillesse la plus avancée. » Aussitôt il remplit une autre tasse que Tchin-siaosse vide comme la première. Pressé par ses camarades, il répond à toutes les invitations, accepte tous les défis, et bientôt se trouve étourdi par les fumées du vin.

— « Nous sommes en train de nous égayer et de boire, dirent les matelots, mais il ne faut pas tourmenter davantage la jeune épouse. Maître, allez prendre du repos.

— « Eh bien ! messieurs, dit Tchin-siaosse, mettez-vous à votre aise et excusez-moi ; je ne puis vous tenir compagnie. »

Il emporte dans ses bras Souï-houng, prend une lumière, et passe dans l’arrière cabane qu’il ferme à clé.

Souï-houng, tremblante, éperdue, n’oppose qu’une résistance inutile. Quel dommage qu’un tel trésor soit tombé entre les mains d’un brigand !

« Une pluie d’orage flétrit les brillantes étamines des fleurs ;
« Un vent impétueux fait périr les tendres bourgeons.
« Ne parlons point de tendresse et de félicité conjugale !
« Cette union violente n’inspire que la haine et l’horreur ! »

Cependant les autres matelots étaient encore à table occupés à boire.

« À cette heure, dit Peman, Tchin-siaosse est au comble du bonheur.

— « Oui, dit Tchintiefa, il s’enivre de délices ; nous au contraire, nous éprouvons de mortels déplaisirs.

— « Et lesquels, reprit Tsinsiao-youan ?

— « Nous tous, répondit-il, nous avons également pris part à cette expédition, nous avons les mêmes droits, et pourtant il s’est emparé seul de la plus belle portion du butin. Croyez vous, messieurs, que demain, quand se fera le partage, il daignera nous dédommager et nous accorder un meilleur lot ?

— « Vous trouvez là du plaisir, dit Lihoutseu ; mais moi, je ne vois dans cette jouissance qu’une source de malheur.

— « Et pourquoi des malheurs, repartirent les autres ?

— « Vous savez le proverbe, répondit Lihoutseu : Quand on coupe les mauvaises herbes, si l’on n’arrache les racines, elles repoussent bientôt. Après nous avoir vus massacrer sa famille ; Souï-houng voudrait nous arracher le cœur et le dévorer pour assouvir sa vengeance. Croyez-vous qu’elle puisse oublier sa douleur et vivre conjugalement avec Tchin-siaosse ? À peine serons-nous arrivés près d’un village ou de quelqu’endroit habité, elle poussera des cris et nous perdra tous ; notre vie est entre ses mains.

— « L’observation est juste, répondent les matelots ; demain nous communiquerons cette idée à Tchin-siaosse. Lui-même l’expédiera, et nous serons tous hors de souci.

— « Cette nuit même, répondit un autre, Tchin-siaosse a goûté dans ses bras le comble du bonheur. Comment consentira-t-il à l’immoler de sa main ?

— « En ce cas, dit Peman, ne parlons de rien à Tchin-siaosse ; il vaut mieux prendre des mesures secrètes et nous en défaire nous-mêmes.

— « Si nous la faisons mourir à son insu, dit Lihoutseu, c’est oublier notre tendresse pour un frère, et transgresser les lois de l’amitié ; mais il me vient une idée qui présente le double avantage que nous cherchons. La voici : Profitons du sommeil de Tchin-siaosse, ouvrons les caisses, et, après nous être partagé les effets qu’elles contiennent, nous disparaîtrons au plus vite. Comme Tchin-siaosse s’est emparé de cette charmante personne et jouit déjà de la meilleure partie du butin, son lot sera bientôt fait. Si plus tard l’affaire se découvre, lui seul en subira les conséquences ; mais si, par hasard, le crime reste caché, tant mieux pour lui : ce sera l’effet de sa bonne étoile. De cette manière, nous respecterons les droits de l’amitié, et nous nous mettrons hors đ’embarras.

— « C’est bien pensé, s’écrient-ils tous ensemble. » Ils se lèvent, ouvrent les coffres, prennent l’or et l’argent, les habits, les parures et les coupes, et se les partageant entre eux, laissent seulement quelques objets inutiles et de peu de valeur. Chacun prend son lot et fait ses paquets. De suite ils ferment la cabane, conduisent le bateau le long d’un rivage qui communiquait à une grande route, s’élancent à terre et disparaissent en un clin d’œil.

« L’or et l’argent des coffres leur appartiennent en commun ; mais un seul s’enivre de parfums sur la couche du plaisir. L’impudent frélon dépouille de leur miel les ruches étrangères, et dort au sein de la fleur dont il a terni l’éclat. »

Tchin-siaosse, plongé dans l’ivresse du plaisir, n’entendit rien de ce qui se passait au dehors de sa cabane et ne se leva que le lendemain à une heure très avancée. Il cherche les gens de l’équipage et ne voit personne : « Ils se seront enivrés la nuit dernière, se dit-il, et ils dorment encore profondément. » Il va dans la cabane antérieure, parcourt le bateau d’un bout à l’autre et ne voit pas l’ombre d’un homme, « Où seraient-ils donc allés, » s’écrie-t-il rempli d’étonnement et de crainte ? Il commence à concevoir des doutes et retourne dans la cabane antérieure. Quel fut son étonnement ! Toutes les caisses étaient ouvertes : il les parcourt l’une après l’autre, et les trouve toutes vides, excepté une qui ne contenait que des objets de peu de valeur, des lettres, des billets de visite et des papiers insignifians.

Il comprit alors le motif de la fuite des matelots. Il était enflammé de colère ; mais il n’osait montrer les sentimens qui l’agitaient.

— « Je le vois bien, se dit-il à lui-même, mes camarades ont craint que cette jeune personne que je gardais ne nous trahît dans la suite, et ils sont partis à la dérobée. Me voilà seul maintenant, comment faire pour conduire le bateau ? Je suis vraiment dans un mortel embarras. J’irais bien chercher un homme dans le voisinage pour me prêter l’épaule ; mais, sitôt que nous serons arrivés dans un lieu habité, n’est-il pas à craindre que cette jeune personne ne pousse des cris et des gémissemens, et alors je suis un homme perdu. J’aimerais mieux, comme l’on dit, être assis sur le dos d’un tigre. Cependant je ne puis la garder plus longtemps. Allons, j’ai déjà coupé l’herbe, arrachons jusqu’à la racine. »

Il dit, prend une hache et entre précipitamment dans l’arrière cabane. Souï-houng, encore étendue sur son lit, ne cessait de gémir et de verser des larmes. Quoique son visage fût baigné de pleurs, elle n’en paraissait que plus belle et plus séduisante.

À peine cet homme féroce l’eut-il considérée un instant, ses esprits se troublent, son ame est ébranlée, et ses bras, déjà levés contre elle, retombent sans mouvement. Soudain il ouvre à la pitié son cœur sanguinaire, et, dans son émotion, il laisse échapper la hache dont il est armé. Ensuite il s’élance vers Souï-houng, l’enlace dans ses bras et donne de nouveau cours à ses transports. Quel dommage ! Comment une fleur brillante et délicate peut-elle supporter la fougue des vents et les assauts d’une pluie orageuse ?

Mais bientôt oubliant sa passion effrénée : « Je vois, lui dit-il, que vous êtes faible et languissante ; attendez un peu, je vais vous apporter à manger, et ensuite vous prendrez du repos. »

Tout en préparant le repas, il se disait en lui-même : « Si je me passionne follement pour cette jeune personne, je suis perdu sans ressource ; j’ai bien envie de lui ôter la vie ; mais je ne me sens point la force de lever le bras sur elle. Eh bien ! si j’abandonnais mon bateau et que j’allasse m’établir dans un autre endroit, peut-être trouverais-je encore une aussi belle occasion ; j’amasserais de l’argent pour faire construire une autre barque et je reprendrais mon train de vie accoutumée. Je laisserai Souï-houng dans le bateau : si le destin n’a point décidé sa mort, elle trouvera sans doute un libérateur, et cette conduite m’attirera les bénédictions du ciel. » Puis réfléchissant un instant : « Non, non, s’écria-t-il, point de miséricorde ; si je ne l’extermine, pendant le reste de ma vie, elle sera pour moi une source continuelle de malheurs. Tout ce que je puis faire, c’est de lui faire grâce du couteau et de l’envoyer dans l’autre monde avec son cadavre tout entier. »

Il prépare pour lui quelques alimens, recueille les effets qui lui appartenaient ainsi que les effets qui lui avaient été laissés et en fait un ballot qu’il met de côté. Ensuite prenant une corde avec un nœud coulant, il entre précipitamment dans l’arrière cabane.

En ce moment, Souï-houng, redoutant le retour du brigand, s’était enveloppée dans ses vêtemens, et, la tête cachée dans le lit, pleurait en songeant aux moyens de venger son honneur et la mort de sa famille. Elle ne pensait pas que cet homme dénaturé viendrait consommer ses forfaits.

Il accourt auprès d’elle, d’une main soulève sa tête et de l’autre la fait passer dans le nœud coulant.

Souï-houng veut crier, mais la corde, serrée avec force, l’empêche de proférer un seul mot. Pressée par la douleur, elle agite les pieds et les mains, bondit plusieurs fois d’un mouvement convulsif, retombe enfin et reste étendue sans mouvement.

Le brigand, la croyant privée de vie, abandonne la corde et va ramasser le ballot qu’il avait laissé en-dehors de la cabane ; ensuite il s’élance sur le rivage et s’échappe à pas précipités.

Cependant Souï-houng ne devait pas encore mourir. Heureusement pour elle, le meurtrier n’avait formé qu’un simple nœud, et quoique dans le moment elle eût perdu la respiration et l’usage de ses sens, peu-à-peu elle put étendre la main et desserrer la boucle fatale. Sa situation était bien différente de celle des personnes suspendues à un lacet que le mouvement ou le poids de leur corps ne fait que serrer de plus en plus.

Bientôt son cou est dégagé des liens qui le pressent, l’air s’insinue dans son sein et donne un libre cours à sa respiration. Insensiblement elle revient à elle-même ; mais ses membres étaient d’une faiblesse extrême et ne lui permettaient pas de faire le moindre mouvement. Après quelques instans de repos, elle fait un dernier effort et arrache tout-à-fait la corde qui l’avait si cruellement serrée. « Ô mon père, dit-elle en elle même, les yeux baignés de larmes et le cœur navré de douleur, si, dans le temps, vous eussiez écouté mes conseils, aurions-nous pu éprouver de si grands malheurs ? Dans la vie passée, quel mal avions-nous fait à ces brigands pour devenir aujourd’hui victimes de leur cruauté ? Après avoir enduré le déshonneur, je n’ai consenti à vivre que pour venger ma famille et laver ma honte. Je ne croyais pas que ce brigand me laissât la vie. Que ne puis-je mourir à l’instant ! Mais, ô mon père, notre injure est profonde comme les abîmes de la mer ! Quelle douleur j’éprouverais de fermer les yeux avant de l’avoir effacée ! » Elle était agitée de mille pensées, et chaque réflexion ne faisait qu’augmenter l’amertume de son âme.

Comme elle pleurait encore, le bateau reçoit une commotion qui le fait vaciller quelques instans et renverse presque le lit où elle était couchée.

La frayeur suspend les gémissemens de Souï-houng ; elle prête l’oreille et entend les hommes d’un bateau voisin qui poussaient de grands cris en frappant l’eau de leurs rames. Mais dans la barque où elle se trouvait elle n’entendit pas le plus léger bruit. « Pourquoi, se dit-elle dans son incertitude, cette troupe de brigands voit-elle heurter le bateau sans ouvrir la bouche ? Peut-être ces matelots sont-ils leurs camarades, peut-être aussi la barque qui vient de frapper contre la nôtre est celle du magistrat chargé de prendre les voleurs, et c’est pour cela sans doute qu’ils n’osent élever la voix pour se plaindre. »

Elle allait pousser des cris et appeler à son secours, mais elle eut peur de s’être trompée dans ses conjectures.

Comme elle était dans le trouble et l’incertitude, soudain elle voit plusieurs hommes s’élancer dans le bateau qu’ils s’étonnent de trouver vide, et entrer précipitamment dans l’arrière cabane où elle était.

« Si ce sont les camarades de ces brigands, se dit à elle-même Souï-houng, je suis perdue sans ressource. »

« Qu’est devenu cet infortuné magistrat, disent les étrangers ? Où sont ses gens et toute sa famille dont il ne reste pas la moindre trace ? »

À ces mots, Souï-houng reconnut bien que ce n’étaient pas des voleurs. Elle se relève, et poussant de grands cris, implore leur assistance.

Ils se retournent et voient une jeune femme d’une beauté accomplie ; ils lui donnent la main, l’aident à descendre et lui demandent des détails sur tout ce qui s’est passé.

Souï-houng, sans pouvoir répondre, verse un torrent de larmes ; ensuite elle leur parle du rang de son père, du motif de son voyage et leur fait le récit exact de tous ses malheurs. « Messieurs, ajouta-t-elle, prenez pitié d’une malheureuse qui a été indignement outragée et qui n’a personne pour la venger. Je vous en supplie, conduisez-moi devant le magistrat afin que je lui présente une requête et qu’il fasse prendre les brigands qui ont causé mon malheur et anéanti toute ma famille. »

Un si grand bienfait attirera sur vous les faveurs du ciel. — « Quelle horreur d’avoir traité si indignement cette charmante demoiselle ! s’écrièrent-ils. Cependant nous ne pouvons prendre sur nous de faire ce que vous demandez. Attendez que nous appelions le seigneur notre maître ; vous pourrez vous expliquer avec lui. »

À ces mots, l’un d’entre eux courut le chercher et arriva avec lui quelques instans après. En le voyant venir, tout l’équipage s’écrie : Voici son excellence. »

Souï-houng lève les yeux ; elle aperçoit un homme d’un air grave et majestueux, et dont le costume et le maintien imprimaient un sentiment de respect.

Comme elle avait entendu les gens du bateau l’appeler leur seigneur, elle ne douta point que ce ne fût un homme d’une haute naissance. Les yeux en pleurs, elle se prosterne devant lui jusqu’à terre. Mais lui, la relevant avec empressement, « Mademoiselle, lui dit-il, qu’est-il besoin de me faire cette profonde révérence ? Si vous avez quelque demande à m’adresser, parlez, expliquez-vous. »

Souï-houng lui raconte en détail tout ce qui lui était arrivé. « Seigneur, ajouta-t-elle, prenez pitié de moi, daignez être mon libérateur et me retirer de l’abîme de maux où je suis tombée ; je n’oublierai jamais un si grand bienfait.

— « Mademoiselle, répondit-il, modérez votre douleur. Ces brigands se sont sauvés, mais ils ne doivent pas être bien loin. Je vais avec vous trouver le magistrat afin que vous lui présentiez une requête. Il enverra de tous côtés des officiers de justice, et il est impossible qu’ils échappent à leurs poursuites. »

Souï-houng, retenant ses pleurs, lui témoigne la gratitude dont elle est pénétrée.

Il appelle quelques hommes du bateau et leur donne ses ordres. « Hâtez-vous, leur dit-il, cette affaire ne peut souffrir de retard. Soutenez mademoiselle Souï-houng et aidez-la à passer sur notre embarcation.

Souï-houng cherche ses souliers, se chausse et se dispose à les suivre. En sortant de la cabane, elle voit un bateau à deux voiles chargé de marchandises.

Aussitôt qu’elle y fut descendue, le capitaine la prie d’entrer dans une cabane pour y prendre du repos.

Les matelots enlèvent tous les ustensiles et les effets que contenait la barque des brigands, déploient les voiles et continuent leur route.

Cet homme s’appelait Pofo ; il était originaire du département de Hanyang. Il faisait le commerce en naviguant d’un lieu à un autre. Au bout de quelque temps, ayant amassé une grande fortune, il avait fait construire à ses frais ce large bateau et transformé en mariniers tous les gens de sa maison.

Cette fois, ayant vendu le long du chemin toute sa cargaison de grains, il avait acheté des marchandises d’un débit facile dans son pays et profitait d’un temps favorable pour s’en retourner, lorsque tout-à-coup un vent impétueux chasse le bateau au bord du rivage. Le pilote saisit le gouvernail et commande la manœuvre aux matelots ; mais tous leurs efforts sont inutiles. Un nouveau coup de vent ramène le bateau et le pousse contre celui des voleurs. Les nautoniers voyant une barque couverte et pensant qu’elle appartenait à un magistrat, craignaient de s’attirer une mauvaise affaire. Tout l’équipage fait de nouveaux efforts pour se détourner, mais leur bateau s’arrêta dans un bas fond. Cet embarras était la cause de leurs cris confus et des tentatives multipliées qu’ils faisaient pour gagner le large, lorsqu’ils vinrent heurter contre l’autre bateau.

Pofo, étonné de n’y voir pas même l’ombre d’un homme, envoie plusieurs matelots pour en savoir la cause.

Un instant après, ils reviennent et lui annoncent qu’ils n’ont trouvé qu’une jeune personne d’une rare beauté qui demandait assistance et appelait un libérateur.

À ce récit Pofo conçut des pensées indignes d’un homme de son caractère et employa la ruse et le mensonge pour la faire passer dans son bateau. Mais comment supposer que ces belles démonstrations ne partaient point du fond de son cœur et qu’il ne songeait à rien moins qu’à redresser ses griefs et à prendre le soin de sa vengeance.

Souï-houng, après avoir été en proie à tant de malheurs, n’avait personne à qui elle pût confier ses peines. Aussitôt qu’elle eut vu Pofo, elle le regarda comme un parent et implora son appui. Comme elle l’avait entendu prononcer le nom de brigands, elle ne douta point de sa droiture et se rendit sans la moindre inquiétude sur son bateau.

Quand elle eut pris un peu de repos : J’ai commis une grave imprudence, se dit-elle en elle-même ; cet étranger n’est ni mon parent, ni l’ami de ma famille ; à quel titre puis-je espérer qu’il me prêtera secours ? quoiqu’il m’ait promis assistance et protection, je ne saurais encore juger de la sincérité de ses sentimens. S’il avait des vues coupables, comment pourrais-je m’en garantir ?

Comme elle était agitée par ces inquiétudes, elle voit venir Pofo. Il ordonne à ses gens de faire chauffer d’excellent vin et de préparer un repas splendide pour traiter convenablement Souï-houng.

— « Mademoiselle, lui dit-il, vous devez avoir faim ; veuillez accepter le repas que j’ai l’honneur de vous offrir. »

Mais Souï-houng, qui avait l’esprit occupé du souvenir de son père et de sa mère, ne put obéir à son invitation.

Pofo assis à ses côtés lui parlait d’un ton plein de douceur et lui prodiguait mille caresses.

Ayant réussi à lui faire accepter deux petites tasses de vin : — Mademoiselle, lui dit-il, j’ai un mot à vous communiquer, mais j’ignore si vous voudrez bien m’écouter et me donner votre avis. »

— « Seigneur, répondit Souï-houng, quelles instructions avez-vous à donner à votre servante ? »

— « Mademoiselle, lui dit-il, dans le premier moment, touché de pitié pour vous, je vous ai promis de vous conduire devant le magistrat pour lui adresser une accusation ; j’oubliais que mon bateau est rempli de marchandises dont la vente ne saurait être retardée. Je songe aujourd’hui que les poursuites judiciaires sont d’une longueur désespérante. Si l’affaire qui nous occupe traîne pendant six mois ou un an, je ne pourrai me défaire de mes marchandises, et ainsi nous aurons tous deux perdu beaucoup de temps à attendre vainement. Il vaut mieux, mademoiselle, que vous me suiviez chez moi : je vendrai d’abord mes marchandises, ensuite nous prendrons un petit bateau et nous viendrons ensemble informer la justice et poursuivre cette affaire. Quand il faudrait alors attendre des années entières, peu m’importe ; je n’aurai point de repos que vous ne soyez vengée. Il y a encore un point sur lequel je veux vous consulter. Je suis veuf et vous paraissez être veuve aussi. En allant et venant, nous ne manquerons pas d’éveiller les soupçons et de donner lieu à des propos injurieux. Quand nous nous conserverions tous deux dans la plus grande pureté, nous n’obtiendrons pas plus d’indulgence. D’ailleurs vous êtes sans parens, sans appui et sans ressources. Quoique je ne sois qu’un simple marchand, j’ai du bien chez moi et je jouis d’une heureuse aisance. Si vous ne dédaignez pas mon alliance, unissons-nous de suite et soyons époux. Ensuite je prendrai le soin de vous venger, et quand il faudrait traverser les flots, ou passer au milieu du feu pour y parvenir, il n’est point de danger que je n’affronte. Je veux moi-même prendre les brigands et les amener liés et garottés, afin que vous ayez la satisfaction de les voir subir le châtiment qu’ils méritent. J’ignore encore ce que pense mademoiselle et quel est son avis. »

À ce discours, Souï-houng, le cœur navré de douleur, versa un torrent de larmes. « Infortunée que je suis, se dit elle à elle-même, j’ai encore rencontré un homme pervers ; il me tient dans son piège : comment lui échapper ! Au reste, s’écria-t-elle en soupirant, mon déshonneur est peu de chose auprès de la mort de mon père et de ma mère. Après avoir été outragée par un brigand, quand je mourrais aujourd’hui, je ne puis me regarder comme pure et intacte. Attendons le jour de la vengeance ; il sera temps alors de mettre un terme à ma vie pour laver mon déshonneur. »

Après s’être remise de son trouble et avoir essuyé ses larmes : « Seigneur, dit-elle, si vos paroles sont d’accord avec vos sentimens, et que vous daigniez venger votre servante et effacer sa honte, je vous suivrai avec plaisir et j’obéirai à vos ordres ; mais je désire que vous confirmiez par un serment les promesses que vous m’avez faites. »

Pofo à cette réponse ne peut contenir sa joie, et soudain se jetant à genoux, il prononce le serment qu’elle exige : « Je jure de venger mademoiselle et de laver son déshonneur. Si je manque à cet engagement sacré, puissé-je périr au milieu des flots. »

Il dit et se relève. Il ordonne ensuite aux matelots d’arrêter le bateau au rivage, et d’aller dans un bourg voisin acheter du poisson, de la viande, du vin et des fruits afin que tout l’équipage célébrât le repas nuptial. La nuit vint et fut pour Pofo une source de délices.

Ils partent, et, en moins d’un jour, arrivent à Han-yang.

Pofo avait pour épouse une femme acariâtre et de la plus basse jalousie. Comme il la craignait et tremblait d’éveiller ses soupçons, il plaça Souï-houng dans une maison qu’il avait louée loin de chez lui, et recommanda soigneusement à ses gens d’en garder le secret.

Or, parmi ces domestiques, il y en avait un d’un caractère faux et hypocrite, qui mettait tout son plaisir à épier les secrets et à semer la division. Il ne fut pas plus tôt instruit de cette circonstance, qu’il alla en informer la dame Pofo.

Celle-ci entre en fureur et veut dans le premier mouvement chercher querelle à son mari ; mais, réfléchissant qu’elle n’avait ni le temps, ni l’occasion de disputer avec lui, elle prit le parti de ne dire mot. Elle envoie chercher secrètement des revendeurs et s’engage à leur livrer cette jeune personne en recevant un prix convenu.

Le jour dit, la dame Pofo enivre son mari et l’enferme dans sa chambre. Elle prend ensuite une chaise et se fait conduire à la maison où demeurait Souï-houng. Les revendeurs étaient déjà au rendez-vous et attendaient son arrivée.

Madame Pofo entre et envoie quelqu’un annoncer à Souï-houng que l’épouse du seigneur Pofo vient lui faire visite.

Souï-houng, ne pouvant se dispenser d’un devoir que lui imposent les convenances, sort de son appartement et va la recevoir.

Les revendeurs, qui se tenaient à l’écart, l’observent attentivement, et sont transportés de joie en voyant une personne d’une beauté si accomplie.

Madame Pofo, prenant un air riant et épanoui : « Il faut convenir, dit-elle à Souï-houng, que j’ai un mari bien ridicule et bien extravagant. Puisqu’il vous a épousée, pourquoi vous a-t-il ensevelie dans ce réduit ? Est-ce là le fait d’un homme qui tient à sa considération ? Les gens du dehors en rejettent la faute sur moi, et ne cessent de dire que je suis seule la cause de cette conduite. Je viens exprès aujourd’hui pour faire taire ces propos injurieux et vous emmener avec moi. Prenez vos vêtemens, faites-en un paquet et disposez-vous à m’accompagner. »

Souï-houng, ne voyant point Pofo, conçut des doutes, et imagina mille prétextes pour se dispenser de lui obéir.

« Si vous ne voulez pas habiter avec moi, lui dit madame Pofo, venez au moins passer un ou deux jours à la maison pour vous récréer et prendre quelque délassement. »

Souï-houng, séduite par ses dernières instances qui lui semblaient dictées par la franchise, n’insiste pas davantage, et va dans son appartement mettre en ordre ses vêtemens et se disposer à partir.

Pendant ce temps-là, la dame Pofo sort un instant et fixe avec les revendeurs le prix qu’elle exige. En même temps elle ordonne à un domestique d’aller louer une chaise.

Elle amène Souï-houng dont elle avait surpris la bonne foi et la fait monter avant elle. Les porteurs, fidèles au mot d’ordre, courent comme s’ils avaient des ailes et ne s’arrêtent que dans un lieu inhabité, situé auprès du fleuve.

Les marchands viennent recevoir Souï-houng, et la conduisent dans un bateau qui était à l’ancre.

Souï-houng reconnut bientôt qu’elle était tombée dans un piége. Elle pleure, elle gémit, et veut s’élancer dans le fleuve.

Mais les revendeurs, la saisissant de chaque côté, l’empêchent de faire le moindre mouvement, et la poussent de force dans l’intérieur du bateau. Ensuite ils congédient les porteurs, lèvent l’ancre, déploient les voiles et se mettent en route.

La dame Pofo, ayant vendu Souï-houng, recueille tous les effets qu’elle avait laissés, les met en paquets et les emporte ; puis elle ferme la chambre à clé, et revient chez elle.

Pofo, échauffé par le vin, dormait encore d’un profond sommeil. Sa femme, lui donnant trois ou quatre soufflets, le tire de son ivresse pour le vexer par ses reproches et lui adresser des injures. Pendant plusieurs jours, elle ne cessa de le contrarier et de le harceler de mille manières.

Pofo, qui craignait d’éveiller les soupçons de sa femme, n’osait mettre le pied hors du seuil.

Un jour, profitant de son absence, il court au domicile de Souï-houng. Quel fut son étonnement quand il vit la porte fermée ! Il interroge les domestiques, et apprend qu’il y a déjà long-temps que sa femme l’a vendue.

La colère s’empare de lui, et lui ôte l’usage de ses sens.

Comme Pofo n’avait point vengé Souï-houng, le ciel permit que, quelque temps après, il tombât dans le fleuve et qu’il y trouvât la mort, suivant le serment qu’il avait prononcé peu de jours auparavant.

Cette femme, vicieuse et dépravée, vit à peine son mari mort qu’elle se plongea de plus en plus dans la débauche, et fut réduite à engager et à vendre tout ce qu’elle possédait. Bientôt après elle fut enlevée par un homme à qui elle s’était abandonnée, et finit par être vendue pour figurer dans une maison de mauvaise renommée.

Cet exemple fait voir que le ciel est souverainement juste, et qu’en châtiant le coupable il ne saurait se tromper de l’épaisseur d’un cheveu.

Une jeune fille endure le déshonneur pour venger sa famille ;
Qui eût dit que sa piété héroïque devait causer sa perte ?
Ne prononçons jamais des sermens que dément notre cœur.
Le ciel, dont le regard est si pénétrant, veille au-dessus de nos têtes.

Souï-houng, que les revendeurs avaient entraînée de force dans leur bateau, ne cessait de pleurer et de gémir.

« Pourquoi vous affliger ainsi ? lui disaient-ils pour la consoler ; une fois débarquée, vous aurez à souhait de riches vêtemens, et des mets abondans et recherchés ; vous jouirez d’un contentement parfait, et de toutes sortes de plaisirs. N’est-ce pas un sort plus heureux que de rester chez cette grande dame pour essuyer tout le jour ses rebuts et sa colère ? »

Souï-houng, tout entière à sa douleur, ne faisait nulle attention à eux. Réfléchissant en elle-même sur sa position, elle cherchait un moyen de se défaire de la vie ; mais comment mourir sans être vengée elle et sa famille ? Et cependant, en consentant à vivre, elle deviendra incertaine et agitée comme une personne qui erre au gré des flots. Eh bien ! se dit-elle, le soin de venger ma famille l’emporte sur toutes les considérations ; prenons patience, attendons le temps favorable au dessein qui m’occupe.

Après une courte navigation, la nuit tombe et les oblige de jeter l’ancre au bord du rivage.

Un des revendeurs vient trouver Souï-houng et la presse de partager son lit. Souï-houng, sourde à ses discours, s’enveloppe dans ses vêtemens et va se tapir dans un coin de la cabane. Le revendeur renouvelle ses instances, mais Souï-houng, loin de céder, crie : au meurtre, à l’assassin. Celui-ci, qui craignait que ses camarades ne l’entendissent et ne lui suscitassent quelque mauvaise affaire, la laissa tranquille et cessa de la tourmenter.

À peine furent-ils arrivés au département de Woutchang, ils revendirent Souï-houng au patron d’une maison de plaisir.

Il y avait déjà dans cette maison deux ou trois courtisanes parées avec la dernière recherche, et le visage couvert d’une couche de blanc et de vermillon ; elles étaient à la porte, étalant leur beauté vénale et attendant fortune.

Souï houng, en voyant le sort de ces malheureuses, se sentit de plus en plus pénétrée de douleur. Hélas ! se dit-elle à elle-même, aujourd’hui que je suis tombée dans ce repaire de débauche, il faut renoncer à tout espoir de vengeance. De quel front oserai-je supporter la vie ?

Dès ce moment son parti est pris ; elle cherche le chemin de la mort, et repousse avec dédain les habitués de cette maison.

Mais une chose bien singulière, c’est que toutes les fois que Souï-houng songeait aux moyens de quitter la vie, il survenait toujours quelqu’un qui la tirait de peine et apaisait son désespoir.

Le patron du lieu consultant à ce sujet une de ces nymphes surannées : — « Puisque Souï-houng, lui dit-il, ne veut pas se prêter à nos coutumes, que sert de la garder ici ? Cette petite sotte n’a qu’à faire un tour de sa tête, c’est moi qui paierai son étourderie. Ne vaut-il pas mieux la revendre, et en trouver une autre ? »

Le hasard voulut qu’il se trouvât dans le même endroit un homme du département de Tchaohing, dont le nom de famille était Hou, et le surnom Youe.

Comme le gouverneur de Woutchang était son proche parent, il était venu exprès dans cette ville pour lui demander un secours pécuniaire, et avait obtenu de lui une forte somme d’argent.

Le jeune homme, qui aimait les femmes et le vin, avait loué un hôtel voisin de la maison où était Souï-houng ; et sitôt qu’il avait du loisir, il y venait faire un tour, et passer le temps dans la joie et la bonne chère.

À peine eut-il remarqué la beauté de Souï-houng et les agrémens répandus sur toute sa personne, qu’il en devint éperdument amoureux, et la pressa plusieurs fois de répondre à ses sentimens. Mais comme Souï-houng ne songeait qu’à quitter la vie, il ne put triompher de son désespoir.

Quelque temps après, ayant entendu dire que le patron songeait à s’en défaire, il lui offrit un prix considérable, désirant la prendre à titre de seconde femme. Celui-ci consentit de suite à sa proposition, et remit la jeune personne entre ses mains.

Hou-youe, possesseur de Souï-houng, la conduisit à son hôtel, et fit préparer un repas splendide pour traiter sa nouvelle épouse ; il lui ouvrit son cœur et l’entretint des sentimens qu’il éprouvait pour elle. Mais Souï-houng, ne songeant qu’à pleurer et à gémir, s’éloignait de lui, et repoussait ses caresses. Hou-youe essaya plusieurs fois, mais inutilement, de la consoler : — « Mademoiselle, lui dit-il, je conçois qu’étant naguère dans un lieu infâme, vous vous soyez constamment refusée à toute espèce de sollicitations. Aujourd’hui que vous êtes devenue mon épouse, votre sort n’est-il pas mille fois plus heureux qu’auparavant ? Pourquoi vous affliger de la sorte ? Si vous avez quelques peines qui pèsent sur votre cœur, confiez-les à votre époux ; il adoucira vos douleurs en les partageant, et tâchera d’y apporter remède. Mais s’il s’agit d’une affaire grave, le gouverneur de cette ville est mon proche parent, je le prierai d’en prendre fait et cause, et de vous faire rendre justice. Pourquoi vous abandonner ainsi à des chagrins déchirans ? »

Souï-houng, voyant que ce discours semblait partir du fond de son cœur, lui fit en détail le récit de tous ses malheurs. — « Seigneur, ajouta-t-elle, si vous daignez chercher un vengeur à votre servante, et effacer mon déshonneur, non-seulement je, consens à être votre épouse, mais quand je deviendrais votre esclave, je m’estimerais heureuse. » Elle dit, et verse un torrent de larmes.

— « Je vois bien, lui dit Hou-youe, que vous appartenez à une famille de distinction. Quel dommage qu’une personne de votre rang ait éprouvé d’aussi grands malheurs ! Mais ce n’est pas l’affaire d’un jour que celle qui nous occupe. Je vais d’abord prier le gouverneur, mon parent, d’envoyer en tous lieux des officiers de justice pour saisir et amener les coupables. Ensuite nous irons ensemble à Hoaïgan adresser une accusation au magistrat compétent. On prendra les coupables, et l’affaire se terminera à votre satisfaction. »

Souï-houng, vivement émue, se prosterna jusqu’à terre pour le remercier.

« Si votre seigneurie daigne me prêter ce généreux secours, toute ma vie j’en conserverai le souvenir.

— « Puisque nous sommes époux, dit Hou-youe en la relevant, votre affaire devient la mienne ; pourquoi parler de reconnaissance ? » Ensuite il la prend par la main et la conduit dans sa chambre qu’elle croyait être celle d’un époux.

Qui eût pensé que Hou-youe était un homme faux et trompeur, et qu’il n’avait employé ce langage que pour abuser pendant quelques jours Souï-houng ? Comme il avait promis de remettre cette affaire entre les mains du gouverneur, et de faire envoyer des officiers de paix pour saisir les brigands, Souï-houng, séduite par une apparence de vérité qu’il savait donner à ses discours, crut aveuglément à ses promesses et s’épuisa en remercîmens.

Après quelque temps de séjour, il loua un bateau, arrangea ses bagages et partit.

Le voyage fut heureux, et, à la faveur d’un vent favorable, il arriva en dix jours à Tchinkiaug. Il loua un autre petit bateau pour s’en retourner chez lui. Quant à l’affaire de Souï-houng, il la mit tout-à-fait de côté et n’y pensa plus.

Souï-houng reconnut bien que ses espérances étaient déçues, mais, ne voyant aucun moyen de sortir de cette cruelle position, elle se mit à jeûner, passant les nuits et les jours à invoquer le ciel pour trouver un vengeur.

En moins d’un jour Hou-youe arriva chez lui.

Sa femme, le voyant revenir avec une jeune personne aussi belle, en conçut une noire jalousie et se mit à quereller Souï-houng du matin au soir. Celle-ci opposa à ses injures une patience à toute épreuve et la laissa disputer tout à son aise ; de plus elle se refusa absolument à ce que Hou-youe mît le pied dans sa chambre. À la fin, la dame Hou-youe s’apaisa peu-à-peu et cessa de la tourmenter.

Les habitans du département de Tchao-Hing ont coutume de faire un trafic qui mérite quelques détails. Ceux qui ont de l’argent et du savoir-faire se rendent à la capitale, achètent un titre littéraire, et, à force d’intrigue et d’argent, se procurent une charge avantageuse. Ils s’adjoignent une personne entendue qui partage leurs fonctions et même les remplace au besoin. Cela s’appelle vulgairement Feikouohaï, (c’est-à-dire, traverser les mers en volant). Voici la raison de cette expression : En général, lorsque le temps d’une charge est expiré et qu’on cherche un remplaçant, chacun ne vient qu’à son tour, et, en suivant la marche régulière, il faut des années pour atteindre une place. Mais ceux dont nous parlons n’ont qu’à donner de l’argent, ils l’emportent sur les autres concurrens, et obtiennent de suite la charge vacante. Si, par hasard, elle échoit à un homme d’un esprit borné, il s’associe quatre ou cinq individus de la même trempe, dont un seul prête son nom et paie de sa personne ; les autres, sans rien faire, partagent avec lui les profits attachés à ses fonctions.

Dès qu’il est en possession de sa charge, il commence par faire de riches présens aux magistrats qui sont au-dessus de lui, afin d’exercer le monopole des affaires ; et il n’en passe pas une par son bureau, si petite qu’elle soit, qui ne lui fournisse le moyen d’escroquer cinq ou six onces d’argent. Quand ils voient que leur jeu est découvert et qu’il ne leur est pas possible de tenir plus long-temps, ils finissent par fuir secrètement et disparaître. Sur dix, il est difficile d’en trouver un ou deux qui s’occupent d’acquérir de l’honneur ou de la réputation. Tels sont presque tous les fonctionnaires qui sortent du département de Tchaohing.

Hou-youe, étant resté environ un an chez lui, songea à aller à la capitale et tenter fortune de ce côté-là. Il était d’autant plus disposé à prendre ce parti, qu’un de ses amis, qui était du métier, lui avait écrit à ce sujet et lui avait promis de l’appuyer de tout son pouvoir. Cette offre lui causa une joie inexprimable. Il alla de tous côtés ramasser de l’argent pour acheter sa charge, fit ses préparatifs de voyage et se disposa à partir. Mais, craignant que ses deux épouses ne vécussent pas en bonne intelligence, il consulta Souï-houng et la pressa de le suivre, lui promettant, sitôt qu’il aurait obtenu la charge qu’il désirait, de faire des recherches pour trouver les brigands et leur infliger le châtiment qu’ils méritaient.

Souï-houng, qu’il avait déjà trompée une fois, ne croyait nullement à ses promesses ; mais, espérant trouver, en allant de côté et d’autre, une occasion favorable à son dessein, elle consentit à l’accompagner.

À cette nouvelle, la dame Hou-youe entra en fureur, fit un vacarme d’enfer, et chercha à son mari une querelle qui ne se termina qu’après bien des coups et des injures.

Hou-youe resta inflexible dans sa résolution ; il choisit un jour heureux, loua un bateau, et partit avec Souï-houng.

Arrivé à la capitale, il cherche un hôtel et y installe Souï-houng. Le lendemain, il prépare des présens et va présenter ses hommages à son ami le magistrat.

Malheureusement, ce fonctionnaire était tombé malade un mois auparavant et avait été emporté subitement, Toute sa famille était dans le trouble et la désolation, et ses parens, après avoir disposé le cercueil qui renfermait ses dépouilles, allaient retourner dans leur pays.

Hou-youe, se voyant privé de cet appui, commença à tomber dans le découragement. Réfléchissant qu’il n’avait apporté que peu d’argent, et que l’ami sur lequel il avait compté venait de mourir, il ne voyait plus aucun moyen d’arriver à la charge qu’il avait en vue. Il aurait bien voulu s’en retourner, mais il était retenu par la crainte de se faire railler de ses · compatriotes.

Comme il flottait dans l’incertitude et ne savait quel parti prendre, il alla trouver un de ses amis à qui il raconta son aventure et lui demanda ses conseils. Cet homme, qui voulait courir la même carrière et à qui il manquait de l’argent pour conclure l’achat de sa charge, eut de suite l’idée de jouer un tour à Hou-youe. Il lui promit de se charger de son affaire et d’aplanir tous les obstacles, ajoutant que s’il manquait quelque chose de la somme nécessaire il en emprunterait le complément à un de ses amis.

Hou-youe se laissa séduire par les paroles flatteuses et les propos adroits de son compatriote, prit tout l’argent qu’il avait apporté et le remit entre ses mains. Celui-ci, transporté de joie, conclut l’affaire, et, partant en secret, va prendre possession de la charge qu’il avait sollicitée.

Hou-youe, se trouvant les mains vides, se vit bientôt privé des moyens de pourvoir à son existence. Il écrivit à sa femme, lui demandant de quoi faire le voyage pour revenir chez lui. Mais la dame, qui était encore furieuse contre son mari, ne lui envoya pas le plus léger secours.

Dès ce moment, il se mit à voyager dans la capitale, allant, sans but, tantôt d’un côté tantôt d’un autre. Ensuite il s’associa avec une troupe de gens sans aveu dont l’unique occupation était de faire des dupes et d’escroquer de l’argent.

Un jour qu’ils avaient besoin d’une forte somme et qu’ils se trouvaient au bout de leurs ruses et de leurs ressources, ils portèrent leur attention sur Souï-houng. Ils eurent l’idée de l’engager à se faire passer pour la sœur de Hou-youe, afin de faire tourner à leur profit le succès de ses charmes.

Le projet était déjà arrêté, mais Hou-youe craignit de ne pas obtenir le consentement de Souï-houng. Pour y réussir, il imagina un détour dicté par la ruse et le mensonge. « Précédemment, dit-il, j’espérais obtenir la charge que vous savez et ensuite aller avec vous sur la trace des brigands ; mais tout-à-coup, le destin me devient contraire : mon ami a été emporté par une mort subite, et pour comble d’infortune, ce pendard d’homme m’escroque tout mon argent. Ces revers m’ont réduit à une extrême détresse, et je ne puis ni avancer ni reculer. Je désirerais bien retourner chez moi ; mais je ne vois aucun moyen de me procurer les provisions du voyage. Hier soir, en consultant quelques amis, j’ai trouvé un expédient admirable. »

— « Et quel est cet expédient, repartit Souï-houng ? »

— « Vous n’avez qu’à vous faire passer pour ma sœur, je chercherai une personne qui vous prenne en qualité de seconde femme. Si quelqu’un vient vous voir pour cet objet, faites-lui un accueil flatteur. Sitôt que nous aurons en main l’argent convenu, nous partirons sans mot dire et nous disparaîtrons tout-à-fait. Comment nos dupes oseront-ils venir vous demander ? Nous irons droit à Houï-gan, je ferai des recherches pour découvrir les brigands, et je pourrai ainsi accomplir la promesse que j’ai faite et dont l’exécution occupe mon cœur tout entier.

Souï-houng, d’abord, refusait fermement d’obéir, mais ayant appris ensuite qu’il la conduirait droit dans sa patrie, elle se rendit à ses instances.

Hou-youe, ayant reçu le consentement de Souï-houng, en ressentit une joie inexprimable et de suite pria ses camarades de chercher en tous lieux un prétendant.

Ainsi :

Le méchant déploie ses ruses comme un vaste réseau :
Il attend que l’homme probe et confiant tombe dans son piége.

À cette même époque, il y avait dans la province de Tche-Kiang, dans le département de Wen-Tcheou, un licencié nommé Tchou et surnommé Young ; il avait passé sa quarantième année et n’avait pas encore de rejeton mâle. Sa femme l’engageait souvent à prendre une seconde épouse ; mais lui, tout occupé de son avancement, ne songeait nullement à suivre ce conseil.

Bientôt arriva l’examen d’automne ; il se rendit au concours ; mais il ne fut point heureux dans ses compositions, et ne put obtenir le grade qui était l’objet de ses vœux. Honteux de ce mauvais succès, et n’osant retourner chez lui, il se lia avec quelques compagnons d’étụde, et resta dans la capitale pour étudier avec eux en attendant le nouvel examen.

Ceux-ci, qui savaient que Tchou-Youan n’avait pas encore de fils, le pressaient instamment de prendre une seconde épouse : Tchou-Youan, cédant à leurs conseils, pria quelqu’un alors de prendre des informations à ce sujet.

À peine cette nouvelle se fut-elle répandue que plusieurs entremetteuses vinrent lui faire des propositions ; mais de toutes les femmes qui lui furent présentées, aucune ne se trouva à son gré.

Les vauriens que s’était associés Hou-youe, profitant de cette circonstance, vinrent, sur-le-champ trouver Tchou-Youan pour le faire tomber dans le piège qu’ils méditaient. Ils vantent les charmes de Souï-houng, ajoutant que c’était une beauté sans égale, et que l’antiquité ni les temps modernes n’avaient rien produit de si accompli. Tchou-Youan, séduit par leurs promesses, tomba d’accord avec eux et fixa un jour pour aller voir sa nouvelle épouse.

Comme les vêtemens de Souï-houng avaient quelque chose de commun et de négligé, Hou-youe dit à ses camarades d’en emprunter de neufs et d’élégans, afin de la montrer sous un costume qui la fît paraître avec avantage.

Ceux-ci ayant introduit Tchou-Youan, Hou-youe vint le recevoir. Après les cérémonies d’usage, il lui offre un siége et l’invite à prendre une tasse de thé. Ensuite il fait venir Souï-houng et lui dit de rester debout à la porte du pavillon qu’elle habitait.

Tchou-Youan fait un pas vers elle ; Souï-houng s’incline avec modestie et lui fait une révérence. Celui-ci répond par un salut bienveillant, et s’approchant de plus près pour la considérer, il reconnaît qu’elle est en effet parfaitement belle. Oh la charmante personne, se dit-il en lui-même ; est-il possible de réunir plus de grâce et d’attraits !

Souï-houng de son côté fut frappée des manières nobles et distinguées de Tchou-Youan et de l’agrément répandu sur toute sa personne. Ce seigneur est fort bien, se dit-elle en elle-même ; son maintien est à la fois plein d’élégance et de dignité, et l’on peut dire qu’il est doué de ce charme indicible qui plaît et qui séduit. Par quel malheur vient-il tomber dans le piège qui lui est tendu ? »

Cette pensée la pénètre de honte et de regrets, et aussitôt elle rentre dans le pavillon.

Nos fripons prenant à l’écart Tchou-Youan, « Que vous en semble, seigneur, lui dirent-ils ; votre excellence trouve-t-elle que nous lui en ayons imposé ? »

— « Non assurément, répondit Tchou-Youan en faisant un mouvement de tête et laissant échapper un léger sourire. Venez à mon hôtel, nous conviendrons du prix et nous choisirons le jour où je dois offrir les présens de noce. » Il dit et prend congé d’eux.

Ceux-ci le suivent de près, le rejoignent bientôt et fixent la somme à cent onces d’argent[2].

Tchou-youan, qui avait appris que la capitale était remplie de fripons de toute espèce, craignit qu’on ne lui eût tendu quelque piège. Il exigea donc que sitôt l’argent reçu, on lui amenât son épouse. Ils le quittent et courent promptement en conférer avec Hou-youe. Hou-youe, ayant réfléchi quelques instans, imagina un expédient dont le succès lui parut assuré, mais il craignit que Souï-houng ne voulût point s’y prêter.

Il fait retirer à l’écart ses camarades et vient la trouver pour s’entendre avec elle.

— « Ce licencié, lui dit-il, est bien l’homme qu’il nous faut pour le tour que nous méditons ; mais il veut vous posséder le jour même où il aura donné l’argent, et cette circonstance ne laisse pas de me causer quelque embarras. Pour le moment, je suis d’avis de le contenter et de vous conduire à son hôtel. Il ne manquera pas de préparer un repas splendide. Pour vous, ayez soin de boire avec réserve. À la cinquième veille[3], je viendrai avec mes camarades, nous entrerons de force, en criant qu’il a enlevé une femme mariée, et nous le menacerons, devant témoins, de porter plainte en justice contre lui. Ce licencié aura peur que cette affaire ne nuise à son avancement ; il viendra nous faire des excuses et vous remettre entre nos mains. Nous pourrons alors retourner chez nous tranquillement et profiter de cette heureuse aubaine. »

À ces mots, Souï-houng éprouva un vif déplaisir : « Quelle faute ai-je commise dans ma vie passée, se dit-elle, pour essuyer dans celle-ci tant de peines et de tribulations ? Comment puis-je me prêter à cet indigne artifice ? Non, je n’y puis consentir. »

« Mademoiselle, lui dit Hou-youe, c’est avec un regret infini que j’ai recours à la ruse ; mais la situation où je me trouve m’en fait une nécessité. Je vous en conjure, ne soyez pas sourde à ma prière. »

Souï-houng, sans se laisser fléchir, persiste dans sa résolution ; mais Hou-youe se jetant à ses genoux : « Le sacrifice que je fais me pénètre de douleur, lui dit-il ; mais rien au monde ne peut m’en dispenser. Cette fois sera la dernière, et vous n’éprouverez jamais de ma part de nouvelles importunités. »

Souï-houng, fatiguée de ses instances, se vit obligée de consentir. Hou-youe sort avec empressement et va informer ses camarades du succès qu’il vient d’obtenir.

Ils applaudissent tous à cette idée, et retournent ensemble à l’hôtel de Tchou-youan, qui, de suite, pèse la somme convenue et la remet à Hou-youe.

Ses compagnons d’industrie réclament la part de l’argent. « Ne vous pressez pas tant, leur dit-il, attendez que l’affaire soit tout-à-fait terminée ; ensuite nous partagerons. »

Quand le soir fut venu, Tchou-youan ordonna à ses gens de louer une chaise et d’aller au devant de Souï-houng. En même temps il fit préparer un festin et attendit son arrivée. Au bout de quelques instans, il la voit venir, s’empresse d’aller la recevoir, et, après les premières salutations, l’invite à entrer dans son appartement. Il n’est pas besoin de dire qu’il régala comme il faut les entremetteuses.

En entrant dans la salle avec son époux, Souï-houng vit toute la maison illuminée d’une infinité de cierges et de lanternes, et un repas magnifique préparé pour la recevoir.

Tchou-youan, l’ayant considérée à la clarté des lumières, la trouva encore plus belle et plus séduisante qu’auparavant ; il ne pouvait modérer ses transports de joie. Il lui offre un siège ; elle rougit, et s’assied sans oser proférer un seul mot. Ensuite il ordonne à un domestique de remplir un verre de vin, de le lui offrir avec les cérémonies prescrites et de le déposer devant elle.

— « Jeune femme, dit Tchou-youan, acceptez la coupe que vous offre votre époux. » Mais Souï-houng n’ose ni ouvrir la bouche, ni se montrer sensible à sa courtoisie.

Tchou-youan, voyant que c’était l’effet de la timidité, laissa échapper un sourire ; il remplit lui-même son verre, et lui dit : « Jeune amie, nous sommes aujourd’hui mari et femme, pourquoi rougir ainsi devant moi ? Je vous en prie, buvez un peu du vin qui vous est offert, je finirai le reste. »

Mais Souï-houng baissait la tête et ne répondait point.

Tchou-youan se dit à lui-même : Cette jeune personne est modeste et timide ; sans doute que la présence de ces domestiques cause seule la honte qu’elle éprouve.

Sur-le-champ il les congédie et ferme la porte de l’appartement. Ensuite, s’approchant de Souï-houng : « Je crois, lui dit-il, que votre vin est refroidi ; je vais vous en donner du plus chaud, buvez une tasse, je vous prie, et ne repoussez pas la tendresse que vous m’inspirez. » En achevant ces mots il verse une nouvelle tasse et la présente à Souï-houng.

Celle-ci, réfléchissant sur sa position, se sentit davantage pénétrée de honte et de douleur. « Quand j’étais avec mes parens, se disait-elle à elle-même, j’étais l’objet de leur plus tendre affection ; mais aujourd’hui dans quel abîme de maux ne suis-je pas plongée ? J’ai perdu l’honneur, j’ai vu immoler ma famille et je ne puis la venger ! Aujourd’hui encore, je me vois forcée à jouer un rôle indigne et à devenir l’instrument d’une noire perfidie. Quelle honte pour mes ancêtres ! » Ces tristes pensées l’attendrissent jusqu’au fond du cœur, et lui font verser un torrent de larmes.

En la voyant baignée de pleurs : « Chère épouse, lui dit Tchou-youan avec tendresse, nous sommes comme deux amis qui se rencontrent après une séparation de mille milles. C’est le ciel qui nous a réunis ; jouissons de notre bonheur. Que manque-t-il à votre contentement ? Pourquoi vous désoler de la sorte ? Avez-vous quelqu’affaire de famille qui pèse sur votre cœur et vous cause cette douleur que je vois ? »

Il la pressa plusieurs fois pour lui arracher son secret, mais elle gardait toujours un silence obstiné. Voyant que son visage devenait à chaque instant plus triste et plus abattu, il insiste de nouveau : « Jeune amie, lui dit-il, je le vois, vous avez éprouvé des peines inouïes ; ouvrez-moi votre cour, et s’il est temps encore d’y apporter remède, il n’est rien au monde que je ne fasse pour y réussir. »

Souï-houng ne répondit rien, et continua de pleurer. Tchou-youan, voyant ses instances inutiles, se mit à remplir son verre et à boire. Insensiblement le temps s’écoule et il entend sonner la seconde veille.

« La nuit est déjà avancée, dit-il à Souï-houng, je vous prie de venir prendre du repos. » Mais, tout entière à sa douleur, elle reste sourde à ses paroles.

Tchou-youan, sans la presser davantage, va prendre un livre à son bureau, et se met à le parcourir en lui tenant compagnie.

Souï-houng voyant que Tchou-youan dont elle avait tant de fois repoussé les consolations, ne conservait sur son visage aucune trace de colère et de mécontentement, se dit en elle-même : « Ce lettré est vraiment un sage d’une vertu accomplie. Si, dans l’origine, j’avais rencontré un homme de ce mérite, la mort de ma famille serait déjà vengée et mon déshonneur effacé. Quant à Hou-youe, ses discours ne sont que ruse et mensonge : si je me repose sur lui, comment obtiendrais-je la vengeance que j’attends ? Aujourd’hui il a reçu les présens de ce lettré, et m’a remise entre ses mains ; je suis maintenant à lui ; pour quoi ne le suivrais-je pas ; peut-être, avec lui, rencontrerai-je l’occasion si désirée de venger ma famille et de laver ma honte ! »

Elle était agitée de mille pensées et flottait encore incertaine, lorsque Tchou-youan l’invita à venir goûter le sommeil.

Souï-houng à dessein garde encore le silence. Mais Tchou-youan, sans témoigner de mécontement, prend le livre et se remet à lire. Vers la troisième veille, Souï-houng prend son parti, et comme Tchou-youan la pressait de nouveau de venir reposer : « Dès ce moment, lui dit-elle, j’entre dans votre famille. »

— « Eh quoi ! reprit Tchou-youan, en faisant un sourire, est-ce qu’auparavant vous apparteniez à une autre maison ?

— « Seigneur, répondit Souï-houng, je vais vous avouer la vérité. Je suis la seconde femme de Hou-youe. Comme il se trouvait dans une extrême détresse, il a consulté quelques fripons qui exploitent la capitale, et a imaginé ce stratagème pour vous escroquer de l’argent. Tout-à-l’heure il doit venir avec ses camarades ; il entrera avec force chez vous, m’enlèvera de votre maison et vous accusera d’avoir ravi une femme mariée. Il compte que, pour éviter un éclat qui nuirait à votre avancement, vous ferez toutes sortes de sacrifices afin d’avoir la paix et la tranquillité.

— « Est-il possible ! s’écria Tchou-youan frappé de surprise, qu’il ait conçu un projet si odieux ! Si vous ne m’eussiez pas averti, je tombais dans leur piège. Et vous, comment se fait-il qu’étant la femme de Hou-youe, vous m’ayez fait cette révélation ?

— « Hélas ! s’écria Souï-houng les yeux en pleurs, je poursuis la vengeance d’un grand crime et n’ai encore pu l’obtenir. Vous voyant, seigneur, doué d’une éminente sagesse, je ne doute point que vous ne puissiez châtier le coupable et effacer ma honte. Je me confie à vous, et j’implore votre appui.

« Quel est-ce crime, reprit Tchou-youan, parlez-moi sans détour. Cette affaire devient la mienne, et j’emploierai tous mes efforts pour vous faire obtenir la satisfaction que vous demandez. »

Soui-houng reprit dès le commencement le récit de ses malheurs et les exposa en pleurant. Tchou-youan en fut vivement attendri et ne put s’empêcher de verser des larmes.

Elle parlait encore, lorsque la quatrième veille vint à sonner : « Seigneur, dit Souï-houng, cette troupe de brigands va arriver tout-à-l’heure ; si vous ne fuyez au plus vite, vous ne pourrez éviter le piège qu’ils méditent : « N’ayez point d’inquiétude, répondit Tchou-youan, un de mes compagnons d’étude a son hôtel tout près d’ici, les appartemens en sont profonds et ne donnent point sur la rue. Allons y passer une nuit, demain nous choisirons un autre domicile ; et ensuite nous nous éloignerons. Quels malheurs pourront alors nous atteindre ? »

Aussitôt il ouvre la porte, appelle sans bruit un domestique et lui ordonne de prendre à la main une lanterne et de les conduire tous deux à l’hôtel de son compagnon d’étude. Celui-ci, le voyant venir si tard et avec une femme d’une beauté accomplie, soupçonna quelque mystère caché et lui en témoigna son extrême surprise.

Tchou-youan lui raconta la chose en détail. Alors son ami leur céda le pavillon intérieur, et alla passer la nuit dans celui qui était situé en devant de la maison. Ensuite il ordonna à ses domestiques d’aller chercher tous les bagages et les effets de ses nouveaux hôtes et de laisser vides les chambres qu’ils venaient de quitter.

Quand Souï-houng fut montée en chaise, nos fripons vinrent presser Hou-youe de partager avec eux l’argent qu’il avait reçu. Ils achetèrent de la viande et du vin et burent jusqu’à la cinquième veille. Ensuite, ils s’élancent de table, courent à l’hôtel de Tchou-youan, et enfoncent les portes en poussant des cris furieux. Ils trouvent les deux chambres vides et n’aperçoivent pas l’ombre d’un homme.

Hou-youe est frappé de stupeur : « Comment, se dit-il, Tchou-youan a-t-il pu deviner mon projet et s’enfuir d’avance ? »

« C’est sans doute vous, dit-il à ses camarades d’industrie, qui avez concerté ce tour odieux pour me perdre ; allons, rendez-moi vite l’argent que je vous ai donné. »

Ceux-ci, entrant en fureur : « Vous avez vendu votre femme, lui répondirent-ils, et vous vouliez encore que nous allassions l’enlever à celui qui la possède. Maintenant vous nous accusez de vous avoir fait tort ; qu’y pouvons nous ? C’est votre affaire. »

À ces mots, ils prennent Hou-youe, l’accablent de coups et le laissent à demi-mort.

En ce moment la patrouille vient à passer ; elle les prend et les amène tous liés et garottés devant le magistrat. On les juge, leur artifice se découvre et chacun d’eux est condamné à payer au profit du trésor trente onces d’argent[4]. Hou-youe fut reconduit chez lui sous l’escorte du gouvernement.

Ainsi :

Un homme a recours aux charmes d’une belle pour tendre un piège à un autre.
Mais cette belle n’avait point pour lui une affection de cœur.
C’est peu de se voir enlever sa femme, il est encore battu.
Et après avoir perdu le trésor qu’il possédait, il retombe dans la détresse ;

Tchou-youan et Soui-houng, devenus époux, éprouvaient l’un pour l’autre une estime et une tendresse qui s’augmentaient de jour en jour. Après quelque temps de mariage, Souï-houng devint enceinte, et, au bout de neuf mois, elle donna le jour à un fils.

Tchou-youan en fut transporté de joie et écrivit à sa première épouse pour l’informer de cette heureuse nouvelle. Mais le temps passe aussi vite que l’éclair qui fend la nue. Un an s’était déjà écoulé depuis la naissance de ce fils tant désiré, quand le nouveau concours arriva. Souï-houng passait les jours et les nuits en prière, demandant au ciel que son époux vît inscrire son nom sur la liste d’or, afin de venger promptement les malheurs de la maison de Tsa-wou.

Quand la liste du concours fut publiée, Tchou-youan se trouva le cinquantième de cette promotion avec le titre de docteur. Trois mois après l’examen, il fut élevé à la dignité de préfet. Par une circonstance heureuse, celui de la ville de Wen-tchang devait être remplacé dans ses fonctions ; Tchou-youan se mit sur les rangs et obtint la place.

« Les brigands, dit-il à Souï-houng, ne doivent pas être éloignés du lieu où nous allons. Je crains seulement qu’ils ne soient morts et que je ne puisse apaiser, par leur supplice, votre juste ressentiment. Mais s’ils respirent encore, je veux les prendre les uns après les autres et verser jusqu’à la dernière goutte de leur sang pour l’offrir en sacrifice à vos parens. Quand ils s’en iraient au ciel, je ne crains point qu’ils ne m’échappent. »

« Seigneur, lui dit Souï-houng, si vous réalisez vos généreuses promesses, votre servante pourra mourir sans regrets. »

Tchou-youan ordonna à un domestique d’aller chez lui et de conduire tous les gens de sa maison à Young-tcheou où il les prendrait avec lui en se rendant à sa destination. Pendant ce temps-là, il attendait sa nomination légalisée par le bureau des cérémonies.

Son diplôme arriva bientôt ; il prit congé de la cour et partit de la capitale. De là il se rendit au port de Liu-tsing pour louer un bateau. Il s’y trouvait en tous temps un grand nombre de barques qui avaient été porter à Peking les grains envoyés en tribut.

Comme elles s’en retournaient à vide, les pilotes saisissaient avec empressement l’occasion de conduire avec eux un magistrat, afin de s’exempter des droits qu’ils étaient obligés de payer aux douanes.

Tchou-youan étant donc venu au port de Lin-tsing avec sa jeune épouse pour louer un bateau, examina tous ceux qui s’y trouvaient ; mais aucun ne fut à son gré excepté un seul qui lui parut commode et élégant. Le patron lui présenta son nom et son livret en lui faisant une profonde salutation.

Les serviteurs de Tchou-youan prennent les bagages, les déposent dans le bateau et viennent prier leur maître de s’embarquer. Ensuite, le pilote fait un sacrifice aux génies du fleuve et ordonne aux matelots de mettre à la voile.

Dès que Souï-houng fut dans le bateau, elle reconnut à l’accent du pilote qu’il était de Houi-gan. Elle remarqua aussi qu’il ressemblait tout-à-fait à Tchin-siaosse, le chef des brigands, et pria son mari de lui dire son nom.

Tchou-youan regarde la carte dủ batelier et vit qu’il s’appelait Oukin. Cette différence de nom mit en défaut les conjectures de Souï-houng ; mais en l’examinant avec une scrupuleuse attention, ses premiers doutes se fortifièrent, et elle se sentit tellement tourmentée de cette pensée, qu’elle ne pouvait prendre aucun repos. Elle en fit part à son époux et le pria d’appeler le pilote, sous prétexte de lui donner des ordres.

Pendant qu’il parlait, Soui-houng l’observa furtivement, et, dès-lors ses doutes se changèrent en certitude. À sa voix, aux traits de son visage, elle reconnut que lui et Tchin-siaosse ne faisaient qu’un ; mais la différence de son nom ne laissait pas de lui causer de la surprise. Elle voulait elle-même l’interroger ; mais elle n’en trouvait ni le prétexte ni l’occasion.

Un jour que Tchou-youan était allé visiter un de ses amis qui était dans une barque voisine, la femme du pilote vint présenter ses civilités à Souï-houng et lui offrir le thé. On ne peut pas dire que ce fût une beauté accomplie, mais elle avait un ton distingué et ne manquait ni de grâce ni d’enjoûment.

Souï-houng profita de cette circonstance pour savoir ce qu’elle désirait. Quel âge avez-vous, lui dit-elle ?

— « J’ai vingt-neuf ans, répondit la femme du pilote. »

— « De quel pays êtes-vous ?

— « De Tchi-yang. »

— « Mais votre mari n’a point l’accent ni le costume d’un homme de Tchi-yang, reprit Souï-houng. »

« Cet homme est mon second mari. »

— « Combien y a-t-il de temps que vous avez perdu le premier, ajouta Souï-houng ? »

— « Mon premier époux et moi, répondit-elle, nous étions venus dans ce port pour amener des graines. Tout-à-coup il tomba malade, et me laissa veuve. Celui que j’ai maintenant est de la ville de Wen-Tchang. Il était à notre service et aidait mon époux à conduire le bateau. Au moment des funérailles, il me prêta de l’argent pour subvenir aux dépenses prescrites et me rendit toutes sortes de bons offices. Me voyant veuve et sans appui, je pris le parti de le suivre et de l’épouser. Il adopta le nom de mon premier mari, et devint ainsi le chef et le propriétaire du bateau.

Souï-houng, satisfaite des détails qu’elle avait obtenus de cette femme, lui offrit plusieurs pièces de soie qu’elle reçut avec une vive reconnaissance, et se retira. Elle attendit que Tchou-youan fût de retour, et lui raconta tout ce qu’elle venait d’apprendre. « Ce batelier Oukin, dit-elle, n’est autre que Tchin-siaosse, le chef des brigands, et le meurtrier de ma famille. »

Pendant la route, répondit Tchou-youan, n’allons point agir précipitamment. Attendons que nous soyons arrivés au lieu de ma destination, alors nous poursuivrons l’affaire, et nous ferons en sorte d’obtenir de lui les renseignemens nécessaires pour saisir ses complices.

L’idée de votre excellence est extrêmement juste, répondit Souï-houng ; seulement le meurtrier de ma famille est sous mes yeux à chaque instant du jour.

Combien il me sera pénible d’attendre pendant le peu de jours qui nous restent ! Plût au ciel qu’un vent favorable nous poussât avec la vitesse de l’oiseau dans le port de Wen-Tchang !

Quand le bateau de Tchou-youan aborda à Yang-Tcheou, les personnes qu’il avait envoyées pour chercher son épouse, madame Tchou-youan, n’étaient pas encore venues. Cette circonstance l’obligea à arrêter sa barque dans le port, en attendant leur arrivée. Pendant ce temps-là, Souï-houng sentait redoubler sa douleur et son indignation.

Le lendemain, une rixe violente éclata sur le port ; Tchou-youan envoya ses gens pour savoir la cause de ce différent. C’était le patron du bateau sur lequel ils étaient montés, qui luttait contre deux individus. On criait, on tempêtait, on se renvoyait mutuellement des cours et des injures. Dans ce conflit de paroles, on entendait seulement : Tu ne risques pas ! tu as fait un beau coup !

Tchou-youan, voyant le chagrin de sa jeune épouse que rien ne pouvait adoucir, profita de cette circonstance pour faire donner un acompte de bastonnade à ce chef de brigands. À l’instant il ordonna aux bateliers d’aller prendre les querelleurs et de les lui amener.

Or, ces bateliers faisaient bonne mine à leur patron ; mais au fond du cœur ils l’avaient en aversion, et voici pourquoi : Dans l’origine, quand Tchin-siaosse eut perdu Souï-houng, il prit la fuite et ne sachant où trouver un asile, il errait à l’aventure dans le pays de Tchin-yang.

Il arriva que Oukin, qui conduisait des grains à la capitale, eut besoin d’un second pour conduire son bateau ; il trouva Tchin-siaosse, et le prit à son service.

Celui-ci, voyant que la femme d’Oukin avait l’air d’être assez légère, il n’eut pas de peine à la captiver et à en faire ce qu’il voulut. Tout le long du voyage, leur attachement se fortifia et bientôt ils devinrent inséparables. Une seule chose les gênait, c’était la présence du patron.

Quand on eut passé le fleuve jaune, Oukin eut une légère fièvre. Tchin-siaosse fit semblant de prendre un tendre intérêt à sa santé et lui donna une médecine qu’il avait achetée. Mais cette potion préparée par une main ennemie produisit de suite son effet : elle emporta Oukin.

Sa veuve prit tout l’argent qu’elle avait avec elle et le donna à Tchin-siaosse, en lui recommandant de dire que c’était lui-même qui lui avait fourni les moyens de subvenir aux frais des funérailles de son mari.

Une ou deux semaines après, elle dit à Tchin-siaosse, devant ses camarades, je vous dois beaucoup, mais je suis hors d’état de vous payer, je vous prie de m’agréer pour votre épouse ; c’est le seul moyen que j’aie de m’acquitter envers vous.

Ensuite ils firent le repas de noces, régalèrent les matelots et leur fermèrent ainsi la bouche ; cependant ils ne purent réussir à leur inspirer un véritable attachement.

Dès qu’ils eurent entendu le magistrat qui se trouvait dans leur bateau prononcer les mots prenez-moi ces gens-là ; ils s’élancent sur le rivage comme un essaim d’abeilles, saisissent les trois querelleurs, les amènent dans le bateau et les font mettre à genoux à côté du grand mât.

— « Pourquoi vous battiez-vous, leur demanda Tchou-youan ? »

— « Seigneur, répondit le patron du bateau, ces deux hommes étaient jadis associés avec moi : un jour, profitant de mon absence, ils me dérobèrent la caisse et s’enfuirent. Il y avait déjà trois ans que je n’en avais eu de nouvelles, lorsqu’aujourd’hui le ciel me les fit rencontrer. Je leur ai demandé mon argent, et au lieu de me le rendre, ils m’ont accablé d’injures et se sont jetés sur moi en me frappant ; d’une manière indigne. J’ose espérer que votre excellence me prendra sous sa protection et me fera rendre justice.

— « Et vous deux, dit Tchou-youan, qu’avez vous à répondre ? »

— « Nous ne savons ce qu’il veut dire : tous ses propos sont un tissu de mensonges. »

— « Il faut bien qu’il y ait quelque chose là-dessous, reprit Tchou-youan ; se peut-il que, sans motif ni raison, vous alliez vous battre de la sorte ? »

— « Eh bien ! oui, seigneur, répondirent-ils, cette querelle a un motif ; le voici : Autrefois nous étions à la vérité associés avec lui, mais voyant qu’il était devenu follement épris d’une jeune personne, et craignant qu’il ne compromît nos intérêts, nous prîmes chacun les fonds que nous avions mis en commun et nous nous en allâmes chacun de notre côté. Mais nous ne lui devons pas un denier.

— « Quel est votre nom à tous deux, dit Tchou-youan ? »

— Ils gardèrent le silence. Tchin-siaosse répondant pour eux, « L’un s’appelle Tchintie-fa et l’autre Thsin-siao-youan. »

Tchou-youan allait leur adresser de nouvelles questions lorsqu’il se sentit tirer par sa robe. Il se retourne et voit une suivante qui lui dit à l’oreille : « Seigneur, votre jeune épouse voudrait dire un mot à votre excellence. »

Il rentre dans l’arrière cabane et trouve Souï-houng fondant en larmes.

« Seigneur, lui dit-elle à voix basse, ces deux hommes sont précisément les complices du chef des brigands, gardez-vous de les laisser échapper. »

« Dans ce cas, répondit Tchou-youan, il n’est pas possible d’attendre jusqu’à ce que nous soyons arrivés à Wou-tchang. »

De suite, il écrivit un billet de visite, fit demander une chaise et ordonna à des gens du pays de lier ensemble ces trois malfaiteurs et de les amener derrière lui.

Il alla trouver le gouverneur de Yang-tcheou et lui raconta l’affaire dans tous ses détails.

À ce récit, le gouverneur fait prendre les trois coupables et les envoie en prison, afin de les juger le lendemain.

Tchou-youan étant revenu dans le bateau, les autres bateliers, qui connaissaient Tchin-siaosse pour un voleur, racontèrent sa conduite passée et la manière dont il s’était défait de Oukin. Il écrivit de nouveau une lettre au gouverneur pour l’informer de ces nouveaux détails, et le pria en même temps de prendre des informations pour découvrir les autres complices.

Le gouverneur, après avoir lu la lettre, envoya plusieurs officiers de police, avec ordre de lui amener la femme du patron du bateau, afin de la juger avec lui pour ce nouveau crime.

Cette nouvelle fut bientôt répandue dans Yang-tcheou ; il s’agissait de vol, d’assassinat, d’adultère ; en fallait-il davantage pour faire jaser toute la ville et attirer les curieux ? La veille du jugement, c’était un tumulte général : on accourait de toutes parts et une foule innombrable inondait la salle d’audience

Une bonne nouvelle ne passe pas le seuil de la porte :
Une mauvaise se répand jusqu’à mille milles.

Le gouverneur, s’étant assis dans son tribunal, se fit amener les trois voleurs dont nous venons de parler, et avec eux la femme du pilote, et leur ordonna de se mettre à genoux au bas des marches.

Quand Tchin-siaosse eut vu cette femme, il fut frappé de surprise et de crainte. Une querelle, une batterie, se dit-il en lui-même, ce n’est qu’une bagatelle, à quoi bon poursuivre pour si peu de chose une famille entière ? Mais lorsque le gouverneur lui donna le nom de Tchin-siaosse et non celui de Oukin qu’il avait adopté, il resta immobile de stupeur.

On l’appelle une fois, deux fois, il ne répond rien.

Alors le gouverneur, faisant un rire amer : « Vous rappelez-vous, lui dit-il, ce qui arriva il y a trois ans au capitaine Tsa wou ? Le réseau de la justice céleste est immense comme le ciel ; il n’est point de coupable qui puisse l’éviter. Qu’avez-vous à répondre pour vous justifier ? »

Les trois brigands se regardent les uns les autres et ne peuvent proférer un seul mot.

Le gouverneur les interrogeant de nouveau : « Vous avez encore d’autres complices, leur dit-il, Li-houtseu, Peman, Kou-man-eul, Ling-waïthsouï et Yu-kia-pa ; où sont-ils maintenant ? »

« Seigneur, répondit Tchin-siaosse, quoique je me sois trouvé alors avec eux, je n’ai rien pris, ni effets ni argent ; ce sont eux qui ont emporté tout ce que je possédais et ont pris la fuite. Si votre excellence daigne les interroger tous deux, elle verra si je lui en impose. »

« Quoiqu’il soit vrai, répondirent Tchintie-fa et Thsin-siao-youan, que nous avons emporté tous deux un peu d’argent, nous sommes bien loin de ressembler à Tchin-siaosse qui déshonora la fille du capitaine. »

Le gouverneur, qui savait à fond toute sa conduite, l’interrompit brusquement par égard pour Tchou-youan, « Tout cela est étranger à ma question, lui dit-il ; bornez-vous à dire où sont ces brigands. »

« Quand nous eûmes partagé l’argent, dit Thsin-siao-youan, nous nous en allâmes chacun de notre côté. J’ai entendu dire que Li-houtseu, et Peman étaient au service d’un marchand du Chensi, qui vend de la laine et des peaux. Quant à Hou-man-eul, Ling-waï-tsouï et Yu-kia-pa, ils se sont enfuis à Hoang-tcheou et font le métier de bateliers. Depuis ce temps-là nous ne nous sommes pas revus. »

Ensuite, le gouverneur fit appeler la femme du pilote : « Vous avez, lui dit-il, commis un adultère avec Tchin-siaosse, et vous avez empoisonné votre mari pour devenir son épouse ; votre crime est avéré : qu’avez-vous à répondre ? »

Elle allait chercher à se justifier, lorsque les bateliers se présentèrent tous ensemble pour confirmer le rapport qu’ils avaient fait à Tchou-youan, et lui fermèrent la bouche.

Le gouverneur entra en fureur ; et ordonna de choisir des bamboux du plus gros calibre et de leur en appliquer à chacun quarante coups, sans considérer l’âge ni le sexe. Ce châtiment fut si rude que leur chair tombait en lambeaux et que le sang ruisselait de toutes parts.

Ensuite, il inscrivit la déposition, et condamna les trois hommes à la peine capitale et la femme à être coupée en mille morceaux. En attendant, il les envoya dans la prison des personnes destinées à la mort. En même temps, il dépêcha plusieurs officiers de police pour chercher et saisir Peman, Li-houtseu et leurs complices.

Le gouverneur, ayant prononcé cette sentence, vint lui-même sur le bateau saluer Tchou-youan et lui faire lire le jugement qu’il venait de porter. Tchou-youan ne pouvait assez lui témoigner la gratitude dont il était pénétré ; et Souï-houng, à cette nouvelle, se sentit presque soulagée du poids de chagrin qui l’accablait.

Quelques jours après, madame Tchou-youan arriva auprès de son mari. Souï-houng alla lui faire visite. À peine se furent-elles vues, qu’elles se lièrent ensemble d’une étroite amitié et vécurent dans la plus parfaite harmonie.

En voyant le nouveau né que la nature avait rempli d’agrémens, madame Tchou-youan ne pouvait modérer les transports de sa joie.

En moins d’un jour, Tchou-youan arriva à Wou-tchang, et entra en fonctions. À peine avait-il commencé à exercer sa charge, que les officiers de justice qui avaient été envoyés pour prendre des informations sur les autres coupables, vinrent faire leur rapport et rendre compte de leur mission. Hou-man-eul et Ling-waïtsouï étaient en effet dans le port de Yang-tcheou et faisaient le métier de bateliers. On les prit et on les amena devant le juge. Ils avouèrent que Yu-kia-pa était mort depuis un an, et que Peman et Li-houtseu étaient au service d’un marchand établi dans la capitale du Chensi.

Tchou-youan les mit d’abord, en prison en attendant les autres complices, afin de les condamner et exécuter tous ensemble.

La capitale du Chensi étant peu éloignée de Wou-tchang, au bout de quelques jours, les officiers de police trouvèrent Peman et Li-houtseu, et les amenèrent liés et garottés dans la ville de Wou-tchang.

Tchou-youan, après avoir écrit leur déposition, leur fit appliquer à chacun quarante coups de bâton, et les renvoya ensuite à Yang-tcheou, afin qu’ils fussent jugés avec leurs complices et exécutés ensemble.

Tchou-youan exerça pendant trois ans, les fonctions de préfet à Wou-tchang. Par une sage administration, il sut maintenir la paix dans cette ville, veiller au bien-être des habitans et empêcher les désordres.

Quelque temps après, il fut nommé censeur impérial, et reçut ordre d’aller faire une inspection à Hoaï-gan et à Yang-tcheou.

« Ces brigands, lui dit Souï-houng, sont depuis plusieurs années dans la prison de Yang-tcheou, en attendant leur supplice, qui, je crois, n’a pas encore reçu son exécution. Quand votre excellence sera arrivée en ce lieu, je la supplie de terminer l’affaire qui m’occupe, et d’offrir leur sang en sacrifice à mon père, à ma mère et à mes deux sœurs. Par là, votre servante fera éclater sa piété filiale, et votre excellence accomplira les promesses qu’elle a faites. J’ai encore une affaire à vous recommander. Jadis, mon père eut des liaisons avec une suivante, nommée Pe-lian. Elle devint enceinte ; mais ma mère s’étant opposée à ce qu’il l’épousât, il la maria à un de ses compatriotes, nommé Tchou tsaï. J’ai appris plus tard que l’enfant auquel elle avait donné le jour était un garçon. Je vous prie, seigneur, de vouloir bien prendre des informations sur cet enfant, et, s’il vit encore, de le prendre sous votre protection et de lui rendre le nom de son père, afin qu’il puisse rendre à ses parens les honneurs funèbres qui leur sont dus. Un si grand bienfait vivra dans la postérité la plus reculée. »

Elle dit, et se prosterne à ses pieds en poussant de profonds soupirs.

Mais Tchou-youan la relevant avec empressement : « Les deux demandes que vous venez de m’adresser, lui dit-il, deviennent l’objet de toute ma sollicitude. Sitôt que je serai arrivé, je ferai tous mes efforts pour les réaliser selon vos vœux, et de suite j’écrirai pour vous informer du résultat de mes démarches. »

Souï-houng le salua de nouveau pour lui témoigner la gratitude dont elle était pénétrée.

Tchou-youan se rendit à sa destination, et visita, au nom de l’empereur, Hoai-gan et Yang-tcheou ; jamais le préfet d’un district ne fut entouré, à son installation, d’une estime plus générale et mieux méritée.

On était alors au quinzième jour de la septième lune, et l’époque des exécutions n’était pas encore arrivée.

Tchou-youan alla d’abord visiter Hoaï-gan. Alors il ordonna au préfet et au sous-préfet de prendre des renseignemens sur Tchou-tsaï et sur Pe-lian. Il apprit que l’enfant existait en effet ; qu’il avait déjà atteint sa huitième année, et qu’il joignait aux grâces de la figure les plus heureuses dispositions.

Ceux-ci obéirent aux ordres du censeur impérial, et firent tous leurs efforts pour se rendre dignes de sa confiance. Le jour même, ils baignèrent l’enfant dans une eau parfumée, le vêtirent de nouveaux habits, et le conduisirent au palais de Tchou-youan.

Celui-ci changea son nom en celui de Tsasin, et rédigea pour lui un placet dans lequel il exposait à l’empereur tous les malheurs arrivés à la famille Tsa. « Tsawou, disait-il, a rendu de grands services à l’état ; votre majesté ne permettra pas qu’il soit sans postérité. Maintenant il a un fils nommé Tsasiu, encore en bas âge : il est juste de lui rendre le rang qui lui appartient et de le reconnaître pour le descendant de Tsawou, lorsqu’il sera sorti de l’enfance. Quant à Tchin-siaosse et ses complices, qu’il plaise à votre majesté de les faire exécuter avant la fin de l’automne. »

L’empereur accorda toutes les demandes que contenait le placet.

Dans l’hiver de la même année, Tchou-youan, revenant de sa tournée, arriva à Yang-tcheou. Il fit sortir de sa prison Tchin-siaosse, ses complices, et la femme de Oukin, au nombre de huit ; il les fit lier ensemble, et conduire au lieu d’exécution. Les brigands furent décapités, et la femme du batelier fut coupée en mille pièces, et ainsi les dernières traces du crime furent effacées.

On peut dire avec raison :

Le bien et le mal, la vertu et le vice
Trouvent leur récompense et leur châtiment ;
Quelquefois le ciel semble les oublier ;
C’est que l’heure n’est pas encore venue.

Tchou-youan ordonna à l’exécuteur de mettre dans des boîtes exactement fermées les têtes des brigands, et les plaça dans la chapelle appelée Tching-hoang, au bas de la tablette de Tsawou et de celle de sa famille. Ensuite il offrit un sacrifice, et choisit les bonzes les plus renommés par leur vertu, pour réciter, pendant sept jours, l’office des morts.

Après avoir fait toutes les cérémonies funéraires, il envoya chez lui un de ses serviteurs avec une lettre, pour informer Souï-houng des pieux devoirs qu’il avait rendus à sa famille. Souï-houng, voyant que Tsawou avait un héritier, que les brigands avaient reçu leur châtiment, et que leur sang avait été offert en sacrifice à toute sa famille, éleva les mains au ciel, et lui rendit mille actions de grâces.

Cette même nuit, Souï-houng se baigna, mit de nouveaux vêtemens, écrivit à son époux pour lui témoigner sa gratitude, et alla rendre visite à madame Tchou-youan, pour la remercier de ses bontés. Ensuite elle rentra dans sa chambre, ferma la porte sur elle, et se donna la mort.

Madame Tchou-youan, ayant appris la mort de Souï-houng, en fut vivement affligée et lui donna de continuels regrets. Après lui avoir fait de pompeuses funérailles, elle cacheta la lettre qui contenait ses derniers sentimens, et l’envoya à son époux. Celui-ci la lut et pleura amèrement ; dans l’excès de sa douleur, il perdit presque l’usage de ses sens et de sa raison. Ce chagrin profond se changea en maladie ; pendant plusieurs jours il s’enferma chez lui et ne vaqua point à ses fonctions.

Les magistrats et les officiers civils qui lui étaient soumis vinrent le voir, et lui offrir des consolations.

Tchou-youan racontait, en pleurant, le motif de son affliction. Les assistans ne pouvaient s’empêcher de verser des larmes ; ils exaltaient la chasteté et la piété filiale de Souï-houng, la mettant au-dessus des héroïnes de l’antiquité et des temps modernes.

Quelque temps après, Tchou-youan, ayant rempli les fonctions dont il avait été revêtu, s’en revint à la capitale, et fut ensuite élevé à la dignité de gouverneur général d’une province.

Le fils de Souï-houng était surnommé Tchou-meou. Quoique fort jeune, il se présenta aux examens et obtint ses degrés littéraires. Ensuite, il adressa à l’empereur une requête, dans laquelle il exposa les malheurs de Souï-houng sa mère, et demanda la faveur d’avoir chez lui la tablette de sa famille.

L’empereur accorda sa demande, et fit élever un arc de triomphe pour perpétuer le souvenir de ce modèle de chasteté et de piété filiale.

Ce monument subsiste encore aujourd’hui. Sur la façade on lit les vers suivans :

Venger une injure et laver un affront, c’est le fait d’un homme courageux :
Qui eût cru qu’une femme timide fût douée de cette mâle intrépidité ?


Séparateur

  1. C’est à dire de la diffusion de la vertu. C’est le nom donné aux années du règne de Siouan-T’soung, de la dynastie des Ming, de 1426 à 1436.
  2. 750 fr. environ.
  3. À 6 heures du matin.
  4. 225 fr. environ.