Contes chinois, précédés d’une Esquisse pittoresque de la Chine/L’Écolier de Tséou

L’ÉCOLIER DE TSÉOU.

L’Écolier
de Tséou


I



I Il y a bien longtemps, — c’était plus de cinq cents ans avant la naissance de Notre Seigneur Jésus-Christ, — la ville de Tséou, dans la province actuelle du Chan-Toung, possédait une école célèbre à plus de dix lieues à la ronde. L’instituteur n’était pas un pauvre lettré exerçant pour vivre une noble profession et réglant son zèle sur le taux de ses honoraires. Homme distingué par son savoir, gouverneur du peuple, c’est-à-dire remplissant des fonctions équivalentes à celles de maire et de préfet, le vénérable Siang n’avait pas jugé au-dessous de lui d’instruire et d’élever les enfants de ses concitoyens. Aussi était-il en grande estime dans toute la province, et plus d’un riche mandarin préférait pour son fils les leçons de l’instituteur de Tséou à celles d’un précepteur particulier.

Il était neuf heures du matin ; les élèves venaient de déjeuner, et, rangés sur deux rangs, dans le jardin de l’école, ils attendaient le signal du maître pour rentrer dans la classe, lorsque Siang aperçut une jeune femme qui s’avançait vers lui, tenant par la main un bel enfant de sept à huit ans. Elle était revêtue d’une longue robe blanche, car elle portait le deuil de son mari, mort depuis près de trois ans[1], et ses cheveux noirs produisaient un contraste qui rehaussait encore l’éclat de sa beauté ; l’enfant avait, suivant l’usage, pour tout habillement, une robe blanche de toile, un bonnet, des caleçons et des bottines de même étoffe avec une ceinture de corde. Siang, reconnaissant la veuve de l’ancien gouverneur de la ville, accourut au-devant d’elle et l’accueillit avec la distinction que méritait son rang.

— Maître, dit la jeune femme en lui présentant l’enfant, voici mon fils, Kieou, que j’ai surnommé Tchoung-ni, ma seule consolation sur la terre, l’espoir de ma vieillesse ; il me donne déjà un légitime orgueil, il fait l’admiration des vieillards ; je puis le dire devant lui, car il est aussi modeste que sage. Mais il lui manque les leçons de Siang pour devenir un homme savant dans les six arts libéraux. Je vous prie donc de vouloir bien le recevoir dans votre école.

Et prenant des mains d’une servante une petite corbeille, elle présenta à Siang la portion de thé que l’écolier doit offrir chaque jour à son instituteur.

— Je sais que Tchoung-ni, répondit le maître, se distingue des enfants de son âge par sa douceur et son obéissance ; je suis au comble de la joie d’avoir un aussi bon élève. Il a hérité de toutes les vertus de son digne père, et il n’oubliera jamais que ses ancêtres se sont distingués dans les fonctions publiques depuis l’empereur Hoang-ti.

L’enfant s’inclina avec respect devant sa mère, puis devant son maître et, sur un signe de celui-ci, il alla se placer parmi ses petits compagnons. Sa mère se retira ensuite, après avoir échangé avec Siang de nouveaux compliments.

Sur l’ordre de l’instituteur, les élèves entrèrent en silence dans la classe. Siang offrit les sacrifices aux esprits et aux instituteurs des premiers temps ; puis s’agenouillant devant une tablette sur laquelle étaient inscrits les noms de Fou-Hi et de quelques autres sages de l’antiquité, il invoqua pour son nouvel élève la protection de ces grands philosophes. Tchoung-ni, qui était resté à genoux, se leva après la cérémonie, croisa les bras sur sa poitrine et se prosterna devant son maître ; il alla s’asseoir ensuite à la place qui lui fut désignée. Les écoliers tirèrent au sort avec de petites baguettes de bambou l’ordre suivant lequel ils devaient réciter leurs leçons, et la classe commença.

La gravité extraordinaire de Tchoung-ni, la politesse avec laquelle il saluait son maître et ceux de ces camarades qui étaient plus âgés que lui, l’attention qu’il apportait à tous les exercices excitèrent la jalousie des uns, les sarcasmes des autres. Les enfants sont les mêmes, dans tous les pays, à toutes les époques ; cet âge est sans pitié. Humiliés secrètement des éloges que Siang adressait chaque jour à son nouvel élève, ils s’en vengeaient pendant les récréations en accablant l’enfant de railleries, en lui faisant de mauvaises niches, en le tournant en ridicule.

— Vois-le donc, disait l’un, ne dirait-on pas qu’il a peur de tomber, tant il marche doucement ?

— Prenez donc garde, jeune sage, criait l’autre, et levez les yeux ; tout en réfléchissant, vous allez vous heurter contre le mur.

— Il cache son âge, disait un autre ; il doit avoir au moins cent ans.

— Va lui donner un coup de pied ; ce vilain être ne rit jamais, il pleurera peut-être.

Malgré la vigilance de Siang et les sages conseils de quelques écoliers plus âgés, Tchoung-ni fut en butte pendant plusieurs jours aux hostilités d’une bande de mauvais garnements. Mais rien ne pouvait altérer sa sérénité. Il regardait avec compassion ceux qui l’injuriaient, et ne se comportait pas moins à leur égard avec sa politesse ordinaire, laissant ignorer à sa mère et au maître l’indigne conduite de ses camarades. Ceux-ci cependant se lassèrent, de guerre lasse, d’autant plus que leur jeune condisciple se distinguait par son application au travail, non moins que par sa douceur. Arrivé tous les jours l’un des premiers à l’école, il balayait et arrosait, suivant l’usage, la salle d’études et brûlait des parfums devant la tablette des philosophes. Assidu pendant les leçons et ne perdant pas une seule parole du maître, il fut placé en peu de temps au premier rang de la classe. Frappés de ses facultés précoces, de son intelligence, de ses bonnes qualités, ses camarades ne tardèrent pas à lui rendre justice, l’amitié succéda à la haine, et ils se plaisaient, pendant les récréations, à se réunir autour du petit philosophe pour l’entendre raconter quelque trait d’histoire ancienne ou développer quelque précepte de morale.

Tchoung-ni se promenait un jour dans le jardin de l’école avec Yen-hoeï, l’un de ceux qui l’avaient le plus tourmenté et qui était devenu son meilleur ami, lorsqu’il entendit partir d’un groupe de jeunes enfants des éclats de rire immodérés ; il se dirigea vers eux pour prendre part à leur joie, et jugez quelle fut son indignation en voyant une de ces belles poules qu’on appelle en Chine des poules d’or (kien-ki) liée à un pieu et exposée à la brutalité des écoliers ; quelques-uns avaient attaché des épingles à l’extrémité d’un bambou et piquaient le pauvre volatile dont les cris et les convulsions excitaient la gaîté de ces petits barbares. Se faisant jour à travers le cercle, Tchoung-ni délivra la poule de ses liens, la mit en liberté, puis se tournant vers ses camarades stupéfaits, il leur reprocha leur inhumanité.

— Que vous a fait cette pauvre bête, s’écria-t-il, et que dirait l’un de vous si un élève plus vigoureux l’attachait à ce pieu et s’amusait à le piquer ? Sont-ce là des divertissements dignes d’enfants bien élevés ? Ah ! quelle serait la douleur de notre bon maître, s’il apprenait que ses élèves, loin de profiter de ses conseils et de l’étude des anciens sages, partagent les goûts brutaux et cruels de la plus vile populace !

Les enfants, tout confus, baissèrent la tête, et témoignèrent par leur silence combien étaient justes les reproches de leur condisciple. L’un d’eux, cependant, se hasarda à prendre la parole :

— Nous ne pensions pas mal faire, dit-il ; c’était seulement pour nous divertir un moment.

— Triste excuse ! reprit Tchoung-ni. Eh quoi ! pour passer le temps d’une récréation, vous ne trouvez d’autre moyen que de faire souffrir lâchement un être chétif et sans défense ! Le Souverain céleste a créé les animaux pour orner et animer la terre, pour servir à notre nourriture, et non à de cruels divertissements. Vous ne savez comment vous amuser ? Eh bien ! je vais vous indiquer des jeux que l’humanité ne réprouve pas, et qui nous instruiront en même temps.

Un cri de joie partit aussitôt de tous les rangs de la petite assemblée, et le jeune philosophe, monté sur un banc de gazon, expliqua son projet en ces termes, au milieu du plus profond silence :

— Le maître, dit-il, nous raconte et nous explique chaque jour les beaux traits de l’histoire ancienne et les cérémonies conservées par la tradition. Pourquoi ne pas les représenter par gestes et en faire des tableaux animés ? Nous sommes assez nombreux pour imiter les plus grandes cérémonies.

Il est inutile d’ajouter que cette proposition fut accueillie d’une voix unanime, et Tchoung-ni, demandant une seconde fois la parole, raconta un trait de la vie de l’empereur Tching-Thang :

« Sous le règne de ce grand souverain, dit-il, une sécheresse et une famine désolèrent la Chine pendant sept ans ; toutes les mesures prises pour faire cesser ces fléaux étaient inutiles. Alors l’Empereur, de l’avis du président du tribunal astronomique, résolut d’implorer la bonté céleste en faisant l’aveu de ses fautes. Il coupa ses cheveux et ses ongles, il couvrit son corps de plumes blanches et de poils d’animaux ; puis, se rendant avec les mandarins au pied d’une montagne nommée Sang-lin, il se prosterna la face contre terre, et s’accusa à haute voix d’avoir eu de la négligence à instruire ses sujets, de ne les avoir pas fait rentrer dans le devoir lorsqu’ils s’en étaient, écartés, d’avoir fait des palais trop superbes et d’autres dépenses superflues en bâtiments, d’avoir poussé trop loin la délicatesse pour les mets de sa table ; enfin, d’avoir trop écouté les flatteries de ses courtisans. À peine l’Empereur eut-il cessé de parler, que le ciel devint orageux et fit tomber une pluie abondante qui rendit, à la terre sa première fertilité. »

Les élèves se disposèrent, aussitôt à représenter cette cérémonie, empreinte d’un caractère de si haute moralité, et qui s’est, conservée en Chine jusqu’à nos jours ; ils s’en acquittèrent parfaitement, à la grande joie de Tchoung-ni qui remplissait le rôle de l’empereur. Dès lors, chaque récréation fut employée à ces exercices qui instruisaient les élèves en même temps qu’ils les reposaient de leurs travaux. Le petit philosophe était enchanté de son idée, et le maître, non moins content, l’en récompensa en le nommant moniteur de sa classe. Tchoung-ni s’acquitta de ses fonctions avec le plus grand soin, dirigeant ses condisciples d’une manière sévère, mais sans dureté et sans blesser leur amour-propre, et excitant leur émulation par ses sages conseils, et surtout par son exemple. Siang était fier d’avoir parmi ses écoliers un enfant aussi distingué.

Un jour de congé, les élèves étaient sortis hors de la ville, sous la conduite du maître, pour se livrer au plaisir de la promenade. Ils s’arrêtèrent dans une riante prairie, où un oiseleur venait de terminer sa chasse, et s’empressèrent d’entourer le marchand qui distribuait ses prisonniers en différentes cages, Tchoung-ni, en sa qualité de moniteur, surveillait les enfants, tandis que le vieux maître, assis au pied d’un arbre, méditait sur les écrits des anciens sages. Le petit philosophe s’amusa à regarder quelque temps les pauvres oiseaux qui se débattaient dans leur prison, et semblaient dans leurs chants plaintifs faire leurs derniers adieux à la liberté. Au moment où l’oiseleur se disposait à partir, il l’arrêta et lui dit :

— Je ne vois là que de jeunes oiseaux ; où donc, avez-vous mis les vieux ?

— Les vieux, répondit le marchand, sont trop défiants pour se laisser prendre ; ils font attention à tout, et ne tombent pas dans le piège. Les jeunes, qui vont avec eux, échappent également à nos filets. Je ne prends que les oiseaux qui se séparent de la bande ; et si par hasard il s’en trouve parmi eux quelques vieux, c’est qu’ils ont suivi les jeunes.

— Vous l’avez entendu, dit Tchoung-ni en se tournant vers ses condisciples. Eh bien ! les hommes sont comme les oiseaux. La plupart des jeunes gens, enflés de leur faible mérite, ne craignent rien, et croient pouvoir tout entreprendre sans consulter les vieillards ; ils dédaignent la société des sages, et, veulent marcher seuls. Mais la route est pleine de précipices ; ils s’égarent bientôt, et, comme ces petits oiseaux, deviennent les victimes de leur imprudence et de leur étourderie. Il est aussi quelques vieillards qui, séduits par l’audace et la vivacité des jeunes gens, préfèrent, leur compagnie à celle des hommes de leur âge ; ils ont la faiblesse de les suivre, et ils sont entraînés avec eux dans le premier piège qu’on leur tend.

— Retenez bien cette leçon, enfants, dit Siang qui s’était approché sans être vu ; les paroles de Tchoung-ni sont celles d’un sage.


II


Une multitude immense encombrait les alentours du palais de Tséou. Le sse-keou, ou chef de la magistrature du royaume, homme vénéré dans toute la Chine, devait tenir son audience publique et prononcer sur une cause délicate. Trois mois auparavant, un homme du peuple s’était présenté devant le tribunal, accusant son fils de l’avoir insulté, et réclamant contre lui toute la rigueur des lois. Le magistrat, au lieu de condamner aussitôt le fils, suivant l’usage antique, avait fait conduire en prison le père et le jeune homme, et ils y étaient depuis cette époque. On attendait donc avec impatience le jugement définitif. Les deux prisonniers amenés devant le tribunal, le sse-keou demanda au père de quel crime il accusait son fils.

— Il n’est pas coupable ! s’écria aussitôt le père. Dans un accès de colère, dont je me repens avec sincérité, je suis venu l’accuser ; mais si quelqu’un doit être puni, c’est moi.

— Je m’en étais douté, reprit le magistrat avec bonté ; allez, instruisez votre fils de ses devoirs. Et vous, jeune homme, n’oubliez pas que la piété filiale est la première des vertus.

Ce jugement excita un grand étonnement. Un des mandarins les plus distingués s’approcha du magistrat à l’issue de l’audience, et lui dit :

— Lorsque je suis entré en charge, vous m’avez surtout recommandé de faire respecter l’autorité paternelle. « Tout fils, avez-vous ajouté, qui manque à son père, mérite la mort. Cette doctrine nous a été transmise par les sages empereurs de l’antiquité ; il ne faut pas la laisser tomber dans l’oubli. » Et voilà qu’au mépris de cette instruction vous faites grâce à un fils criminel !

Le juge se leva ; et, répondant au mandarin, il s’exprima ainsi devant, la multitude :

« J’ai voulu en cette circonstance donner une leçon à beaucoup de monde : aux enfants, qui n’ont pas pour leurs père et mère tout le respect qui leur est dû ; aux parents, qui n’ont pas soin d’instruire leurs enfants de leurs devoirs et obligations ; enfin aux magistrats, pour qu’ils ne se pressent pas de porter leur jugement sur des accusations dictées par la colère ou par toute autre passion. Que serait-il arrivé si j’avais condamné aussitôt le fils ? J’aurais fait le malheur de toute une famille, j’aurais mis à mort, un innocent ! Écoutez bien ceci. Un juge qui punirait indistinctement tous ceux qui paraissent avoir violé la loi, ne serait pas moins cruel qu’un général qui passerait au fil de l’épée tous les habitants d’une ville prise d’assaut. Parmi le peuple, tel qui faillit n’est souvent coupable qu’à demi, et parfois même nullement répréhensible, parce qu’il ignore ses devoirs ; le punir, dans ce cas, ce serait châtier un innocent. Ceux qui méritent une punition sévère, ce sont les grands quand ils donnent de mauvais exemples ; ce sont les magistrats qui n’instruisent pas le peuple et qui ne remplissent pas bien leurs fonctions. User d’indulgence envers ceux-ci, et agir avec rigueur envers le peuple, c’est être injuste. Un de nos anciens sages a dit : « Punissez, mettez à mort les coupables ; mais rappelez-vous que personne ne mérite un châtiment, encore moins la mort, qu’il n’ait commis des fautes ou des crimes volontairement et à bon escient. » Commencez donc par instruire le peuple, et punissez ensuite ceux qui, malgré renseignement qu’ils auront reçu, manqueront à leurs devoirs. »

La multitude applaudit, et se retira en chantant les louanges de son magistrat.


III


Aux environs de la ville étaient des pavillons publics, élevés sur des tertres, et d’où l’on pouvait admirer le riant tableau de la campagne. Sur l’un de ces tertres, célèbre encore aujourd’hui sous le nom de tertre des abricots (hing-tan), un sage avait établi une espèce de lycée dont les leçons étaient suivies par plus de trois mille hommes de toutes conditions. Il y expliquait les écrits des anciens philosophes et rappelait au peuple les préceptes de vertu que la corruption du siècle avait fait oublier. On écoutait le vieillard avec admiration, et la moindre de ses paroles était, recueillie par douze disciples, les compagnons fidèles du maître.

Ce grand philosophe n’était autre que l’ancien chef de la justice de Tséou, et nous l’avons vu enfant à l’école de Siang, sous le nom de Tchoung-ni. Depuis son entrée dans la vie publique, il portait le nom de Khoung-tseu (Confucius), et il avait amplement justifié les espérances qu’il donnait dans sa jeunesse. Après avoir exercé pendant longtemps, avec un zèle et une intelligence remarquables, les fonctions les plus difficiles de la magistrature, il parcourait tout l’Empire en prêchant, malgré les persécutions, une nouvelle religion qui existe encore aujourd’hui. Il mourut dans un âge avancé laissant des ouvrages où respire la morale la plus pure, où se révèlent les sentiments les plus élevés. Aujourd’hui, l’écolier de Tséou, Confucius, est vénéré en Chine presque à l’égal de la Divinité, et comme le plus savant, le plus sage et le plus vertueux des instituteurs des hommes.

  1. Le blanc est la couleur du deuil chez les Chinois. On le porte trois ans pour son père et sa mère, et un an pour un frère. Les femmes le portent trois ans pour leurs maris, et les maris un an pour leurs femmes.