Contes chinois, précédés d’une Esquisse pittoresque de la Chine/I

PRÉCIS HISTORIQUE



I.
Description de la Chine.



L La Chine proprement dite[1] est un vaste empire au sud-est de l’Asie, ayant environ 520 lieues de long sur 440 de large. Il est borné à l’ouest par des montagnes et des déserts qui le séparent de la Tartarie, du Thibet et du royaume d’Ava ; au nord-est par la Tartarie, dont il est séparé par la Grande Muraille ; à l’est par la mer Jaune et la mer de la Chine ; enfin au sud-est et au sud-ouest par la même mer, le Tonquin et l’empire Birman. De hautes et nombreuses chaînes de montagnes le coupent en tous sens : certains géographes portent à plus de cinq mille le nombre de ces montagnes, dont beaucoup sont couvertes à leur sommet de neiges perpétuelles. Ces barrières naturelles isolent, pour ainsi dire, la Chine du reste du globe. La Grande Muraille, merveilleux monument de patience et de travail, fût bâtie, il y a plus de deux mille ans, pour défendre la Chine contre les invasions des Tartares. On prétend que plusieurs millions d’hommes furent employés pendant dix ans à ces immenses fortifications qui s’étendent dans un espace de cinq à six cents lieues. L’épaisseur de la muraille est telle que six hommes à cheval peuvent la parcourir à son sommet ; presque partout elle a vingt ou vingt-cinq pieds d’élévation. D’espace en espace elle est percée de portes, et flanquée de hautes tours. Un savant anglais a calculé que les matériaux de la Grande Muraille seraient plus que suffisants pour bâtir un mur qui ferait deux fois le tour du globe et qui aurait six pieds de hauteur sur deux d’épaisseur. Ce travail gigantesque a été fait avec tant de soin et d’habileté, qu’il subsiste encore en entier.

Deux grands fleuves navigables arrosent la Chine de l’ouest à l’est ; le Kiang (ou le fleuve par excellence), qui a sept lieues à son embouchure dans la mer Jaune, où il termine un cours de six cents lieues de longueur : et le Hoang-ho (ou fleuve Jaune). D’autres rivières moins considérables et une multitude de canaux sillonnent en tous sens le pays et contribuent en même temps à la fertilité des terres et à l’activité du commerce. C’est une des sources de la prospérité du pays. Ainsi dans une seule plaine, dont le circuit n’embrasse pas plus de six lieues, on compte soixante-six canaux, dérivés à droite et à gauche d’un canal principal qui traverse toute la plaine.

Le plus beau travail en ce genre est le Yun-lean (ou canal royal), qui, soit par son propre cours, d’environ trois cents lieues, soit par la jonction des lacs et des rivières, traverse la Chine depuis le nord jusqu’au midi. Des lacs fournissent en outre du poisson et du sel en grande quantité ; l’un d’eux a trente lieues de circonférence.

La température de ce vaste pays est fort variée ; au sud, on trouve les chaleurs et les pluies des tropiques ; au nord, les rivières sont gelées pendant plusieurs mois de l’hiver. En général, l’air y est très-sain. Le sol, cultivé avec un soin remarquable, fournit de riches moissons de riz, de froment, d’avoine, etc. On trouve en Chine la plupart des arbres fruitiers que nous avons en Europe, et même la vigne, mais on n’en fait point de vin. Les orangers y sont fort communs, et ceux que possède l’Europe viennent de la Chine, d’où les Portugais ont rapporté les premières graines. D’autres espèces de fruits, particulières au pays, croissent en abondance ; mais les habitants ne s’occupent pas de leur culture. Ils préfèrent semer des grains et des légumes qui tous sont excellents, entre autres le Pe-tsai, mets favori du peuple, et qui ressemble à nos laitues romaines. Les montagnes sont couvertes de pins, de frênes, d’ormes, de cèdres, de platanes, etc. ; quelques espèces sont très-curieuses, telles que les arbres qui portent des fleurs, le Tsi-chu, arbre qui produit le beau vernis chinois, etc. N’oublions pas le thé, dont la culture est immense, et dont l’exportation est une des principales branches de commerce du pays.

Les bœufs, les moutons, les porcs, et toutes les autres espèces de bestiaux que nous avons en Europe, multiplient en Chine, à cause de l’abondance et de la bonne qualité des pâturages. On y trouve aussi des chevaux, des chameaux, des tigres, des ours, des rhinocéros, des éléphants, etc. Les poissons, les reptiles et les insectes sont également fort nombreux ; mais c’est, à quelques exceptions près, les mêmes espèces qu’en Europe. Enfin la Chine possède des mines de sel, de charbon, de fer, de cuivre, d’argent, et même d’or ; ce dernier métal, dont l’usage est peu répandu, se trouve plus abondamment dans le sable de certaines rivières.

La Chine proprement dite se divise en quinze provinces, la plupart très-vastes, et comparables, par leur étendue, aux plus beaux royaumes de l’Europe. Les principales sont : Pe-tche-li, où est situé Pékin, la capitale de l’Empire ; Kiang-nan, qui paie d’impôt annuel à l’Empereur près de deux cents millions de France, et dont la capitale est Nankin ; Hou-quang, le grenier de la Chine, et dont la fertilité a donné lieu à ce proverbe : « Les autres provinces peuvent fournir un déjeuner à la Chine, mais celle de Hou-quang est seule assez riche pour lui donner à dîner et à souper. » Sa capitale, appelée Vou-tchang est, dit-on, aussi grande et aussi peuplée que Paris sous Louis XIV. Enfin citons la province de Quang-tong, qui a pour capitale cette ville si commerçante, ce vaste entrepôt que les Européens appellent Canton. Il y a en Chine 1299 villes de troisième ordre, désignées par la finale chen, 221 villes de deuxième ordre, indiquées par la finale tcheou, et 179 villes de premier ordre, désignées par la finale fou. Le nombre des places fortes s’élève à 2357. Il est impossible de calculer celui des bourgs et des villages ; la Chine en est couverte. Plusieurs de ces bourgades sont aussi vastes et aussi peuplées que les plus grandes villes ; deux d’entre elles contiennent chacune près d’un million d’habitants occupés aux manufactures de porcelaines et de soies. Le fait n’a rien d’invraisemblable, puisque, d’après un des derniers recensements, la population de l’empire chinois s’élève à 360 millions d’habitants.

Les communications, en Chine, sont très-faciles, au moyen des canaux et des ponts qui les coupent de distance en distance. Quant aux chemins, malgré les récits bienveillants des anciens voyageurs, il sont excessivement mal tenus. C’est ce qui résulte d’une lettre fort curieuse et peu connue d’un respectable missionnaire lazariste, qui vient de traverser tout l’Empire : « Le hanlou (chemin de terre), dit-il, est tout ce que l’on peut imaginer de plus détestable. Quelquefois accroupi sur une misérable brouette, j’étais paresseusement traîné par deux hommes qui s’arrêtaient à toutes les auberges, à tous les hangars qui bordaient le chemin : c’était pour fumer la pipe, pour boire le thé, pour causer un instant, pour avoir enfin le plaisir de s’arrêter. Une autre fois j’étais inauguré sur un énorme chariot, auquel se trouvaient attelés pêle-mêle des chevaux, des bœufs, des mulets et des ânes. Notre cocher était un petit sans-souci de Chinois tout rebondi et d’une somnolence désespérante : il était continuellement endormi sur son siège, c’est-à-dire sur le brancard de la voiture. À tout instant j’étais obligé de le pousser du bout de ma longue pipe, et puis de le prier avec politesse de vouloir bien faire attention à sa mécanique, car je ne sais quel autre nom donner à son équipage. Cet intéressant cocher avait le sommeil si profond, que plus d’une fois il lui est arrivé de se laisser tomber et de rester endormi au milieu des chemins. Je descendais alors, j’allais réveiller tout doucement, et il retournait à son poste moitié riant, moitié jurant contre son abominable métier, qui ne lui permettait pas de dormir tout à son aise… Outre les brouettes et les chariots, je me suis servi, durant ma route, de toute espèce de monture. Tantôt c’était un cheval bien rabougri et bien flegmatique, tantôt un mulet flâneur comme un avocat sans cause. Pendant quelques jours je me suis vu à califourchon sur un petit âne gris : je soupçonne cet âne-là de m’avoir reconnu comme Européen ; je ne pourrais autrement m’expliquer sa grande répugnance à me souffrir sur son dos. Enfin il m’est arrivé de cheminer économiquement, monté sur mes jambes que j’ai rarement trouvées complaisantes, et dont j’ai fort peu à me louer. Vous comprendrez aisément que tous ces moyens de transport, et surtout le dernier, sont peu remarquables par leur agrément et par leur célérité ; si encore le bon état, la propreté des routes venaient suppléer à tout ce qui manque à ces diverses machines, à la bonne heure ! mais il n’en est pas ainsi. Que je vous dise un mot des routes chinoises. D’abord, à en juger d’après nos idées européennes, on peut dire qu’il n’y a pas de route en Chine. Un rocher, ce n’est pas un chemin ; un bourbier, non plus ; le lit pierreux d’un ruisseau, encore moins ; quelques ornières bien profondes, quelques sentiers étroits qui serpentent à travers champs, tout cela, n’est-ce pas, ne mérite pas, assurément, le nom de route ? Eh bien, en Chine, on n’a en général que ces espèces de voies pour aller d’un lieu dans un autre. Un amateur de phraséologie ne pourrait pas s’écrier ici : Le chemin se déroulait devant, moi comme un large et magnifique ruban, etc. Il serait plus exact de dire : Le chemin s’éparpille ça et là, dans l’empire chinois, comme de hideux et sales haillons dans la boutique d’un chiffonnier. Les passages sont quelquefois si impraticables, qu’il serait impossible d’avancer, si l’industrie chinoise ne venait à votre secours. Quand il pleut, par exemple, et il a plu beaucoup pendant mon voyage, il se forme de petits torrents, des mares d’eau qui vous arrêtent tout court. On est alors fort heureux de rencontrer, en guise de pontonniers, certains portefaix qui, moyennant finance, vous prennent sur leurs épaules et vous transportent, d’un bord à l’autre. Ailleurs le chemin se transforme-t-il en un large ruisseau parsemé d’îles, vous avez alors un wagon qui peut à la fois servir de barque et de voiture. Quand le chemin est suffisamment sec, on adapte des roues à la locomotive, et l’on voyage dans une voiture traînée par quelques mulets ; quand l’eau est assez profonde, on met les roues en dedans, et vous voilà dans une barque que les mêmes mulets tirent encore et, font avancer au moyen d’une longue corde. Voici encore un expédient qui n’est pas moins curieux : Lorsque le vent souffle avec force, on hisse des mâts sur les chariots et sur les brouettes, on déploie la voile, et par cette heureuse combinaison du roulage et de la navigation, la route se fait plus promptement et avec moins de peine. Toutes ces voiles qui se promènent par soubresauts au-dessus des moissons, présentent un spectacle assez amusant, à force d’être bizarre. Les places où se rendent, les jours de marché, tous ces chariots-barques, ne ressemblent pas mal à des hâvres en miniature. Pour être scrupuleusement exact dans ce compte-rendu des chemins chinois, je dois ajouter qu’ils s’améliorent petit à petit, à mesure qu’on approche de la capitale : aux environs de Pékin, ils sont, au moins quatre fois plus larges que les grandes routes d’Europe. Mais les mandarins se moquent évidemment du public ; car cette excessive largeur ne peut en aucune façon être utilisée à cause de l’incurie du gouvernement. Quand il pleut, on a de la boue jusqu’aux genoux ; et si le temps est serein on étouffe dans d’épais tourbillons de poussière : les piétons sont obligés de cheminer à la file par d’étroits sentiers, sur le bord des champs. »


  1. Nous n’avons pas à nous occuper ici de la Mongolie, du Thibet et d’autres contrées tributaires et dépendantes de l’empire chinois.