Contes bretons/L’homme aux deux chiens


L’HOMME AUX DEUX CHIENS.
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Une fois il y avait, un jour il y aura.

C’est le commencement de tous les contes[1]

Il y avait une fois un roi de France qui n’avait qu’un seul enfant, une fille. Il était très peiné de n’avoir pas un fils, pour lui succéder, et il se disait avec douleur : ma race s’éteindra donc avec moi ! et cette pensée le tourmentait beaucoup. Quoique déjà âgés, la reine et lui priaient Dieu tous les jours de leur accorder un fils. Leurs prières furent enfin exaucées, et il leur naquit un fils, un fort bel enfant.

Le vieux roi mourut bientôt après, après avoir marié sa fille à un roi puissant ; et la reine aussi ne tarda pas à le suivre. Le jeune prince, nommé Jean, devait monter sur le trône à l’âge de vingt-et-un ans ; mais, en attendant sa majorité, sa sœur et son mari étaient investis de l’autorité souveraine. La naissance du prince avait contrarié les projets ambitieux de sa sœur ; aussi lui témoignait-elle peu d’affection. Elle le relégua chez un fermier, à quelque distance de son palais, et elle allait assez rarement le voir. Cependant le jeune prince grandissait ; le fermier l’aimait comme son fils, et il se trouvait chez lui aussi bien qu’à la cour, et peut-être mieux. Un jour sa sœur vint le voir, et remarquant comme il avait bonne mine et promettait d’être fort et vigoureux, elle s’en effraya et dit au fermier que s’il voulait le faire mourir, elle lui ferait don de la ferme, une ferme magnifique. Le fermier promit ; mais il n’eut jamais le courage de mettre sa promesse à exécution. Il jura pourtant qu’il l’avait fait.

Le jeune prince, déguisé, à partir de ce jour, en petit pâtre, allait avec les jeunes pâtres de la ferme garder les moutons sur la lande, et il y prenait grand plaisir, chantant et jouant avec eux, et cherchant des nids, au printemps. Il y avait dans le troupeau une brebis noire qu’il aimait pardessus toutes les autres. Un jour, elle eut deux petits agneaux, l’un noir et l’autre tout blanc. La joie de Jean en fut très-grande. Au coucher du soleil, quand le troupeau rentra à la ferme, il prit le petit agneau blanc dans ses bras et l’apporta au bercail. À partir de ce moment, ce fut son plus fidèle compagnon et son meilleur ami. L’agneau le suivait partout, comme un petit chien.

Parvenu à l’âge de dix-huit ans, Jean se lassa cependant de cette vie, et, voulut voyager, pour chercher des aventures. Le fermier l’aimait beaucoup ; cependant comme il craignait que sa sœur, le voyant quelque jour, ne vint à le reconnaître, il le laissa partir. Le voilà donc sur les chemins, allant au hasard, où Dieu le mènera et accompagné de son agneau blanc seulement. Un jour, en traversant une grande forêt, il rencontra un chasseur, suivi de deux chiens. L’agneau blanc s’effraya à la vue des chiens, et Jean le prit dans ses bras. Le chasseur s’approcha et lui dit :

— Voulez-vous, jeune homme, me céder votre agneau blanc, en échange de mes deux chiens ?

— Faites excuse, Monseigneur, je ne veux pas céder mon agneau blanc.

— Je vous donnerai encore mon fusil.

— Non, non, je ne me séparerai pas de mon agneau blanc.

Et il le serrait contre son cœur. Et il s’éloigna. Le seigneur le suivit, en disant :

— Ces chiens-ci, mon ami, vous défendront et vous tireront de danger, n’importe où vous vous trouverez.

— Je ne donnerai pas mon agneau, je ne donnerai pas mon agneau !

Et il continua son chemin. Cependant il réfléchit bientôt et se dit :

— Ils sont bien beaux ses chiens à ce chasseur là ! Ils me défendront partout et me tireront de danger, — m’a-t-il dit ; et mon pauvre agneau, hélas ! ne peut le faire. Et son fusil aussi est très beau !… Il faut que je retourne pour lui dire que j’accepte.

Et il retourna sur ses pas, et se mit à crier :

— Seigneur ! seigneur ! j’accepte le marché, vos deux chiens et votre fusil, contre mon agneau blanc.

Et ils firent l’échange.

— Les chiens s’appellent Brise-Fer et Sans-Pareil, — lui dit le seigneur.

Jean continua sa route, suivi de ses deux chiens et son fusil sur l’épaule, et tout fier de son marché.

Vers le coucher du soleil, il rencontra une hutte de sabotier dans le bois.

Il y entra et demanda :

— Ne connaissez-vous pas dans les environs quelque gentilhomme qui ait besoin d’un bon chasseur ?

— Il y a non loin d’ici, au milieu du bois, un château où réside un seigneur qui a constamment douze valets chasseurs, avec lesquels il parcourt tous les jours la forêt ; un de ses chasseurs l’a quitté hier, et si vous êtes habile tireur, je pense qu’il vous prendra à son service.

Jean se rendit aussitôt au château, et le seigneur l’accepta, d’autant plus volontiers que ses deux chiens lui plaisaient beaucoup.

Mais la cuisinière ne vit pas avec plaisir ce surcroît de meute et par conséquent de travail pour elle qui préparait aussi la nourriture des chiens, et elle fit à Jean un accueil peu gracieux.

— Ne vous fâchez pas, cuisinière, lui dit celui-ci, mes chiens ne ressemblent pas aux autres chiens que vous avez ici, et ils vous rendront mille petits services ; voyez plutôt : — Ici, Brise-Fer et Sans-Pareil, et déplumez-moi vite ces perdrix là.

Et, en un clin-d’œil ils eurent déplumé deux douzaines de perdrix, qui se trouvaient sur la table. La cuisinière cessa alors de murmurer, et, à partir de ce moment, Brise-Fer et Sans-Pareil furent ses protégés, et elle leur réservait toujours quelque bon morceau.

Tous les jours Jean, grâce à ses deux chiens, prenait à lui seul autant de gibier que les onze autres chasseurs ensemble. Aussi était-il dans les bonnes grâces de son mettre. Mais ses compagnons ne l’aimaient pas ; ils étaient jaloux et ne lui voulaient aucun bien. Lorsque leur maître leur vantait son adresse : — La belle affaire, répondaient-ils, avec des chiens comme il en a ! si nous avions ses chiens, chacun de nous en ferait autant que lui !

Un jour, ils renfermèrent Brise-Fer et Sans-Pareil dans une des tours du château. Quand il s’agit de partir pour la chasse, Jean ne retrouva plus ses chiens. Il eut beau les siffler, les chercher partout, — ce fut peine perdue.

Il lui fallut donc partir sans eux. Mais à peine fut-il entré dans la forêt, qu’il se vit entouré de toutes sortes de bêtes-fauves, loups, renards, sangliers, qui montraient les dents et semblaient tout disposés à le mettre en morceaux.

— Mon Dieu, se dit-il, je vais être dévoré par ces bêtes-ci. Ah ! si j’avais eu ici Brise-Fer et Sans-Pareil !

À peine eut-il prononcé leurs noms que Brise-Fer et Sans-Pareil se trouvèrent auprès de lui. Et loups et renards et sangliers de déguerpir au plus vite, en les voyant arriver !

Ce jour-là il prit encore, comme à l’ordinaire, quantité de gibier de toute sorte, et le soir, quand il rentra au château, ses compagnons furent bien étonnés de voir comme il était chargé.

— Comment, se dirent-ils, est-ce que les deux chiens se seraient échappés ?

Et ils allèrent voir, à la tour, Brise-Fer et Sans-Pareil y étaient rentrés.

— Comment diable fait-il donc ?

Jean, s’apercevant que ses compagnons n’étaient animés d’aucuns bons sentiments à son égard, craignit quelque mauvais tour de leur façon et se dit un jour : — Je crois que ce que j’ai de mieux à faire, c’est de me sauver d’ici, au plus vite.

Il partit donc, au milieu de la nuit, emmenant ses deux chiens. Et le voilà encore errant à l’aventure, mais sans souci de rien, maintenant qu’il connaît ce que valent ses chiens.

En passant par une forêt, il rencontra un cavalier, tout habillé de rouge et monté sur un cheval blanc.

Le cavalier vint à lui et lui demanda :

— Que fais-tu par ici, avec tes deux chiens ?

— Ma foi, je cherche un maître.

— Es-tu bon tireur ?

— C’est précisément parce qu’on me trouvait trop bon tireur qu’il m’a fallu quitter le château où j’étais.

— Eh ! bien, veux-tu être le gardien de mon bois ?

— Je le veux bien.

— C’est convenu. — Voilà cinq sous que je te donne et si tu ne les donnes jamais tous les cinq à la fois, tu auras toujours cinq sous dans ta poche, quelque souvent que tu y mettes la main… Puis, quand tu voudras dormir, couche-toi à terre, n’importe où tu te trouveras, et tu te croiras dans un lit de plume.

— Cela me plaît, dit Jean. —

Puis ils s’en allèrent, chacun de son côté.

Jean se mit à parcourir le bois, accompagné de ses deux chiens et son fusil sur l’épaule. Le gibier n’y manquait pas et il en tuait à volonté. Mais il avait beau marcher, aller toujours plus loin, dans toutes les directions, il ne trouvait pas de fin au bois, et il ne rencontrait ni habitation ni aucun être humain.

Enfin un jour, après avoir erré de la sorte longtemps, longtemps, il se trouva dans une grande avenue, pleine de belles fleurs aux parfums délicieux et où les oiseaux de la forêt semblaient s’être tous réunis, pour chanter et voltiger autour de ces belles fleurs. À l’extrémité de l’avenue, qui était fort longue, se trouvait une grande porte garnie de fer. — C’est ici, sans doute, que demeure le maître de la forêt, se dit-il ; je voudrais bien lui parler, car il me semble qu’il y a plusieurs années que je garde son bois, sans l’avoir vu qu’une seule fois.

Et il frappa à la porte. On lui ouvrit. Il se trouva alors dans une grande cour de château, où il ne vit personne. Il remarqua une porte ouverte. Il entra encore, et se trouva dans une vaste cuisine ; mais il ne voyait toujours personne. — Est-ce que ce château est abandonné ? se dit-il : Ma foi ! je m’y installe, alors.

Il y avait pourtant bon feu au foyer, et un agneau à la broche. Quand Jean jugea que l’agneau était cuit à point, comme personne ne paraissait, il le retira du feu, et se mit à manger, de bon appétit, sans oublier ses chiens. Il trouva aussi d’excellent vin, et fit un repas comme il n’en avait point fait depuis longtemps. Quand il eut fini, il fut bien surpris de voir une main de femme (il ne voyait absolument que la main) prendre un chandelier sur la table, et lui faire signe de la suivre. Il n’avait jamais été peureux, mais n’ayant pas épargné le vin, qu’il trouvait fort bon, il l’était moins que jamais en ce moment, et il suivit, sans hésiter, la main et la lumière. Elle le conduisit dans une belle chambre, où il y avait un beau lit, posa le chandelier sur la table, puis disparut. — C’est fort singulier ! se disait Jean ; mais Bath ! arrive que pourra. — Et il se coucha et s’endormit, sans tarder.

Vers minuit, il fut subitement réveillé par un grand vacarme, et il vit dans sa chambre, autour de la table, trois diables qui jouaient aux cartes. Le Diable Boiteux dit tout à coup :

— Je sens l’odeur de chrétien !

— Bath ! lui dirent les autres, comment veux-tu qu’il y ait des chrétiens ici ? sois à ton jeu.

Et il se remit à jouer. Mais un moment après, il se leva en disant encore :

— Pour sûr, il y a un chrétien par ici, quelque part !

Et il regarda dans tous les coins de la chambre, puis dans le lit, et trouva Jean, qui se cachait de son mieux sous les draps :

— Quand je vous le disais ! — reprit-il, en le tirant du lit et le montrant aux autres. — Qu’allons-nous en faire ?

— Ma foi ! le faire cuire et le manger sur le champ ! nous avons fait un triste souper, et c’est sans doute lui qui en est la cause.

Il y avait un feu d’enfer dans la cheminée ; on suspendit le pauvre Jean au-dessus, sans qu’il fît entendre une plainte. — et quand il fut cuit, — ce qui ne tarda pas, ils le mangèrent, et s’en léchèrent les doigts, tant ils trouvèrent sa chair délicate. -— Puis, ils s’en allèrent.

Aussitôt qu’ils furent partis, une belle princesse, ou plutôt une tête de princesse, (car on n’en voyait que la tête) — entra dans la chambre. Elle chercha d’abord sur la table, puis sous la table et dans tous les coins de la chambre, et finit par trouver un fragment d’os, pas plus gros que le petit doigt :

— Ô bonheur ! dit-elle.

Puis elle se mit à frotter cet os avec un onguent qu’elle avait ; et, à mesure qu’elle le frottait, l’os se recouvrait de chair, les membres revenaient peu à peu, et le corps se reconstituait, si bien qu’il se retrouva complet et aussi sain que jamais.

— Que j’ai donc bien dormi ! dit Jean, en se détirant les membres.

— Oui, dit la princesse, et si bien dormi que, sans moi et mon onguent, vous ne vous seriez jamais réveillé. Vous avez encore deux nuits à passer comme celle-ci ; mais prenez courage, ne vous effrayez de rien, et quand vous aurez subi les trois épreuves, les diables perdront tout pouvoir sur ce château et sur tous ceux qui y sont sous leur domination, et vous nous aurez délivrés tous ; — car nous sommes nombreux ici, sous des formes différentes ; et, pour récompense, vous pourrez m’épouser alors, car je suis une des plus belles princesses qui aient jamais existé.

Jean répondit qu’il voulait tenter l’entreprise jusqu’au bout.

Le lendemain, il passa la journée à se promener dans le château et dans les jardins et, le soir venu, après qu’il eût bien soupé, la même main le conduisit à la même chambre. Il se coucha, mais ne dormit pas, comme la veille. À minuit, les trois diables arrivèrent encore, et se mirent à jouer aux cartes.

— Je sens encore l’odeur de chrétien ici ! dit le Diable-Boiteux.

— C’est depuis hier-soir, répondirent les autres.

— Non, non ! je vous dis qu’il doit y avoir encore un chrétien ici !

Et il alla droit au lit, et y retrouva Jean.

— Comment, c’est encore le même ! celui que nous avons mangé hier-soir ! comment cela peut-il être ?

Et ils se mirent à se le jeter de l’un à l’autre, comme une balle. Enfin, un d’eux le lança si violemment contre la muraille, qu’il y resta collé comme une pomme cuite ! — Le chant d’un coq se fit entendre en ce moment, et ils s’en allèrent précipitamment.

Aussitôt la princesse entra encore dans la chambre, et cette fois elle était visible jusqu’à la ceinture. Elle se mit encore à frotter le corps de Jean avec son onguent, et l’eût bientôt rappelé à la vie.

— Vous n’avez plus qu’une nuit à souffrir, lui dit-elle alors, mais elle sera terrible. Ayez toujours bon courage, et tous vos maux, et les nôtres aussi, seront bientôt terminés, et nous serons mariés l’un à l’autre, et ce château, avec tout ce qui s’y trouve, nous appartiendra. — Puis elle disparut.

Le jour suivant se passa comme la veille, et, la nuit venue, Jean se rendit pour la troisième fois à la chambre d’épreuve. Les trois diables vinrent comme les deux nuits précédentes, l’écartelèrent cette fois, le hachèrent menu comme chair à pâtée, puis le firent cuire et ravalèrent jusqu’au dernier morceau, même les os.

Au chant du coq, ils partirent encore en disant :

— Ce doit être fait de lui pour le coup, et quand il serait sorcier ! s’il revient encore, nous n’avons plus aucun pouvoir sur lui. Mais comment pourrait-il revenir ?

Dès qu’ils furent partis, la princesse parut encore : et cette fois, elle était complète, des pieds à la tête. Elle se mit à chercher partout dans la chambre quelque morceau de Jean, si minime fut-il. Elle finit par découvrir l’ongle de son petit orteil. — Et la voilà de le frotter avec son onguent ! Elle frotta tant et tant, qu’elle le rappela à la vie, pour la troisième fois.

— Victoire ! cria-t-elle alors ; nous sommes sauvés les diables n’ont plus aucun pouvoir sur nous ; tout ce qui est ici vous appartient, ô prince courageux, jusqu’à moi-même !

Et en même temps on vit surgir de tous les côtés une foule de personnages de toute condition, qui venaient remercier leur libérateur, puis, s’en allaient dans toutes les directions, pour retourner dans leur pays.

Quant à Jean et à la princesse, ils se marièrent et restèrent dans le château, qui leur appartenait à présent.

Mais puisque les voilà tranquilles et heureux, revenons à la reine, sœur de Jean, et voyons si elle aussi est heureuse.

Elle avait empoisonné son mari et, pour fuir l’indignation de son peuple et le châtiment qui l’attendait, elle s’était vue forcée de partir seule et de nuit, et déguisée en mendiante. Elle erra longtemps, abandonnée de tous, et demandant l’aumône de porte en porte. À force de marcher, pour s’éloigner de son pays, elle finit par arriver à la porte du château où se trouvaient Jean et la princesse. Son frère la reconnut et, comme il avait bon cœur, il oublia tout et la reçut, comme si elle ne lui avait jamais fait aucun mal. Mais le malheur ne l’avait pas corrigée et, voyant son frère heureux, elle fut, vite, jalouse de son bonheur et chercha encore les moyens de le perdre. Elle alla trouver une vieille sorcière qui habitait dans le bois voisin, et la consulta sur la manière de se débarrasser de lui. La sorcière lui dit :

— Mettez-vous au lit, et dites que vous êtes dangereusement malade. Votre frère ira vous voir et vous demandera ce qui pourrait vous faire plaisir. Dites-lui qu’un peu de bouillie de pur froment vous ferait grand bien, mais qu’il faut qu’il aille lui-même chercher la farine au moulin. Il s’y rendra avec empressement, et quand il s’en retournera, par le bois, je creuserai sous ses pieds un puits profond, où il tombera, sans jamais pouvoir en sortir en vie.

La méchante sœur revint à la maison, et fit tout ce que lui avait conseillé la sorcière. Elle se mit au lit, dès en arrivant, envoya son frère au moulin, et celui-ci, au retour, tomba dans l’abîme que la sorcière ouvrit sous ses pas. Dans cette situation désespérée, il appela à son secours ses deux chiens. Dès qu’il eut prononcé leurs noms, ils accoururent, et le tirèrent du puits. Sa sœur fut fort étonnée de le revoir. Mais elle mangea de la bouillie faite avec la farine qu’il avait apportée du moulin, et se dit guérie aussitôt.

Huit jours après, elle alla encore trouver la sorcière, pour le même motif. Celle-ci fut surprise de savoir que Jean avait réussi à se tirer du puits, et elle dit :

— Faites encore la malade, dites à votre frère qu’un peu d’eau fraîche de la fontaine du bois vous ferait grand bien, et priez-le d’aller lui-même vous en quérir. Il s’empressera d’accéder à votre désir. Moi, j’ai cinquante chevaliers invisibles, armés d’épées invincibles, à mon service ; je les enverrai et ils vous délivreront de lui, sans peine.

Elle s’alita donc de nouveau, et dit à son frère que rien ne pourrait la soulager comme un peu d’eau fraîche de la fontaine du bois, mais puisée à la source par lui-même.

Jean prit aussitôt une fiole et se dirigea vers la fontaine, sans songer à mal. Mais ses deux chiens, le voyant partir, accoururent à lui et le suivirent, quoiqu’il fît pour les faire rester à la maison. Il puisa de l’eau fraîche à la fontaine, et il s’en retournait tranquillement, lorsque tout-à-coup il vit briller les épées des cinquante chevaliers de la sorcière qui s’avançaient, menaçantes, sur lui. Il ne voyait que les épées, que brandissaient des mains invisibles. Les deux chiens les virent aussi, et, sans leur laisser le temps d’arriver jusqu’à leur maître, ils se précipitèrent dessus et les mirent en fuite.

En voyant Jean revenir encore sain et sauf, sa sœur pâlit de fureur ; mais elle dissimula et lui fit bon accueil, et le lendemain elle se trouvait encore en parfaite santé. Cependant, pour deux échecs éprouvés, elle ne crut pas la partie perdue et, quelques jours après, elle retourna encore consulter la sorcière.

— Je ne sais quelle puissance le protège, lui dit celle-ci, mais je ne puis lutter contre cette puissance plus forte que moi. Je ne puis plus rien contre lui. —

La méchante sœur revint au château, furieuse et roulant dans sa tête d’autres trahisons.

Cependant Jean, comprit que sa vie ne serait jamais en sûreté auprès de sa sœur et, persuadé qu’elle ne se corrigerait pas, il pensa que ce qu’il avait de mieux à faire, c’était de partir secrètement, et de la laisser là. Et c’est ce qu’il fit.

Il revint à Paris, avec sa femme et ses deux chiens. Le peuple voyant revenir le jeune prince, qu’il avait cru mort depuis longtemps, lui témoigna sa joie et son bonheur et le reconnut aussitôt pour son vrai roi. Jean monta donc sur le trône que lui destinait son père, et il y eut dans tout le royaume des fêtes magnifiques à cette occasion.

Mais la méchante sœur, curieuse de savoir ce qu’étaient devenus son frère et sa femme, alla encore consulter la sorcière. Celle-ci lui dit qu’ils étaient allés à Paris, où ils avaient été accueillis avec bonheur et enthousiasme par le peuple, à tel point qu’ils étaient maintenant sur le trône de France. Elle ajouta qu’elle ne pouvait rien contre ce prince, parce qu’il avait un protecteur plus puissant que toutes les sorcières du monde, qui était Dieu lui-même.

La méchante faillit mourir de rage, en apprenant que son frère et sa femme occupaient le trône d’où elle avait été chassée. Elle prit sur le champ la route de Paris, Elle consulta, chemin faisant, une autre sorcière, qui lui dit qu’il fallait disposer sous le lit du roi son frère une roue garnie de rasoirs, de telle manière que la reine et lui y tombassent et fussent mis en morceaux menus comme chair à pâtée.

Elle arriva à Paris et faillit être lapidée par le peuple. Mais son frère, toujours bon, la protégea contre la fureur populaire, et la reçut, comme devant, dans son palais. Pour lui en témoigner sa reconnaissance, elle fit établir sous son lit la roue garnie de rasoirs, comme le lui avait recommandé la sorcière, et le roi et la reine tombèrent dessus et leurs corps furent réduits en morceaux menus comme chair à pâtée. — On en rassembla avec soin tous les fragments, on les mit dans un même cercueil, et tout le peuple les accompagna jusqu’au bord du tombeau où ils furent descendus. Brise-Fer et Sans-Pareil marchaient devant le convoi, tristes et la tête baissée. Dans la nuit qui suivit, ils retournèrent au cimetière, déterrèrent le cercueil, l’ouvrirent, et le roi et la reine en sortirent aussitôt, vivants et bien portants. Les deux chiens dirent alors au roi :

— Nous sommes ton père et ta mère, envoyés par Dieu, sous cette forme, pour te protéger contre la méchanceté et les noires trahisons de ta sœur. Celle-ci a été toujours sans cœur et sans pitié pour toi. Pour expier ses crimes et la purifier, et l’arracher ainsi à la damnation éternelle, il faut la soumettre à une terrible épreuve : il faut faire chauffer un four et l’y jeter, vivante. Quand elle aura ainsi passé par le feu, elle sera pure devant Dieu, et, comme vous, elle nous rejoindra au paradis, où nous retournons à présent ! —

Les deux chiens disparurent alors, on ne sait comment, et l’on fit ce qu’ils avaient recommandé à l’égard de la sœur du roi.[2]


Conté par Marguerite Philippe, de Pluzunet (Côtes-du-Nord).


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  1. Chaque conteur a ordinairement sa formule pour commencer comme pour finir ses récits ; celle-ci est une des plus ordinaires pour entrer en matière.
  2. Dans une autre version de ce conte, que j’ai aussi recueillie, les chiens sont ou nombre de trois. Il s’y trouve aussi un géant dont la vie ne réside pas dans son corps ; elle est dans un œuf, l’œuf est dans une colombe, la colombe dans un lièvre, le lièvre dans un loup, et le loup dans un livre magique qui se trouve dans le château et qu’il faut brûler dans un grand feu pour l’en faire sortir. — Le héros du conte tue tous les différents animaux renfermés les uns dans les autres, et trouve enfin l’œuf qu’il brise sur le front du géant. Aussitôt celui-ci expire et de tous les coins du vieux château se lèvent des princes, des princesses, des ducs et des barons enchantés et retenus là, sous diverses formes, depuis grand nombre d’années.