Contes arabes (Basset)/Histoire des dix vizirs/Dixième histoire

Ernest Leroux, éditeur (Collection de chansons et de contes populaires, VIIp. 133-163).

DIXIÈME HISTOIRE

LE ROI SOLAÏMÂN-CHÂH
SES FILS ET SA NIÈCE51



Prince, il existait un roi nommé Solaïmân-Châh, dont la conduite et l’intelligence étaient remarquables. Il avait un frère qui mourut laissant une fille, à qui son oncle fit donner la meilleure éducation. Elle était douée d’esprit et de perfection ; nulle femme de son temps ne la surpassait en beauté. Solaïmân-Châh avait deux fils, dont l’un était destiné par lui à être l’époux de sa nièce ; l’autre avait conçu de lui-même le même dessein. Le nom de l’aîné était Behléwân52, celui du second, Mélik-Châh, et celui de la fille Châh-Khatoun53.

Un jour le roi la fit venir, l’embrassa sur la tête et lui dit : « Tu es ma fille, et plus chère pour moi qu’un enfant, à cause de l’affection que je portais à ton père défunt. Je veux te marier à l’un de mes fils que je désignerai pour mon héritier présomptif afin qu’il règne après moi. Vois lequel tu choisiras des deux : je t’ai élevée avec eux et tu les connais. »

La jeune fille se leva, embrassa la main de son oncle et répondit : « Prince, je suis ton esclave ; c’est toi qui es l’arbitre de mon sort ; je ferai ce que tu voudras, car ta volonté est pour moi un argument suprême et respecté. Si tu acceptes que je te serve pendant le reste de ma vie, cela est pour moi préférable à tout le reste. »

Le roi fut satisfait de ces paroles, fit revêtir Châh-Khatoun d’habits somptueux et lui donna de riches présents. Ensuite, son choix tomba sur son fils cadet ; il lui fit épouser sa nièce, le nomma son héritier présomptif et lui fit prêter serment par ses sujets.

Lorsque Behléwân apprit que son jeune frère lui était préféré, son cœur se serra et la chose lui fut pénible ; l’envie et la haine entrèrent dans son âme. Mais il dissimula le feu qui couvait en lui pour la jeune fille et le trône. Châh-Khatoun devint enceinte et accoucha d’un fils beau comme la lune brillante54. À cette vue, la fureur et la jalousie triomphèrent de Behléwân ; une nuit, il entra dans le palais de son père, pénétra dans l’appartement de son frère ; la nourrice dormait devant la porte de la chambre et devant elle était le berceau où reposait l’enfant. Le meurtrier s’arrêta pour réfléchir, car le visage de son neveu resplendissait comme la lune ; mais Cheïthân (Satan) apparut dans son cœur et lui suggéra cette pensée : « Pourquoi cet enfant n’est-il pas à moi ? Ne méritais-je pas, plus que mon frère, la jeune fille et le royaume ? » Cette pensée l’emporta : il s’abandonna à la colère, tira un poignard, le mit sur le cou de l’enfant qu’il égorgea, sans toutefois lui couper les artères ; puis, le laissant pour mort, il entra dans la chambre où Mélik-Châh dormait à côté de sa femme. Il songea d’abord à tuer celle-ci, puis il se dit : « Je l’épargnerai pour moi » ; il alla vers son frère, l’assassina, lui trancha la tête et se retira. Non content de ces meurtres, il chercha l’endroit où était Solaïmân-Châh, mais ne le trouva pas. Il sortit alors du palais, se cacha dans la ville jusqu’au lendemain ; ensuite il alla dans un château appartenant à son père et s’y fortifia. Voilà ce qui lui arriva.

Revenons à l’enfant. Lorsque la nourrice s’éveilla pour l’allaiter et qu’elle vit le lit couvert de sang, elle poussa un cri qui éveilla ceux qui dormaient, y compris le roi. On chercha la cause de cette clameur et on trouva le fils de Mélik-Châh égorgé, son lit ensanglanté et son père assassiné dans sa chambre : on examina l’enfant et l’on s’aperçut qu’il respirait encore et que les artères étaient intactes : la blessure fut recousue. Solaïmàn-Châh chercha inutilement Behléwân ; en reconnaissant qu’il s’était enfui, il comprit que c’était lui le meurtrier et il en conçut un profond chagrin ainsi que ses sujets et Châh-Khatoun. Il célébra les funérailles de son fils cadet et l’ensevelit : cette catastrophe causa un deuil général. Après quoi le roi s’occupa de l’éducation de son petit-fils.

Après que Behléwân se fut enfui dans le château où il se fortifia, sa puissance s’accrut et il ne songea plus qu’à faire la guerre à son père. Celui-ci avait reporté toute son affection sur l’enfant qu’il élevait sur ses genoux, espérant que Dieu le ferait vivre assez pour qu’il pût sauver les intérêts de son petit-fils. Lorsque ce dernier eut atteint l’âge de cinq ans, son aïeul lui apprit à monter à cheval : les gens de la capitale le félicitèrent et firent des vœux pour sa conservation, afin qu’il marchât sur les traces de Mélik-Châh et qu’il possédât le cœur de Solaïmân-Châh.

Behléwân le rebelle alla se mettre au service de Qaïsar, le roi de Roum55, et lui demanda du secours pour faire la guerre à son père. Il se le rendit favorable et en obtint une nombreuse armée. À cette nouvelle, le vieillard envoya vers Qaïsar des députés chargés de lui dire : « Prince, toi dont la puissance est considérable, ne viens pas en aide à un scélérat : c’est mon fils ; il a commis tel et tel crime ; il a assassiné son frère et son neveu au berceau, » sans ajouter que l’enfant vivait encore. En entendant ces paroles, le roi de Roum fut extrêmement affligé et manda à Solaïmân-Châh : « Si tu le désires, je ferai trancher la tête du coupable et je te l’enverrai. » — « C’est inutile, répondit le prince, le châtiment de sa méchanceté et de ses crimes l’atteindra, sinon aujourd’hui, demain. » Ensuite ils échangèrent des lettres et des présents. Qaïsar avait entendu parler de Châh-Khatoun et savait qu’elle n’avait pas sa pareille pour la grâce et la beauté ; son cœur s’attacha à elle et il la fit demander en mariage. Solaïmân-Châh, ne pouvant le refuser, entra chez sa nièce, l’informa des propositions du roi de Roum et l’interrogea sur sa décision. Elle se mit à pleurer et répondit :

« Prince, comment mon cœur se réjouirait-il de ce que tu m’annonces ? Puis-je avoir encore un mari après avoir perdu le mien ? »

« Tu as raison, repartit le vieillard, mais il faut songer aux suites de cette affaire ; je dois compter avec la mort ; je suis âgé et je ne crains que pour toi et pour ton enfant. Lorsque j’ai écrit au roi de Roum et à d’autres, je leur ai dit que son oncle l’avait assassiné, sans les avertir qu’il avait survécu, et j’ai des inquiétudes à son sujet. Qaïsar t’a demandée en mariage ; il n’est pas homme à t’abandonner ; souhaitons de nous fortifier par son appui. »

La jeune femme se tut, et son oncle expédia une réponse favorable, puis il envoya Châh-Khatoun que son nouveau mari trouva au-dessus de toutes les descriptions qu’on lui avait faites. Il en conçut une plus vive amitié pour Solaïmân-Châh, mais le cœur de la princesse restait avec son fils sans qu’elle en pût rien dire. Quant à Behléwân, lorsqu’il apprit le mariage de sa belle-sœur avec le roi de Roum, il en fut très affligé et désespéra de la posséder jamais.

Le vieillard était extrêmement attaché à son petit-fils et ne le quittait pas. Il l’avait nommé Mélik-Châh, du nom de son père, et, dés que l’enfant eut atteint l’âge de dix ans, il lui fit prêter serment par ses sujets et le proclama son héritier présomptif. Quelque temps après, les jours de Solaïmân-Châh touchèrent à leur terme et il mourut. Une troupe de soldats attachés à Behléwân le prévint et l’amena en secret dans la capitale : ils pénétrèrent chez Mélik-Châh le jeune, se saisirent de lui et mirent son oncle sur le trône ; ils le proclamèrent roi et lui jurèrent tous obéissance. Puis ils lui dirent : « Nous t’avons rendu la royauté que nous t’avions conservée, mais nous ne voulons pas que tu fasses périr ton neveu ; il a été mis sous notre protection et notre garantie par son père et son aïeul. » Le nouveau souverain y consentit et fit jeter son rival dans un caveau où il le tint à l’étroit. Cette nouvelle arriva à Châh-Khatoun qui en fut très affectée, mais elle ne pouvait rien dire. Elle remit son fils aux soins de Dieu très-haut, car elle devait garder le secret à son mari, le roi de Roum pour ne pas convaincre son oncle de mensonge.

Behléwân resta sur le trône à la place de Solaïmân-Châh : ses affaires prospéraient tandis que son neveu végétait en prison. Au bout de quatre ans, son visage et sa tournure avaient complètement changé. Lorsqu’il plut à Dieu de le sauver, il le fit sortir de prison de la façon suivante. Un jour que l’usurpateur était avec ses familiers et les grands du royaume à s’entretenir de son père et de ses sentiments, quelques vizirs, hommes de bien, qui étaient présents, lui dirent :

« Prince, Dieu t’a accordé ce que tu désirais et t’a fait parvenir où tu voulais ; tu règnes à la place de Solaïmân-Châh et tu as réussi dans ton entreprise. Quelle est la faute de ce jeune homme qui, du jour où il a paru au monde, n’a eu ni repos ni joie ? Son visage et sa tournure ont changé ; quelle faute a-t-il donc commise pour qu’il l’expie par un pareil châtiment ? D’autres que lui sont coupables : Dieu t’a fait triompher d’eux, mais ce malheureux est innocent. »

« Vous avez raison, répondit Behléwân, mais je redoute sa ruse et sa méchanceté, car une grande partie du peuple penche pour lui. »

« Prince, répliquèrent-ils, que peut-il faire ? Quelles sont ses ressources ? Si tu crains quelque entreprise de sa part, envoie-le dans d’autres pays. »

Le roi ajouta : « Vos paroles sont sensées, je le mettrai en avant pour guerroyer contre une autre nation. »

Il avait quelque part une troupe d’ennemis cruels et il espérait que son neveu serait tué. Il le tira de son cachot, l’approcha de sa personne, examina son aspect, le revêtit d’une pelisse d’honneur, au grand contentement du peuple, lui donna une armée considérable et l’envoya dans cette contrée. Quiconque y allait, était tué ou fait prisonnier. Mélik-Châh partit avec ses troupes : quelques jours après, les ennemis l’entourèrent et l’assaillirent de nuit. Les soldats se sauvèrent ; quelques-uns furent faits prisonniers avec leur chef qui fut jeté dans un caveau avec ses compagnons : sa beauté et sa grâce excitaient la compassion. Il resta dans cette triste situation pendant une année.

Lorsqu’on fut au commencement de l’an suivant, les ennemis qui avaient coutume de tirer leurs captifs de leurs cachots et de les précipiter du haut d’une forteresse, jetèrent aussi Mélik-Châh, mais celui-ci tomba sur ses soldats, sans toucher terre : Dieu veillait sur son trépas. Ceux qui avaient été précipités périrent tous là et servirent de pâture aux bêtes féroces : les vents dispersèrent leurs ossements, mais le prince demeura évanoui à sa place ce jour-là et la nuit suivante. Lorsqu’il revint à lui, se trouvant sain et sauf, il remercia Dieu de son salut et marcha sans savoir où il allait, se nourrissant de feuilles d’arbres, se cachant le jour et ne se remettant en marche que la nuit ; il ignorait complètement où il se dirigeait. Il continua ainsi pendant quelque temps jusqu’à ce qu’il arriva près d’un endroit habité. Voyant des hommes, il alla à eux, leur raconta son histoire : comment il avait été prisonnier dans une forteresse, puis précipité et comment Dieu l’avait sauvé. Ces gens, saisis de compassion, lui donnèrent à manger et à boire et le gardèrent plusieurs jours. Ensuite, il leur demanda le chemin qui conduisait au pays de Behléwân, sans leur dire que celui-ci était son oncle. Ils le lui indiquèrent et il se remit à marcher sans relâche et en se cachant, jusqu’à ce qu’il arriva près de la capitale, nu et affamé ; son corps et sa couleur avaient entièrement changé. Il s’assit auprès de la porte de la ville.

Au même moment, une troupe de courtisans de son oncle, allant à la chasse, passa près de lui pour abreuver les chevaux. Ils descendirent pour se reposer : Mélik-Châh alla les trouver et leur dit :

« J’ai à vous demander une chose que je vous prie de m’apprendre. »

« Parle, répondirent-ils, que veux-tu ? »

« Le roi Behléwân est-il bon ? »

« Quelle sottise est la tienne ! s’écrièrent-ils en riant ; tu es étranger : comment peux-tu faire de telles questions sur les princes ? »

« C’est mon oncle. »

Ils s’étonnèrent d’abord, puis reprirent : « Jeune homme, tu es fou. Comment serais-tu de la famille royale ? Nous ne connaissons au roi qu’un seul neveu : il l’a gardé en prison, puis l’a envoyé se faire tuer en combattant les infidèles. »

« C’est moi, répliqua-t-il, je n’ai pas péri et il m’est arrivé telle et telle chose. »

Ils le reconnurent à l’instant, se levèrent, lui baisèrent les mains et lui montrèrent de la joie. « Seigneur, dirent-ils, le royaume t’appartient de droit : tu es fils de roi et nous ne te voulons que du bien ; nous espérons pour toi une longue vie ; mais considère que Dieu t’a sauvé du tyran ton oncle ; que celui-ci t’a envoyé dans un endroit d’où personne ne s’échappait et qu’il n’avait d’autre but que te faire périr ; que tu as couru risque de la vie et que Dieu t’a encore préservé. Comment peux-tu retourner te mettre entre les mains de ton ennemi ? Fuis et ne reviens plus ; tu trouveras sans nul doute des moyens d’existence sur la terre tant qu’il plaira à Dieu. Si tu retombes une seconde fois au pouvoir de Behléwân, il ne t’épargnera pas un instant. »

Il les remercia en ces termes : « Que le Seigneur vous récompense par toutes sortes de biens ; vous m’avez donné un bon conseil. Où pensez-vous que je doive aller ? »

« Dans le pays de Roum où est ta mère. »

« Mais, reprit-il, lorsque mon aïeul répondit à Qaïsar, à propos de sa demande en mariage, il lui cacha mon aventure et mon secret. Il ne m’est pas possible de le démentir. »

« Tu as raison, dirent-ils, mais nous voulons ton intérêt : quand bien même tu servirais comme esclave, cela vaudrait mieux pour toi. »

Puis chacun lui donna de l’argent, le revêtit d’habillements, le rassasia et ils partirent avec lui à la distance d’un farsakh56 jusqu’à ce qu’ils l’eurent conduit loin de la ville : alors ils l’informèrent qu’il était en sûreté et le quittèrent. Il marcha tant qu’il sortit des pays appartenant à son oncle. Arrivé dans le pays de Roum, il entra dans une ville et se mit au service d’un habitant pour la culture, les semailles et les autres ouvrages.

Sa mère Chàh-Khatoun, pleine de tendresse pour son enfant à qui elle songeait continuellement et dont elle avait cessé de recevoir des nouvelles, trouva la vie insupportable et perdit le sommeil, sans qu’elle pût s’ouvrir à son mari. Elle était venue accompagnée d’un eunuque de Solaïmân-Châh, avec lequel elle se retira un jour à l’écart ; il était intelligent, prudent et sage. Elle se mit à pleurer et lui dit :

« Tu m’as servie depuis mon enfance jusqu’à aujourd’hui ; ne peux-tu découvrir des nouvelles de mon fils sur qui je dois me taire ? »

« Princesse, répondit-il, c’est un secret que tu as caché depuis le commencement ; quand même ce jeune homme serait ici, il ne te serait pas possible de l’entretenir sans découvrir au roi ton secret. L’on ne te croira jamais, après que le bruit s’est répandu que Behléwân a tué ton fils. »

« La chose est comme tu dis, répondit-elle ; ton langage est sensé ; mais, si tu apprends que mon fils est vivant, fais en sorte qu’il vienne de ce côté comme gardeur de troupeaux et tâche qu’il ne me voie pas et que je ne le voie pas. »

« Quel moyen emploierons-nous ? » demanda l’eunuque.

« Voici mon trésor et ma fortune, dit la reine, prends tout ce que tu voudras et amène-le moi ou, au moins, apporte-moi de ses nouvelles. »

Ils concertèrent ensuite une ruse pour expliquer ce voyage de son serviteur dans le pays, et ils convinrent de feindre que la princesse possédait un trésor considérable enfoui depuis le temps de son premier mari et que l’eunuque, au courant de tout, partait pour le lui rapporter. Elle en avertit le roi de Roum et obtint de lui une autorisation. Qaïsar accorda la permission et lui recommanda de faire en sorte que personne ne connût le but de son voyage. Il partit déguisé en marchand, entra dans la capitale de Behléwân et se mit à l’affût des nouvelles du jeune homme. On lui apprit qu’il avait été enfermé dans un cachot, d’où son oncle l’avait tiré pour l’envoyer à tel endroit où il avait été tué. L’eunuque fut très affligé de ses nouvelles ; son cœur se serra et il demeura incertain de ce qu’il devait faire.

Il arriva un jour qu’un des cavaliers qui, auprès de l’abreuvoir, avaient éloigné Mélik-Châh le jeune, après l’avoir habillé et lui avoir fourni de l’argent, aperçut dans la ville le confident de Châh-Khatoun sous l’habit de marchand. Il le reconnut, l’interrogea sur sa situation et les motifs de son voyage.

« Je suis venu acheter des marchandises, » répondit l’eunuque.

« Puis-je te dire une chose que tu tiendras secrète ? » reprit le cavalier.

« Oui, quelle est-elle ? »

« J’ai rencontré, avec quelques-uns de mes compagnons, le fils du feu roi Mélik-Châh ; nous l’avons vu auprès de telle fontaine, nous l’avons muni de provisions de voyage et de vêtements, nous lui avons donné de l’argent, et nous l’avons envoyé dans le pays de Roum, près de sa mère, parce que nous craignions qu’il ne fût assassiné par Behléwân. »

Puis il lui raconta les aventures du prince.

À ce récit, l’eunuque changea de couleur : il demanda protection aux gens qui la lui promirent quand même il serait venu pour chercher le prince. « Tel est mon but, répondit-il, car sa mère ne peut avoir de repos, ni de sommeil ni de tranquillité ; elle m’a envoyé découvrir de ses nouvelles. » — « Va en sûreté, ajouta le cavalier ; il est du côté du pays de Roum, comme je te l’ai appris. » Le faux marchand le remercia, fit des vœux pour lui et se remit en route pour suivre cette piste. Le cavalier l’accompagna une partie du chemin et dit : « Voilà l’endroit où nous l’avons quitté, » puis il revint à la ville.

L’eunuque continua son voyage, demandant, à chaque village où il entrait, après un jeune homme tel que le lui avait décrit son compagnon. Il ne cessa de s’enquérir jusqu’à ce qu’il fût arrivé à la ville où était le prince. Il s’y arrêta, interrogea les gens, mais personne ne lui donna de renseignements, Étonné de cette aventure, il voulut repartir ; il remonta à cheval, et, en traversant les rues, il aperçut une bête de somme attachée avec une corde que Mélik-Châh tenait dans sa main, en dormant auprès de sa monture. Le confident de Châh-Khatoun continua son chemin sans s’occuper de lui, puis il s’arrêta en passant :

« Si celui que je cherche ressemble à ce jeune homme auprès de qui je suis passé, comment le reconnaîtrai-je, après de si longues infortunes ? Comment aborderai-je celui qui m’est inconnu ? Quand même je l’examinerais, je ne le reconnaîtrais pas. »

En réfléchissant ainsi, il arriva près du jeune homme qui dormait toujours, descendit de cheval, s’assit à côté de lui et commença de le regarder avec attention et d’observer son visage ; puis il se dit : « Je retrouve quelque chose : peut-être est-ce Mélik-Châh. »

Alors il toussa et cria au dormeur : « Jeune homme. »

Celui-ci se réveilla et s’assit. L’eunuque continua :

« Quel est ton père et où habites-tu dans cette ville ? »

« Je suis étranger, » répondit le prince avec embarras.

« De quel pays es-tu et de qui es-tu le fils ? »

« De tel endroit. »

Les interrogations et les réponses continuèrent jusqu’à ce que le confident de Châh-Khatoun reconnut Mélik-Châh avec certitude. Il se leva, le serra dans ses bras en versant des larmes, lui raconta qu’il était venu à l’insu de Qaïsar et que sa mère serait heureuse de le savoir en sûreté, mais sans le voir. Puis il rentra dans la ville, acheta un cheval sur lequel il le fit monter, et tous deux reprirent leur voyage jusqu’à ce qu’ils arrivèrent auprès du pays de Roum.

Sur la route, des voleurs fondirent sur eux, leur prirent tout ce qu’ils possédaient et les jetèrent dans un puits dans le voisinage du chemin ; puis, il partirent, les laissant mourir à cette place où ils avaient déjà précipité beaucoup de monde. L’eunuque se mit à pleurer, mais le prince lui dit :

« Qu’est-ce que ces larmes ? À quoi servent-elles ici ? »

« Ce n’est pas que j’aie peur de la mort, répondit l’eunuque, mais je m’afflige à cause de toi et de ta triste situation, comme à cause de ta mère ; mais je ne ressens aucune terreur : après tant de catastrophes de tout genre, dois-tu succomber à une mort honteuse ! »

Le jeune homme répliqua :

« Tout ce qui m’arrive est écrit ; personne ne peut l’effacer ; lorsque le moment de son accomplissement est arrivé, personne ne peut le retarder. » Ils restèrent ainsi cette nuit, le lendemain, la nuit suivante et le second jour, jusqu’à ce que, épuisés par la faim, ils étaient sur le point d’expirer de faiblesse.

Par la volonté et la puissance de Dieu, il advint que le roi de Roum, étant parti pour la chasse avec son épouse et une troupe d’hommes, arriva près de ce puits ; l’un des chasseurs descendit de sa monture pour égorger le gibier près de l’ouverture, et il entendit les soupirs et les gémissements qui partaient de là. Il remonta à cheval en attendant que les soldats fussent réunis et informa de cette aventure Qaïsar qui ordonna à un de ses serviteurs de descendre dans le puits. Il en tira le jeune homme et son compagnon, coupa leurs liens, et, comme ils étaient privés de sentiments, on leur versa du vin dans la gorge jusqu’à qu’ils revinssent à eux. Le roi regarda l’eunuque, le reconnut et l’appela par son nom.

« C’est moi, seigneur, » répondit-il, et il se prosterna devant son maître dont la surprise était grande.

« Comment te trouves-tu dans cet endroit, lui demanda-t-il, et que t’est-il arrivé ? »

L’eunuque répondit : « J’étais parti après avoir pris l’argent et je l’emportais, mais des voleurs me suivaient à mon insu : lorsque j’atteignis ce point, ils nous isolèrent, s’emparèrent des richesses et nous jetèrent dans ce puits pour nous y laisser mourir lentement, comme ils ont fait à d’autres ; mais Dieu très-haut t’a envoyé vers nous. »

Le prince et ses compagnons s’étonnèrent fort et louèrent le Seigneur de l’arrivée de Qaïsar en cet endroit, puis le roi lui demanda :

« Qui est ce jeune homme qui t’accompagne ? »

« Sire, répondit l’eunuque, c’est le fils d’une nourrice qui nous appartenait. Nous l’avons laissé petit, et, lorsque je l’ai retrouvé aujourd’hui57, sa mère m’a dit : Prends-le avec toi, et j’en ai fait mon compagnon afin qu’il soit pour toi un serviteur fidèle et intelligent. »

Ensuite le roi se remit en route avec toute sa troupe, y compris l’eunuque et Mélik-Châh, faisant des questions sur Behiéwân et sa conduite envers ses sujets : « Par ma tête, seigneur, dit le confident de la reine, son peuple a beaucoup à souffrir de lui, et personne, grand ou petit, ne désire être vu par lui. »

Le roi entra chez Châh-Khatoun et lui dit : « J’ai à t’annoncer une bonne nouvelle, l’arrivée de ton eunuque, » puis il raconta ce qui était arrivé à ce dernier et parla du jeune homme qui l’accompagnait. En entendant ce discours, la princesse perdit la tête et faillit pousser un cri, mais elle revint à elle. Son mari lui demanda : « Qui t’inspire autant de douleur ? Est-ce l’argent ou ton serviteur ? »

« Par ma tête, seigneur, répondit-elle, les femmes ont le cœur faible. »

Ensuite son confident vint l’informer de ce qui s’était passé, de la situation de son fils, des infortunes qu’il avait souffertes : comment son oncle l’avait exposé à la mort, comment il avait été fait prisonnier, jeté dans un cachot, précipité du haut d’un château et sauvé par Dieu de tous ces dangers. Pendant qu’il parlait, la reine pleurait. À la fin, elle lui demanda : « Lorsque Qaïsar l’a vu et qu’il t’a interrogé à son sujet, qu’as-tu dit ? »

« Je l’ai donné, répliqua-t-il, pour le fils d’une nourrice à nous, , que nous avons laissé tout jeune et que j’ai retrouvé grandi et que j’ai ramené avec moi pour le faire entrer au service du prince. »

« Tu as bien fait, » répliqua-t-elle. Puis elle mit l’eunuque près du jeune homme pour le servir. Son mari le combla de bienfaits et assigna un riche revenu à Mélik-Châh qui avait ses entrées au palais et se tenait à la disposition du roi : chaque jour voyait augmenter son crédit. Châh-Khatoun était toujours à la fenêtre pour l’apercevoir ; elle se tourmentait à cause de lui et ne pouvait lui parler.

Un long espace de temps s’écoula : l’amour maternel la consumait. Un jour, elle se tint à la porte de l’appartement, attira son fils sur son sein et l’embrassa sur les joues et la poitrine. Elle fut surprise dans cette situation par le majordome du palais qui l’aperçut en sortant et demeura stupéfait. Il demanda : « Qui occupe cet appartement ? »

« Châh-Khatoun, » lui répondit-on. Il tremblait comme la feuille lorsque le roi revint.

Celui-ci, s’en apercevant, l’interrogea :

« Qu’as-tu donc ? »

« Prince, s’écria-t-il, quelle chose monstrueuse j’ai vue ! »

« Qu’as-tu vu ? »

« Sire, dit le majordome, j’ai découvert que ce jeune homme, ramené par l’eunuque, n’est venu qu’à cause de la reine : comme je passais ici, au moment où lui-même franchissait le seuil de l’appartement, la princesse qui l’attendait est allée à lui, s’est jetée sur lui et l’a embrassé sur les joues. »

À ces mots, Qaïsar demeura muet d’étonnement ; puis, se levant soudain, il fit arrêter et charger de fer Mélik-Châh ainsi que l’eunuque et les jeta dans une prison de son palais. Ensuite il entra chez la reine et lui dit :

« Par Dieu, femme issue d’honnêtes parents, que les rois recherchaient à cause de ta bonne renommée et de tes bonnes mœurs, rien n’est plus beau que ton naturel. Que Dieu maudisse celle dont l’apparence est en contradiction avec l’intérieur ; celle qui est pareille à toi, dont la beauté est extérieure et la méchanceté cachée, toi dont le visage est beau et les actions honteuses ! Je veux faire de toi et de ce galant un exemple pour le peuple et la nation58. Tu n’as envoyé ton eunuque que pour ramener ce jeune homme, afin de l’aimer, de le faire entrer chez toi et de conspirer avec lui contre moi. Qu’est-ce que cela, sinon un odieux attentat ? Tu verras comme je vous traiterai tous les deux. »

Puis il lui cracha au visage et sortit.

Châh-Khatoun ne disait rien, car elle sentait qu’elle aurait beau parler en ce moment, il ne la croirait pas. Elle pria le Seigneur en ces termes : « Dieu très-haut, tu connais les choses secrètes, apparentes et intimes ; si le moment de notre perte est arrivé, ne le retarde pas ; s’il a été fixé pour plus tard, ne l’avance pas. » Le roi resta plongé dans la stupéfaction et s’abstint de boire, de manger et de dormir, ne sachant ce qu’il devait faire, et se disant : « Si je tue l’eunuque et le jeune homme, mon âme ne sera point soulagée, car ce ne sont pas eux les coupables : c’est mon épouse qui a envoyé son confident chercher l’autre ; si je les fais périr tous les trois, je n’apprendrai rien. Mais je ne veux pas me hâter de peur d’avoir ensuite à me repentir. Puis il les laissa pour s’occuper des affaires.

Il avait une nourrice qui l’avait élevée sur ses genoux ; c’était une femme intelligente au blâme de laquelle il ne résistait pas. Elle entra chez la reine qu’elle trouva extrêmement affligée l’interrogea sur ce qui s’était passé et ne cessa de la caresser jusqu’à ce que Châh-Khatoun lui eût fait jurer de lui garder le secret. La vieille femme fit cette promesse : alors la princesse lui raconta son histoire depuis le commencement jusqu’à la fin et lui révéla que le jeune homme était son fils. Là-dessus, la nourrice se prosterna devant elle en disant :

« La chose est aisée à arranger. »

a Par Dieu, ma mère, c’est moi qui choisis ma perte et celle de mon fils ; mais je ne demanderai rien, car on ne me croirait pas et l’on prétendrait que je ne cherche par là qu’à écarter la honte : rien ne peut me servir que la résignation. »

La vieille femme fut satisfaite de son langage et de son esprit et reprit : « Tu as raison, mais j’espère que Dieu rendra la vérité évidente ; prends patience ; je vais entrer chez le roi, j’écouterai ce qu’il me dira et, s’il plaît à Dieu très-haut, j’inventerai un expédient. »

Puis elle partit chez Qaïsar, qu’elle trouva la tête penchée sur ses genoux et visiblement affligé. Elle s’assit près de lui un instant et lui adressa des paroles caressantes : « Mon fils, mon cœur se consume à te voir depuis quelques jours immobile et affligé, sans que je sache ce que tu as. »

« Ma mère, répondit-il, c’est de la faute de cette maudite dont j’avais si bonne opinion ; elle a commis telle et telle faute », puis il raconta tout depuis le commencement jusqu’à la fin.

La nourrice reprit : « C’est ainsi que tu es troublé à cause d’une faible femme ? »

« Je réfléchis seulement, dit-il, au genre de mort que je lui appliquerai, afin de convertir les gens. »

« Mon fils, garde-toi de la précipitation ; tu en éprouverais du repentir ; d’ailleurs, ils ne sauraient échapper à la mort. Si tu acquiers la certitude dans cette affaire, fais comme tu voudras. »

« Ma mère, s’écria-t-il, qu’ai-je besoin de confirmation ? N’a-t-elle pas envoyé son eunuque et n’a-t-il pas ramené ce jeune homme ? »

« Il y a, dit-elle, un moyen qui te rendra sûr de tout et te découvrira les sentiments de son esprit. »

« Comment cela ? »

« Je t’apporterai un cœur de huppe : place-le sur sa poitrine lorsqu’elle sera endormie et interroge-la sur ce que tu voudras savoir ; elle te le révélera et la vérité te sera connue. »

Le prince se réjouit et lui dit : « Hâte-toi et que personne ne le sache. »

La nourrice partit et retourna chez la reine pour la prévenir : « J’ai arrangé ton affaire : cette nuit, le roi entrera chez toi ; fais semblant de dormir, mais réponds à tout ce qu’il te demandera pendant ton sommeil. »

Châh-Katoun la remercia : la vieille partit et alla chercher un cœur de huppe qu’elle donna à Qaïsar. Celui-ci n’eut point de tranquillité que la nuit fût venue. Alors il entra chez la reine qui était couchée, feignant de dormir, plaça le cœur de huppe sur sa poitrine jusqu’à ce qu’il fût convaincu qu’elle reposait et lui dit :

« Châh-Khatoun, c’est ainsi que tu me récompenses ! »

« Quelle faute ai-je commise ? » demanda-t-elle.

« Quelle plus grande faute peut-il y avoir que d’envoyer chercher ce jeune homme et de le faire venir à cause de ta passion pour faire avec lui ce qu’il te plaira ? »

« Je ne ressens aucune passion, même pour ton serviteur ; et cependant, qui est plus beau et plus gracieux que lui ? Mais je n’ai de penchant pour personne. »

« Pourquoi l’as-tu serré dans tes bras et l’as-tu embrassé ? » demanda-t-il.

« C’est mon fils et une portion de mon cœur, répondit-elle ; mon amour et ma tendresse m’ont fait perdre patience ; je me suis élancée vers lui et je l’ai embrassé. »

En entendant ces paroles, le roi demeura stupéfait et interdit, puis il reprit :

« Comment se fait-il qu’il soit ton fils ? Ton oncle m’a écrit que Behléwân l’avait égorgé. »

« Oui, dit-elle, il l’a égorgé, mais il ne lui a pas coupé les veines ; son aïeul a fait recoudre la blessure et l’a élevé, car sa dernière heure n’était pas encore venue. »

À ces mots, Qaïsar s’écria : « Cela me suffit » ; puis il se leva à l’instant au milieu de la nuit, fit venir le jeune homme et l’eunuque, examina avec une lumière le cou du premier et reconnut qu’il était fendu d’une oreille à l’autre ; la place avait été cicatrisée, mais l’on apercevait des traces de suture. Le prince se prosterna devant Dieu, admirant comme il avait sauvé Mélik-Châh de tous les périls et de tous les dangers qu’il avait courus ; il se réjouit ensuite d’avoir agi sans précipitation et de ne pas s’être hâté de le faire périr, sans quoi il aurait été en proie aux plus vifs regrets. Rien n’avait pu sauver le jeune homme, sinon que l’heure de sa mort n’était pas encore venue.

De même, ô roi, j’attendrai le moment suprême, quelque retardé qu’il soit, et j’accomplirai jusqu’au bout le laps de vie qui m’est accordé ; mais j’espère que Dieu très haut me fera triompher de ces méchants vizirs.

Lorsque le prisonnier eut fini son histoire, Azâd-Bakht ordonna de le ramener en prison. Puis, s’adressant à ses ministres, il leur dit :

« Ce jeune homme vous a attaqués, mais je connais l’affection que vous portez à ma dynastie et la sagesse de vos avis. Rassurez-vous ; je ferai ce que vous m’avez conseillé. »

Les vizirs furent extrêmement satisfaits d’entendre ces paroles, et chacun d’eux répondit quelque chose. Le prince continua :

« Je n’ai retardé son supplice que pour lui permettre de parler longuement et de raconter des histoires ; mais il faut absolument qu’il périsse. Je veux que vous fassiez dresser un gibet à l’extrémité de la ville, qu’un crieur aille ordonner aux gens de se rassembler et d’accompagner le prisonnier jusqu’au lieu du supplice. Le crieur proclamera en outre : Telle est la punition de l’homme que le roi approche de sa personne et qui le trahit. »

Ce discours réjouit les vizirs qui, cette nuit-là, ne dormirent pas de contentement. Ils firent faire la proclamation dans les rues, dresser la potence et le lendemain, dès le matin, allèrent à la porte du roi.

« Sire, dirent-ils, le peuple est rassemblé depuis le seuil du palais jusqu’à la place de l’exécution afin d’assister au châtiment du coupable. »