Consuelo/Chapitre XXXVIII

Michel Lévy (tome Ip. 334-342).

XXXVIII.

Consuelo, après avoir reçu les remerciements et le baiser que la bonne Wenceslawa, toute triste, lui donna au front, reprit le chemin de sa chambre avec précaution, pour ne point réveiller Amélie, à qui on avait caché l’entreprise. Elle demeurait au premier étage, tandis que la chambre de la chanoinesse était au rez-de-chaussée. Mais en montant l’escalier, elle laissa tomber son flambeau, qui s’éteignit avant qu’elle eût pu le ramasser. Elle pensa pouvoir s’en passer pour retrouver son chemin, d’autant plus que le jour commençait à poindre ; mais, soit que son esprit fût préoccupé étrangement, soit que son courage, après un effort au-dessus de son sexe, vînt à l’abandonner tout à coup, elle se troubla au point que, parvenue à l’étage qu’elle habitait, elle ne s’y arrêta pas, continua de monter jusqu’à l’étage supérieur, et entra dans le corridor qui conduisait à la chambre d’Albert, située presque au-dessus de la sienne ; mais elle s’arrêta glacée d’effroi à l’entrée de cette galerie, en voyant une ombre grêle et noire se dessiner devant elle, glisser comme si ses pieds n’eussent pas touché le carreau, et entrer dans cette chambre vers laquelle Consuelo se dirigeait, pensant que c’était la sienne. Elle eut, au milieu de sa frayeur, assez de présence d’esprit pour examiner cette figure, et pour voir rapidement dans le vague du crépuscule qu’elle avait la forme et l’accoutrement de Zdenko. Mais qu’allait-il faire dans la chambre de Consuelo à une pareille heure, et de quel message était-il chargé pour elle ? Elle ne se sentit point disposée à affronter ce tête-à-tête, et redescendit pour chercher la chanoinesse. Ce fut après avoir descendu un étage qu’elle reconnut son corridor, la porte de sa chambre, et s’aperçut que c’était dans celle d’Albert qu’elle venait de voir entrer Zdenko.

Alors mille conjectures se présentèrent à son esprit redevenu calme et attentif. Comment l’idiot pouvait-il pénétrer la nuit dans ce château si bien fermé, si bien examiné chaque soir par la chanoinesse et les domestiques ? Cette apparition de Zdenko la confirmait dans l’idée qu’elle avait toujours eue que le château avait une secrète issue et peut-être une communication souterraine avec le Schreckenstein. Elle courut frapper à la porte de la chanoinesse, qui déjà s’était barricadée dans son austère cellule, et qui fit un grand cri en la voyant paraître sans lumière et un peu pâle.

« Tranquillisez-vous, chère madame, lui dit la jeune fille ; c’est un nouvel événement assez bizarre, mais qui n’a rien d’effrayant : je viens de voir Zdenko entrer dans la chambre du comte Albert.

— Zdenko ! mais vous rêvez, ma chère enfant ; par où serait-il entré ? J’ai fermé toutes les portes avec le même soin qu’à l’ordinaire, et pendant tout le temps de votre course au Schreckenstein, je n’ai pas cessé de faire bonne garde ; le pont a été levé, et quand vous l’avez passé pour rentrer, je suis restée la dernière pour le faire relever.

— Quoi qu’il en soit, madame, Zdenko est dans la chambre du comte Albert. Il ne tient qu’à vous de venir vous en convaincre.

— J’y vais sur-le-champ, répondit la chanoinesse, et l’en chasser comme il le mérite. Il faut que ce misérable y soit entré pendant le jour. Mais quels desseins l’amènent ici ? Sans doute il cherche Albert, ou il vient l’attendre ; preuve, ma pauvre enfant, qu’il ne sait pas plus que nous où il est !

— Eh bien, allons toujours l’interroger, dit Consuelo.

— Un instant, un instant ! dit la chanoinesse qui, au moment de se mettre au lit, avait ôté deux de ses jupes, et qui se croyait trop légèrement vêtue, n’en ayant plus que trois ; je ne puis pas me présenter ainsi devant un homme, ma chère. Allez chercher le chapelain ou mon frère le baron, le premier que vous rencontrerez… Nous ne pouvons nous exposer seules vis-à-vis de cet homme en démence… Mais j’y songe ! une jeune personne comme vous ne peut aller frapper à la porte de ces messieurs… Allons, allons, je me dépêche ; dans un petit instant je serai prête. »

Et elle se mit à refaire sa toilette avec d’autant plus de lenteur qu’elle voulait se dépêcher davantage, et que, dérangée dans ses habitudes régulières comme elle ne l’avait pas été depuis longtemps, elle avait tout à fait perdu la tête. Consuelo, impatiente d’un retard pendant lequel Zdenko pouvait sortir de la chambre d’Albert et se cacher dans le château sans qu’il fût possible de l’y découvrir, retrouva toute son énergie.

« Chère madame, dit-elle en allumant un flambeau, occupez-vous d’appeler ces messieurs ; moi, je vais voir si Zdenko ne nous échappe pas. »

Elle monta précipitamment les deux étages, et ouvrit d’une main courageuse la porte d’Albert qui céda sans résistance ; mais elle trouva la chambre déserte. Elle pénétra dans un cabinet voisin, souleva tous les rideaux, se hasarda même à regarder sous le lit et derrière tous les meubles. Zdenko n’y était plus, et n’y avait laissé aucune trace de son entrée.

« Plus personne ! » dit-elle à la chanoinesse qui venait clopin-clopant, accompagnée de Hanz et du chapelain : le baron était déjà couché et endormi ; il avait été impossible de le réveiller.

« Je commence à craindre, dit le chapelain un peu mécontent de la nouvelle alerte qu’on venait de lui donner, que la signora Porporina ne soit la dupe de ses propres illusions…

— Non, monsieur le chapelain, répondit vivement Consuelo, personne ici n’en a moins que moi.

— Et personne n’a plus de force et de dévouement, c’est la vérité, reprit le bonhomme ; mais dans votre ardente espérance, vous croyez, signora, voir des indices où il n’y en a malheureusement point.

— Mon père, dit la chanoinesse, la Porporina est brave comme un lion, et sage comme un docteur. Si elle a vu Zdenko, Zdenko est venu ici. Il faut le chercher dans toute la maison ; et comme tout est bien fermé, Dieu merci, il ne peut nous échapper. »

On réveilla les autres domestiques, et on chercha de tous côtés. Il n’y eut pas une armoire qui ne fût ouverte, un meuble qui ne fût dérangé. On remua jusqu’au fourrage des immenses greniers. Hanz eut la naïveté de chercher jusque dans les larges bottes du baron. Zdenko ne s’y trouva pas plus qu’ailleurs. On commença à croire que Consuelo avait rêvé ; mais elle demeura plus persuadée que jamais qu’il fallait trouver l’issue mystérieuse du château, et elle résolut de porter à cette découverte toute la persévérance de sa volonté. À peine eut-elle pris quelques heures de repos qu’elle commença son examen. Le bâtiment qu’elle habitait (le même où se trouvait l’appartement d’Albert) était appuyé et comme adossé à la colline. Albert lui-même avait choisi et fait arranger son logement dans cette situation pittoresque qui lui permettait de jouir d’un beau point de vue vers le sud, et d’avoir du côté du levant un joli petit parterre en terrasse, de plain-pied avec son cabinet de travail. Il avait le goût des fleurs, et en cultivait d’assez rares sur ce carré de terres rapportées au sommet stérile de l’éminence. La terrasse était entourée d’un mur à hauteur d’appui, en larges pierres de taille, assis sur des rocs escarpés, et de ce belvédère fleuri on dominait le précipice de l’autre versant et une partie du vaste horizon dentelé du Bœhmerwald. Consuelo, qui n’avait pas encore pénétré dans ce lieu, en admira la belle position et l’arrangement pittoresque ; puis elle se fit expliquer par le chapelain à quel usage était destinée cette terrasse avant que le château eût été transformé, de forteresse, en résidence seigneuriale.

« C’était, lui dit-il, un ancien bastion, une sorte de terrasse fortifiée, d’où la garnison pouvait observer les mouvements des troupes dans la vallée et sur les flancs des montagnes environnantes. Il n’est point de brèche offrant un passage qu’on ne puisse découvrir d’ici. Autrefois une haute muraille, avec des jours pratiqués de tous côtés, environnait cette plate-forme, et défendait les occupants contre les flèches ou les balles de l’ennemi.

— Et qu’est-ce que ceci ? demanda Consuelo en s’approchant d’une citerne située au centre du parterre, et dans laquelle on descendait par un petit escalier rapide et tournant.

— C’est une citerne qui fournissait toujours et en abondance une eau de roche excellente aux assiégés ; ressource inappréciable pour un château fort !

— Cette eau est donc bonne à boire ? dit Consuelo en examinant l’eau verdâtre et mousseuse de la citerne. Elle me paraît bien trouble.

— Elle n’est plus bonne maintenant, ou du moins elle ne l’est pas toujours, et le comte Albert n’en fait usage que pour arroser ses fleurs. Il faut vous dire qu’il se passe depuis deux ans dans cette fontaine un phénomène bien extraordinaire. La source, car c’en est une, dont le jaillissement est plus ou moins voisin dans le cœur de la montagne, est devenue intermittente. Pendant des semaines entières le niveau s’abaisse extraordinairement, et le comte Albert fait monter, par Zdenko, de l’eau du puits de la grande cour pour arroser ses plantes chéries. Et puis, tout à coup, dans l’espace d’une nuit, et quelquefois même d’une heure, cette citerne se remplit d’une eau tiède, trouble comme vous la voyez. Quelquefois elle se vide rapidement ; d’autres fois l’eau séjourne assez longtemps et s’épure peu à peu, jusqu’à devenir froide et limpide comme du cristal de roche. Il faut qu’il se soit passé cette nuit un phénomène de ce genre ; car, hier encore, j’ai vu la citerne claire et bien pleine, et je la vois en ce moment trouble comme si elle eût été vidée et remplie de nouveau.

— Ces phénomènes n’ont donc pas un cours régulier ?

— Nullement, et je les aurais examinés avec soin, si le comte Albert, qui défend l’entrée de ses appartements et de son parterre avec l’espèce de sauvagerie qu’il porte en toutes choses, ne m’eût interdit cet amusement. J’ai pensé, et je pense encore, que le fond de la citerne est encombré de mousses et de plantes pariétaires qui bouchent par moments l’accès à l’eau souterraine, et qui cèdent ensuite à l’effort du jaillissement.

— Mais comment expliquez-vous la disparition subite de l’eau en d’autres moments ?

— À la grande quantité que le comte en consomme pour arroser ses fleurs.

— Il faudrait bien des bras, ce me semble, pour vider cette fontaine. Elle n’est donc pas profonde ?

— Pas profonde ? Il est impossible d’en trouver le fond !

— En ce cas, votre explication n’est pas satisfaisante, dit Consuelo, frappée de la stupidité du chapelain.

— Cherchez-en une meilleure, reprit-il un peu confus et un peu piqué de son manque de sagacité.

— Certainement, j’en trouverai une meilleure, pensa Consuelo vivement préoccupée des caprices de la fontaine.

— Oh ! si vous demandiez au comte Albert ce que cela signifie, reprit le chapelain qui aurait bien voulu faire un peu l’esprit fort pour reprendre sa supériorité aux yeux de la clairvoyante étrangère, il vous dirait que ce sont les larmes de sa mère qui se tarissent et se renouvellent dans le sein de la montagne. Le fameux Zdenko, auquel vous supposez tant de pénétration, vous jurerait qu’il y a là dedans une sirène qui chante fort agréablement à ceux qui ont des oreilles pour l’entendre. À eux deux ils ont baptisé ce puits la source des pleurs. Cela peut être fort poétique, et il ne tient qu’à ceux qui aiment les fables païennes de s’en contenter.

— Je ne m’en contenterai pas, pensa Consuelo, et je saurai comment ces pleurs se tarissent.

— Quant à moi, poursuivit le chapelain, j’ai bien pensé qu’il y avait une perte d’eau dans un autre coin de la citerne…

— Il me semble que sans cela, reprit Consuelo, la citerne, étant le produit d’une source, aurait toujours débordé.

— Sans doute, sans doute, reprit le chapelain, ne voulant pas avoir l’air de s’aviser de cela pour la première fois ; il ne faut pas venir de bien loin pour découvrir une chose aussi simple ! Mais il faut bien qu’il y ait un dérangement notoire dans les canaux naturels de l’eau, puisqu’elle ne garde plus le nivellement régulier qu’elle avait naguère.

— Sont-ce des canaux naturels, ou des aqueducs faits de main d’homme ? demanda l’opiniâtre Consuelo : voilà ce qu’il importerait de savoir.

— Voilà ce dont personne ne peut s’assurer, répondit le chapelain, puisque le comte Albert ne veut point qu’on touche à sa chère fontaine, et a défendu positivement qu’on essayât de la nettoyer.

— J’en étais sûre ! dit Consuelo en s’éloignant ; et je pense qu’on fera bien de respecter sa volonté, car Dieu sait quel malheur pourrait lui arriver, si on se mêlait de contrarier sa sirène ! »

« Il devient à peu près certain pour moi, se dit le chapelain en quittant Consuelo, que cette jeune personne n’a pas l’esprit moins dérangé que monsieur le comte. La folie serait-elle contagieuse ? Ou bien maître Porpora nous l’aurait-il envoyée pour que l’air de la campagne lui rafraîchît le cerveau ? À voir l’obstination avec laquelle elle se faisait expliquer le mystère de cette citerne, j’aurais gagé qu’elle était fille de quelque ingénieur des canaux de Venise, et qu’elle voulait se donner des airs entendus dans la partie ; mais je vois bien à ses dernières paroles, ainsi qu’à l’hallucination qu’elle a eue à propos de Zdenko ce matin, et à la promenade qu’elle nous a fait faire cette nuit au Schreckenstein, que c’est une fantaisie du même genre. Ne s’imagine-t-elle pas retrouver le comte Albert au fond de ce puits ! Malheureux jeunes gens ! que n’y pouvez-vous retrouver la raison et la vérité ! »

Là-dessus, le bon chapelain alla dire son bréviaire en attendant le dîner.

« Il faut, pensait Consuelo de son côté, que l’oisiveté et l’apathie engendrent une singulière faiblesse d’esprit, pour que ce saint homme, qui a lu et appris tant de choses, n’ait pas le moindre soupçon de ce qui me préoccupe à propos de cette fontaine. Ô mon Dieu, je vous en demande pardon, mais voilà un de vos ministres qui fait bien peu d’usage de son raisonnement ! Et ils disent que Zdenko est imbécile ! »

Là-dessus, Consuelo alla donner à la jeune baronne une leçon de solfège, en attendant qu’elle pût recommencer ses perquisitions.