Consuelo/Chapitre XXXII

Michel Lévy (tome Ip. 286-292).

XXXII.

Le comte Albert fut déposé doucement sur son lit ; et tandis que les deux domestiques qui l’y avaient transporté cherchaient, l’un le chapelain, qui était une manière de médecin pour la famille, l’autre le comte Christian, qui avait donné l’ordre qu’on vînt toujours l’avertir à la moindre indisposition qu’éprouverait son fils, les deux jeunes filles, Amélie et Consuelo, s’étaient mises à la recherche de la chanoinesse. Mais avant qu’une seule de ces personnes se fût rendue auprès du malade, ce qui se fit pourtant avec le plus de célérité possible, Albert avait disparu. On trouva sa porte ouverte, son lit à peine foulé par le repos d’un instant qu’il y avait pris, et sa chambre dans l’ordre accoutumé. On le chercha partout, et, comme il arrivait toujours en ces sortes de circonstances, on ne le trouva nulle part ; après quoi la famille retomba dans un des accès de morne résignation dont Amélie avait parlé à Consuelo, et l’on parut attendre, avec cette muette terreur qu’on s’était habitué à ne plus exprimer, le retour, toujours espéré et toujours incertain, du fantasque jeune homme.

Bien que Consuelo eût désiré ne pas faire part aux parents d’Albert de la scène étrange qui s’était passée dans la chambre d’Amélie, cette dernière ne manqua pas de tout raconter, et de décrire sous de vives couleurs l’effet subit et violent que le chant de la Porporina avait produit sur son cousin.

« Il est donc bien certain que la musique lui fait du mal ! observa le chapelain.

— En ce cas, répondit Consuelo, je me garderai bien de me faire entendre ; et lorsque je travaillerai avec notre jeune baronne, nous aurons soin de nous enfermer si bien, qu’aucun son ne puisse parvenir à l’oreille du comte Albert.

— Ce sera une grande gêne pour vous, ma chère demoiselle, dit la chanoinesse. Ah ! il ne tient pas à moi que votre séjour ici ne soit plus agréable !

— J’y veux partager vos peines et vos joies, reprit Consuelo, et je ne désire pas d’autre satisfaction que d’y être associée par votre confiance et votre amitié.

— Vous êtes une noble enfant ! dit la chanoinesse en lui tendant sa longue main, sèche et luisante comme de l’ivoire jaune. Mais écoutez, ajouta-t-elle ; je ne crois pas que la musique fasse réellement du mal à mon cher Albert. D’après ce que raconte Amélie de la scène de ce matin, je vois au contraire qu’il a éprouvé une joie trop vive ; et peut-être sa souffrance n’est venue que de la suspension, trop prompte à son gré, de vos admirables mélodies. Que vous disait-il en espagnol ? C’est une langue qu’il parle parfaitement bien, m’a-t-on dit, ainsi que beaucoup d’autres qu’il a apprises dans ses voyages avec une facilité surprenante. Quand on lui demande comment il a pu retenir tant de langages différents, il répond qu’il les savait avant d’être né, et qu’il ne fait que se les rappeler, l’une pour l’avoir parlée il y a douze cents ans, l’autre lorsqu’il était aux croisades ; que sais-je ? hélas ! Puisqu’on ne doit rien vous cacher, chère signora, vous entendrez d’étranges récits de ce qu’il appelle ses existences antérieures. Mais traduisez-moi dans notre allemand, que déjà vous parlez très-bien, le sens des paroles qu’il vous a dites dans votre langue, qu’aucun de nous ici ne connaît. »

Consuelo éprouva en cet instant un embarras dont elle-même ne put se rendre compte. Cependant elle prit le parti de dire presque toute la vérité, en expliquant que le comte Albert l’avait suppliée de continuer, de ne pas s’éloigner, et en lui disant qu’elle lui donnait beaucoup de consolation.

« Consolation ! s’écria la perspicace Amélie. S’est-il servi de ce mot ? Vous savez, ma tante, combien il est significatif dans la bouche de mon cousin.

— En effet, c’est un mot qu’il a bien souvent sur les lèvres, répondit Wenceslawa, et qui a pour lui un sens prophétique ; mais je ne vois rien en cette rencontre que de fort naturel dans l’emploi d’un pareil mot.

— Mais quel est donc celui qu’il vous a répété tant de fois, chère Porporina ? reprit Amélie avec obstination. Il m’a semblé qu’il vous disait à plusieurs reprises un mot particulier, que dans mon trouble je n’ai pu retenir.

— Je ne l’ai pas compris moi-même, répondit Consuelo en faisant un grand effort sur elle-même pour mentir.

— Ma chère Nina, lui dit Amélie à l’oreille, vous êtes fine et prudente ; quant à moi, qui ne suis pas tout à fait bornée, je crois très-bien comprendre que vous êtes la consolation mystique promise par la vision à la trentième année d’Albert. N’essayez pas de me cacher que vous l’avez compris encore mieux que moi : c’est une mission céleste dont je ne suis pas jalouse.

— Écoutez, chère Porporina, dit la chanoinesse après avoir rêvé quelques instants : nous avons toujours pensé qu’Albert, lorsqu’il disparaissait pour nous d’une façon qu’on pourrait appeler magique, était caché non loin de nous, dans la maison peut-être, grâce à quelque retraite dont lui seul aurait le secret. Je ne sais pourquoi il me semble que si vous vous mettiez à chanter en ce moment, il l’entendrait et viendrait à nous.

— Si je le croyais !… dit Consuelo prête à obéir.

— Mais si Albert est près de nous et que l’effet de la musique augmente son délire ! remarqua la jalouse Amélie.

— Eh bien, dit le comte Christian, c’est une épreuve qu’il faut tenter. J’ai ouï dire que l’incomparable Farinelli avait le pouvoir de dissiper par ses chants la noire mélancolie du roi d’Espagne, comme le jeune David avait celui d’apaiser les fureurs de Saül, au son de sa harpe. Essayez, généreuse Porporina ; une âme aussi pure que la vôtre doit exercer une salutaire influence autour d’elle. »

Consuelo, attendrie, se mit au clavecin, et chanta un cantique espagnol en l’honneur de Notre-Dame-de-Consolation, que sa mère lui avait appris dans son enfance, et qui commençait par ces mots : Consuelo de mi alma, « Consolation de mon âme », etc. Elle chanta d’une voix si pure et avec un accent de piété si naïve, que les hôtes du vieux manoir oublièrent presque le sujet de leur préoccupation, pour se livrer au sentiment de l’espérance et de la foi. Un profond silence régnait au dedans et au dehors du château ; on avait ouvert les portes et les fenêtres, afin que la voix de Consuelo pût s’étendre aussi loin que possible, et la lune éclairait d’un reflet verdâtre l’embrasure des vastes croisées. Tout était calme, et une sorte de sérénité religieuse succédait aux angoisses de l’âme, lorsqu’un profond soupir exhalé comme d’une poitrine humaine vint répondre aux derniers sons que Consuelo fit entendre. Ce soupir fut si distinct et si long, que toutes les personnes présentes s’en aperçurent, même le baron Frédérick, qui s’éveilla à demi, et tourna la tête comme si quelqu’un l’eût appelé. Tous pâlirent, et se regardèrent comme pour se dire : Ce n’est pas moi ; est-ce vous ? Amélie ne put retenir un cri, et Consuelo, à qui ce soupir sembla partir tout à côté d’elle, quoiqu’elle fût isolée au clavecin du reste de la famille, éprouva une telle frayeur qu’elle n’eut pas la force de dire un mot.

« Bonté divine ! dit la chanoinesse terrifiée ; avez-vous entendu ce soupir qui semble partir des entrailles de la terre ?

— Dites plutôt, ma tante, s’écria Amélie, qu’il a passé sur nos têtes comme un souffle de la nuit.

— Quelque chouette attirée par la bougie aura traversé l’appartement tandis que nous étions absorbés par la musique, et nous avons entendu le bruit léger de ses ailes au moment où elle s’envolait par la fenêtre. »

Telle fut l’opinion émise par le chapelain, dont les dents claquaient pourtant de peur.

— C’est peut-être le chien d’Albert, dit le comte Christian.

— Cynabre n’est point ici, répondit Amélie. Là où est Albert, Cynabre y est toujours avec lui. Quelqu’un a soupiré ici étrangement. Si j’osais aller jusqu’à la fenêtre, je verrais si quelqu’un a écouté du jardin ; mais il irait de ma vie que je n’en aurais pas la force.

— Pour une personne aussi dégagée des préjugés, lui dit tout bas Consuelo en s’efforçant de sourire, pour une petite philosophe française, vous n’êtes pas brave, ma chère baronne ; moi, je vais essayer de l’être davantage.

— N’y allez pas, ma chère, répondit tout haut Amélie, et ne faites pas la vaillante ; car vous êtes pâle comme la mort, et vous allez vous trouver mal.

— Quels enfantillages amusent votre chagrin, ma chère Amélie ? dit le comte Christian en se dirigeant vers la fenêtre d’un pas grave et ferme. »

Il regarda dehors, ne vit personne, et il ferma la fenêtre avec calme, en disant :

« Il semble que les maux réels ne soient pas assez cuisants pour l’ardente imagination des femmes ; il faut toujours qu’elles y ajoutent les créations de leur cerveau trop ingénieux à souffrir. Ce soupir n’a certainement rien de mystérieux. Un de nous, attendri par la belle voix et l’immense talent de la signora, aura exhalé, à son propre insu, cette sorte d’exclamation du fond de son âme. C’est peut-être moi-même, et pourtant je n’en ai pas eu conscience. Ah ! Porporina, si vous ne réussissez point à guérir Albert, du moins vous saurez verser un baume céleste sur des blessures aussi profondes que les siennes. »

La parole de ce saint vieillard, toujours sage et calme au milieu des adversités domestiques qui l’accablaient, était elle-même un baume céleste, et Consuelo en ressentit l’effet. Elle fut tentée de se mettre à genoux devant lui, et de lui demander sa bénédiction, comme elle avait reçu celle du Porpora en le quittant, et celle de Marcello un beau jour de sa vie, qui avait commencé la série de ses jours malheureux et solitaires.