Consuelo/Chapitre XXXI

Michel Lévy (tome Ip. 277-286).

XXXI.

« L’histoire d’Albert sera terminée en peu de mots, ma chère Porporina, parce qu’à moins de vous répéter ce que vous avez déjà entendu, je n’ai presque plus rien à vous apprendre. La conduite de mon cousin durant les dix-huit mois que j’ai passés ici a été une continuelle répétition des fantaisies que vous connaissez maintenant. Seulement son prétendu souvenir de ce qu’il avait été et de ce qu’il avait vu dans les siècles passés prit une apparence de réalité effrayante, lorsque Albert vint à manifester une faculté particulière et vraiment inouïe dont vous avez peut-être entendu parler, mais à laquelle je ne croyais pas, avant d’en avoir eu les preuves qu’il en a données. Cette faculté s’appelle, dit-on, en d’autres pays, la seconde vue ; et ceux qui la possèdent sont l’objet d’une grande vénération parmi les gens superstitieux. Quant à moi, qui ne sais qu’en penser, et qui n’entreprendrai point de vous en donner une explication raisonnable, j’y trouve un motif de plus pour ne jamais être la femme d’un homme qui verrait toutes mes actions, fût-il à cent lieues de moi, et qui lirait presque dans ma pensée. Une telle femme doit être au moins une sainte, et le moyen de l’être avec un homme qui semble voué au diable !

— Vous avez le don de plaisanter sur toutes choses, dit Consuelo, et j’admire l’enjouement avec lequel vous parlez de choses qui me font dresser les cheveux sur la tête. En quoi consiste donc cette seconde vue ?

— Albert voit et entend ce qu’aucun autre ne peut voir ni entendre. Lorsqu’une personne qu’il aime doit venir, bien que personne ne l’attende, il l’annonce et va à sa rencontre une heure d’avance. De même il se retire et va s’enfermer dans sa chambre, quand il sent venir de loin quelqu’un qui lui déplaît.

« Un jour qu’il se promenait avec mon père dans un sentier de la montagne, il s’arrêta tout à coup et fit un grand détour à travers les rochers et les épines, pour ne point passer sur une certaine place qui n’avait cependant rien de particulier. Ils revinrent sur leurs pas au bout de quelques instants, et Albert fit le même manège. Mon père, qui l’observait, feignit d’avoir perdu quelque chose, et voulut l’amener au pied d’un sapin qui paraissait être l’objet de cette répugnance. Non-seulement Albert évita d’en approcher, mais encore il affecta de ne point marcher sur l’ombre que cet arbre projetait en travers du chemin ; et, tandis que mon père passait et repassait dessus, il montra un malaise et une angoisse extraordinaires. Enfin, mon père s’étant arrêté tout au pied de l’arbre, Albert fit un cri, et le rappela précipitamment. Mais il refusa bien longtemps de s’expliquer sur cette fantaisie, et ce ne fut que vaincu par les prières de toute la famille, qu’il déclara que cet arbre était la marque d’une sépulture, et qu’un grand crime avait été commis en ce lieu. Le chapelain pensa que si Albert avait connaissance de quelque meurtre commis jadis en cet endroit, il était de son devoir de s’en informer, afin de donner la sépulture à des ossements abandonnés.

« — Prenez garde à ce que vous ferez, dit Albert avec l’air moqueur et triste à la fois qu’il sait prendre souvent. L’homme, la femme et l’enfant que vous trouverez là étaient hussites, et c’est l’ivrogne Wenceslas qui les a fait égorger par ses soldats, une nuit qu’il se cachait dans nos bois, et qu’il craignait d’être observé et trahi par eux. »

« On ne parla plus de cette circonstance à mon cousin. Mais mon oncle, qui voulait savoir si c’était une inspiration ou un caprice de sa part, fit faire des fouilles durant la nuit à l’endroit que désigna mon père. On y trouva les squelettes d’un homme, d’une femme et d’un enfant. L’homme était couvert d’un de ces énormes boucliers de bois que portaient les hussites, et qui sont bien reconnaissables à cause du calice qui est gravé dessus, avec cette devise autour en latin : Ô Mort, que ton souvenir est amer aux méchants ! mais que tu laisses calme celui dont toutes les actions sont justes et dirigées en vue du trépas[1] !

« On porta ces ossements dans un endroit plus retiré de la forêt, et lorsque Albert repassa à plusieurs jours de là au pied du sapin, mon père remarqua qu’il n’éprouvait aucune répugnance à marcher sur cette place, qu’on avait cependant recouverte de pierres et de sable, et où rien ne paraissait changé. Il ne se souvenait pas même de l’émotion qu’il avait eue en cette occasion, et il eut de la peine à se la rappeler lorsqu’on lui en parla.

« — Il faut, dit-il à mon père, que vous vous trompiez, et que j’aie été averti dans un autre endroit. Je suis certain qu’ici il n’y a rien ; car je ne sens ni froid, ni douleur, ni tremblement dans mon corps. »

« Ma tante était bien portée à attribuer cette puissance divinatoire à une faveur spéciale de la Providence. Mais Albert est si sombre, si tourmenté, et si malheureux, qu’on ne conçoit guère pourquoi la Providence lui aurait fait un don si funeste. Si je croyais au diable, je trouverais bien plus acceptable la supposition de notre chapelain, qui lui met toutes les hallucinations d’Albert sur le dos. Mon oncle Christian, qui est un homme plus sensé et plus ferme dans sa religion que nous tous, trouve à beaucoup de ces choses-là des éclaircissements fort vraisemblables. Il pense que malgré tous les soins qu’ont pris les jésuites de brûler, pendant et après la guerre de trente ans, tous les hérétiques de la Bohême, et en particulier ceux qui se trouvaient au château des Géants, malgré l’exploration minutieuse que notre chapelain a faite dans tous les coins après la mort de ma tante Wanda, il doit être resté, dans quelque cachette ignorée de tout le monde, des documents historiques du temps des hussites, et qu’Albert les a retrouvés. Il pense que la lecture de ces dangereux papiers aura vivement frappé son imagination malade, et qu’il attribue naïvement à des souvenirs merveilleux d’une existence antérieure sur la terre l’impression qu’il a reçue de plusieurs détails ignorés aujourd’hui, mais consignés et rapportés avec exactitude dans ces manuscrits. Par là s’expliquent naturellement tous les contes qu’il nous a faits, et ses disparitions inexplicables durant des journées et des semaines entières ; car il est bon de vous dire que ce fait-là s’est renouvelé plusieurs fois, et qu’il est impossible de supposer qu’il se soit accompli hors du château. Toutes les fois qu’il a disparu ainsi, il est resté introuvable, et nous sommes certains qu’aucun paysan ne lui a jamais donné asile ni nourriture. Nous savons déjà qu’il a des accès de léthargie qui le retiennent enfermé dans sa chambre des journées entières. Quand on enfonce les portes, et qu’on s’agite autour de lui, il tombe en convulsions. Aussi s’en garde-t-on bien désormais. On le laisse en proie à son extase. Il se passe dans son esprit à ces moments-là des choses extraordinaires ; mais aucun bruit, aucune agitation extérieure ne les trahissent : ses discours seuls nous les apprennent plus tard. Lorsqu’il en sort, il paraît soulagé et rendu à la raison ; mais peu à peu l’agitation revient et va croissant jusqu’au retour de l’accablement. Il semble qu’il pressente la durée de ces crises ; car, lorsqu’elles doivent être longues, il s’en va au loin, ou se réfugie dans cette cachette présumée, qui doit être quelque grotte de la montagne ou quelque cave du château, connue de lui seul. Jusqu’ici on n’a pu le découvrir. Cela est d’autant plus difficile qu’on ne peut le surveiller, et qu’on le rend dangereusement malade quand on veut le suivre, l’observer, ou seulement l’interroger. Aussi a-t-on pris le parti de le laisser absolument libre, puisque ces absences, si effrayantes pour nous dans les commencements, nous nous sommes habitués à les regarder comme des crises favorables dans sa maladie. Lorsqu’elles arrivent, ma tante souffre et mon oncle prie ; mais personne ne bouge ; et quant à moi, je vous avoue que je me suis beaucoup endurcie à cet égard-là. Le chagrin a amené l’ennui et le dégoût. J’aimerais mieux mourir que d’épouser ce maniaque. Je lui reconnais de grandes qualités ; mais quoiqu’il vous semble que je ne dusse tenir aucun compte de ses travers, puisqu’ils sont le fait de son mal, je vous avoue que je m’en irrite comme d’un fléau dans ma vie et dans celle de ma famille.

— Cela me semble un peu injuste, chère baronne, dit Consuelo. Que vous répugniez à devenir la femme du comte Albert, je le conçois fort bien à présent ; mais que votre intérêt se retire de lui, je ne le conçois pas.

— C’est que je ne puis m’ôter de l’esprit qu’il y a quelque chose de volontaire dans la folie de ce pauvre homme. Il est certain qu’il a beaucoup de force dans le caractère, et que, dans mille occasions, il a beaucoup d’empire sur lui-même. Il sait retarder à son gré l’invasion de ses crises. Je l’ai vu les maîtriser avec puissance quand on semblait disposé à ne pas les prendre au sérieux. Au contraire, quand il nous voit disposés à la crédulité et à la peur, il a l’air de vouloir faire de l’effet sur nous par ses extravagances, et il abuse de la faiblesse qu’on a pour lui. Voilà pourquoi je lui en veux, et demande souvent à son patron Belzébuth de venir le chercher une bonne fois pour nous en débarrasser.

— Voilà des plaisanteries bien cruelles, dit Consuelo, à propos d’un homme si malheureux, et dont la maladie mentale me semble plus poétique et plus merveilleuse que repoussante.

— À votre aise, chère Porporina ! reprit Amélie. Admirez tant que vous voudrez ces sorcelleries, si vous pouvez y croire. Mais je fais devant ces choses-là comme notre chapelain, qui recommande son âme à Dieu et s’abstient de comprendre ; je me réfugie dans le sein de la raison, et je me dispense d’expliquer ce qui doit avoir une interprétation tout à fait naturelle, ignorée de nous jusqu’à présent. La seule chose certaine dans cette malheureuse destinée de mon cousin, c’est que sa raison, à lui, a complètement plié bagage, que l’imagination a déplié dans sa cervelle des ailes si larges que la boîte se brise. Et puisqu’il faut parler net, et dire le mot que mon pauvre oncle Christian a été forcé d’articuler en pleurant aux genoux de l’impératrice Marie-Thérèse, laquelle ne se paie pas de demi-réponses et de demi-affirmations, en trois lettres, Albert de Rudolstadt est fou ; aliéné, si vous trouvez l’épithète plus décente. »

Consuelo ne répondit que par un profond soupir. Amélie lui semblait en cet instant une personne haïssable et un cœur de fer. Elle s’efforça de l’excuser à ses propres yeux, en se représentant tout ce qu’elle devait avoir souffert depuis dix-huit mois d’une vie si triste et remplie d’émotions si multipliées. Puis, en faisant un retour sur son propre malheur : Ah ! que ne puis-je mettre les fautes d’Anzoleto sur le compte de la folie ! pensa-t-elle. S’il fût tombé dans le délire au milieu des enivrements et des déceptions de son début, je sens, moi, que je ne l’en aurais pas moins aimé ; et je ne demanderais qu’à le savoir infidèle et ingrat par démence, pour l’adorer comme auparavant et pour voler à son secours.

Quelques jours se passèrent sans qu’Albert donnât par ses manières ou ses discours la moindre confirmation aux affirmations de sa cousine sur le dérangement de son esprit. Mais, un beau jour, le chapelain l’ayant contrarié sans le vouloir, il commença à dire des choses très-incohérentes ; et comme s’il s’en fût aperçu lui-même, il sortit brusquement du salon et courut s’enfermer dans sa chambre. On pensait qu’il y resterait longtemps ; mais, une heure après, il rentra, pâle et languissant, se traîna de chaise en chaise, tourna autour de Consuelo sans paraître faire plus d’attention à elle que les autres jours, et finit par se réfugier dans l’embrasure profonde d’une fenêtre, où il appuya sa tête sur ses mains et resta complètement immobile.

C’était l’heure de la leçon de musique d’Amélie, et elle désirait la prendre, afin, disait-elle tout bas à Consuelo, de chasser cette sinistre figure qui lui ôtait toute sa gaieté et répandait dans l’air une odeur sépulcrale.

« Je crois, lui répondit Consuelo, que nous ferions mieux de monter dans votre chambre ; votre épinette suffira bien pour accompagner. S’il est vrai que le comte Albert n’aime pas la musique, pourquoi augmenter ses souffrances, et par suite celle de ses parents ? »

Amélie se rendit à la dernière considération, et elles montèrent ensemble à leur appartement, dont elles laissèrent la porte ouverte parce qu’elles y trouvèrent un peu de fumée. Amélie voulut faire à sa tête, comme à l’ordinaire, en chantant des cavatines à grand effet ; mais Consuelo, qui commençait à se montrer sévère, lui fit essayer des motifs fort simples et fort sérieux extraits des chants religieux de Palestrina. La jeune baronne bâilla, s’impatienta, et déclara cette musique barbare et soporifique.

« C’est que vous ne la comprenez pas, dit Consuelo. Laissez-moi vous en faire entendre quelques phrases pour vous montrer qu’elle est admirablement écrite pour la voix, outre qu’elle est sublime de pensées et d’intentions. »

Elle s’assit à l’épinette, et commença à se faire entendre. C’était la première fois qu’elle éveillait autour d’elle les échos du vieux château ; et la sonorité de ces hautes et froides murailles lui causa un plaisir auquel elle s’abandonna. Sa voix, muette depuis longtemps, depuis le dernier soir qu’elle avait chanté à San-Samuel et qu’elle s’y était évanouie brisée de fatigue et de douleur, au lieu de souffrir de tant de souffrances et d’agitations, était plus belle, plus prodigieuse, plus pénétrante que jamais. Amélie en fut à la fois ravie et consternée. Elle comprenait enfin qu’elle ne savait rien, et peut-être qu’elle ne pourrait jamais rien apprendre, lorsque la figure pâle et pensive d’Albert se montra tout à coup en face des deux jeunes filles, au milieu de la chambre, et resta immobile et singulièrement attendrie jusqu’à la fin du morceau. C’est alors seulement que Consuelo l’aperçut, et en fut un peu effrayée. Mais Albert, pliant les deux genoux et levant vers elle ses grands yeux noirs ruisselants de larmes, s’écria en espagnol sans le moindre accent germanique :

« Ô Consuelo, Consuelo ! te voilà donc enfin trouvée !

— Consuelo ? s’écria la jeune fille interdite, en s’exprimant dans la même langue. Pourquoi, seigneur, m’appelez-vous ainsi ?

— Je t’appelle consolation, reprit Albert toujours en espagnol, parce qu’une consolation a été promise à ma vie désolée, et parce que tu es la consolation que Dieu accorde enfin à mes jours solitaires et funestes.

— Je ne croyais pas, dit Amélie avec une fureur concentrée, que la musique pût faire un effet si prodigieux sur mon cher cousin. La voix de Nina est faite pour accomplir des miracles, j’en conviens ; mais je ferai remarquer à tous deux qu’il serait plus poli pour moi, et plus convenable en général, de s’exprimer dans une langue que je puisse comprendre. »

Albert ne parut pas avoir entendu un mot de ce que disait sa fiancée. Il restait à genoux, regardant Consuelo avec une surprise et un ravissement indicibles, lui répétant toujours d’une voix attendrie : — Consuelo, Consuelo !

« Mais comment donc vous appelle-t-il ? dit Amélie avec un peu d’emportement à sa compagne.

— Il me demande un air espagnol que je ne connais pas, répondit Consuelo fort troublée ; mais je crois que nous ferons bien d’en rester là, car la musique paraît l’émouvoir beaucoup aujourd’hui. »

Et elle se leva pour sortir.

« Consuelo, répéta Albert en espagnol, si tu te retires de moi, c’en est fait de ma vie, et je ne veux plus revenir sur la terre ! »

En parlant ainsi, il tomba évanoui à ses pieds ; et les deux jeunes filles, effrayées, appelèrent les valets pour l’emporter et le secourir.


  1. O mors, quàm est amara memoria tua hominibus injustis, viro quieta cujus omnes res flunt ordinate et ad hoc. C’est une sentence empruntée à la Bible (Ecclésiastique, ch. XLI, v. 1 et 3). Mais, dans la Bible, au lieu des méchants, il y a les riches ; au lieu des justes, les indigents.