Construire un feu (recueil)/Une mort terrible

Traduction par Louis Postif, Paul Gruyer.
Construire un feu (recueil)Union Générale d’Éditions (p. 189-191).


UNE MORT TERRIBLE

Par Jeremiah Lynch


C’est un pays terrible pour y vivre toute sa vie, et même pour y passer un hiver. Il y fait si froid, si froid, que l’énergie, l’ambition, succombent, et que la vie elle-même semble ne pas valoir un feu bien chaud et un appartement confortable.

Le 18 novembre 1898, nous arriva à Dawson la nouvelle d’une mort terrible. Pourtant nul ne parut s’en étonner ; on ne fit aucun commentaire. Cela nous parut si naturel, si facilement croyable, que nous nous rapprochâmes seulement un peu près du feu, en nous demandant où nous serions l’hiver suivant.

Un mineur remontait le Klondike à dix milles de là pour aller à sa mine. Or, le Klondike est alimenté par un grand nombre de sources dont les eaux, riches en soude, descendent des collines pendant l’été.

Elles sont si puissantes qu’elles résistent à toutes les températures et ne sont jamais complètement obstruées. Il est probable que la soude ou l’alcali que renferment leurs eaux en retardent la congélation. Aussi il n’est pas rare, lorsque l’on marche sur le bord de la glace qui touche à la rive, de sentir la couche de glace mince se fondre sous les pas et de s’enfoncer dans les eaux alcalines. À l’endroit où le malheureux mineur s’enfonça, il n’y avait pas plus de six pouces d’eau. Il lui fut donc facile de sortir de là. Il courut sans perdre de temps vers un fourré afin d’allumer du feu, car ses vêtements et ses pieds gelaient, et il eût suffi de cinq minutes pour les rendre rigides comme du fer. Il coupa rapidement quelques branches à l’aide de son couteau de poche. Mais il avait eu l’imprudence de quitter ses mitaines, afin d’être plus libre de ses mouvements et de pouvoir se servir plus facilement de son couteau. Ses doigts gelaient et l’allumette qu’il n’avait pas encore eu le temps d’enflammer s’échappa de ses mains. Il en frotta une seconde, une troisième, plusieurs à la fois. Mais, soit qu’il se hâtât trop, soit qu’il y eût un léger souffle de vent, il les laissait toutes tomber dans la neige. Pendant ce temps, le froid s’emparait de ses membres, de son corps, lui pénétrait jusqu’au cœur et paralysait sa pensée. Il essaya de reprendre les fatales mitaines qu’il n’aurait jamais dû quitter ; mais ses doigts engourdis pouvaient à peine les soulever, et, après avoir vainement tenté de les remettre, il les rejeta et frotta une nouvelle allumette. Il était trop tard. Quoiqu’il ne se fût pas écoulé cinq minutes, l’effroi de la mort planait sur lui. Le froid le tua avec une rapidité inouïe, et quand son compagnon arriva, cinquante minutes après, il trouva le corps rigide et glacé agenouillé sur la neige, avec les mains jointes vers le ciel dans l’attitude de la prière, et tenant encore l’allumette qu’elles n’avaient pu enflammer. On a prétendu que l’air chargé d’infimes parcelles de glace l’avait tué en pénétrant dans ses poumons, comme l’aurait pu faire de l’acide prussique. Il fut impossible de changer la position de ses bras ; le corps fut porté à Dawson, et peu après enseveli dans la même attitude de prière.