Constantinople (Gautier)/Chapitre XVII

Fasquelle (p. 207-218).

XVII

LA RUPTURE DU JEÛNE


J’ai prononcé bien souvent le mot « caïque, » et il serait difficile de faire autrement lorsque l’on parle de Constantinople ; mais je m’aperçois que je n’ai donné aucune description de la chose, qui cependant en vaut la peine ; car le caïque est assurément la plus gracieuse embarcation qui ait jamais sillonné l’eau bleue de la mer. À côté du caïque turc, la gondole vénitienne, si élégante pourtant, n’est qu’un grossier bahut, et les barcarols sont d’ignobles drôles comparés aux caïdjis.

Le caïque est une barque de quinze à vingt pieds de long sur trois de large, taillée comme un patin, se terminant à chaque extrémité de manière à pouvoir marcher dans les deux sens ; le bordage est fait de deux longues planches sculptées à l’intérieur d’une frise représentant des feuillages, des fleurs, des fruits, des nœuds de rubans, des carquois en sautoir et autres menus ornements ; deux ou trois planches, découpées à jour et formant arc-boutant, divisent la barque et en soutiennent les flancs contre la pression de l’eau ; un bec de fer arme la proue.

Toute cette installation est en bois de hêtre ciré ou verni, et relevé parfois de quelques filets de dorure, d’une propreté et d’une élégance extrêmes. Les caïdjis, qui manient chacun une paire de rames renflées près de la poignée pour faire contre-poids, s’assoient sur une petite banquette transversale garnie d’une peau de mouton, afin qu’ils ne glissent pas en tirant l’aviron, et leurs pieds s’appuient contre un tasseau de bois.

Les passagers s’accroupissent au fond de la barque, du côté de la poupe, de manière à faire lever un peu le nez à la proue, ce qui rend la nage plus facile : on pousse même la précaution jusqu’à graisser l’extérieur de la barque, pour que l’eau n’y adhère pas. Un tapis plus ou moins précieux garnit l’arrière du caïque, où il est nécessaire de garder la plus complète immobilité, car le moindre mouvement un peu brusque ferait chavirer l’embarcation, ou tout au moins se heurter les poignets des caïdjis, qui rament une main sur l’autre. Le caïque est sensible comme une balance, et il incline à droite ou à gauche au moindre oubli de l’équilibre ; la gravité des Turcs, qui ne bougent non plus que des idoles, s’accommode merveilleusement de cette contrainte, pénible d’abord aux pétulants giaours, mais dont on prend bientôt l’habitude.

On peut tenir quatre, en se faisant face, dans un caïque à deux rames. Malgré l’ardeur du soleil, ces barques n’ont pas de tendelet, ce qui retarderait la marche et serait contraire à l’étiquette turque, le tendelet étant réservé aux caïques du sultan ; mais l’on emporte un parasol, sauf à le fermer lorsqu’on passe trop près des résidences impériales. Une pareille embarcation suit un cheval lancé au grand trot sur la rive, et quelquefois même le dépasse.

Chaque caïque porte auprès de la proue une estampille indiquant l’échelle où il stationne : Top’Hané, Galata, le Kiosque-Vert, Yeni-Djami, Beschick-Tash, etc.

Les caïdjis sont de superbes gaillards arnautes ou armatoles, pour la plupart, d’une beauté mâle et d’une vigueur herculéenne. L’air et le soleil, qui ont bruni leur peau, leur donnent la couleur de belles statuettes de bronze dont ils ont déjà la forme. Leur costume consiste en large caleçons de toile d’une blancheur éblouissante, et en une chemise de gaze rayée à manches fendues, qui leur laisse les mouvements libres ; un fez rouge, dont la houppe bleue ou noire pend d’un demi-pied, serre leur tête aux tempes rasées ; une ceinture de laine rayée jaune et rouge fait plusieurs tours au-dessus de leurs reins et leur assure le buste.

Ils ne portent que la moustache, pour ne pas s’échauffer par un poil inutile ; leurs pieds et leurs jambes sont nus, et leur chemise ouverte découvre des pectoraux puissants cuivrés par un hâle robuste. À chaque coup de rame, leurs biceps grossissent et remontent comme des boulets sur leurs bras athlétiques. Les ablutions obligatoires maintiennent dans une propreté scrupuleuse ces beaux corps assainis par l’exercice, le grand air et une sobriété inconnue aux gens du Nord. Les caïdjis, malgré leur rude travail, ne mangent guère que du pain, des concombres, des rapes de maïs, des fruits, et ne boivent que de l’eau pure ou du café, et ceux qui professent l’islamisme rament du matin au soir sans avaler une gorgée d’eau ou de fumée pendant les trente jours de jeûne du Ramadan.

Ce n’est pas faire un calcul exagéré que d’évaluer à trois ou quatre mille le nombre des caïdjis qui desservent les différentes échelles de Constantinople et du Bosphore jusqu’à la hauteur de Thérapia ou de Buyuk-Déré. La disposition de la ville, séparée de ses faubourgs par la Corne-d’Or, le Bosphore et la mer de Marmara, nécessite de perpétuels trajets aquatiques ; il faut à tout moment prendre un caïque pour aller de Top’Hané à Seraï-Bournou, de Beschick-Tash à Scutari, de Psammathia à Kadi-Keuï, de Kassim-Pacha au Phanar, et d’un côté à l’autre de la Corne d’Or, quand on se trouve trop éloigné d’un des trois ponts de bateaux qui traversent le port.

Rien n’est plus amusant, lorsqu’on arrive à l’une des escales, que de voir les caïdjis accourir et se disputer votre personne, comme autrefois les conducteurs de coucous s’arrachaient les voyageurs, en s’injuriant les uns les autres avec une volubilité étourdissante, et en vous offrant leur barque au rabais. — Au tumulte se mêlent quelquefois les aboiements des chiens effrayés, sur lesquels on piétine dans la chaleur du débat. — Enfin, poussé, heurté, coudoyé, tiraillé, vous restez la proie d’un ou deux gaillards gigantesques qui vous traînent triomphalement vers leur barque à travers les groupes grommelants de leurs confrères désappointés.

Entrer dans un caïque sans le faire tourner la quille en l’air est une opération assez délicate. Un bon vieux Turc, à barbe blanche, à teint rissolé par le soleil, maintient la barque avec un bâton armé d’un clou, et on lui jette un para pour sa complaisance.

Ce n’est pas toujours une chose facile que de se dépêtrer de la flottille ameutée autour de chaque débarcadère, et il faut l’incomparable adresse des caïdjis pour y réussir sans abordage et sans accident. Pour prendre terre, chaque caïque se retourne de manière à faire toucher sa poupe au rivage, et cette évolution pourrait amener des chocs dangereux, si les caïdjis n’avaient pas, comme les gondoliers de Venise, des cris convenus pour s’avertir. Quand on débarque, on laisse le prix de la course au fond du bateau, sur le tapis, en piastres ou en bechliks, selon la longueur du trajet et la somme convenue.

Ce serait un bel état que celui de caïdji à Constantinople, sans la concurrence des bateaux à vapeur qui commencent à circuler sur le Bosphore comme les watermen sur la Tamise. — Du pont de Galata, au delà duquel ils ne peuvent pénétrer, partent à toute heure du jour une foule de bateaux à vapeur turcs, anglais, autrichiens, dont la fumée se mêle aux brumes argentées de la Corne-d’Or, et qui déposent les voyageurs par centaines à Bebek, Arnaout Keuï, Anadoli-Hissar, Thérapia, Buyuk-Deré, sur la rive d’Europe ; à Scutari, à Kadi-Keuï, aux îles des Princes, sur la rive d’Asie ; traversées qu’on était autrefois obligé de faire en caïque, et qui coûtaient beaucoup de temps et d’argent, vu la longueur du trajet, et présentaient quelque péril à cause de la violence des courants et du vent, sujet à fraîchir d’un moment à l’autre au débouché de la mer Noire.

Les caïdjis cherchent vainement à lutter de vitesse avec les bateaux à vapeur. Leurs muscles de chair se roidissent inutilement contre les muscles d’acier des pistons. Il ne leur restera bientôt plus que les petits trajets intermédiaires, et les vieux Turcs rétrogrades qui pleurent à l’Elbicei-atika, en voyant la défroque des Janissaires, les emploieront seuls pour se rendre à leurs maisons d’été, par haine des diaboliques inventions des giaours. — Il y a aussi des caïques omnibus, lourdes embarcations chargées d’une trentaine de personnes, et manœuvrées par quatre ou six rameurs qui, à chaque coup de rames, se lèvent, montent sur une marche de bois, et se laissent retomber en arrière de toute leur pesanteur pour enlever l’énorme aviron. Ces mouvements automatiques, répétés de minute en minute, produisent l’effet le plus bizarre ; ce sont les soldats, les hammals, les pauvres diables, les juifs, les vieilles femmes, qui emploient ce moyen de transport économique, mais lent, que les bateaux à vapeur feront disparaître quand ils voudront, en créant des troisièmes places à prix réduits.

Je n’ai donc été nullement surpris en apprenant la nouvelle d’une émeute de caïdjis ; c’était un résultat facile à prévoir en voyant fumer, près de Galata, les nombreuses cheminées des pyroscaphes, et blanchir sous les aubes des roues les eaux qui jusqu’alors n’avaient été fouettées que par la rame échancrée en croissant. Déjà, pendant mon séjour, les bateliers, accroupis mélancoliquement sur leurs escales désertes, regardaient filer d’un œil sombre les bateaux à vapeur encombrés de passagers et remontant les rapides comme des dorades.

L’on était arrivé à l’époque patiemment attendue de la rupture du jeûne, qui se solennise par des réjouissances publiques. Le Bosphore, la Corne-d’Or et le bassin de la mer de Marmara présentent alors l’aspect le plus vivant et le plus gai : tous les navires en rade sont pavoisés de flammes multicolores ; les pavillons hissés flottent au vent ; l’étendard turc, taillé en queue d’aronde, montre trois croissants d’argent sur un écu de sinople en champ de gueules ; la France déroule sa tranche tricolore ; l’Autriche arbore sa bannière rayée de rouge et de blanc et chargée d’un écusson ; la Russie a sa croix d’azur en sautoir sur un fond d’argent ; l’Angleterre, sa croix de Saint-Georges ; l’Amérique, son ciel semé d’étoiles ; la Grèce, sa croix bleue portant à son centre l’échiquier blanc et noir de Bavière ; Maroc arbore son pennon rouge ; Tripoli sème des demi-lunes sur la couleur favorite du prophète ; Tunis se zèbre de vert, de bleu et de rouge, comme une ceinture de soie, et le soleil joue et papillote gaiement sur toutes ces banderoles dont le reflet s’allonge et serpente sur l’eau limpide ; des salves à toutes volées saluent le caïque du sultan, qui passe resplendissant de dorure et de pourpre, emporté par l’élan de trente vigoureux rameurs, pendant que des matelots, debout sur les vergues, poussent des hurrahs, et que les albatros effrayés tourbillonnent dans la fumée cotonneuse.

Je prends un caïque à Top’Hané et je me fais promener d’un vaisseau à l’autre, examinant la coupe des différents navires, et m’arrêtant de préférence à des embarcations venues de Trébisonde, de Moudania, d’Ismick, de Lampsaki, dont les poupes élevées en château, les proues en poitrine de cygne et les mâts aux longues antennes ne doivent pas beaucoup différer des vaisseaux qui composaient la flotte des Grecs au temps de la guerre de Troie. Les clippers américains, tant vantés, sont loin d’avoir cette élégance de galbe, et il ne faudrait pas beaucoup d’imagination pour se figurer le blond Achille Péliade assis sur une de ces hautes poupes, que baigne d’ailleurs la mer, où se dégorge le Simoïs.

En flânant, ma barque rase l’îlot de rochers sur lequel s’élève ce que les Francs appellent, on ne sait trop pourquoi, la tour de Léandre, et les Turcs, Kiss-Koulessi, la tour de la Vierge. Il n’est pas besoin de dire que le souvenir de Léandre est très-improprement rattaché à cette tourelle blanche, puisque c’était l’Hellespont et non le Bosphore qu’il traversait à la nage pour aller rejoindre Héro, la belle prêtresse de Vénus. Une légende gracieuse explique la dénomination turque.

Le sultan Mohammed possédait une fille d’une beauté rare, à qui une bohémienne avait prédit qu’elle mourrait de la piqûre d’un serpent. Son père alarmé, pour déjouer cette prédiction sinistre, lui avait fait bâtir un kiosque sur cet îlot de rescifs ou ne pouvait se glisser nul reptile ; le fils du schah de Perse ayant entendu parler de la merveilleuse beauté de Mehar-Schegid (c’était le nom de la jeune fille) en devint passionnément amoureux et parvint à faire arriver jusqu’à elle un de ces bouquets symboliques dans lesquels l’Orient sait écrire ses aveux en lettres de fleurs. Malheureusement, parmi les touffes d’hyacinthes et de roses s’était tapi un aspic qui mordit la princesse au doigt. Elle allait mourir, faute de trouver personne assez dévoué pour sucer la plaie ; mais le jeune prince, cause de tout le mal, se présenta, pompa le venin de ses lèvres passionnément courageuses, et sauva Mehar-Schegid, que Mohammed lui donna pour femme.

La vérité est que cette tour ou du moins une équivalente, bâtie par Manuel Comnène, au temps du Bas-Empire, servait à soutenir la chaîne qui, rattachée à deux autres points sur les rives d’Europe et d’Asie, barrait l’entrée de la Corne-d’Or aux vaisseaux ennemis descendus de la mer Noire. Si l’on veut remonter plus loin, on trouve que Damalis, femme de Charès, le général envoyé d’Athènes au secours des habitants de Byzance, attaqués par la flotte de Philippe de Macédoine, mourut à Chrysopolis et fut enterrée sur cet îlot, dans un monument surmonté d’une génisse.

Une inscription grecque que l’on a conservée était inscrite sur la colonne du tombeau, et de là vient, sans doute, la vraie origine du nom de Kiss-Koulessi, — la tour ou le tombeau de la jeune femme. Voici cette épitaphe : — « Je ne suis pas l’image de la vache, fille d’Inachus, et je n’ai pas donné mon nom au Bosphore qui s’étend devant moi. — Celle-là, le cruel ressentiment de Junon l’a poussée autrefois au delà des mers ; moi qui occupe ici ce tombeau, je suis une morte, fille de Cécrops. J’étais la femme de Charès, et je naviguais avec ce héros quand il vint combattre les vaisseaux de Philippe. Jusqu’alors on m’avait appelée Boïidion, la petite Génisse, maintenant, femme de Charès, je jouis de deux continents. »

Ces vers expliquent pourquoi une génisse était sculptée sur la colonne funèbre de Damalis. On sait que, chez les Grecs, la vache a fourni plus d’un sujet de comparaison flatteuse, et qu’Homère donne à Junon des yeux de génisse. Boïidion est donc un surnom gracieux dans les idées antiques, et qu’il ne faut pas s’étonner de voir s’appliquera une belle jeune femme. — Mais voici assez de grec, revenons au turc.

— Il est d’usage qu’à la rupture du jeûne, la validé fasse cadeau au sultan d’une fille vierge et de la beauté la plus parfaite ; pour trouver ce phénix, les marchands d’esclaves ou djellabs fouillent plusieurs mois d’avance la Géorgie et la Circassie, et son prix monte à des sommes énormes ; si la jeune vierge conçoit dans cette bienheureuse nuit, on en tire un présage favorable à la prospérité de l’empire. Par un contraste bizarre, les croyants, pendant les sept jours qui suivent la rupture du jeûne, s’abstiennent de tout rapprochement charnel avec leurs femmes, de peur de procréer des enfants difformes, monstrueux, ou défigurés par des taches, en sorte que Sa Hautesse est le seul homme de l’Islam à qui les plaisirs de l’amour soient alors permis ; heureux sultan !

La journée est consacrée à des prières, à des visites aux mosquées, et, le soir, il y a illumination générale. Si la vue du port, avec tous ses vaisseaux pavoisés et son perpétuel mouvement de barques, était déjà un spectacle merveilleux sous le soleil splendide d’Orient, que dire de la fête nocturne ? C’est, ici que l’on sent l’impuissance de la plume et du pinceau ; le diorama seul pourrait, à l’aide de ses changeants prestiges, donner une faible idée de ces magiques effets d’ombre et de lumière.

Des décharges d’artillerie qui se succédaient sans relâche, car les Turcs aiment énormément à brûler de la poudre, éclataient de toutes parts, assourdissant les oreilles d’un joyeux vacarme ; les minarets des mosquées s’allumaient comme des phares ; les versets du Koran s’inscrivaient en lettres ardentes sur le bleu sombre de la nuit, et la foule bigarrée et compacte descendait, divisée en cascatelles humaines, les rues en pente de Galata et de Péra ; autour de la fontaine de Top’Hané scintillaient, comme des vers luisants, des milliers de lumières, et la mosquée du sultan Mahmoud s’élançait dans le ciel, dessinée par des pointes de feu, comme ces palais picotés sur papier noir qu’on montre chez Séraphin avec une lampe par derrière.

Une barque nous emmena au large, à bord d’un navire du Lloyd, où l’obligeance d’un de nos amis de Constantinople nous avait ménagé une place. Top’Hané, éclairé par des feux de Bengale rouges et verts, flamboyait dans une atmosphère d’apothéose que déchiraient d’instants en instants la flamme des canons, le pétillement des pièces d’artifice, les zigzags des serpentaux, l’explosion et l’épanouissement des bombes. Le Mahmouhdieh apparaissait, à travers des fumées couleur d’opale, comme l’un de ces édifices d’escarboucles créés par l’imagination des conteurs arabes pour loger la reine des péris : c’était éblouissant.

Les vaisseaux à l’ancre, dessinant leurs mâts, leurs vergues et leurs bordages avec des lignes de lanternes vertes, bleues, rouges, jaunes, ressemblaient à des nefs de pierreries flottant sur un océan de flamme, tant l’eau du Bosphore était allumée par les réverbérations de cet incendie, de lampions, de pots à feu, de soleils et de chiffres illuminés.

Seraï-Bournou s’allongeait comme un promontoire de topaze au-dessus duquel jaillissaient, cerclés de bracelets de feu, les mâts d’argent de Sainte-Sophie, de Sultan-Achmet, de l’Osmanieh ; sur la rive d’Asie, Scutari jetait des myriades d’étincelles lumineuses, et les deux berges flamboyantes du Bosphore encadraient à perte de vue un fleuve de paillettes incessamment fouettées par les rames des caïques.

Quelquefois un navire lointain et qu’on n’apercevait pas s’embrasait tout à coup d’une auréole pourprée et bleuâtre, puis s’évanouissait dans l’ombre comme un rêve. Ces surprises pyrotechniques produisaient l’effet le plus charmant.

Les bateaux à vapeur, étoiles de verres de couleur, allaient et venaient promenant des orchestres dont les fanfares s’éparpillaient joyeusement à la brise.

Par-dessus tout cela, le ciel, comme s’il eût voulu aussi se mettre de la fête, répandait prodiguement son écrin d’étoiles sur un champ de lapis-lazuli du bleu le plus sombre et le plus riche, dont l’embrasement de la terre parvenait à peine à rougir le bord.

Je restai une ou deux heures à bord du bateau autrichien, m’enivrant de ce spectacle sublime et sans rival au monde, et tâchant d’en graver à jamais dans ma mémoire les éblouissantes féeries doublées par le miroir magique du Bosphore. Que sont nos pauvres fêtes sur la place de la Concorde, où furent quelques douzaines de lampions, à côté de ce feu d’artifice de diamants, d’émeraudes, de saphirs et de rubis qui éclate et crépite sur trois ou quatre lieues de long, et qui, au lieu de s’éteindre dans l’eau, s’y rallume plus phosphorescent et plus vif ?

Quels lampadaires et quels ifs que des vaisseaux à trois mâts illuminés depuis les basses œuvres jusqu’aux pommes de girouettes, quelles lances à feu que des minarets de cent pieds de haut brûlant dans cet immense amphithéâtre que la nature semble avoir créé pour asseoir la capitale du monde, et où Fourier met par anticipation le trône de l’Omniarque du globe !

Çà et là des clartés commençaient à pâlir, des brèches s’établissaient dans les lignes de feu, la poudre, fatiguée, ne détonnait plus qu’avec peine ; d’énormes bancs de fumée, que le vent ne pouvait plus résoudre, rampaient sur l’eau comme des phoques monstrueux ; la rosée froide de la nuit finissait par tremper les vêtements les plus épais ; il fallait songer à se retirer, opération qui n’était pas sans difficulté ni péril. Mon caïque m’attendait au bas de l’échelle du navire ; je hélai mes caïdjis, et nous partîmes.

C’était sur le Bosphore le plus prodigieux fourmillement d’embarcations de toutes sortes qu’on puisse imaginer : malgré les cris d’avertissements, les rames s’enchevêtraient à tout instant avec les rames, les bordages se frôlaient et les avirons étaient obligés de se replier sur le flanc des barques, comme des pattes d’insectes, sous peine de se rompre.

Les pointes des proues vous passant à deux pouces de la figure comme des javelots ou des becs d’oiseaux de proie ; les réverbérations de tous ces feux lançant leurs dernières lueurs, aveuglaient les caïdjis et les trompaient sur leur vraie direction ; une barque lancée à toute vitesse faillit passer par-dessus la nôtre, et j’aurais été coulé assurément à fond ou coupé en deux si ses bateliers, d’une adresse incomparable, n’eussent brassé en arrière avec une vigueur surhumaine.

Enfin j’arrivai sain et sauf à Top’Hané à travers un clapotis et un miroitement de vagues, dans un tumulte de barques et de cris à rendre fou, et je remontai à l’hôtel de France, au petit Champ-des-Morts, par des rues qui devenaient de plus en plus désertes, enjambant avec précaution des campements de chiens endormis.

Pendant ce temps, l’heureux calife relevait, au fond du sérail, le voile de la belle esclave présentée par la sultane mère, et son regard parcourait lentement ces charmes mystérieux que nul œil humain ne verra après lui.