Constantinople (Gautier)/Chapitre XI

Fasquelle (p. 132-142).

XI

LES DERVICHES TOURNEURS


Les derviches tourneurs ou mevélawites sont des espèces de moines mahométans qui vivent en communauté dans des monastères appelés tekkés. Le mot derviche signifie pauvre, ce qui n’empêche pas les derviches de posséder de grands biens dus aux legs et aux dons des fidèles. La désignation, vraie autrefois, s’est conservée, quoiqu’elle soit maintenant une antinomie.

Les muftis et les ulémas ne voient pas de très-bon œil les derviches, soit à cause de quelque dissidence secrète de doctrine, soit à cause de l’influence qu’ils ont sur le bas peuple, ou seulement à cause du mépris qu’a toujours professé le haut clergé pour les ordres mendiants ; quant à moi, qui ne suis pas assez fort en théologie turque pour débrouiller la chose, je me bornerai à considérer les derviches du côté purement plastique et à décrire leurs bizarres exercices.

Contrairement aux autres mahométans, qui empêchent les giaours d’assister en curieux aux cérémonies du culte, et les chasseraient outrageusement des mosquées s’ils essayaient de s’y introduire aux heures de prière, les derviches laissent pénétrer les Européens dans leurs tekkés, à la seule condition de déposer leur chaussure à la porte, et d’entrer pieds nus ou en pantoufles ; ils chantent leurs litanies et accomplissent leurs évolutions sans que la présence des chiens de chrétiens paraisse les déranger aucunement ; on dirait même qu’ils sont flattés d’avoir des spectateurs.

Le tekké de Péra est situé sur une place encombrée de tombes, de pieux de marbre à turbans et de cyprès séculaires, espèce d’annexé ou de succursale du petit Champ-des-Morts, où se trouve le tombeau du comte de Bonneval, le fameux renégat.

La façade, fort simple, se compose d’une porte surmontée d’un cartouche, historiée d’une inscription turque, d’un mur percé de fenêtres à grillages, laissant apercevoir des sépultures de derviches, car en Turquie les vivants coudoient toujours les morts, et d’une fontaine encastrée et treillissée, garnie de spatules de fer pendues à des chaînes, pour que les pauvres puissent boire commodément, et qu’entourent des groupes de hammals, altérés par la pénible montée de Galata. Tout cela n’a rien de monumental, mais ne manque pas de caractère ; les grands mélèzes du jardin, la coupole et le minaret blanc de la mosquée qu’on aperçoit dans le bleu du ciel, par-dessus la muraille, rappellent à propos l’Orient.

L’intérieur ressemble à toute autre habitation mahométane ; pas de ces longs cloîtres en arcade, de ces corridors interminables sur lesquels s’ouvrent des cellules, pieux cachots de reclus volontaires, de ces cours silencieuses où l’herbe pousse et où grésille une fontaine dans une vasque verdie. Rien de l’aspect froid, triste et sépulcral du couvent comme il est compris dans les pays catholiques ; mais de gais logements peints de couleurs riantes, éclairés du soleil, et au fond une merveilleuse échappée de vue du Bosphore, un magnifique panorama baigné d’air et de lumière : Scutari, Kadi-Keui s’étalant sur la rive d’Asie, l’Olympe de Bythinie tout glacé de neige, les îles des Princes, taches d’azur sur la moire de la mer ; Seraï-Burnou, avec ses palais, ses kiosques, ses jardins ; Sultan-Achmet, flanqué de ses six minarets ; Sainte-Sophie, rayée de rose et de blanc comme une voile d’Yemen, et la forêt pavoisée des navires de toutes nations, spectacle toujours changeant, toujours nouveau, et dont on ne se lasse jamais !

La salle où s’exécutent les valses religieuses des tourneurs occupe le fond de cette cour. L’aspect extérieur ne rappelle la destination de l’édifice que par des chiffres enlacés et des suras du Koran tracées avec cette certitude de main que possèdent à un si haut degré les calligraphes turcs. Ces caractères contournés et fleuris jouent le rôle le plus heureux dans l’ornementation orientale ; ce sont des arabesques autant que des lettres.

L’intérieur rappelle à la fois la salle de danse et de spectacle ; un parquet parfaitement uni et ciré, qu’entoure une balustrade circulaire à hauteur d’appui, en occupe le centre ; de sveltes colonnes supportent une galerie de même forme, contenant des places pour les spectateurs de distinction, la loge du sultan et les tribunes destinées aux femmes. Cette partie, qu’on appelle le sérail, est défendue contre les regards profanes par des treillages très-serrés comme ceux qu’on voit aux fenêtres des harems. L’orchestre fait face au mirah, orné de tablettes bariolées de versets du Koran et de cartouches de sultans ou de vizirs bienfaiteurs du tekké. Tout cela est peint en blanc et en bleu et d’une propreté extrême : on dirait plutôt une classe disposée pour les élèves de Cellarius que le lieu d’exercice d’une secte fanatique.

Je m’assis, les jambes croisées, au milieu de Turcs et de Francs, également déchaux, tout près de la balustrade inférieure, au premier rang, de manière à ne rien perdre du spectacle. — Après une attente assez prolongée, les derviches arrivèrent lentement, deux par deux ; le chef de la communauté s’accroupit sur un tapis recouvert de peaux de gazelle, au-dessous du mirah, entre deux acolytes : c’était un petit vieillard au teint plombé et fatigué, la peau plissée de mille rides et le menton hérissé d’une barbe rare et grisonnante ; ses yeux, brillants par éclairs fugitifs dans sa face éteinte, au centre d’une large auréole de bistre, donnaient seuls un peu de vie à sa physionomie de l’autre monde.

Les derviches défilèrent devant lui, en le saluant à la manière orientale avec les marques du plus profond respect, comme on fait pour un sultan ou pour un saint ; c’était à la fois une politesse, un témoignage d’obéissance et une évolution religieuse ; les mouvements étaient lents, rhythmés, iératiques, et, le rite accompli, chaque derviche allait prendre place en face du mirah.

La coiffure de ces moines musulmans consiste en un bonnet de feutre épais d’un pouce, d’un ton roussâtre ou brun, et que je ne saurais mieux comparer, pour la forme, qu’à un pot à fleurs renversé, dans lequel on aurait entré la tête ; un gilet et une veste d’étoffe blanche, une immense jupe plissée, de même couleur et semblable à la fustanelle grecque, des caleçons étroits et blancs aussi, descendant jusqu’à la cheville, composent ce costume, qui n’a rien de monacal dans nos idées et ne manque pas d’une certaine élégance. Pour le moment, on ne pouvait que l’entrevoir, car les derviches étaient affublés d’espèces de manteaux ou de surtouts verts, bleus, raisin-de-Corinthe, cannelle, ou de toute autre nuance, qui ne faisaient pas partie de l’uniforme, et qu’ils devaient quitter au moment de commencer leurs valses, pour les reprendre ensuite lorsqu’ils retomberaient haletants, ruisselants de sueur, brisés d’extase et de fatigue.

Les prières commencèrent, et avec elles les génuflexions, les prosternations, les simagrées ordinaires du culte musulman, si bizarres pour nous, et qui seraient aisément risibles sans la conviction et la gravité que les fidèles y mettent. Ces alternatives d’élévation et d’abaissement font penser aux poulets qui se précipitent avidement le bec contre terre et se relèvent après avoir saisi le grain ou le vermisseau qu’ils convoitent.

Ces oraisons sont assez longues, ou du moins le désir de voir les danses les fait paraître telles, surtout pour un curieux européen, qui n’espère pas s’aller reposer après sa mort sous l’ombrage de l’arbre Tuba, dans le paradis-sérail de Mahomet, et de s’y mirer pendant des éternités, aux yeux noirs des houris, toujours vierges ; néanmoins, ce bourdonnement pieux, par sa persistance monotone, finit par agir fortement sur l’organisme même des incrédules, et l’on conçoit qu’il impressionne les âmes croyantes et les entraîne merveilleusement pour ces exercices étranges, au-dessus de la puissance humaine, et qui ne peuvent s’expliquer que par une sorte de catalepsie religieuse assez semblable à l’insensibilité extra-naturelle des martyrs au milieu des plus atroces supplices.

Lorsqu’on eut psalmodié assez de versets du Koran, hoché suffisamment la tête et fait un nombre satisfaisant de prosternations, les derviches se levèrent, jetèrent leurs manteaux et refirent une procession circulaire autour de la salle. Chaque couple passa devant le chef, qui se tenait debout, et, après le salut échangé, faisait sur lui un geste de bénédiction ou de passe magnétique ; cette espèce de consécration s’exécute avec une étiquette singulière. Le dernier derviche béni en prend un autre dans le couple suivant et paraît le présenter à l’iman, cérémonie qui se répète de groupe en groupe jusqu’à l’épuisement de la bande.

Un changement remarquable s’était opéré déjà dans les physionomies des derviches ainsi préparés à l’extase. En entrant, ils avaient l’air morne, abattu, somnolent ; ils penchaient la tête sous leurs lourds bonnets ; maintenant leurs visages s’éclairaient, leurs yeux brillaient, leurs attitudes se relevaient et se raffermissaient, les talons de leurs pieds nus interrogeaient le parquet avec un mouvement de trépidation nerveuse.

Aux psalmodies du Koran nasillées en ton de fausset s’était joint un accompagnement de flûtes et de tarboukas. — Les tarboukas marquaient le rhythme et faisaient la basse, les flûtes exécutaient à l’unisson un chant d’une tonalité élevée et d’une douceur infinie.

Le motif du thème, ramené invariablement après quelques ondulations, finissait par s’emparer de l’âme avec une impérieuse sympathie, comme une femme dont la beauté se révèle à la longue et semble augmenter à mesure qu’on la contemple. Cet air, d’un charme bizarre, me faisait naître au cœur des nostalgies de pays inconnus, des tristesses et des joies inexplicables, des envies folles de m’abandonner aux ondulations enivrantes du rhythme. Des souvenirs d’existences antérieures me revenaient en foule, des physionomies connues et que cependant je n’avais jamais rencontrées dans ce monde me souriaient avec une expression indéfinissable de reproche et d’amour ; toutes sortes d’images et de tableaux de rêves oubliés depuis longtemps s’ébauchaient lumineusement dans la vapeur d’un lointain bleuâtre ; je commençais à balancer ma tête d’une épaule à l’autre, cédant à la puissance d’incantation et d’évocation de cette musique si contraire à nos habitudes et pourtant d’un effet si pénétrant. — Je regrette beaucoup que Félicien David ou Ernest Reyer, si habiles tous deux à saisir les rhythmes bizarres de la musique orientale, ne se soient pas trouvés là pour noter cette mélodie d’une suavité vraiment céleste.

Immobiles au milieu de l’enceinte, les derviches semblaient s’enivrer de cette musique si délicatement barbare et si mélodieusement sauvage, dont le thème primitif remonte peut-être aux premiers âges du monde ; enfin, l’un d’eux ouvrit les bras, les éleva et les déploya horizontalement dans une pose de Christ crucifié, puis il commença à tourner lentement sur lui-même, déplaçant lentement ses pieds nus, qui ne faisaient aucun bruit sur le parquet. Sa jupe, comme un oiseau qui veut prendre son vol, se mit à palpiter et à battre de l’aile. Sa vitesse devenait plus grande ; le souple tissu, soulevé par l’air qui s’y engouffrait, s’étala en roue, s’évasa en cloche comme un tourbillon de blancheur dont le derviche était le centre.

Au premier s’en était joint un second, puis un troisième, puis toute la bande avait suivi, gagnée par un vertige irrésistible.

Ils valsaient, les bras étendus en croix, la tête inclinée sur les épaules, les yeux demi-clos, la bouche entr’ouverte comme des nageurs confiants qui se laissent emporter par le fleuve de l’extase ; leurs mouvements, réguliers, onduleux, avaient une souplesse extraordinaire ; nul effort sensible, nulle fatigue apparente ; le plus intrépide valseur allemand serait tombé mort de suffocation ; eux continuaient de tourner sur eux-mêmes comme poussés par la suite de leur impulsion, de même qu’une toupie qui pivote immobile au moment de la plus grande rapidité, et semble s’endormir au bruit de son ronflement.

Chose surprenante, ils étaient là une vingtaine, peut-être davantage, pirouettant au milieu de leurs jupes épanouies comme le calice de ces gigantesques fleurs de Java, sans se heurter jamais, sans se désorbiter de leur tourbillon, sans perdre un seul instant la mesure marquée par les tarboukas.

L’iman se promenait parmi les groupes, frappant quelquefois des mains, soit pour indiquer à l’orchestre de presser ou de ralentir le rhythme, soit pour encourager les valseurs et les applaudir de leur zèle pieux. Sa mine impassible formait un contraste étrange avec toutes ces figures illuminées, convulsées ; ce morne et froid vieillard traversait d’un pas de fantôme ces évolutions frénétiques, comme si le doute eût atteint son âme desséchée, ou que depuis longtemps les ivresses de la prière et les vertiges des incantations sacrées n’eussent plus prise sur lui, comme ces teriakis et ces hachachins blasés sur l’effet de leur drogue et obligés d’élever la dose jusqu’à l’empoisonnement.

Les valses s’arrêtèrent un instant ; les derviches se reformèrent couple par couple et firent deux ou trois fois processionnellement le tour de la salle. Cette évolution, faite à pas lents, leur donne le temps de reprendre haleine et de se recueillir.

Ce que j’avais vu n’était, en quelque sorte, que le prélude de la symphonie, le début du poëme, l’entraînement à la valse.

Les tarboukas se mirent à gronder sur une mesure plus pressée, le chant des flûtes devint plus vif, et les derviches reprirent leur danse avec un redoublement d’activité.

Cependant cette activité n’a rien de désordonné ni de fiévreusement démoniaque comme les convulsions épileptiques des aïssaouas ; le rhythme la règle et la contient toujours. La rotation devient plus véloce, le nombre de tours exécutés dans une minute augmente, mais la valse iératique reste silencieuse et calme comme un toton qui s’assoupit au plus fort de sa rapidité. Les derviches élèvent ou laissent retomber légèrement leurs bras selon le degré de fatigue ou d’extase qu’ils éprouvent ; on dirait des baigneurs qui perdent pied et étalent leurs mains sur l’eau pour s’abandonner au courant ; quelquefois leur tête se renverse, montrant des yeux blancs, des traits illuminés, des lèvres entr’ouvertes par un sourire indicible et que trempe une légère écume, ou retombe sur la poitrine comme accablée de volupté, faisant ployer la barbe contre l’étoffe blanche du gilet, mais, le plus souvent, reste couchée sur l’avant-bras comme sur l’oreiller d’un rêve divin.

Un pauvre vieux, porteur d’un masque socratique assez laid au repos, valsait avec une vigueur et une persistance incroyables pour son âge, et sa figure commune prenait, sous l’excitation magique du tournoiement, une singulière beauté ; l’âme, pour ainsi dire, lui venait à la peau, et, comme un marteau intérieur, repoussait et corrigeait par dedans les imperfections de ses traits. — Un autre, de vingt-cinq ou trente ans, figure noble, régulière et douce, terminée par une barbe d’un blond roux, faisait songer involontairement au jeune Nazaréen, — le plus beau des hommes, — avec ses bras élevés au-dessus de sa tête, et que les clous d’une croix invisible semblaient retenir dans la même position. Je n’ai jamais vu une plus belle expression ascétique. Ni l’Ange de Fiesole, ni le divin Moralès, ni Hemmeling, ni fra Bartholomeo, ni Murillo, ni Zurbaran, n’ont jamais peint dans leurs tableaux religieux une tête plus éperdue d’amour divin, plus noyée d’effluves mystiques, plus reflétée de lueurs célestes, plus ivre d’hallucinations paradisiaques ; si dans l’extra-monde les âmes conservent l’apparence du visage humain, elles doivent assurément ressembler à ce jeune derviche tourneur.

Cette expression se répétait à des degrés moindres sur les physionomies extatiques des autres valseurs. Que voyaient-ils dans ces visions qui les berçaient ? les forêts d’émeraude à fruits de rubis, les montagnes d’ambre et de myrrhe, les kiosques de diamants et les tentes de perles du paradis de Mahomet ? leurs bouches souriantes recevaient sans doute les baisers parfumés de musc et de benjoin des houris blanches, vertes et rouges : leurs yeux fixes contemplaient les splendeurs d’Allah scintillant avec un éclat à faire paraître le soleil noir, sur un embrasement d’aveuglante lumière ; la terre, à laquelle ils ne tenaient que par un bout de leurs orteils, avait disparu comme un papier brouillard qu’on jette sur un brasier, et ils flottaient éperdument dans l’éternité et l’infini, ces deux formes de Dieu.

Les tarboukas ronflaient, et la flûte pressait son chant d’un diapason impossible et ténu comme un cheveu de cristal ; les derviches disparaissaient dans leur propre éblouissement ; les jupes s’enflaient, se gonflaient, s’arrondissaient, s’étalaient, répandant une fraîcheur délicieuse dans l’air embrasé, et m’éventaient comme le vol d’un essaim d’esprits célestes ou de grands oiseaux mystiques s’abattant sur la terre.

Parfois un derviche s’arrêtait. Sa fustanelle continuait à palpiter quelques instants ; puis, n’étant plus soutenue par le tourbillon, s’affaissait lentement, et les plis évasés s’affaissaient et reprenaient leurs plis perpendiculaires comme ceux d’une draperie grecque antique. Alors le tourneur se précipitait à genoux, la face contre terre, et un frère servant venait le recouvrir d’un de ces manteaux dont j’ai parlé tout à l’heure ; de même qu’un jockey enveloppe de couvertures le pur sang qui vient de courir. L’iman s’approchait du derviche ainsi prosterné et figé dans une immobilité complète, murmurait quelques paroles sacramentelles et passait à un autre. Au bout de quelque temps, tous étaient tombés, terrassés par l’extase. Bientôt ils se relevèrent, firent encore une fois deux à deux leur promenade circulaire, et sortirent de la salle dans le même ordre qu’ils étaient entrés ; et moi j’allai reprendre mes souliers à la porte, parmi un tas de bottes et de savates, ébloui de ce spectacle vertigineux, et jusqu’au soir je vis tournoyer devant mes yeux de larges jupes blanches étalées, et j’entendis bourdonner à mes oreilles le thème implacablement suave de la petite flûte, sautillant sur la basse mugissante des tarboukas.