Constantinople (Gautier)/Chapitre X

Fasquelle (p. 120-131).

X

LES BAZARS


Si vous suivez les rues tortueuses qui mènent à l’échelle de Yeni-Djami à la mosquée du sultan Bayesid, vous arrivez au bazar d’Égypte, ou bazar des Drogues, grande halle que traverse d’une porte à l’autre une ruelle destinée à la circulation des marchandises et des acheteurs. Une odeur pénétrante, composée des arômes de tous ces produits exotiques, vous monte aux narines et vous enivre. — Là sont exposés par tas ou dans des sacs ouverts, le henné, le santal, l’antimoine, les poudres colorantes, les dattes, la cannelle, le benjoin, les pistaches, l’ambre gris, le mastic le gingembre, la noix muscade, l’opium, le hachich, sous la garde de marchands aux jambes croisées, à l’attitude nonchalante, et qui semblent comme engourdis par la lourdeur de cette atmosphère saturée de parfums. « Ces montagnes de drogues aromatiques, » qui vous remettent en mémoire les comparaisons du Sir-Hasirim, ne sauraient vous arrêter bien longtemps.

Vous continuez votre route à travers le martelage assourdissant des chaudronniers et les grasses exhalaisons des gargotes qui étalent sur leur devanture des jattes pleines de ratatouilles turques peu appétissantes pour un estomac parisien, et vous atteignez le grand Bazar, dont l’aspect extérieur n’a rien de monumental : ce sont de hautes murailles grisâtres que surmontent de petits dômes de plomb semblables à des verrues, et auxquelles s’accrochent une foule de bouges et d’échoppes occupés par d’infimes industries.

Le grand Bazar, pour lui conserver le nom que les Francs lui donnent, couvre un immense espace de terrain, et forme comme une ville dans la ville, avec ses rues, ses ruelles, ses passages, ses carrefours, ses places, ses fontaines, inextricable labyrinthe où l’on a de la peine à se retrouver, même après plusieurs visites. Ce vaste espace est voûté, et le jour y tombe de ces petites coupoles dont j’ai parlé tout à l’heure, et qui mamelonnent le toit plat de l’édifice, jour doux, vague et louche, plus favorable au marchand qu’à l’acheteur. Je ne voudrais pas détruire l’idée de magnificence orientale que soulève ce mot : Bezestin de Constantinople, mais je ne saurais mieux comparer le bazar turc qu’au Temple de Paris, auquel il ressemble beaucoup comme disposition.

J’entrai par une arcade sans caractère architectural, et je me trouvai dans une ruelle particulièrement affectée aux parfumeurs : c’est là que se débitent les essences de bergamote et de jasmin, les flacons d’atar-gull dans des étuis de velours bordé à paillettes, l’eau de rose, les pâtes épilatoires, les pastilles du sérail gaufrées de caractères turcs, les sachets de musc, les chapelets de jade, d’ambre, de coco, d’ivoire, de noyaux de fruit, de bois de rose et de santal, les miroirs persans encadrés de fines peintures, les peignes carrés aux larges dents, tout l’arsenal de la coquetterie turque ; devant ces boutiques stationnent de nombreux groupes de femmes que leurs feredgés vert-pomme, rose-mauve ou bleu-de-ciel, leurs yachmaks opaques et soigneusement fermés, leurs bottines de maroquin jaune chaussées d’une galoche de même couleur, signent musulmanes en toutes lettres ; souvent elles tiennent à la main de beaux enfants habillés de vestes rouges ou vertes, passementées d’or, de pantalons à la mameluk en taffetas cerise, jonquille ou de toute autre couleur vive, qui brillent comme des fleurs dans l’ombre fraîche et transparente ; des négresses, enveloppées de l’habbarah à quadrilles bleus et blancs du Caire, se tiennent derrière elles et complètent l’effet pittoresque. Quelquefois aussi un eunuque noir, reconnaissable à son buste court, à ses longues jambes, à sa tête imberbe, grasse et flasque, enfoncée dans les épaules, surveille d’un air morose la petite troupe confiée à ses soins, et agite, pour faire ouvrir la foule, le courbach de cuir d’hippopotame, marque distinctive de son autorité. Le marchand, appuyé sur le coude, répond d’un air flegmatique aux mille questions des jeunes femmes qui fourragent les marchandises et mettent son étalage sens dessus dessous, questionnant à tort et à travers, demandant les prix et se récriant avec de petits éclats de rires incrédules.

Derrière ces étalages, il y a des arrière-boutiques auxquelles on monte par deux ou trois degrés, et où des objets plus précieux sont serrés dans des coffres et des armoires qui ne s’ouvrent que pour les acheteurs sérieux. Là se trouvent les belles écharpes rayées de Tunis, les tapis et les châles de Perse, dont la broderie imite à s’y tromper les palmes du cachemire, les miroirs de nacre de perle et de burgau, les tabourets incrustés et découpés pour poser les plateaux de sorbets, les pupitres à lire le Coran, les brûle-parfums en filigrane d’or ou d’argent, en cuivre émaillé et guilloché, les petites mains d’ivoire ou d’écaille pour se gratter le dos, les cloches de narghiléh en acier du Korassan, les tasses de Chine ou du Japon, tout le curieux bric-à-brac de l’Orient.

La principale rue du Bazar est surmontée d’arcades aux pierres alternativement noires et blanches, et la voûte offre des arabesques en grisaille à demi effacées dans le goût turc-rococo, qui se rapproche, plus qu’on ne le pense, du genre d’ornementation en usage sous Louis XV. Elle aboutit à un carrefour où s’élève une fontaine historiée et peinturlurée, dont l’eau sert aux ablutions, car les Turcs n’oublient jamais leurs devoirs religieux, et ils s’interrompent tranquillement au milieu d’un marché, laissant l’acheteur en suspens, pour s’agenouiller sur leurs tapis, orientés vers la Mecque, et faire leur prière avec autant de dévotion que s’ils étaient sous le dôme de Sainte Sophie ou du sultan Achmet.

Une des boutiques les plus fréquentées des étrangers est celle de Ludovic, un marchand arménien qui parle français et vous laisse, avec une patience parfaite, mettre sens dessus dessous son curieux magasin. J’y ai fait de longues stations, savourant un excellent café moka dans de petites tasses de Chine, contenues par des coquetiers de filigrane d’argent à la vieille mode turque. Rembrandt aurait trouvé là de quoi enrichir son musée d’antiques : vieilles armes, anciennes étoffes, orfévreries bizarres, poteries singulières, ustensiles, hétéroclites et d’usage inconnu. Le vestiaire et le mobilier étrange qu’il fait scintiller à travers l’ombre de ses mystérieuses peintures est entassé dans les coins du magasin de Ludovic, où l’Orient pittoresque semble avoir laissé sa défroque, forcé qu’il est de revêtir l’absurde costume de la réforme, fausse livrée de civilisation endossée par un corps barbare. — Sur une petite table basse sont étalés des kandjars, des yatagans, des poignards aux fourreaux d’argent repoussé, aux gaines de velours, de chagrin, de cuir d’Yemen, de bois, de cuivre, aux manches de jade, d’agate, d’ivoire, constellés de grenats, de turquoises, de corail, longs, étroits, larges, courbes, ondulés, de toutes les formes de tous les temps, de tous les pays, depuis le damas du pacha, incrusté de versets du Koran en lettres d’or, jusqu’au grossier couteau du chamelier. Que de Zeibecs et d’Arnautes, que de beys et d’effendis, que d’omrahs et de rayahs ont dégarni leurs ceintures pour former ce précieux et baroque arsenal qui rendrait Decamps fou de joie !

Aux murailles pendent accrochées sous leur casque, avec un scintillement de fer, des cottes de mailles circassiennes, rayonnent des boucliers d’écaillés de tortue, d’hippopotame, d’acier damasquiné, tout mamelonnés de bosses de cuivre ; se froissent des carquois mongols, s’appuient de longs fusils niellés, incrustés, à la fois armes et joyaux ; s’entrechoquent des masses d’armes tout à fait semblables à celles des chevaliers du moyen âge, et que l’imagerie turque ne manque jamais de mettre aux poings des Persans comme ridicule distinctif.

Dans les armoires papillotent les soies de Brousse, frissonnantes comme l’eau au clair de lune sous leur semis d’argent, les pantoufles et les blagues à tabac du Liban, avec leur légère trame d’or, leurs dessins et leurs losanges de couleur, les fines chemises de soie crêpée aux raies opaques et transparentes, les mouchoirs brodés de paillon doré, les cachemires de l’Inde et de la Perse, les pelisses vert-émir doublées de martre ou de zibeline, les vestes aux soutaches plus compliquées que les arabesques du plafond de la salle des Ambassadeurs à l’Alhambra, les dolmans roides d’or, les brocarts diamantés d’orfrois éblouissants, les machlas du Caire taillés sur le patron des dalmatiques byzantines, tout le luxe fabuleux, toute la richesse chimérique de ces pays de soleil que nous entrevoyons comme les mirages d’un rêve du fond de notre froide Europe. Ludovic vous permet de regarder, de déployer, de manier, de faire jouer sous la lumière ces merveilles orientales ; vous fouillez dans la garde-robe des Mille et une Nuits ; vous pouvez essayer, si cela vous plaît, la veste du prince Caramalzaman et déplier la robe authentique de la princesse Boudroulboudour.

Aux chapelets d’ambre, d’ébène, de corail, de santal ; aux cassolettes d’or émaillé, aux écritoires, aux coffrets et aux miroirs persans dont les peintures représentent des scènes du Mahabarata ; aux éventails de plumes de paon ou de faisan argus ; aux cloches de Hookas ciselées et niellées d’argent, à toutes ces ravissantes turqueries se mêlent inopinément des porcelaines de Sèvres et de Saxe, des faïences de Vincennes, des émaux de Limoges arrivées là on ne sait d’où. Mais rien n’est impossible au bric-à-brac, et la boutique de mademoiselle Delaunay se trouve transportée au Bezestin de Constantinople. — J’ai même vu là, entre deux nobles heaumes du Kurdistan à gorgerins de mailles, tout pareils à ceux des croisés de Godefroi de Bouillon, un de ces casques prussiens à pointe en paratonnerre, invention romantique et moyen âge du roi Louis, si agréablement raillée par Henri Heine dans son Conte d’hiver.

Quelle que soit la chose que vous désiriez, vous la trouverez chez Ludovic, fût-ce la marmite des janissaires, la hache d’armes de Mahomet II, ou la selle d’Al Borack.

Chaque rue du Bazar est affectée à une spécialité. Voici les vendeurs de babouches, de pantoufles et de bottines ; rien n’est plus curieux que ces étalages encombrés de chaussures extravagantes à bouts retroussés en toits chinois, à quartiers rabattus, en cuir, en maroquin, en velours, en brocart, piquées, pailletées, passementées, relevées de houppes de cygnes et de soie floche, impossibles pour des pieds européens. Il y en a qui sont cambrées et relevées du bec comme des gondoles vénitiennes ; d’autres désespéreraient Rhodope et Cendrillon par leur mignonne petitesse, et ont plutôt l’air d’étuis à bijoux que de pantoufles vraisemblables ; le jaune, le rouge, le vert disparaissent sous les cannetilles d’or et d’argent. Les souliers des enfants sont l’objet des plus charmants caprices de forme et d’ornementation. Pour la rue, les femmes se servent de bottes de maroquin jaune dont j’ai déjà eu l’occasion de parler ; car toutes ces jolies merveilles, faites pour les nattes de l’Inde et les tapis de Perse, resteraient bien vite engluées dans les boues de Constantinople.

Voilà les marchands de caftans, de gandouras et de robes de chambre en soie de Brousse. Ces costumes coûtent un prix très-modique, quoique les couleurs en soient d’un ton charmant et les tissus d’une souplesse extrême. Je regrette fort de n’avoir point acheté un grand dolman cerise fait de filets paille, à longues manches pendantes, qui m’aurait donné à Paris un air de mamamouchi très-respectable, et dans lequel j’eusse paru aussi beau que M. Jourdain pendant la cérémonie. Mais les douanes sont peu indulgentes pour ces innocentes fantaisies de voyageur. — Ces marchands vendent aussi des étoffes de Brousse, moitié soie et moitié fil, pour robes, gilets et pantalons à la mode européenne, très-fraîches, très-légères et très-coquettes. Cette industrie est nouvelle et vit par la protection d’Abdul-Medjid.

Les drapiers étalent des draps anglais aux couleurs criardes dont les lisières sont chamarrées de grosses lettres d’or et d’armoiries en paillon de cuivre, pour flatter le goût oriental. On y reconnaît la perfection bête de la mécanique et la fausseté de ton naturelle de la Grande-Bretagne. J’avoue que de pareilles dissonances me font grincer les dents, et que j’envoie de bon cœur à tous les diables l’industrie, le commerce et la civilisation qui produisent des rouges si hostiles, des bleus si acariâtres, des jaunes si insolents, et troublent pour je ne sais quel gain la sereine harmonie de ton de l’Orient.

Quand je pense que je rencontrerai sans doute ces horribles étoffes découpées en vestes, en gilets et en caftans, dans une mosquée, dans une rue, dans un paysage, dont elles détruisent tout l’effet par leurs couleurs insociables, une secrète fureur bouillonne en moi, et je souhaite que la mer engloutisse les vaisseaux qui portent ces abominations, que le feu détruise les fabriques où elles se trament et que la Great-Britain s’évapore dans son brouillard. J’en dirai autant des exécrables cotonnades de Rouen, de Roubaix et de Mulhouse, qui commencent à répandre en Orient leurs affreux petits bouquets, leurs atroces guirlandes et leurs sales mouchetures, semblables à des punaises écrasées. Si j’en parle avec tant d’amertume, c’est que j’ai eu la douleur profonde, et dont je ne me consolerai jamais, de voir trois petites filles turques, de huit à dix ans, belles comme des houris, et même beaucoup plus belles, car les houris n’existent pas, qui portaient sur une robe de rouennerie un caftan de drap anglais. Les rayons du soleil, quoique attirés par leurs charmants visages, n’osaient pas éclairer ces monstruosités modernes, et rebroussaient d’épouvante.

Heureusement, l’on est distrait de ces idées pénibles par l’étalage des vêtements d’enfants : ce ne sont que mignonnes vestes brodées d’or et d’argent, gentils pantalons bouffants de soie, petits caftans à soutaches, tarbouches puérils ornés de croissants ; un Orient en miniature, le plus joli et le plus coquet du monde.

Puis viennent, dans une ruelle spéciale, les trayeurs d’or, ceux qui font ces fils argentés et dorés dont on brode les blagues, les pantoufles, les mouchoirs, les gilets, les dolmans, les vestes ; derrière les vitres des montres étincellent sur leurs bobines ces fils brillants qui, plus tard, seront des fleurs, des feuillages, des arabesques. Là se font aussi ces cordonnets, ces nœuds si gracieux, si coquettement enchevêtrés et que notre passementerie ne saurait imiter. Les Turcs les fabriquent à la main en se servant de l’orteil de leur pied nu comme point d’attache.

Il y a là des joailliers dont les pierreries sont enfermées dans des coffres qu’ils ne quittent pas de l’œil, ou sous des vitrines placées hors de la portée des filous ; dans ces obscures boutiques, assez semblables à des échoppes de savetier, abondent des richesses incroyables. Les diamants de Visapour et de Golconde apportés par les caravanes ; les rubis du Giamschid, les saphirs d’Ormus, les perles d’Ophyr, les topazes du Brésil, les opales de Bohême, les turquoises de Macédoine, sans compter les grenats, les chrysoberils, les aigues-marines, les azerodrachs, les agates, les aventurines, les lapis-lazulis, sont entassés là par monceaux, car les Turcs ont beaucoup de pierreries, non-seulement comme luxe, mais comme valeurs. Ne connaissant pas les raffinements de la finance moderne, ils ne tirent aucun intérêt de leurs capitaux, ce qui, du reste, leur est rigoureusement interdit par le Coran, hostile à l’usure, comme l’Évangile, ainsi qu’on vient de le voir à l’occasion de l’emprunt turc, repoussé par le vieux parti national et religieux. Un diamant facile à cacher, à emporter, résume en lui une grande somme sous un petit volume. Au point de vue oriental, c’est un placement sûr, quoiqu’il ne rapporte rien ; mais allez donc persuader à l’avarice arabe ou turque de se dessaisir du pot de grès qui renferme son trésor, et cela sous prétexte de trois ou quatre pour cent, quand bien même la chose serait permise par Mahomet !

Ces pierres sont en général des cabochons, car les Orientaux ne taillent ni le diamant ni le rubis, soit qu’ils ne connaissent pas la poudre à égriser, soit qu’ils craignent de diminuer le nombre des carats en abattant les angles des pierres. Les montures sont assez lourdes et d’un goût génois ou rococo. L’art si fin, si élégant et si pur des Arabes a laissé peu de traces chez les Turcs. Ces joyaux consistent principalement en colliers, boucles d’oreilles, ornements de tête, étoiles, fleurs, croissants, bracelets, anneaux de jambe, manches de sabre et de poignard ; mais ils ne se révèlent dans tout leur éclat qu’au fond des harems, sur la tête et la poitrine des odalisques, sous les yeux du maître, accroupi dans un angle du divan, et tout ce luxe est, pour l’étranger, comme s’il n’existait pas. Quoique l’opulence des phrases précédentes, constellées de noms de pierreries, ait pu vous faire penser au trésor d’Haroun-al-Raschid et à la cave d’Aboulcasem, n’imaginez rien d’éblouissant et de jetant à droite et gauche de folles bluettes de lumière. Les Turcs n’entendent pas l’étalage comme Fossin, Lemonnier, Marlet ou Bapst ; et les diamants bruts, jetés à poignées dans de petites sébiles de bois, ont l’apparence de grains de verre ; et pourtant on pourrait aisément dépenser un million dans une de ces boutiques de deux sous.

Le bazar des armes peut être considéré comme le cœur même de l’Islam. Aucune des idées nouvelles n’a franchi son seuil ; le vieux parti turc y siége gravement accroupi, professant pour les chiens de chrétiens un mépris aussi profond qu’au temps de Mahomet II. Le temps n’a pas marché pour ces dignes Osmanlis, qui regrettent les janissaires et l’ancienne barbarie, — peut-être avec raison. Là se retrouvent les grands turbans évasés, les dolimans bordés de fourrure, les larges pantalons à la mameluk, les hautes ceintures et le pur costume classique, tel qu’on le voit dans la collection d’Elbicei-Atika, dans la tragédie de Bajazet ou la cérémonie du Bourgeois gentilhomme. Vous revoyez là ces physionomies impassibles comme la fatalité, ces yeux sereinement fixes, ces nez d’aigle se recourbant sur une longue barbe blanche, ces joues brunes, tannées pas l’abus des bains de vapeur, ces corps à robuste charpente que délabrent les voluptés du harem et les extases de l’opium, cet aspect du Turc pur sang qui tend à disparaître, et qu’il faudra bientôt aller chercher au fond de l’Asie.

À midi, le bazar des armes se ferme dédaigneusement, et ces marchands millionnaires se retirent dans leurs kiosques sur la rive du Bosphore, et regardent d’un air courroucé passer les bateaux à vapeur, ces diaboliques inventions franques.

Les richesses entassées dans ce bazar sont incalculables : là se gardent ces lames de damas, historiées de lettres arabes, avec lesquelles le sultan Saladin coupait des oreillers de plume au vol, en présence de Richard Cœur-de-Lion, tranchant une enclume de sa grande épée à deux mains, et qui portent sur le dos autant de crans qu’elles ont abattu de têtes ; ces kandjars, dont l’acier terne et bleuâtre perce les cuirasses comme des feuilles de papier, et qui ont pour manche un écrin de pierreries ; ces vieux fusils à rouet et à mèche, merveilles de ciselure et d’incrustation ; ces haches d’armes qui ont peut-être servi à Timour, à Gengiskan, à Scanderberg, pour marteler les casques et les crânes, tout l’arsenal féroce et pittoresque de l’antique Islam. Là rayonnent, scintillent et papillotent, sous un rayon de soleil tombé de la haute voûte, les selles et les housses brodées d’argent et d’or, constellées de soleils de pierreries, de lunes de diamants, d’étoiles de saphirs ; les chanfreins, les mors et les étriers de vermeil, féeriques caparaçons, dont le luxe oriental revêt les nobles coursiers du Nedj, les dignes descendants des Dahis, des Rabrâ, des Haffar et des Naâmah, et autres illustrations équestres de l’ancien turf islamite.

Chose remarquable pour l’insouciance musulmane, ce bazar est considéré comme si précieux, qu’il n’est pas permis d’y fumer ; — ce mot dit tout, car le Turc fataliste allumerait sa pipe sur une poudrière.

Pour donner un repoussoir à ces magnificences, parlons un peu du bazar des Poux. C’est la morgue, le charnier, l’équarrissoir où vont finir toutes ces belles choses, après avoir subi les diverses phases de la décadence. Le caftan qui a brillé sur les épaules du vizir ou du pacha achève sa carrière sur le dos d’un hammal ou d’un calfat ; la veste, où se moulaient les charmes opulents d’une Géorgienne du harem, enveloppe, souillée et flétrie, la carcasse momifiée d’une vieille mendiante. — C’est un incroyable fouillis de loques, de guenilles, de haillons, où tout ce qui n’est pas trou est tache ; tout cela pendille flasquement, sinistrement, à des clous rouillés, avec cette vague apparence humaine que conservent les habits longtemps portés, et grouille, remué vaguement par la vermine. Autrefois la peste se cachait sous les plis fripés de ces indescriptibles défroques maculées de la sanie des bubons, et s’y tenait tapie comme une araignée noire au fond de sa toile poussiéreuse, dans quelque angle immonde.

Le Rastro de Madrid, le Temple de Paris, l’ancienne Alsace de Londres, ne sont rien à côté de ce Montfaucon de la friperie orientale, qualifié par le nom significatif que je ne répéterai pas et que j’ai dit là-haut.

J’espère qu’on me pardonnera cette description fourmillante en faveur des pierreries, des brocarts, des flacons d’essence de roses de mon commencement ; — d’ailleurs, le voyageur est comme le médecin, il peut tout dire.