Considérations sur la mesure de la valeur et sur la fonction de métaux précieux/01

Considérations sur la mesure de la valeur et sur la fonction de métaux précieux
Revue mensuelle d’économie politiquevolume 5 (p. 243-274).
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CONSIDÉRATIONS SUR LA MESURE DE LA VALEUR,
ET SUR LA FONCTION DES MÉTAUX PRÉCIEUX,
DANS L’APPRENTISSAGE DE LA RICHESSE SOCIALE


I.

INTRODUCTION

Personne n’ignore que les métaux précieux, c’est-à-dire l’or et l’argent, ou, si l’on veut encore, le numéraire, la monnaie, constituent la richesse aux yeux du vulgaire ; et nous pourrions entendre ici par le vulgaire tous ceux qui ne sont pas versés dans les premiers élémens de l’économie politique. Si l’on demande à un homme du peuple, ou à un homme que son ignorance rapproche du peuple, ce que c’est que d’être riche, il répondra probablement : c’est posséder une somme d’or ou d’argent. Cette opinion, fruit d’une illusion grossière, a été long-temps érigée en doctrine par les savans ; elle a servi de fondement au système exclusif ou mercantile ; et, pour peu qu’on soit au courant des vérités démontrées par les économistes modernes, on sait assez quelles mesures désastreuses elle a produites, et de combien de malheurs elle a été la source. Mais cette opinion étant généralement abandonnée aujourd’hui, et ne pouvant trouver d’asile désormais que dans quelques esprits rétrogrades on arriérés, ce serait perdre un temps précieux que de s’arrêter à la combattre sérieusement. Il suffit de la signaler et de passer outre. L’or et l’argent sont des richesses, sans contredit ; ce sont des richesses d’une espèce particulière, comme le blé, comme le vin, comme la laine, etc. ; mais ce ne sont pas, à beaucoup près, les seules et uniques richesses qu’il y ait dans le monde. Tel est le principe important sur lequel les hommes éclairés sont tous d’accord aujourd’hui.

Si l’or et l’argent ne sont pas toute la richesse, que sont-ils donc ? Qu’est-ce que les métaux précieux, et quelle est la nature de leurs fonctions ? Que faut-il entendre par le numéraire, par la monnaie ? On a déjà pris bien de la peine pour répondre à toutes ces questions ; il n’y a guère d’écrivain, en économie politique, qui ne leur ait consacré une bonne partie de ses efforts. Et cependant mon opinion n’est pas qu’on soit encore parvenu à les résoudre d’une manière complètement satisfaisante. Il y a, selon moi, quelque chose à faire pour arriver à des solutions nettes et précises sur ces différentes questions.

Et d’abord on a très souvent raisonné comme si les métaux précieux ne remplissaient qu’une seule et unique fonction. On a presque toujours confondu le numéraire et la monnaie, oubliant que si la société a besoin d’une marchandise intermédiaire pour faciliter l’échange et le commerce, elle réclame tout aussi vivement un terme de comparaison pour mesurer la valeur, et pour se rendre compte de la richesse sociale. Cette première erreur, assez générale parmi les économistes, a dû en entraîner plusieurs autres. On sent qu’après l’arvoir commise, il n’était plus possible de se faire une juste idée de l’importance des métaux précieux, et du double rôle qu’ils sont appelés à jouer en économie politique.

Un écrivain très distingué, M. de Sismondi, commence sa théorie du numéraire en disant que les métaux précieux sont le signe, le gage et la mesure des valeurs[1]. De ces trois propositions, la première est fausse. Elle a été déjà combattue et réfutée par des économistes du premier mérite, et leurs argumens m’ont toujours paru sans réplique[2]. La seconde maxime est exclusive, et c’est par la qu’elle pèche complètement. L’or et l’argent ne sont pas plus que toute autre denrée ou marchandises le gage des valeurs. En thèse générale, toute valeur est le gage d’une valeur égale. Toute valeur assure et garantit, d’une manière plus ou moins solide, à son propriétaire, l’avantage de jouir, quand il le voudra, d’une valeur équivalente à celle qu’il possède. L’or et l’argent ont, sans doute, à ce sujet, une espèce de privilège sur les autres richesses sociales. Ils s’échangent avec plus de facilité. Mais la différence qu’il y a, sous ce rapport, entre les métaux précieux et les autres espèces de marchandises est une différence du plus au moins ; ce n’est pas une différence essentielle et fondamentale ; et des lors, il ne me paraît pas convenable de faire à l’or et à l’argent un titre de distinction d’une qualité qui convient, quoiqu’à moindre degré, à toutes les autres marchandises, Quant à la troisième proposition, qui fait des métaux précieux la mesure naturelle de toutes les valeurs, ou qui nous les présente comme formant un terme de comparaison qui doit servir à l’appréciation de la richesse sociale, elle me parait vraie, et je suis tout disposé à la soutenir ; car il s’en faut de beaucoup qu’elle ait été assez solidement établie, ni par M. de Sismondi, ni par aucun autre écrivain ; et c’est pour cela sans doute qu’elle se trouve contestée par des auteurs du plus grand mérite. Je serai obligé de montrer comment et pourquoi la plupart des économistes se sont trompés à ce sujet, et jusqu’à quel point ils ont dû se faire illusion pour contester un fait qui tombe sous les sens, et dont nous sommes journellement et continuellement les témoins.

Enfin, c’est une opinion généralement adoptée et passablement établie aujourd’hui, que la monnaie est l’intermédiaire naturel et nécessaire du plus grand nombre des échanges, qu’elle est l’agent universel de la circulation et du commerce. Cela est encore vrai, incontestable. Mais pourquoi la monnaie est-elle si éminemment propre à cet usage ? Pourquoi remplit-elle si bien cette fonction ? Et pourquoi les métaux précieux sont-ils la matière naturelle de la monnaie ? Telles sont les questions qui, malgré les travaux de nos économistes les plus célèbres, ne me paraissent pas encore parfaitement résolues, et qui sont, j’ose le dire, assez importantes pour mériter une discussion sévère et consciencieuse.

En disant donc que le numéraire est la mesure des valeurs, que la monnaie est l’intermédiaire des échanges, on a signalé deux propriétés très remarquables des métaux précieux ; mais on n’a pas toujours assez nettement saisi le caractère de ces marchandises, et surtout on n’a pas toujours indiqué la véritable raison, la cause ou le principe de leurs qualités. Or tout objet qui jouit d’une propriété exclusive, la doit à sa constitution intime. La meilleure manière d’établir qu’un certain objet jouit de telle ou telle propriété, c’est, sans contredit, d’étudier la nature de cet objet, et de chercher, dans sa nature même, la raison de l’usage auquel il est bon, le fondement de la fonction à laquelle il se prête.

Il suit de la que si nous voulons nous faire des idées justes au sujet du numéraire et de la monnaie, nous devons commencer par observer, par étudier les qualités de l’or et de l’argent. Nous serons ensuite dans la position la plus convenable pour apprécier le rôle qu’ils jouent dans la société, et la nature des fonctions aux-quelles nous les consacrons.

Mais quelle que soit l’évidence du lien qui unit entre elles la théorie du numéraire et celle de la monnaie, et quelque convenance qu’il pût y avoir à ne pas séparer ces deux questions, je n’abuserai pas de la patience de mes lecteurs pour les embrasser ici l’une et l’autre dans mes recherches. On voit assez, par ce qui précède, que les métaux précieux remplissent dans la société deux fonctions également importantes. Comme mesure des valeurs, ils nous fournissent un terme de comparaison pour l’appréciation de la richesse sociale ; comme monnaies, ils favorisent puissamment l’échange et le commerce, ils facilitent la circulation des marchandises. Mon intention n’est pas, je le répète, de les étudier ici sous l’un et l’autre aspect. Je laisserai de côté tout ce qui a rapport à la monnaie et au commerce et, je me bornerai à parler de la mesure de la valeur, et de l’importance des métaux précieux considérés comme servant à nous procurer cette mesure. Ce point de vus est celui qui a été le plus négligé par les économistes, celui dans lequel leurs efforts ont eu le moins de succès. Dans tous les cas, il mériterait la priorité ; car la question de la mesure de la valeur précède logiquement celle du commerce et de la monnaie.

II.

Des qualités communes aux métaux précieux et à toutes les autres marchandises, et des qualités particulières aux métaux précieux.

Cela posé, j’entre en matière. L’or et l’argent sont des choses utiles. Cette première proposition ne me paraît sujette à aucune contradiction raisonnable. Sans doute je n’ignore point que, d’après une manière de voir étroite et restreinte, les métaux précieux peuvent être considérés comme de vaines superfluités. Mais je sais aussi que, dans la science de la richesse, le mot utilité doit être pris dans une large acception. On s’accorde généralement aujourd’hui à désigner sous ce titre tous les objets de quelque nature qu’ils soient, qui peuvent satisfaire à un besoin de l’homme ou gratifier quelqu’un de ses désirs. L’utilité ainsi comprise, embrasse évidemment le nécessaire et l’agréable ; et il est hors de toute contestation que les métaux précieux figurent au plus juste titre dans cette dernière catégorie. Sans doute l’or et l’argent ne sont pas pour nous d’une nécessité indispensable, et nous pourrions très bien vivre sans eux ; mais, d’un autre côté, il est impossible de nier qu’ils ne nous soient extrêmement agréables. Leur mérite, sous ce rapport, est généralement connu et apprécié. On s’en sert pour faire des vases, des ustensiles, des ornemens, des bijoux. Ils sont un des objets les plus remarquables, un des élémens les plus usités de la parure, tant chez les hommes que chez les femmes. Bref, il serait ridicule d’insister sur une vérité aussi évidente. L’utilité des métaux précieux est incontestable.

L’or et l’argent sont rares, quoi qu’en ait dit M. Garnier, qui s’est complètement trompé sur le sens du mot rareté, et qui n’a eu qu’une très fausse idée de la valeur et de son origine[3]. Les métaux précieux n’existent pas en aussi grande quantité que l’air atmosphérique ou la lumière solaire. Il n’en pleut pas du ciel, et il ne s’en trouve pas partout. Ces métaux sont donc appelés précieux à juste titre. Ils ont de la valeur, d’après ce que j’ai essayé de démontrer ailleurs, que la valeur vient de la rareté, que la valeur c’est l’utilité rare[4]. La possession de l’or et de l’argent constitue donc pour celui qui en est investi une véritable richesse, une richesse dans le sens que nous devons donner à ce mot, au point de vue de l’économie politique.

Utilité et rareté, et par conséquent appropriabilité, faculté de pouvoir être donnés et reçus en échange, autrement dit, valeur : voilà d’abord ce que les métaux précieux ont de commun avec toutes les autres marchandises qui se présentent sur nos marchés, qui se vendent et qui s’achètent, qui sont l’objet continuel de l’échange et du commerce. L’or et l’argent font partie de ces biens limités, de ces utilités rares qui constituent la richesse sociale, et que l’économie politique embrasse dans ses investigations.

Maintenant quelles sont les qualités qui distinguent les métaux précieux de tous les autres biens limités, de toutes les autres valeurs, et qui leur assignent une place très remarquable, ou, pour mieux dire, une place à part, parmi toutes les marchandises qui circulent dans l’univers ? les voici :

1° L’or et l’argent ont une utilité universelle. C’est le propre des métaux, en général, d’avoir une utilité universelle, d’être employés chez tous les peuples, sous toutes sortes de climats, et à quelque degré de civilisation que ce soit. Mais l’or et l’argent jouissent, au plus haut degré, de cette propriété de plaire à tous les hommes, d’être goûtés et recherchés par tous ceux qui sont à portée de les connaitre.

Tout le monde sait que l’utilité est relative à la condition de l’homme, a son âge, il son sexe, à ses habitudes et a ses mœurs ; qu’elle dépend du climat, de la nature du sol, du régime de vie, du degré de civilisation et d’une multitude d’autres circonstances qu’il serait trop long d’énumérer. La chose la plus utile à tel ou tel individu peut être souverainement inutile à tel ou tel autre. Ce qui plait a l’habitant d’un pays sera méprisé ou dédaigné par l’habitant de telle ou telle autre contrée. Il y a certainement très peu de denrées qui puissent se vendre dans tout l’univers, qui trouvent des consommateurs dans toutes les parties du monde.

Les métaux, en général, forment une exception évidente à cette règle. Parmi tous les biens limités que la surface terrestre offre à ses habitans, il n’y en a aucun, je crois, dont le besoin soit plus répandu, dont l’utilité soit aussi généralement sentie que les métaux. Où est le peuple qui ne fasse jamais la guerre, qui soit tout-à-fait dépourvu d’industrie, et qui pour la fabrication de ses armes, comme pour celle d’une foule d’autres instrumens plus inoffensifs, puisse se passer de fer ? Le cuivre, l’argent et l’or, de leur côté, ne servent-ils pas à former des vases, des ustensiles, des ornemens et des bijoux, de configurations et de destinations bien différentes, sans contredit, mais qui malgré la diversité de leurs services, sont également et parfaitement appropriés aux goûts de tous les hommes, et qui rencontrent des amateurs dans tous les climats, sous toutes les latitudes, et à tous les degrés de civilisation ?

Il suit de la que l’or et l’argent sont demandés par tout l’univers, et qu’il n’y a pas, dans tout le monde civilisé, un seul individu qui ne désire avoir en sa possession de l’or et de l’argent. Puisque l’usage des métaux précieux est généralement répandu chez tous les hommes et dans tous les pays, nous avons raison de dire que les métaux précieux jouissent, plus que toutes les autres marchandises, ou, pour mieux dire, au suprême degré, d’une utilité universelle.

2° L’or et l’argent ont des qualités uniformes par toute la terre. Il n’y a qu’une seule espèce d’or et d’argent. L’or et l’argent tirés des mines de l’Asie sont parfaitement égaux et équivalent de tout point à ceux qui sortent de l’Europe, de l’Afrique et de l’Amérique.

Cette seconde qualité des métaux précieux est encore une propriété dont ils jouissent presque exclusivement. Dans toutes les autres marchandises, ou du moins dans la plus grande partie d’entre elles, il est facile de signaler une infinie variété de mérites et de qualités. Combien y a-t-il, ou pour mieux dire, combien n’y a-t-il pas d’espèces de vin, de laine, de froment ? Combien de qualités de bois, d’huile, d’étoffes et de tissus de toute nature ? Quelle idée pouvons-nous nous faire d’une aune de toile ou de drap, si l’on n’a pas le soin de nous en indiquer la qualité ? Voilà certes un désavantage évident que nous n’éprouvons point lorsqu’il s’agit des métaux précieux. Quand on nous parle d’une once d’or ou d’une livre d’argent, nous savons qu’il est question de la seule et unique espèce d’or ou d’argent qu’il y ait dans la nature.

3° L’or et l’argent sont pour ainsi dire indestructibles, et, tout au moins, ils ne se consomment que fort à la longue. Sans s’altérer au fond, ils changent facilement de forme et de destination. Un plat d’argent, une boite de montre, une pièce de monnaie, peuvent servir pendant une longue suite d’années, et n’avoir perdu, au bout d’un laps de temps considérable, qu’une très-faible partie de leur poids en métal. Quelle est la marchandise ou la denrée dont on puisse en dire autant ?

4° L’or et l’argent sont divisibles à l’infini. La division la plus grande qu’on puisse leur faire subir ne les altère point, et n’affaiblit en rien la valeur totale du fragment qu’on a divisé. Leurs différentes parties se réunissent ou se séparent à volonté, dans la proportion qu’on juge la plus convenable, et tout cela sans le moindre inconvénient.

5° Enfin l’or et l’argent contiennent une grande valeur sous un petit volume, d’où il suit qu’ils sont très facilement et très commodément transportables. Les frais de transport qu’on est obligé de faire pour les envoyer des mines d’où on les extrait jusque dans les pays les plus éloignés, sont peu considérables, et n’ajoutent par conséquent que très peu de chose à la valeur primitive de la marchandise.

Telles sont, si je ne me trompe, les qualités qui distinguent les métaux précieux, les qualités qui en font une marchandise à part, et dont il y a, je crois, peu d’économistes qui n’aient donné une énumération plus ou moins fidèle et plus ou moins méthodique. Quant aux conséquences qui en résultent, quant aux vérités qu’on en peut déduire, ils n’ont pas toujours eu le bonheur de les signaler avec toute l’exactitude et toute la précision désirables. Je vais tâcher de suppléer à leur silence, et de corriger les erreurs qui leur sont échappées.

III.

Que les métaux précieux sont les valeurs les plus générales et les plus invariables. Conséquences de cette vérité : la valeur des métaux précieux mesure toutes les autres.

Ce qui caractérise, suivant moi, les métaux précieux, ce qui en fait une marchandise toute particulière, et cela par une suite nécessaire des qualités que je viens de leur reconnaître, c’est que l’or et l’argent sont les plus générales et les plus invariables des valeurs. Ce» deux qualités sont très importantes ; car ce sont elles qui leur assurent le privilège de mesurer toutes les autres valeurs, ou de fournir le terme de comparaison destiné à l’appréciation de toutes nos richesses sociales.

Et d’abord les métaux précieux sont la plus générale des valeurs. Cela résulte évidemment de ce qu’ils sont la plus générale des utilités, ou de ce qu’ils ont une utilité universelle. De leur utilité universelle résulte nécessairement une valeur universelle. Il suit de là que leur valeur est connue partout, et que partout c’est la valeur la plus connue.

En second lieu, l’or et l’argent sont la moins variable des valeurs ; cette seconde propriété n’est pas moins importante que la première, mais elle est moins évidente et moins facile à établir : elle exige quelques développemens.

« La valeur est une qualité inhérente à certaines chose », dit M. Say ; mais c’est une qualité qui, bien que très réelle, est essentiellement variable comme la chaleur[5]. » Et M. Say a parfaitement raison. La valeur étant une grandeur, il ne faut pas s’étonner de ses variations ; car comment définit-on la grandeur en général ? Tout ce qui est susceptible de plus et de moins. Il suffit donc de réfléchir sur la nature de la valeur pour comprendre facilement que les valeurs puissent monter et descendre, c’est-à-dire varier à tout propos, et que nous soyons condamnés, sous ce rapport comme sous beaucoup d’autres, à la plus grande instabilité.

Quant à la difficulté de mesurer la valeur et de se rendre compte de ses variations, elle provient évidemment de la difficulté qu’on peut éprouver à trouver une unité de mesure ou à saisir un terme de comparaison qui jouisse de quelque fixité ; et il est certain que, si ce terme de comparaison n’existait point, le projet de mesurer la valeur serait une entreprise chimérique. Heureusement pour nous, ce terme de comparaison existe, et ce sont les métaux précieux qui nous le présentent. La valeur des métaux précieux n’est pas absolument et rigoureusement invariable, il est vrai ; mais du moins elle n’est pas aussi sujette à varier que celle des autres marchandises. Au milieu de cette instabilité perpétuelle qui caractérise toutes les valeurs, les métaux précieux sont la seule marchandise qui présente quelque fixité. Si leur valeur varie, elle varie beaucoup moins que celle des autres marchandises ; elle varie par un moins grand nombre de causes. Précisons nos idées à ce sujet.

À quoi tiennent les différences que nous remarquons dans le taux des différentes valeurs qui se remontrent autour de nous, ou qui se présentent sur nos marchés ? Elles tiennent évidemment à une série de causes plus ou moins actives, dont l’analyse peut devenir très difficile quand on essaie de la pousser un peu trop loin, mais qui n’est point impossible dans de certaines limites, et qui est certainement très nécessaire pour arriver à la solution de la question qui nous occupe. Et en effet, si les économistes avaient bien voulu prendre la peine de rechercher avec quelque scrupule les causes générales qui font varier les valeurs, ils auraient découvert facilement les fondemens du privilège que je viens d’attribuer aux métaux précieux.

Si l’on considère d’abord les différentes espèces de biens limités qui se rencontrent autour de nous, ou les différentes espèces de marchandises qui se présentent sur nos marchés, on n’aura pas de peine à se convaincre que, puisqu’il y a pour chaque espèce de denrée ou de production un certain degré de rareté qui varie de marchandise a marchandise, il y a aussi, pour chaque espèce de denrée ou de production, un certain degré de valeur qui diffère de la valeur de chaque autre denrée ou production ; c’est là ce qu’on peut appeler la valeur relative de chaque marchandise, c’est-à-dire sa valeur propre et particulière, par rapport à la valeur de toutes les autres marchandises. C’est ainsi que le poids spécifique des corps désigne pour chaque corps son poids propre et particulier, par rapport à celui de tous les autres corps qui pèsent plus ou moins que lui. En ce sens, l’or et l’argent ont aussi leur valeur relative, leur valeur propre et particulière, par rapport à celle de tous les autres biens limités. L’argent a aussi sa valeur relative par rapport à l’or, et l’or a sa valeur relative par rapport à l’argent, absolument comme ils ont l’un et l’autre leur valeur relative par rapport au cuivre, au fer, au blé, etc. En ce sens les métaux précieux ne se distinguent pas des autres marchandises. Ils forment, dans la vaste échelle des valeurs, deux degrés plus ou moins élevés, comme ils forment aussi deux degrés plus ou moins élevés dans l’échelle des poids spécifiques ou des densités.

Si l’on étudie ensuite une seule espèce de marchandise ou une seule espèce de bien limité, on verra qu’il y a très peu de denrées ou de productions dans lesquelles il ne soit pas possible de distinguer plusieurs variétés, plusieurs nuances de mérites ou de qualités, ce qui équivaut de tout point à plusieurs espèces de marchandises en une seule. Ainsi, par exemple, combien n’y a-t-il pas de sortes de vin, de laine, de froment, d’huile et de café ? Que de variétés, d’espèces de travail, etc. ! On conçoit dès-lors que la valeur de toutes ces denrées varie et puisse varier beaucoup, suivant la qualité que l’on considère. Il n’est pas difficile de trouver du vin, du drap ou de la toile qui se vendent trois fois, quatre fois, six fois plus cher que tel autre vin, ou tel autre drap, ou telle autre toile. Il n’est pas difficile d’indiquer un travail qui se fait payer cent fois plus cher qu’un autre travail.

Ici les métaux précieux commencent à se distinguer profondément, et de la manière la plus saillante, de tous les autres biens limités. Comme ils ont des qualités uniformes par toute la terre ; comme il n’en existe que d’une seule espèce ou d’une même qualité, leur valeur ne saurait varier par les considérations que je viens d’exposer. Une livre d’argent, une once d’or, valent toujours une autre livre d’argent, une autre once d’or. Lorsqu’on parle d’or et d’argent, il est bien entendu qu’on parle de la seule et unique espèce d’or ou d’argent qu’il y ait au monde.

En continuant à étudier les différences qui se présentent dans le taux de la valeur, lorsqu’on ne considère qu’une seule espèce de biens limités et une seuls nature de besoins, il est facile de s’assurer qu’il n’y a point de valeur absolue, par la même raison qu’il n’y a ni chaleur absolue, ni vitesse absolue. Toute valeur est essentiellement relative à un certain temps et à un certain lieu, parce que la rareté dont elle provient est elle-même très susceptible de varier, suivant les temps et suivant les lieux.

« Pourquoi la valeur est-elle perpétuellement variable ? dit M. Say. La raison en est évidente : elle dépend du besoin qu’on a d’une chose qui varie selon les temps, selon les lieux, selon les facultés que les acheteurs possèdent ; elle dépend encore de la quantité de cette chose qui peut être fournie, quantité qui dépend elle-même d’une foule de circonstances de la nature et des hommes[6] ».

Mais ici, il se présente encore une observation toute favorable aux métaux précieux, et que les économistes, en général, et M. Say lui-même, en particulier, ont eu le tort très grave de négliger.

L’or et l’argent sont les marchandises dont la valeur varie le moins d’un lieu in l’autre, ou, pour mieux dire, ils ont une valeur à très peu de chose près uniforme par toute la terre, c’est-à-dire qu’à une époque donnée, leur valeur est la même ou à très peu de chose près la même dans tout l’univers. Cela tient évidemment à ce que l’or et l’argent sont éminemment transportables. Il est incontestable, en effet, que si la valeur des marchandises varie d’un pays à l’autre, c’est principalement en raison des frais de transport qu’on est obligé de faire pour conduire les marchandises du lieu de leur production aux lieux de leur consommation. Or les métaux précieux étant éminemment transportables, par la raison ci-dessus indiquée qu’ils recèlent une grande valeur sous un petit volume, il s’ensuit rigoureusement que les frais de leur déplacement sont extrêmement modérés, ou que ces frais augmentent de très peu de chose la valeur primitive de la marchandise. Il n’en est pas de même des autres productions, naturelles on artificielles, dont la valeur est souvent plus que doublée par les frais de transport, et dont la valeur varie, dans tous les cas, d’une manière très sensible par suite des différentes distances qui s’établissent entre les centres nombreux de production et les centres plus nombreux encore de consommation.

L’or et l’argent sont encore les marchandises dont la valeur est sujette aux moindres changemens, relativement au temps. Sans doute, sous ce rapport, les métaux précieux ne sont pas parfaitement invariables ; mais les changemens qu’ils éprouvent n’ont jamais cette soudaineté et cette brusquerie qui se font très souvent sentir dans les variations de la valeur des autres marchandises. Comme ils sont indestructibles de leur nature, ils ne sont pas sujets aux mêmes inconvéniens que les choses qui se consomment et se reproduisent journellement, mensuellement ou annuellement. Il n’y jamais pour eux ni bonne, ni mauvaise récolte, et cela à des intervalles de temps très rapprochés. D’ailleurs, comme ils ont une utilité universelle, et qu’ils trouvent constamment à s’échanger ou à se vendre dans tout l’univers, les variations qui peuvent survenir dans leur valeur doivent se faire sentir sur le plus vaste marché qu’on puisse imaginer, circonstance qui les affaiblit d’autant, et qui les rend presque insensibles.

Je ne prétends pas dire, on le voit bien, que la valeur des métaux précieux ne soit pas ou ne puisse pas être sujette, suivant le temps, à d’assez grandes variations. C’est en cela même que consiste suivant moi le véritable inconvénient de l’or et de l’argent, dans l’emploi que nous en faisons pour l’appréciation de la richesse sociale. Cet inconvénient est réel, et je ne prétends pas le nier ; je n’essaie pas même de l’atténuer ; mais il est inévitable, et, d’un autre côté, il ne faut pas l’exagérer. Sans doute une exploitation des mines mieux entendue, la découverte de nouvelles mines plus productives que les anciennes, sont des faits qui peuvent influer et qui influent réellement sur la valeur des métaux précieux, en en jetant une plus grande quantité sur le marché. Mais ces événemens sont rares, et n’arrivent qu’à d’assez longs intervalles de temps. L’effet n’en est jamais ni très sensible ni très soudain. La découverte de l’Amérique est une exception qui confirme la règle. C’est un fait unique dans son espèce, et l’humanité n’est probablement pas destinée à le voir se renouveler.

Je ne préjuge rien ici non plus du rapport qui peut s’établir et qui s’établit réellement entre la valeur de l’or et celle de l’argent. Ce rapport est variable de sa nature ; et l’on conçoit très bien maintenant quelles sont les causes qui peuvent le faire varier. Il peut changer suivant les temps et suivant les lieux ; cependant cette double variation sera toujours fort légère, relativement aux variations de la même nature qui se manifestent dans la valeur des autres marchandises. Et en effet, il y a bien long-temps que ce rapport est à peu près au même état ; et l’on a même remarqué, comme une chose très singulière, que la découverte de l’Amérique, qui a fait baisser considérablement la valeur des métaux précieux, n’a presque point influé sur leur valeur relative ; en sorte que la valeur de l’argent comparée à celle de l’or est aujourd’hui ce qu’elle était dans l’antiquité[7]. D’un autre côté, l’on conçoit qu’a une même époque ce rapport doit être, à peu de chose près, le même dans tout l’univers. Ainsi quelle que soit, à une certaine époque, la valeur de l’or et de l’argent, et quelle que soit, à la même époque, la valeur de l’argent par rapport à celle de l’or, on peut admettre facilement que ces valeurs sont, à très peu de chose près, les mêmes dans tout l’univers ; on peut admettre aussi facilement que ces valeurs sont, à très peu de chose près, les mêmes, à quelques jours, à quelques mois, et même à quelques années d’intervalle.

Ainsi, tandis que la valeur de toutes les autres marchandises varie ou peut varier par plusieurs raisons, et qu’elle est sujette à varier, par chacune de ces raisons, d’une manière extrêmement sensible, la valeur des métaux précieux ne semble guère pouvoir varier que suivant les temps, et encore faut-il convenir que les variations dont elle est susceptible, sous ce rapport, ne sont pas, en général, très considérables, ou que du moins elles ne sont ni brusques ni soudaines. Il me parait donc démontré que les métaux précieux sont la plus invariable des valeurs, comme ils sont aussi la valeur la plus générale.

Or, il résulte de là, suivant moi, que l’or et l’argent peuvent nous servir à mesurer les autres valeurs, ou que ce sont les métaux précieux qui nous fournissent le terme de comparaison naturellement destiné à l’appréciation de la richesse sociale.

Quelles sont les qualités nécessaires d’une mesure ? 1° D’être généralement connue. 2° D’être invariable. On conçoit, en effet, que la notoriété et la fixité doivent caractériser les unités de mesure ou les termes de comparaison que l’on emploie à évaluer les différentes grandeurs.

La valeur des métaux précieux est généralement connue. Cela résulte évidemment de ce que leur usage est répandu partout, de ce qu’ils ont une utilité et une valeur universelles. La valeur des métaux précieux est d’ailleurs la seule qui jouisse de cette prérogative.

La valeur des métaux précieux n’est pas absolument et rigoureusement invariable, il est vrai. Elle change suivant le temps, ou, pour mieux dire, il paraît prouvé qu’elle décroît continuellement. Tout le monde sait qu’après la découverte de l’Amérique, la valeur des métaux précieux a considérablement diminué de ce qu’elle était dans l’antiquité. Il paraît constant que de puis cette époque, la valeur des métaux précieux ne s’est pas maintenue au même niveau, mais qu’elle a continué à décroitre[8]. Voilà le véritable inconvénient qu’elle nous présente, lorsque nous l’employons à mesurer les autres valeurs. Il résulte de cette observation que la valeur des métaux précieux ne peut pas nous servir à comparer des valeurs qui sont séparées l’une de l’autre par un long intervalle de temps, c’est-à-dire par un ou plusieurs siècles. Lorsqu’une appréciation de ce genre est demandée, il faut nécessairement que nous tenions compte du changement qui est survenu dans la valeur du terme de comparaison. Hors de là, cette mesure est excellente, et, à défaut de toute autre, il a bien fallu s’en contenter. Les appréciations de richesse que nous sommes appelés à faire tous les jours, ne se bornent pas à comparer des valeurs qui soient séparées par un long espace de temps. Les appréciations de ce genre, reléguées, pour la plupart, dans le domaine de la science et de la statistique, ne forment que le très petit nombre des comparaisons dont il nous importe de connaître le résultat. Les évaluations les plus nombreuses et les plus fréquentes que nous ayons à faire, se rapportent évidemment à des valeurs placées autour de nous ou à quelque distance du lieu que nous habitons, et qui, relativement au temps, ne sont séparées les unes des autres que par quelques jours, ou par quelques mois, rarement par plusieurs années. Or la valeur des métaux précieux, malgré l’élément de variabilité que j’ai reconnu en elle, nous présente encore un type assez constant et assez fixe pour toutes les évaluations de ce genre. Dans tous les cas, il nous est impossible d’en avoir un meilleur ; car s’il en existait un qui nous eût paru préférable, nous l’aurions très certainement préféré, et il est probable que nos ancêtres en auraient fait autant. Mais puisque dans tous les temps et dans tous les pays où les métaux précieux ont été connus, on les a employés à mesurer les valeurs, il faut bien qu’ils aient un titre incontestable à la préférence dont ils sont l’objet.

IV.

De l’imperfection de la doctrine des économistes sur la question de la mesure de la valeur. Inconséquences remarquable de M. Massias.

La question de la mesure de la valeur a été pour les économistes une véritable pierre d’achoppement. Ils se sont complètement fourvoyés dans cette partie de leur doctrine. Il y a peu de théories économiques où il règne plus d’obscurité, de confession et de contradiction, et c’est ici surtout que se fait sentir, de la manière la plus fâcheuse, l’influence de tous les divers principes, faux ou incomplets, qui se sont établis sur la nature même de la valeur et sur son origine. Adam Smith parait toujours supposer, dans ses recherches, que la valeur est une grandeur appréciable ; il parle très positivement de la mesure de la valeur, qu’il ne regarde point, ainsi que M. Say, comme une entreprise chimérique, et il s’occupe même de lui trouver un terme de comparaison. Jusque là on ne peut qu’applaudir à la justesse de vues d’Adam Smith ; il faut bien rendre justice à la rectitude de son instinct. Mais cette première inspiration du philosophe écossais a été complètement compromise par la nature même de la mesure que Smith a cru devoir adopter. Et en effet, Adam Smith s’est malheureusement imaginé que le travail était la véritable mesure de la valeur. Il est difficile de comprendre comment Adam Smith a pu se faire illusion, ne fut-ce qu’un instant, sur l’évidente impropriété d’une pareille mesure. Certes, s’il y a au monde une valeur variable, une valeur essentiellement et prodigieusement variable, c’est le travail ; et de toutes les valeurs qui se présentent autour de nous, il n’y en a pas de plus impropre à nous fournir un terme de comparaison. Aussi la doctrine de Smith, à ce sujet, n’a pas fait fortune. Elle a été unanimement repoussée par tous ses successeurs. Il n’y a que M. Garnier, son traducteur, qui se soit cru obligé de la soutenir. Quant aux autres disciples d’Adam Smith, je le répète, ils ont tous abandonné et combattu leur maître, sur cette partie de sa doctrine, et, selon moi, ils ont eu complètement raison. Mais, d’un autre côté, ils ont eu le tort d’aller trop loin. De ce que la valeur ne se mesure point par le travail, ils n’auraient pas dû conclure, ce me semble, qu’il n’y avait aucun autre moyen de la mesurer. C’est pourtant là qu’ils en sont tous venus. Il n’y a presque pas d’auteur aujourd’hui qui ne récrie très fortement contre la prétention de mesurer la valeur, ou de lui trouver un terme de comparaison. Il répètent à satiété que la valeur est essentiellement variable, qu’il n’y a rien de plus variable que la valeur, que la valeur ne peut se mesurer que par la valeur toutes choses que je suis fort éloigné de leur contester, et ils ajoutent, ce qui me paraît beaucoup moins évident, qu’il n’y a pas de valeur moins variable que les autres, et qu’il n’y a pas l’entreprise plus chimérique que celle de vouloir mesurer la valeur. En un mot, la doctrine économique généralement proclamée aujourd’hui, c’est que la valeur ne peut point se mesurer, faute d’un terme de comparaison ou d’une unité de mesure.

Mais à quoi sert de se roidir contre les faits, et de vouloir les contester, alors même qu’ils tombent sous les sens ? De ce que Smith a commis une grossière erreur, en avançant que le travail était la véritable mesure de la valeur, il ne s’ensuit pas rigoureusement que nous soyons dans l’impossibilité absolue de mesurer la valeur, ou d’apprécier la richesse sociale. Il s’ensuit seulement qu’il faut chercher un terme de comparaison moins variable que le travail. Or, je viens de prouver que les métaux précieux sont une valeur peu variable, en comparaison de toutes les autres, et j’en ai conclu assez légitimement, ce me semble, que les métaux précieux nous offrent ce terme de comparaison.

En vain objecterait-on que l’or et l’argent sont des valeurs variables, et qu’ils ne remplissent pas parfaitement conditions d’une mesure. Je ne prétends point soutenir que la valeur des métaux précieux soit absolument invariable ; mais j’affirme, et le prouve, que la valeur des métaux précieux varie moins que celle de toutes les autres marchandises, qu’elle varie par une seule et unique raison. Ceux qui ont combattus l’opinion que je professe ici, se sont montrés trop rigoureux en comparant l’or et l’argent aux mesures de longueur ou de superficie qui jouissent d’une invariabilité bien reconnue et bien constante. Mais toutes les mesures ne sont pas aussi parfaites que le mètre ou la toise, l’hectare ou l’arpent. L’humanité n’est pas toujours dans une position aussi commode que lorsqu’il s’agit de mesurer l’étendue. Il y a beaucoup de mesures qui ne présentent pas le même degré de perfection que le mètre ou la toise, l’arc ou l’arpent, et l’on s’en sert, faute de mieux. Ainsi, pour mesurer la force d’une machine, on prend pour terme de comparaison la force d’un cheval, et l’on dit d’une machine à vapeur ou de toute autre qu’elle a la force de vingt chevaux, de trente chevaux. Or, je demande si la force d’un cheval est une quantité bien déterminée, bien constante, parfaitement invariable ? Est-il bien difficile de trouver quinze chevaux qui soient plus forts que vingt autres chevaux ? Est-il bien difficile de trouver un cheval qui fasse, à lui tout seul, la besogne de plusieurs autres ? Ainsi pour mesurer la longueur elle-même, on employait autrefois la palme, la coudée, mesures bien évidemment imparfaites, puisque la palme et la coudée varient d’une personne à une autre personne, et que deux palmes et deux coudées ne se ressemblent qu’à peu près. Cependant c’étaient la de véritables mesures, et personne ne s’est avisé de leur contester ce titre. Pourquoi se montrerait-on plus rigoureux à l’égard des métaux précieux ?

D’ailleurs il ne s’agit pas ici d’une théorie, d’une découverte, d’une innovation ; il s’agit d’un fait constant et irrécusable. Il est évident que tous les jour, on mesure la valeur de toutes les marchandises par la valeur des métaux précieux. Cela est usité chez tous les peuples, dans tous les pays, depuis l’antiquité a plus reculée. Il est impossible de nier le fait : c’est là pourtant ce que prétendent faire nos économistes. Mais est-ce expliquer les faits que de les nier ? non. L’explication des faits peut être difficile ; mais il faut la chercher, et, si on ne la trouve point, avouer qu’on ne la trouve point.

Personne n’ignore que la valeur de chaque marchandise, lorsqu’on veut s’en faire une idée exacte, s’exprime par la valeur correspondante d’une somme d’or ou d’argent. C’est là ce qu’indique l’idée du prix. Le prix, comme chacun sait, c’est la valeur d’une marchandise exprimée en argent ; et, en ce sens, le prix est la mesure de la valeur. Toutes les fois qu’on veut se faire ou exprimer l’idée d’une valeur, on la met sous la forme d’une somme d’or ou d’argent. Lorsqu’on veut indiquer le taux d’une valeur quelconque, lorsqu’on veut faire connaître la fortune d’un particulier ou le revenu d’un État, on le fait par le moyen de l’or ou de l’argent. On énonce la quantité d’or ou d’argent dont la valeur est égale à celle de la marchandise dont il s’agit, à la fortune ou au revenu que l’on considère. Envisagés de cette manière, les métaux précieux s’appellent le numéraire, parce qu’ils servent à compter ou à mesurer le taux des différentes valeurs, à apprécier les différentes possessions.

Cette appréciation est de même nature que celles que l’on fait tous les jours, à propos des longueurs et poids. Voici, je suppose, une pièce de toile. Vous dites qu’elle pèse vingt-cinq livres, qu’elle tire trente aunes de long, et qu’elle coûte quatre-vingts francs. Maintenant dites-moi, de grâce, s’il n’y a pas la plus étroite analogie entre les trois expressions dont vous venez de vous servir, et si la troisième n’exprime pas, comme les deux premières, et aussi bien que les deux premières, un rapport de grandeur, une appréciation du quantité. En disant que la pièce de toile pèse vingt-cinq livres, vous me donnez une idée exacte de son poids ; en disant qu’elle tire trente aunes de long, vous me donnez une idée exacte de sa longueur ; mais en disant qu’elle coûte quatre-vingts francs, ne me donnez-vous pas également une idée exacte de sa valeur ? La livre et l’aune sont des unités de mesure ; ce sont des unités de poids et de longueur. En serait-il autrement du franc ? Peut-on y méconnaître une unité de valeur ? Et tout le monde ne sait-il point que le franc ; est une certaine quantité d’argent ?

Mais j’en ai déjà fait la remarque ailleurs, et c’est un principe dont on peut se convaincre tous les jours, la vérité est plus forte que tous les systèmes. En dépit des préjugés, elle pénètre dans l’intelligence même qui la repousse, elle s’échappe du cerveau qui la retient captive ; elle oblige tout esprit droit à la reconnaître, même a son insu. En voici une preuve très convaincante.

« De la nécessité d’un agent d’échange universel dit M. Massias, naît la nécessité de ce qui le fait ce qu’il est. Or, ce qui lui donne cette propriété n’est pas, ainsi que nous venons de le voir, de figurer, de garantir, de mesurer les valeurs, mais d’être facilement comparable à chacune, à leurs fractions et à leurs multiples ; de les rendre comparables les unes aux autres, de se substituer à elles et de les déplacer à volonté.

» Il tire cet avantage, qu’il a par-dessus tous les autres objets échangeables, des propriétés que nous avons reconnues en lui. Sa divisibilité le rend comparable aux moindres et aux plus grandes quantités ; le type qu’il reçoit le fait d’abord reconnaître, et garantit l’exactitude de ses opérations ; sa mobilité le rapproche des objets les plus distans ; son abondance le rend applicable à toutes les transactions ; sa rareté, tout en le faisant rechercher pour lui-même, le rend d’un usage facile et commode.

» Mais il doit avant tout son aptitude a servir de terme de comparaison, aux qualités qui en font la plus générale et la moins variable des valeurs, et en ce qu’il porte en lui le correctif des variations qui l’affectent accidentellement.

» Le travail, qui procure les métaux précieux mêmes ; le riz et le blé, qui nourrissent les deux moitiés du monde, sembleraient d’abord d’une valeur encore plus générale : mais remarquez que l’industrie ne produit qu’au moyen des avances qu’elle fait ; que, dans l’état social, le travail, le blé, le riz sont obtenus avec de l’argent ; que son pouvoir d’acheter n’est point une qualité adventice qu’on puisse lui donner ou lui retirer à volonté, puisqu’il est impossible que les peuples s’entendent pour se priver de l’instrument nécessaire de sociabilité, et ne point faire usage des qualités constitutives qui lui ont été données a cet effet. Que l’on soit en Asie ou en Europe, en Sibérie ou au Japon, l’or se transforme en tout ce que nous aimons ; chose qu’on ne peut dire du travail, du riz et du blé. Or, la plus générale des utilités est la plus générale des valeurs.

» L’or et l’argent sont la moins variable des valeurs. Ceci ne souffre aucune difficulté dans ce qui concerne leurs propriétés natives. Susceptibles d’être séparés de toute espèce d’alliage, et une fois purifiés, ils sont dans tous leurs éléments égaux à eux-mêmes. Tel or et tel argent ne diffèrent point de tel or et de tel argent. On ne peut en dire autant du travail ; quelle différence entre celui de l’homme faible et de l’homme robuste, du forgeron et du bijoutier, du porte-faix et du philosophe ! que de variétés, d’espèces, de qualités de riz et de froment !

» La valeur moyenne, il est vrai, du prix du blé, pendant un siècle ou un demi-siècle, est peut-être plus invariable que celle de l’or et de l’argent, et une quantité de cette denrée, durant cet espace de temps, procure plus également une même quantité de choses utiles. Mais à quoi bon, si, tous les trois ou quatre ans, sa valeur varie, hausse ou baisse de plus de moitié ? Les échanges n’ont pas seulement lieu à la fin de chaque siècle : ils sont de tous les jours, de tous les momens ; il leur faut pour s’effectuer rapidement et sans hésitation, un terme de comparaison moins fautif et moins inconstant. Quel embarras, quelle confusion dans les achats et les ventes, si, tous les trois ou quatre ans, il fallait déterminer le prix véritable de l’or et de l’argent qui les opère ! s’il devait y avoir une mercuriale pour la monnaie, comme pour le grain ! si, dans le temps de disette, la société devait doubler son numéraire pour avoir une même quantité de choses nécessaires à la vie ! Supposez que toute la masse monétaire soit, ainsi que le blé, produite en une année, et consommée tous les ans ou tous les deux ans, alors l’argent éprouvera aussi une hausse et une baisse proportionnée à sa bonne ou mauvaise récolte ; mais il faut une longue série d’années pour le consommer et le détruire, et pour qu’il se fasse une augmentation ou une diminution sensible dans sa quantité et dans sa valeur, qui doit ainsi, en partie, sa fixité à la durée du métal auquel elle est attachée. Comme l’argent est employé par toutes les nations, et qu’on en désire d’autant plus qu’on en possède davantage ; comme de grandes quantités ajoutées aux anciennes n’en sont pas subitement jetées dans la circulation, qu’il se porte soudain là où il s’en fait un vide, et qu’il tend sans cesse à se mettre en équilibre ; comme sa consommation, par le détritus des monnaies, les dorures, les enfouissemens et sa conversion en ustensiles, est à peu près égale à son émission, il arrive qu’il faut des siècles pour que l’accroissement de sa masse devienne sensible au point d’influer sur les échanges. Une soudaine augmentation, un débordement de métaux précieux est aussi rare que ces perturbations de notre planète qui la bouleversent momentanément sans néanmoins changer l’ordre général des choses[9]

J’aurais pu supprimer dans ce passage quelques mots et quelques membres de phrase qui forment disparate et même contraste avec le reste. J’ai préféré les conserver, afin que le lecteur pût mieux juger de la logique de M. Massias, et qu’il fût en état de saisir la contradiction dans laquelle cet écrivain distingué s’est laissé tomber. On voit, par cette citation, que M. Massias est plus vivement préoccupé de la nécessité de favoriser les échanges, et du rôle que jouent les métaux précieux comme marchandise intermédiaire, ou comme monnaie, que de la mesure de la valeur et de l’appréciation de la richesse sociale. C’est malgré lui, pour ainsi dire, et comme sans s’en apercevoir, qu’il expose les qualités fondamentales des métaux précieux sur lesquelles j’ai appuyé une opinion que M. Massias ne partage point avec moi. Mais les observations de cet habile économiste, en ce qu’elles ont de conforme avec les miennes, n’en sont pas moins frappantes de vérité et de justesse, et puisqu’il m’accorde le principe de mon assertion, je saurai bien lui arracher la conséquence. M. Massias en vient, comme on le voit, à considérer les métaux précieux comme des termes de comparaison. Il établit d’une manière très brillante, quoique moins complète que je ne l’ai fait, que l’or et l’argent sont la plus générale et la plus invariable des valeurs. On doit s’étonner après cela que M. Massias n’ait pas saisi toute la portée de sa doctrine, et qu’il se soit obstiné à soutenir que les métaux précieux n’étaient point la mesure des valeurs. M. Massias a donc oublié, pour un moment, l’identité qui existe entre un terme de comparaison et une unité de mesure.

  1. Nouveaux principes d’Économie politique, deuxième édition, tome II, page 1re.
  2. Voyez le Traité d’Économie politique, de M. Say, cinquième édition, tome II, page 82.
  3. Voyez sa traduction de la Richesse des nations, deuxième édition, tome V, page 315. Voyez aussi mon traité de la Nature de la richesse.
  4. De la Nature de la Richesse et de l’Origine de la Valeur, chapitre 3
  5. Notes sur les Principes d’Économie politique, de Ricardo, t. II, p. 69.
  6. Notes sur les Principes de Ricardo, tome II, page 70.
  7. Traité d’Économie politique par M. Say, tome II, page 205. Mongez, Considérations générales sur les Monnaies, pages 22 et 23.
  8. Voyez le Traité d’Économie politique de M. Say, livre II, chap. 3.
  9. Rapports de la nature à l’homme, et de l’homme à la nature, tome III, pag. 229 et suiv.