Considérations sur la mesure de la valeur et sur la fonction de métaux précieux/02

Considérations sur la mesure de la valeur et sur la fonction de métaux précieux
Revue mensuelle d’économie politiquevolume 5 (p. 312-341).
◄  01

V.

Analyse et réfutation de la doctrine de M. Say, sur l’impossibilité de mesurer la valeur.

Il me semble que M. Say n’a pas été plus heureux que M. Massias, dans son analyse de la nature et des fonctions des métaux précieux. M. Say a traité fort au long, et d’une manière très remarquable, la question de la monnaie. Quant à la question de la mesure de la valeur, il ne l’a abordée que d’une manière tout-à-fait indirecte, et il s’en est fait, suivant moi, une très fausse idée. M. Say soutient, comme M. Massias, que la valeur ne peut pas se mesurer ; mais les raisons qu’il en donne ne me paraissent point concluantes.

« On peut apprécier la valeur des choses, dit M. Say ; on ne peut pas la mesurer, c’est-à-dire la comparer à un type invariable et connu, parce qu’il n’y en a point[1]. »

J’en demande pardon à M. Say ; mais je ne comprends pas la différence qu’il établit entre l’appréciation et la mesure de la valeur. Ces deux mots indiquent pour moi la même chose, et il me semble que tout le monde doit être d’accord là-dessus.

Tout le monde sait que nous entendons par grandeur tout ce qui est susceptible de plus ou de moins, tout ce qui est conçu comme pouvant être augmenté ou diminué. Personne n’ignore, d’un autre côté, que, lorsque nous considérons les différentes grandeurs qui se présentent à nous dans l’univers, nous ne tardons pas à saisir, parmi elles, une différence caractéristique qui nous oblige à les diviser en deux classes. Il y a des grandeurs appréciables, et des grandeurs inappréciables. Les grandeurs appréciables sont celles qui peuvent se mesurer, c’est-à-dire se comparer entre elles d’une manière exacte et rigoureuse, telles que la durée, l’étendue, la chaleur, la vitesse, la pesanteur, etc. ; les grandeurs inappréciables, au contraire, sont celles qui ne peuvent pas se mesurer, c’est-à-dire se comparer entre elles d’une manière exacte et rigoureuse, telles que la santé, la beauté, l’intelligence, le courage, et mille autres qualités physiques et morales de la même espèce. Or, tout le monde sait encore que les grandeurs inappréciables ne font point l’objet des mathématiques, c’est-à-dire qu’elles ne donnent jamais lieu à des additions, à des soustractions, à des multiplications et à des divisions. Les mathématiques s’occupent exclusivement des grandeurs appréciables ou rigoureusement comparables entre elles. Ce sont celles-ci, et celles-ci seulement, qui peuvent donner lieu à des computations et à des calculs. Mesurer, en terme de mathématiques n’est autre chose qu’exprimer le rapport ou le résultat d’une comparaison qui s’établit entre une grandeur appréciable déterminée et la grandeur de même espèce qu’elle, qu’on a pris pour terme de comparaison ou pour unité de mesure. Mesurer n’est donc autre chose qu’apprécier, et apprécier c’est mesurer. Or, déjà j’ai démontré ailleurs[2] que la valeur était une grandeur appréciable, d’où il résulte qu’elle peut être mesurée, et que la seule difficulté que nous puissions éprouver pour la mesurer réellement, consiste à trouver un terme de comparaison qui puisse nous servir à cette mesure, ou, si l’on veut, à cette appréciation, c’est-à-dire un terme de comparaison suffisamment connu et passablement invariable. J’ai développé ci-dessus les raisons qui me portent à croire que l’or et l’argent sont précisément ce terme de comparaison nécessaire, parce qu’ils sont les valeurs les plus générales et les plus invariables. Je suis donc en droit de conclure que l’or et l’argent sont naturellement destinés à servir de mesure pour la valeur. Et, en effet, l’expérience de tous les jours et de tous les momens nous prouve que la valeur se mesure par le moyen de l’or et de l’argent.

Ce qui s’oppose à ce qu’on mesure la valeur, suivant M. Say, c’est que l’on ne peut pas la comparer avec un type invariable et connu, parce qu’il n’y en a point. Je commencerai par repousser la seconde partie de son assertion. Il y a, en fait de valeur, un type universellement connu, et très connu ; c’est la valeur des métaux précieux. De ce que l’or et l’argent ont une utilité universelle, il s’ensuit rigoureusement que leur valeur est universelle, c’est-à-dire qu’elle est parfaitement connue en tout temps et en tous lieux. Ainsi, s’il manque quelque chose aux métaux précieux, ce n’est pas d’être également connus. Ils jouissent, sans contredit, et quoi qu’en dise M. Say, de cette notoriété nécessaire à un instrument de mesure ou à un terme de comparaison. J’ajouterai à cela que mon assertion n’est pas tellement dénuée de fondement que M. Say lui-même n’ait été forcé d’en convenir.

« Dans les usages ordinaires de la vie, dit M. Say, c’est-à-dire lorsqu’il ne s’agit que de comparer la valeur de deux choses qui ne sont séparées ni par un long espace de temps, ni par une grande distance, presque toutes les denrées qui ont quelque valeur peuvent servir de mesure ; et si, pour désigner la valeur d’une chose, même lorsqu’il n’est question ni de vente ni d’achat, on emploie plus volontiers, dans cette appréciation la valeur des métaux précieux, ou de la monnaie, c’est parce que la valeur d’une certaine quantité de monnaie est une valeur plus généralement connue que toute autre[3].

En second lieu, la valeur des métaux précieux est-elle aussi essentiellement variable que celle de toutes les autres marchandises ? Non. Et c’est ce que j’ai établi ci-dessus d’une manière qui me paraît satisfaisante. Et en effet j’ai démontré que la valeur de toutes les autres marchandises variait par trois raisons principales : 1° en raison de la qualité supérieure, médiocre ou inférieure de la marchandise ; 2° en raison du lieu, c’est-à-dire en raison de la distance qui existe depuis le lieu de la production jusqu’au lieu de la consommation, distance qui admet toujours une multitude de degrés ; 3° en raison du temps, c’est-à-dire à cause de la différence qui peut survenir, tant dans la quantité offerte que dans la quantité demandée, et cela, par l’influence de la mode, du besoin, du caprice des saisons, et de mille autres circonstances qu’il est impossible d’énumérer. Or, j’ai parfaitement démontré que, sous le premier point de vue, la valeur des métaux précieux était absolument et rigoureusement invariable ; que, sous le second point de vue, la valeur des métaux précieux variait et devait nécessairement varier de si peu de chose, qu’on pouvait très bien négliger une variation aussi légère. Enfin, la valeur des métaux précieux varie, il est vrai, et j’en suis convenu, par le troisième motif, c’est-à-dire suivant le temps. La découverte de l’Amérique en est une preuve sans réplique. La valeur des métaux précieux a considérablement baissé dans les premières années du XVIe siècle, et, depuis cette époque, il paraît qu’elle a continué à décroître. Mais la variation qui se fait sentir dans la valeur de l’or et de l’argent est assez lente, en général, et ne devient sensible qu’au bout d’un temps considérable. Il suit de là, tout le monde peut s’en convaincre, que si la valeur des métaux précieux n’est pas absolument et rigoureusement invariable, elle est au moins peu variable, et, dans tous les cas, c’est la valeur la moins variable. Or, cela ne suffit-il point pour lui assurer le privilége que nous lui accordons de mesurer toutes les autres valeurs ? Enfin, l’expérience de tous les temps et de tous les lieux vient appuyer ma doctrine, et prononcer contre celle de M. Say, car, partout et toujours, on a mesuré la richesse sociale par le moyen de l’or et de l’argent.

« Une toise ou un mètre sont de véritables mesures, dit M. Say, parce qu’elles me présentent toujours à l’esprit l’idée d’une même grandeur. Fussé-je au bout du monde, je suis certain qu’un homme de cinq pieds six pouces, mesure de France, a la même taille qu’un homme de cinq pieds six pouces en France. Si l’on me dit que la grande pyramide de Ghizé a cent toises de largeur à sa base, je peux, à Paris mesurer un espace de cent toises, et me former une idée exacte de cette base ; mais si l’on me dit qu’un chameau vaut au Caire 50 sequins, qui font environ 2,500 grammes d’argent, ou 500 francs, je n’ai pas une idée précise de la valeur de ce chameau, parce que les 500 francs d’argent valent indubitablement moins à Paris qu’au Caire, sans que je puisse dire de combien ils sont inférieurs en valeur[4]. »

N’en déplaise à M. Say, une livre d’argent, une once d’or, sont de véritables mesures, tout aussi bien qu’une toise ou un mètre, et cela, par la raison bien simple et que j’ai déjà exposée ci-dessus, qu’une livre d’argent et une once d’or présentent toujours à l’esprit l’idée d’une même grandeur, c’est-à-dire l’idée d’une valeur peu de chose près la même. Je ne nie pas, il est vrai, et je l’ai déjà reconnu, que la valeur d’une livre d’argent et la valeur d’une once d’or ne puissent varier avec le temps et que dès lors une somme de 500 francs ne puissent valoir aujourd’hui plus ou moins qu’elle ne valait il y a cent ans, ou qu’elle ne vaudra dans cent ans d’ici. Mais à quelque époque qu’on se place, trois livres d’argent vaudront toujours le triple d’une livre du même métal et quatre onces d’or seront toujours pour celui qui les possédera une richesse deux fois plus considérable que deux onces d’or. Voilà ce qui suffit pour assurer à une certaine quantité d’or ou d’argent le titre de mesure. La pesanteur n’est pas uniforme par toute la terre. Elle varie avec les latitudes, et avec les distances du centre de la terre au point d’observation. Elle est plus sensible aux pôles que sous l’équateur elle est plus grande au niveau des mers, et plus faible au sommet des hautes montagnes. Cela n’empêche pas qu’on ait des unités de mesure pour comparer les pesanteurs ; cela n’empêche pas qu’un décimètre cube d’eau ne pèse, sous le même degré de latitude et à la même hauteur, mille fois autant qu’un centimètre cube de la même substance. Les effets de la chaleur varient aussi suivant les circonstances. L’eau entre plus tôt ou plus tard en ébullition, suivant la pression atmosphérique. De la vient que pour fixer le point d’ébullition dans un thermomètre, il faut avoir égard à une certaine hauteur du baromètre. Mais cela n’empêche pas qu’un certain volume d’eau n’entre toujours en ébullition au même degré de chaleur sous la même pression atmosphérique et que l’ébullition de l’eau sous la même pression atmosphérique n’indique toujours le même degré de chaleur. On voit, par ces divers exemples, que, lorsqu’il s’agit de comparer des grandeurs appréciables, ou de les mesurer, on n’est pas toujours aussi heureusement placé que lorsqu’il s’agit de mesurer l’étendue. M. Say se donne beau jeu en nous opposant le mètre et la toise ; mais en vérité il triomphe trop facilement. Il y a bien des choses dans le monde, outre les longueurs, les surfaces et les volumes que nous avons intérêt à mesurer, ou dont il nous importe de connaître les degrés et l’intensité ; mais tout le monde peut sentir qu’il n’est pas toujours facile d’avoir des unités de mesure ou des termes de comparaison aussi commodes que le mètre, l’are, le litre, ou les mesures correspondantes de l’ancien système. Les quantités que nous sommes obligés de prendre pour termes de comparaison sont quelquefois sujettes à varier, et alors nous sommes réduits à choisir d’abord celles qui varient le moins, et ensuite à corriger, autant que la chose est possible, les variations qui, par leur importance, s’opposeraient à des appréciations suffisamment exactes. Ainsi, par exemple, lorsqu’il s’agit de la chaleur, nous ne pouvons pas même la mesurer directement. Nous sommes obligés de prendre comme signe d’échauffement la dilatation des corps ; et, comme il arrive que la dilatation n’est pas toujours proportionnelle au degré de la chaleur, il faut, de toute nécessité, que nous prenions pour terme de comparaison le corps dont la dilatation parait se proportionner au degré d’échauffement avec le plus d’exactitude. Tout le monde sait que c’est le mercure qui se dilate de la manière la plus proportionnelle à sa chaleur, depuis 0 jusqu’à 80°, c’est-à-dire depuis la température de la glace fondante jusqu’à celle de l’eau bouillante ; et voilà pourquoi la dilatation du mercure devient, entre ces deux limites la meilleure mesure de la chaleur.

Ainsi encore, pour citer un exemple du second procédé, lorsque nous voulons mesurer la durée nous avons recours au mouvement du pendule, dont les oscillations isochrones deviennent un excellent terme de comparaison. Cependant personne n’ignore que la durée des oscillations varie suivant la longueur du pendule ; or, le pendule se dilate et se contracte suivant les variations de la température ; et, comme il est impossible de maintenir le pendule à une température constante, il a bien fallu trouver un moyen de corriger les altérations qui peuvent survenir dans le mouvement de cet instrument, suivant les alternatives du froid et du chaud. C’est ce à quoi on est habilement parvenu.

« On sait, dit M. Biot, que tous les corps se dilatent par la chaleur et se contractent par le froid. Dans le premier cas, le pendule s’allongeant, le centre d’oscillation s’abaisse, et les oscillations deviennent plus lentes. Dans le second cas, le centre d’oscillation s’élevant, le pendule devient plus court, et sa marche s’accélère. On a imaginé d’opposer cette cause à elle-même, en assemblant des verges de métal de matines différentes, et qui se dilatent inégalement, de sorte que, quand le pendule s’allonge par l’effet de la dilatation, la lentille qui le termine se trouve en même temps rehaussée ; et, au contraire, lorsque le pendule se raccourcit par le froid, la position de sa lentille s’abaisse ; de sorte que, par ces effets opposés, le centre d’oscillation demeure toujours immobile, et les oscillations restent isochrones. Les appareils de ce genre se nomment des compensateurs[5]. »

Le mouvement du pendule étant uniquement dû a la pesanteur, doit varier avec la pesanteur elle-même. Les oscillations du pendule doivent être plus lentes si la pesanteur diminue, plus rapides si elle augmente. De là, la nécessité d’une nouvelle correction. Un pendule qui bat exactement les secondes à Paris, oscille plus lentement sous l’équateur, et plus vite dans les contrées du Nord. Aussi, pour qu’il continue de marquer les secondes exactes, il faut qu’il soit raccourci sous l’équateur et alongé sous les pôles.

Deux quantités d’argent elles-mêmes, prises au temps et au même lieu, n’indiquent pas toujours la même valeur, par la seule raison qu’elles ont le même poids ; il faut encore qu’elles soient au même titre, c’est-à-dire qu’elles contiennent la même quantité de métal fin. Mais tout le monde comprend qu’il est facile de corriger la différence du titre par la différence du poids, et réciproquement la différence du poids par celle du titre. Ainsi, une livre d’argent à équivaudra à une livre d’argent à  ; mais il faudra trois livres d’argent à de fin, pour exprimer la même valeur qu’on exprimerait par deux livres même métal au titre de .

Les variations qui peuvent survenir dans la valeur des métaux précieux, d’une époque à une autre époque, ne s’opposent donc point, comme on le voit, à ce qu’on les emploie à mesurer les valeurs ou à comparer les richesses sociales ; seulement elles nous obligent à trouver un moyen de reconnaître et de corrige) ces variations. Or, j’ai déjà dit que pour mesurer, par le moyen de métaux précieux, des valeurs placées à plusieurs siècles d’intervalle, il fallait tenir compte du changement survenu dans la valeur des métaux précieux ; c’est ce qu’on fait ordinairement, en prenant pour terme de comparaison la valeur moyenne du froment ; c’est ce que M. Say a fait lui-même et ce qu’il nous a enseigné à faire dans le vingt-huitième chapitre de son premier livre[6].

Mais s’il est vrai que la valeur de l’or et de l’argent varie suivant les temps, il n’est pas également vrai qu’elle varie, ou que du moins elle varie sensiblement suivant les lieux. La valeur des métaux précieux est à peu près la même, à une époque donnée, dans tout le monde commerçant ; et j’ai exposé ci-dessus les raisons qui doivent nous faire admettre ce principe comme un fait incontestable. L’or et l’argent étant éminemment transportables, parce qu’ils contiennent une grande valeur sous un petit volume, les frais qu’il faut faire pour les transporter d’un pays à l’autre sont si peu de chose, qu’ils influent à peine sur la valeur primitive de la marchandise. Il suit de là qu’une livre d’or a, à très peu de chose près, la même valeur à Londres qu’à Paris, la même valeur à Pétersbourg qu’à Londres. Et c’est ici une vérité que M. Say lui-même a reconnue en termes assez clairs : « La denrée alimentaire de l’usage le plus général, dit M. Say, est une mauvaise mesure des valeurs à de grandes distances. Les métaux précieux n’en sont pas une bien parfaite non plus ils valent incontestablement moins en Amérique et aux Antilles qu’ils ne valent en Europe, et incontestablement plus dans toute l’Asie, puisqu’ils s’y rendent constamment. Cependant la grande communication qui existe entre ces parties du monde, et la facilité de les transporter, peuvent faire supposer que c’est encore la marchandise qui varie le moins dans sa valeur en passant d’un climat dans l’autre[7].

M. Say nous fait ici, comme on le voit, une assez grande concession, en admettant que la valeur de l’or et de l’argent est celle qui varie le moins d’un climat à l’autre ; mais cette concession est encore mieux marquée dans le passage suivant : « Les voyageurs prétendent qu’à la Chine la valeur de l’or est, relativement à celle de l’argent, comme 12 à 13 est à 1 ; et, au Japon, comme 8 à 9 est à 1. Mais ces proportions ont dû changer, et, dans tous les cas, se rapprocheront de celles d’Europe et d’Amérique, par suite des transports considérâmes de métal d’argent qui se font en Asie[8]. »

Si la valeur comparée de l’or à l’argent tend à se rapprocher, en Asie, de ce qu’elle est en Europe et en Amérique, ne peut-on pas dire aussi que la valeur absolue des métaux précieux tend à être la même, ou, à très peu de chose près, la même dans tout l’univers ? Si la valeur de l’or et de l’argent est un peu plus forte en Europe et en Asie qu’elle ne l’est en Amérique, cela tient évidemment aux frais de transport qui, dans le premier cas, s’ajoutent à la valeur de la matière. Abstraction faite de cette circonstance, la valeur des métaux précieux, considérés en eux-mêmes, est identique dans tout le monde commerçant ; et en effet, une bouteille de vin de Bordeaux ou de Champagne vaut un certain prix qui est le même pour l’habitant de Bordeaux ou d’Épernay, que pour l’Anglais qui de meure à Londres, et pour le Russe qui demeure à Saint-Pétersbourg. Mais l’habitant de Bordeaux ou d’Épernay n’a pas d’autre sacrifice à faire, pour se procurer la jouissance d’une bouteille de vin, que d’en payer la valeur au lieu où il se trouve, qui est le lieu où croît le vin ; tandis que l’habitant de Londres et celui de Saint-Pétersbourg qui veulent se procurer la même jouissance, doivent ajouter au prix du vin la valeur des frais de transport. Tout le monde convient, comme on le voit, que les métaux précieux sont les marchandises les plus faciles à transporter, celles par conséquent dont les frais de transport sont le moins considérables ; par où l’on voit que la valeur de l’or et de l’argent augmente de bien peu de chose lorsque ces métaux précieux passent d’un pays à l’autre, et que des lors il n’est pas trop inexact de dire que l’or et l’argent ont la même valeur dans tout l’univers.

Il suit de là que si l’on vient nous dire qu’un chameau vaut au Caire 50 sequins, en sachant que 50 sequins valent 2,500 grammes, ou 500 francs, nous pouvons nous faire une idée passablement juste de ce que vaut un chameau, et nous pouvons très bien apprécier la richesse sociale d’un homme qui posséderait au Caire quinze ou vingt chameaux ; car, encore une fois, 50 sequins et 500 fr. sont une valeur à très peu près égale pour l’habitant du Caire et pour celui de Paris, puisqu’il y a, d’un côté comme de l’autre, le même poids d’argent, savoir 2,500 grammes ; et par conséquent, celui qui possède au Caire quinze ou vingt fois 2,500 grammes d’argent est, à très peu de chose près, aussi riche que celui qui possède à Paris la même valeur.

Mais il y a, dans ce dernier exemple allégué par M. Say, une ambiguïté très dangereuse, qu’il est indispensable de relever, et qui éclate encore mieux dans le passage suivant, où je vais la signaler et la combattre.

« La mesure commune de deux valeurs (si on lui accorde ce nom), dit M. Say, ne donne aucune idée du rapport de ces deux valeurs, pour peu qu’elles soient séparées par quelque distance ou par quelque espace de temps ; 20,000 fr., ou mille hectolitres de froment, ne peuvent me servir pour comparer la valeur d’une maison d’autrefois à celle d’une maison d’à présent parce que la valeur des écus et du froment n’est plus rigoureusement à présent ce qu’elle était autrefois.

« Une maison à Paris, de 10,000 écus, au temps d’Henri IV, valait bien plus qu’une maison qui vaudrait à présent 10,000 écus. Une maison de 20,000 fr. en Basse-Bretagne a plus de valeur qu’une maison de 20,000 francs à Paris ; de même qu’un revenu de 10,000 francs en Basse-Bretagne est bien plus considérable qu’un revenu de pareille somme à Paris[9]. »

J’accorde à M. Say la première partie de son assertion 20,000 francs ou mille hectolitres de froment ne peuvent me servir pour comparer la valeur d’une maison d’autrefois à celle d’une maison d’à présent (quoique, plus tard, M. Say ait trouvé que le meilleur moyen de comparer deux valeurs à des époques éloignées, c’est de les évaluer en froment) ; une maison, à Paris, de 10,000 écus, au temps d’Henri IV, valait bien plus, et représentait une richesse plus considérable qu’une maison qui vaudrait à présent 10,000 écus, et cela, par la raison qu’en donne M. Say, c’est-à-dire à cause de la différence qui est survenue dans la valeur des écus de l’une à l’autre époque. Mais je ne partage plus du tout l’avis de M. Say, lorsqu’il prétend qu’une maison de 20,000 francs, en Basse-Bretagne, vaut plus qu’une maison de 20,000 fr. à Paris, et qu’un revenu de 10,000 fr., en Basse-Bretagne, est plus considérable qu’un revenu de pareille somme à Paris. L’opinion que M. Say laisse échapper ici, à ce sujet, me paraît éminemment contraire à tous les principes fondamentaux de l’économie politique, aux principes que M. Say a glorieusement contribué lui même à établir ; et je ne saurais, ce me semble, la combattre trop vivement. Il est évident que M. Say confond ici deux choses que j’ai cherché à distinguer dans tout le cours de mes travaux économiques, et que M. Say a distinguées lui-même plusieurs fois d’une manière assez heureuse je veux parler de la richesse absolue et de la richesse relative, de ce que M. Say appelle la richesse naturelle et la richesse sociale, ou, en d’autres termes, de la richesse qui consiste dans la possession de l’utilité, et de celle qui consiste dans la possession de la valeur. L’utilité, je l’ai dit ailleurs[10], n’est pas une richesse appréciable. Elle n’exprime qu’un rapport vague et peu précis, un phénomène purement relatif à l’individu. Il n’y a que la valeur qui puisse se compter et se mesurer, parce qu’elle se fonde sur les besoins de tous, et qu’elle a pour principe la limitation ou la rareté, phénomène essentiellement appréciable. Ce n’est donc qu’entre deux valeurs qu’on peut établir un rapport rigoureux d’égalité ou d’inégalité. L’économie politique est la science de la valeur, et la richesse, proprement dite, ou la richesse sociale, ne se compose que de valeurs. Il suffit de rappeler ici ces principes, qui ne sont pas diamétralement opposés à ceux de M. Say, mais qui s’accordent au contraire, en grande partie, avec les siens, pour répondre pertinemment à l’assertion très hasardée de cet habile économiste, et pour faire justice de son erreur. Un homme qui possède 20,000 fr. à Paris, et celui qui possède 20,000 fr. en province sont aussi riches l’un que l’autre de cette richesse relative, ou de cette richesse sociale qui fait l’objet de l’économie politique, puisqu’ils possèdent tous deux la même valeur. Celui qui habite la province pourra être plus riche, il est vrai, absolument partant, si les choses qu’il possède sont plus utiles, ou s’il peut les troquer contre une plus grande masse d’utilité. Voilà toute la différence qui existe et qui puisse exister dans la position de ces deux individus ; au point de vue de l’économie politique, ils sont parfaitement égaux. Une maison de 20,000 fr., située à Paris, vaut, quoi qu’en dise M. Say, une maison de 20,000 francs, située en Basse-Bretagne, et la preuve qu’elle la vaut, c’est que ces deux maisons peuvent s’échanger, et s’échangent réellement tous les jours l’une contre l’autre. La maison située en Basse-Bretagne est probablement plus belle, il est vrai, plus grande, plus commode, ou, si l’on veut, plus utile comme maison que la maison du même prix située à Paris. Mais, d’un autre côté, on se procure à Paris un certain nombre de commodités et de jouissances qu’on ne saurait avoir en Basse-Bretagne et qui font passer par-dessus l’inconvénient d’habiter une maison moins commode, pour le même prix, que celle qu’on pourrait avoir en Basse-Bretagne. Ainsi, la différence qui existe entre les deux maisons n’étant que dans l’utilité, et ne consistant point dans la valeur, ces deux maisons ne laissent pas que de constituer, pour leurs propriétaires respectifs une richesse relative tout-à-fait pareille. C’est leur richesse absolue qui diffère, autrement dit la quantité d’utilité dont chacun d’eux peut disposer par rapport au besoin qu’il éprouve de se trouver un logement. Mais l’économie politique, nous l’avons dit, ne s’occupe point de la richesse absolue ou de l’utilité en général, de ce que M. Say appelle la richesse naturelle ; cette science s’occupe uniquement de la richesse relative ou de la richesse sociale qui, comme M. Say n’en disconvient point, consiste tout entière dans la valeur.

Il arrive dans le cas cité par M. Say, pour le propriétaire bas-breton et pour le propriétaire parisien, la même chose qui arrive, au sein de Paris, pour deux personnes qui résident l’une et l’autre dans cette ville. Deux Parisiens qui possèdent chacun 10,000 fr. sont également riches, relativement parlant ; ils possèdent la même valeur. Mais leur richesse absolue peut être fort inégale si l’on s’attache à considérer l’utilité qui réside sous cette valeur. Et, en effet, supposons que la première personne possède 10,000 fr. en meubles, en ustensiles de ménage, en linge, en vêtemens, en livres, etc. ; tandis que la seconde possède un brillant de 10,000 fr. Assurément personne ne doute que la première personne ne soit, absolument parlant, plus riche que la seconde. Quelle comparaison pourrait-on établir entre le vain plaisir de porter un diamant à son doigt ou à sa chemise, et les jouissances qu’on se procure par l’usage d’un mobilier commode, de vêtemens propres, de livres instructifs, etc. ? Mais sous le point de vue relatif, sous le rapport de la richesse sociale et de l’économie politique qui en fait son objet, les deux individus que nous considérons ici sont également riches, puisqu’ils possèdent tous les deux la même valeur. Et la preuve de notre assertion résulte évidemment et invinciblement de ce que ces deux valeurs peuvent s’échanger, et s’échangent réellement et journellement l’une contre l’autre ; car si celui qui possède un brillant de 10,000 francs consent à se priver de cette jouissance frivole, il peut se procurer, en sacrifiant son brillant, des meubles, du linge, des vêtemens, des livres, pour 10,000 francs ; et si celui qui possède ces derniers objets, vient à contracter la fantaisie d’avoir un brillant de 10,000 francs, il faudra, de toute nécessité, qu’il consente à faire le sacrifice de son mobilier, de son linge, de ses livres, etc., dont on n’appréciera plus l’utilité, mais la valeur.

On voit par cet exemple que l’économie politique, autrement dit la théorie de la richesse sociale, fait complètement abstraction de l’utilité, et qu’elle s’occupe exclusivement de la valeur échangeable. Quelle que soit l’utilité que nous possédions au point de vue de la sensibilité physique ou morale, et du besoin qui en résulte, que cette utilité soit pour nous une chose nécessaire ou agréable, très commode ou très superflue, ce qui nous importe, au point de vue de l’économie politique, c’est la valeur qui réside dans cette utilité. Deux valeurs égales constituent toujours une richesse égale, n’importe la nature et l’espèce des utilités aux quelles elles sont attachées. Or, puisque la valeur des métaux précieux est la même, ou à très peu de chose près la même dans tout l’univers, à la même époque, il s’ensuit rigoureusement qu’un habitant de Paris et un habitant de New-Yorck, un habitant de Lisbonne et un habitant de Berlin, qui possèdent chacun 10,000 livres d’argent ou 10,000 onces d’or, sont aussi riches l’un que l’autre, et ne sauraient se distinguer l’un de l’autre, au point de vue de l’économie politique.

Si nos observations sont justes, et nous les croyons inattaquables, elles auront pour résultat de nous prémunir contre les conclusions trop rigoureuses de M. Say, et nous persisterons à croire qu’il n’est pas aussi impossible qu’il le prétend[11] de comparer les richesses de deux époques ou de deux nations différentes. Ce parallèle n’est point, comme le dit M. Say, la quadrature du cercle de l’économie politique. La statistique travaille tous les jours à l’établir, et elle y réussira toujours de mieux en mieux. M. Say lui-même aura contribué, pour sa part, à la solution de ce problème intéressant, en nous indiquant, avec sa sagacité ordinaire, quels sont les meilleurs moyens de comparer les valeurs qui sont séparées par les temps et par les lieux. Et, en effet, immédiatement après avoir nié que la valeur puisse se mesurer, et que les métaux précieux puissent être considérés comme de véritables mesures, M. Say se livre à la recherche des moyens qu’on peut employer pour l’appréciation de la richesse sociale, et il établit fort bien que pour comparer des valeurs séparées par un certain laps de temps, il faut employer la valeur moyenne du blé, aux deux époques, et que, pour des valeurs situées dans des pays différens, il n’y a pas de meilleure mesure que les métaux précieux[12]. Cela revient, comme on le voit, à employer dans tous les cas la valeur des métaux précieux, sauf à corriger, par la valeur moyenne du blé, regardée comme constante depuis l’antiquité jusqu’à nos jours, les variations qui sont survenues, par l’effet du temps, dans la valeur de l’or et de l’argent. Nous n’ignorons pas, il est vrai, que M. Say ne regarde les différentes évaluations obtenues par ce moyen, que comme des évaluations approximatives ; mais il nous semble que nous ne les avons guère considérées nous-même autrement. Tout ce que nous avons dit de plus que M. Say, c’est que ces approximations sont passablement satisfaisantes, et, dans tous les cas, ce sont les meilleures que nous puissions obtenir. Nous voilà donc parfaitement d’accord, en définitive, avec M. Say, et rien ne saurait être plus flatteur pour nous, lorsque nous pensons à l’influence si générale et si méritée dont jouit ce célèbre économiste.

VI.

De la préférence accordée au métal d’argent comme terme de comparaison pour la mesure de la valeur, et de quelques améliorations qu’il y aurait à introduire dans la nomenclature de notre système métrique. Conclusion.

Dans tout ce que j’ai dit jusqu’à présent, j’ai constamment fait marcher de pair l’or et l’argent ; je n’ai point séparé ces deux métaux précieux. Et, en effet, tout ce qui est vrai de l’un est également vrai de l’autre : ils sont, rigoureusement parlant, aussi propres l’un que l’autre à remplir l’emploi que je viens de leur assigner, et à nous fournir un terme de comparaison pour l’appréciation de la richesse sociale. Si nous ne connaissions que l’or, et point l’argent, ce serait évidemment le premier métal qui nous fournirait l’unité de mesure de la valeur ; et réciproquement, si nous ne connaissions que l’argent, ce serait dernier métal qui remplirait seul les fonctions qui me paraissent également convenir à l’un et à l’autre des métaux précieux. Mais comme nous connaissons ces deux métaux, nous pouvons les employer l’un aussi bien que l’autre à l’usage auquel ils se prêtent également, et le fait est que nous les employons concurremment à la mesure de la valeur. Nous estimons une chose en argent quand nous disons qu’elle vaut 30 livres, 50 francs, 25 écus. Nous pouvons dire que nous estimons une chose en or, lorsque nous disons qu’elle vaut 30 pistoles, 40 louis, ou 50 guinées. Effectivement, les livres, les francs, les écus, représentent des quantités d’argent ; tandis que les pistoles, les louis et les guinées, peuvent être considérés comme représentant des quantités d’or. D’ailleurs, il est toujours loisible de prendre pour terme de comparaison une quantité d’argent ou une quantité d’or.

À l’époque où les métaux précieux étaient beaucoup plus rares, et par conséquent beaucoup plus chers que de nos jours, on a vu quelques peuples prendre pour termes de comparaison, dans la mesure de la valeur, des métaux beaucoup plus communs que l’or et l’argent, tels que le fer et le cuivre. Tout le monde sait que Lycurgue avait établi, à Sparte, une monnaie de fer. On sait aussi que, chez les Romains, la valeur se comptait par livres de cuivre. L’as représentait, en effet, une livre de ce dernier métal, et le sesterce, qui fut employé plus tard comme unité de mesure, signifiait deux as et demi.

Mais chez les peuples riches et industrieux, comme les Athéniens, les métaux précieux devinrent d’assez bonne heure plus abondans, et l’unité de mesure de la valeur fut généralement empruntée à l’argent. Aujourd’hui l’on peut dire que c’est plus particulièrement à ce dernier métal qu’est accordé, dans tout le monde civilisé, le privilége de mesurer toutes les autres valeurs, et cela tient évidemment à l’abondance relative de ce dernier métal. La valeur de l’or étant environ quinze fois plus grande que celle de l’argent, et la valeur du cuivre étant beaucoup plus faible, il suit de là qu’il ne serait pas commode de prendre l’or ou le cuivre pour termes de comparaison. Les choses d’une petite valeur, pour être estimées en or, devraient être comparées a une très petite quantité de ce métal, et les choses d’une valeur assez considérable ne pourraient être évaluées en cuivre que par leur comparaison à une très grande quantité de cette dernière substance. La valeur de l’argent se proportionne mieux au plus grand nombre des valeurs que nous sommes journellement obligés d’apprécier. De là vient la préférence qui est généralement accordée au métal d’argent ; en sorte que l’on peut dire que, quoique tout ce que nous avons établi ci-dessus convienne également aux deux métaux précieux, et soit tout aussi vrai à l’égard de l’un qu’à l’égard de l’autre, cependant c’est principalement l’argent qui sert à mesurer toutes les autres valeurs, et c’est lui qui fournit l’unité de mesure destinée à l’appréciation de la richesse sociale.

Cela posé, je terminerai cette dissertation par quelques observations qui me paraissent également justes et importantes.

Deux quantités quelconques d’or ou d’argent, lorsqu’elles sont au même titre, ne peuvent pas mieux se comparer entre elles que sous le rapport de leur poids. Il est évident que pour connaître le rapport qui existe entre deux quantités d’or ou d’argent, il faut les peser, et que leur valeur est en raison directe de leur poids. Deux livres d’or ou d’argent valent précisément le double d’une livre d’or ou d’argent, et une livre de ces mêmes métaux vaut précisément le quart de quatre livres. Il suit de là que l’unité de mesure de la valeur ne saurait être autre chose qu’un certain poids d’argent à un titre déterminé. L’histoire nous apprend d’ailleurs que les unités de mesure de la valeur, ou les termes de comparaison employés chez les différens peuples, aux différentes époques de leur existence, pour apprécier la richesse sociale, et pour la calculer, ont toujours été les unités mêmes employées pour mesurer les poids. La drachme, le talent, l’as et le sesterce, la livre de Charlemagne, étaient, comme on le voit, des termes employés pour comparer des pesanteurs, et ce sont ces mots appliqués à différens poids d’or, d’argent ou de cuivre, qui ont fourni les unités de mesure pour la valeur.

Il y aurait donc, ce me semble, sous ce rapport, une importante amélioration à faire, en France, ou l’unité de mesure de la valeur porte, on ne sait trop pourquoi, le nom de franc. Ce dernier mot est un terme essentiellement oiseux et parasite, qui n’a et ne peut avoir par lui-même aucun sens et qui n’est propre, par conséquent qu’a embrouiller les idées et à fausser le jugement. Puisque, à moins de ne rien exprimer du tout, le franc ne peut exprimer autre chose qu’un certain poids d’argent, à un titre déterminé, pourquoi ne se contenterait-on pas de donner à l’unité de valeur le nom même du poids dont elle est formée ? Le gramme étant aujourd’hui, en France, l’unité employée pour mesurer le poids, il était souverainement inutile d’en inventer une autre pour mesurer la richesse sociale ou la valeur. Il fallait compter la valeur par grammes, comme autrefois on la comptait par livres. Il fallait prendre tout simplement pour unité de valeur le gramme pesant d’argent à de fin.

« La valeur d’un morceau d’argent, dit M. Say (et ici je me range complétement à l’opinion judicieuse de ce célèbre économiste), la valeur d’un morceau d’argent se règle de gré à gré dans les transactions qui se font entre les particuliers, ou entre le gouvernement et les particuliers : il convient d’abandonner la sotte prétention de fixer d’avance cette valeur, et de lui donner arbitrairement un nom. Qu’est-ce qu’une piastre, un ducat, un florin, une livre sterling, un franc ? Peut-on voir autre chose en tout cela que des morceaux d’or ou d’argent ayant un certain poids et un certain titre ? Si l’on n’y peut voir autre chose, pourquoi donnerait-on à ces lingots un autre nom que le leur, que celui qui désigne leur nature et leur poids

» Cinq grammes d’argent, dit-on, vaudront un franc : cette phrase n’a aucun autre sens que celui-ci : cinq grammes d’argent vaudront cinq grammes d’argent ; car l’idée qu’on a d’un franc ne vient que des cinq grammes d’argent dont il se compose. Le blé, le chocolat, la cire, prennent-ils un nom différent lorsqu’ils sont divisés suivant leurs poids ? Une livre pesant de pain, de chocolat, de bougie, s’appelle-t-elle autrement qu’une livre de pain, de chocolat, de bougie ? Pourquoi n’appellerait-on pas une pièce d’argent du poids de 5 grammes par son véritable nom ? Pourquoi ne l’appellerait-on pas simplement cinq grammes d’argent ?

» Cette légère rectification, qui semble consister dans un mot, dans un rien, est immense dans ses conséquences. Dès qu’on l’admet, il n’est plus possible de contracter en valeur nominale ; il faut, dans chaque marché, balancer une marchandise réelle contre une autre marchandise réelle, une certaine quantité d’argent contre une certaine quantité de grains, de viande ou d’étoffe. Si l’on prend un engagement à terme, il n’est plus possible d’en déguiser la violation ; si l’on s’engage me payer tant d’onces d’argent fin, et si mon débiteur est solvable, je suis assuré de la quantité d’argent fin que je recevrai quand le terme sera venu.

» Les poids dont on s’est servi jusqu’à l’introduction du système métrique en France, c’est-à-dire les onces, gros, grains, avaient l’avantage de présenter des quantité pondérantes, fixes depuis plusieurs siècles, et applicables à toutes les marchandises ; de manière qu’on ne pouvait changer l’once pour les métaux précieux, sans la changer pour le sucre, le miel, et toutes les denrées qui se mesurent au poids ; mais combien, sous ce rapport, les poids du nouveau système métrique n’ont-ils pas plus d’avantage encore ? Ils sont fondés sur une quantité donnée par la nature, et qui ne peut varier tant que notre globe subsistera. Le gramme est poids d’un centimètre cubique d’eau ; le centimètre est la centième partie du mètre, et le mètre est la dix millionième partie de l’arc que forme la circonférence de la terre, du pôle à l’équateur. On peut changer le nom de gramme, mais il n’est pas au pouvoir des hommes de changer la quantité pesante de ce qu’on entend actuellement par gramme ; et quiconque s’engagerait à payer, à une époque future, une quantité d’argent égale à cent grammes d’argent, ne pourrait, quelque opération arbitraire qui intervint, payer moins d’argent sans violer sa promesse d’une manière évidente[13]. »

Puisque nous en sommes sur le système métrique, je me permettrai encore une observation que je crois exacte, et que je soumets au jugement des mathématiciens, et principalement à celui des auteurs de nos traités d’arithmétique. Appelés par exposition du système métrique décimal à parler du franc, ces estimables écrivains le désignent toujours sous le nom d’unité monétaire. Cette qualification est éminemment impropre, et demande à être corrigée. La monnaie, comme nous l’avons vu plus haut, est une marchandise, une espèce particulière de marchandise, qui joue un rôle très important en économie politique, puisqu’elle sert d’intermédiaire à un très grand nombre d’échanges, et qu’elle favorise singulièrement les transactions commerciales. D’un autre côté, l’or et l’argent sont la monnaie naturelle, sans contredit. Les métaux précieux servent à mesurer la valeur, et de plus ils servent à faciliter les échanges. Ces deux rôles sont différens, et reposent, l’un et l’autre, sur des propriétés diverses des métaux précieux ; il ne faut donc pas, les confondre. La monnaie, disons-nous, est une marchandise, et, sous ce point de vue, elle a une valeur qu’elle tire des métaux précieux dont elle est formée, ou, pour mieux dire, la monnaie n’est autre chose que les métaux précieux eux-mêmes se prêtant à un nouvel usage, ou fonctionnant d’une nouvelle manière. Lors donc qu’on mesure la monnaie, on la mesure comme valeur et non point comme marchandise. La monnaie, considérée comme monnaie, n’est point une grandeur appréciable, à moins qu’on ne veuille la considérer sous le rapport de son poids ou de son volume. Mais si l’on veut l’apprécier sous ce point de vue, on n’arrivera point à des résultats intéressans. On ne sera pas bien avancé pour savoir qu’on a deux ou trois litres de monnaie, ou qu’on en possède 4 kilogrammes. Et, en effet, ce qui importe, en fait de monnaie, ce n’est pas d’en avoir un sac ou deux, d’en posséder trois ou quatre livres ; ce qui importe, c’est d’en avoir pour une valeur plus ou moins forte. C’est donc la valeur qu’il importe surtout et principalement d’apprécier dans la monnaie, comme dans les autres marchandises, et dès lors le mot franc, ou tout autre terme équivalent à celui-là ne peut plus désigner une unité de monnaie, mais une unité de valeur ; par la même raison que le mètre ne désigne pas une unité de chemin, mais une unité de longueur.

Les chemins et les grandes routes ne se mesurent pas comme chemins ou comme grandes routes, mais comme longueurs ou comme distances. Les prairies et les champs ne se mesurent pas comme prairies ou comme terres labourables, mais comme superficies, et à titre de superficies. Le vin et l’huile ne se mesurent pas comme substances alimentaires, mais comme poids ou comme volumes. Lors donc qu’on parle d’unité de monnaie, on commet, ce me semble, la même faute que si l’on appelait le mètre ou le myriamètre une unité de chemin, l’are ou l’hectare une unité de prairie, le litre une unité d’huile ou de vin, et le gramme une unité de charbon.

En résumant les deux observations qui précèdent, on voit d’abord que le mot franc, introduit dans la nomenclature du système métrique, est un terme oiseux, parasite et insignifiant, et, en second lieu, que les expressions, unité de monnaie, unité monétaire, sont tout-à-fait impropres, et qu’elles doivent être remplacées par l’expression beaucoup plus exacte, unité de valeur. D’après ces corrections, qui me paraissent désirables et très faciles à effectuer, le tableau des principales grandeurs qu’on étudie en arithmétique, et de leurs unités de mesure, présenterait le résultat suivant :

principales grandeurs
appréciables
nom des unités
de mesure
nature
de ces unités
Longueurs ou distances. Mètre. La dix millionième partie de quart du méridien terrestre
Superficies ou aires. Are. 1 décamètre carré.
Volumes ou capacités. Litre. 1 décimètre cube.
Pesanteurs ou poids. Gramme (poids). 1 centimètre cube d’eau distillée, à son maximum de densité.
Valeurs ou prix. Gramme (valeur). 1 gramme d’argent à de fin.

Si notre système métrique décimal n’a pas été résumé, jusqu’à ce jour, sous cette forme simple et exacte tout à la fois, cela tient uniquement, je n’hésite pas à le croire, à ce que les mathématiciens n’ont pas encore osé concevoir la richesse sociale ou la valeur comme une grandeur du même genre que l’étendue, la pesanteur ou la vitesse, c’est-à-dire comme une grandeur appréciable. J’ose espérer que leurs scrupules ne seront pas éternels, et que la justesse des principes que j’ai cherché à développer finira par frapper les yeux d’une classe de savans si sage et si habile. Mais la fonction des métaux précieux ne sa borne pas à présenter cette valeur modèle, ou cette valeur générale et invariable qui sert à mesurer la richesse sociale, ou à comparer entre elles toutes les valeurs. L’or et l’argent sont encore la monnaie naturelle ou l’instrument nécessaire du commerce : ils servent, d’intermédiaire indispensable au plus grand nombre des échanges qui se consomment dans la société. Cette nouvelle fonction, toute différente de la première, est encore une suite naturelle des propriétés que nous avons reconnues dans les métaux précieux, et qui les caractérisent exclusivement. Elle se fonde sur ce que l’or et l’argent sont la plus commode des possessions. J’ai déjà dit que mon intention n’était pas d’étudier ici les métaux précieux sous ce nouveau point de vue ; mais je suis loin de contester son importance, et je me propose d’en faire l’objet d’une nouvelle dissertation. À chaque jour son œuvre.

Auguste Walras.
  1. Traité d’Économie politique, 5e édition, tom. II, pag. 85
  2. De la Nature de la richesse et de l’Origine de la valeur, chap. xviii.
  3. Traité d’Économie politique, 5e édition, tome II, page 97.
  4. Traité d’Économie politique, 5e édition, t. II, page. 86
  5. Physique mécanique de Fischer, p.63, en note
  6. Traité d’Économie politique, 5e édition, t. II, p. 100
  7. Traité d’Économie politique, 5e édition, t. II, p.96
  8. Traité d’Économie politique, 5e édition, t. II, p. 43, en note.
  9. Traité d’Économie politique, 5e édition, t. II. p. 88.
  10. De la Nature et de la Richesse et de l’Origine de la valeur, chap. iv.
  11. Traité d’Économie politique, 5e édition, t. II, p. 89.
  12. Traité d’Économie politique, 5e édition, t. II, p. 95 et suiv.
  13. Traité d’Économie politique, 5e édition, t. II, p.110