Considérations sur … la Révolution Française/Troisième partie/XXVII

CHAPITRE XXVII.

Préparatifs du général Bonaparte pour aller en Égypte. Son
opinion sur l’invasion de la Suisse
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LE général Bonaparte, à cette même époque, à la fin de 1797, sonda l’opinion publique relativement aux directeurs ; il vit qu’ils n’étoient point aimés, mais qu’un sentiment républicain rendoit encore impossible à un général de se mettre à la place des magistrats civils. Un soir il parloit avec Barras de son ascendant sur les peuples italiens, qui avoient voulu le faire duc de Milan et roi d’Italie. Mais je ne pense, dit-il, à rien de semblable dans aucun pays, « Vous faites bien de n’y pas songer en France, répondit Barras ; car, si le directoire vous envoyoit demain au Temple, il n’y auroit pas quatre personnes qui s’y opposassent. » Bonaparte étoit assis sur un canapé à côté de Barras ; à ces paroles il s’élança vers la cheminée, n’étant point maître de son irritation ; puis, reprenant cette espèce de calme apparent dont les hommes les plus passionnés parmi les habitans du Midi sont capables, il déclara qu’il vouloit être chargé d’une expédition militaire. Le directoire lui proposa la descente en Angleterre ; il alla visiter les côtes ; et, reconnoissant bientôt que cette expédition étoit insensée, il revint, décidé à tenter la conquête de l’Égypte.

Bonaparte a toujours cherché à s’emparer de l’imagination des hommes, et, sous ce rapport, il sait bien comment il faut les gouverner, quand on n’est pas né sur le trône. Une invasion en Afrique, la guerre portée dans un pays presque fabuleux, l’Égypte, devoit agir sur tous les esprits. L’on pouvoit aisément persuader aux François qu’ils tireroient un grand avantage d’une telle colonie dans la Méditerranée, et qu’elle leur offriroit un jour les moyens d’attaquer les établissemens des Anglois dans l’Inde. Ces projets avoient de la grandeur, et devoient augmenter encore l’éclat du nom de Bonaparte. S’il étoit resté en France, le directoire auroit lancé contre lui, par tous les journaux dont il disposoit, des calomnies sans nombre, et terni ses exploits dans l’imagination des oisifs : Bonaparte se seroit trouvé réduit en poussière avant même que la foudre l’eût frappé. Il avoit donc raison de vouloir se faire un personnage poétique, au lieu de rester exposé aux commérages jacobins qui, sous leur forme populaire, ne sont pas moins adroits que ceux des cours.

Il n’y avoit point d’argent pour transporter une armée en Égypte ; et ce que Bonaparte fit surtout de condamnable, ce fut d’exciter le directoire à l’invasion de la Suisse, afin de s’emparer du trésor de Berne, que deux cents ans de sagesse et d’économie avoient amassé. La guerre avoit pour prétexte la situation du pays de Vaud. Il n’est pas douteux que le pays de Vaud n’eût le droit de réclamer une existence indépendante, et qu’il ne fasse très-bien maintenant de la conserver. Mais, si l’on a blâmé les émigrés de s’être réunis aux étrangers contre la France, le même principe ne doit-il pas s’appliquer aux Suisses qui invoquoient le terrible secours des François ? D’ailleurs il ne s’agissoit pas du pays de Vaud seul, dans une guerre qui devoit nécessairement compromettre l’indépendance de la Suisse entière. Cette cause me paraissoit si sacrée que je ne croyois point encore alors tout-à-fait impossible d’engager Bonaparte à la défendre. Dans toutes les circonstances de ma vie, les erreurs que j’ai commises en politique sont venues de l’idée que les hommes étoient toujours remuables par la vérité, si elle leur étoit présentée avec force.

Je restai près d’une heure tête à tête avec Bonaparte ; il écoute bien et patiemment, car il veut savoir si ce que l’on lui dit pourroit l’éclairer sur ses propres affaires ; mais Démosthène et Cicéron réunis ne l’entraîneroient pas au moindre sacrifice de son intérêt personnel. Beaucoup de gens médiocres appellent cela de la raison : c’est de la raison du second ordre ; il y en a une plus haute, mais qui ne se devine point par le calcul seulement.

Le général Bonaparte, en causant avec moi sur la Suisse, m’objecta l’état du pays de Vaud comme un motif pour y faire entrer les troupes françoises. Il me dit que les habitans de ce pays étoient soumis aux aristocrates de Berne, et que des hommes ne pouvoient pas maintenant exister sans droits politiques. Je tempérai, tant que je le pus, cette ardeur républicaine, en lui représentant que les Vaudois étoient parfaitement libres sous tous les rapports civils, et que, quand la liberté existoit de fait, il ne falloit pas, pour l’obtenir de droit, s’exposer au plus grand des malheurs, celui de voir les étrangers sur son territoire. « L’amour-propre et l’imagination, reprit le général, font tenir à l’avantage de participer au gouvernement de son pays, et c’est une injustice que d’en exclure une portion des citoyens. » — Rien n’est plus vrai en principe, lui dis-je, général ; mais il est également vrai que c’est par ses propres efforts qu’il faut obtenir la liberté, et non en appelant comme auxiliaire une puissance nécessairement dominante. — Le mot de principe a depuis paru très-suspect au géneral Bonaparte ; mais alors il lui convenoit de s’en servir, et il me l’objecta. J’insistai de nouveau sur le bonheur et la beauté de l’Helvétie, sur le repos dont elle jouissoit depuis plusieurs siècles. « Oui, sans doute, interrompit Bonaparte, mais il faut aux hommes des droits politiques ; oui, répéta-t-il comme une chose apprise, oui, des droits politiques ; » et changeant de conversation, parce qu’il ne vouloit plus rien entendre sur ce sujet, il me parla de son goût pour la retraite, pour la campagne, les beaux-arts, et se donna la peine de se montrer à moi sous des rapports analogues au genre d’imagination qu’il me supposoit.

Cette conversation me fit cependant concevoir l’agrément qu’on peut lui trouver quand il prend l’air bonhomme, et parle comme d’une chose simple de lui-même et de ses projets. Cet art, le plus redoutable de tous, a captivé beaucoup de gens. À cette même époque, je revis encore quelquefois Bonaparte en société, et il me parut toujours profondément occupé des rapports qu’il vouloit établir entre lui et les autres hommes, les tenant à distance, ou les rapprochant de lui, suivant qu’il croyoit se les attacher plus sûrement. Quand il se trouvoit avec les directeurs surtout, il craignoit d’avoir l’air d’un général sous les ordres de son gouvernement, et il essayoit tour à tour dans ses manières, avec cette sorte de supérieurs, la dignité ou la familiarité ; mais il manquoit le ton vrai de l’une et de l’autre. C’est un homme qui ne sauroit être naturel que dans le commandement.