Considérations sur … la Révolution Française/Troisième partie/XXVI

CHAPITRE XXVI.

Traité de Campo-Formio en 1797. Arrivée du général
Bonaparte à Paris
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LE directoire n’étoit point enclin à la paix, non qu’il voulût étendre la domination françoise au delà du Rhin et des Alpes, mais parce qu’il croyoit la guerre utile à la propagation du système républicain. Son plan étoit d’entourer la France d’une ceinture de républiques, telles que celles de Hollande, de Suisse, de Piémont, de Lombardie, de Gênes. Partout il établissoit un directoire, deux conseils de députés, enfin une constitution semblable en tout à celle de France. C’est un des grands défauts des François, résultat de leurs habitudes sociales, que de s’imiter les uns les autres, et de vouloir qu’on les imite. Ils prennent les variétés naturelles dans la manière de penser de chaque homme, ou même de chaque nation, pour un esprit d’hostilité contre eux.

Le général Bonaparte étoit assurément moins sérieux et moins sincère dans l’amour des idées républicaines que le directoire, mais il avoit beaucoup plus de sagesse dans l’appréciation des circonstances. Il pressentit que la paix alloit devenir populaire en France, parce que les passions s’apaisoient, et qu’on étoit las des sacrifices ; en conséquence il signa le traité de Campo-Formio avec l’Autriche. Mais ce traité contenoit la cession de la république de Venise, et l’on ne conçoit pas encore comment il parvint à déterminer ce directoire, qui pourtant étoit, à certains égards, républicain, au plus grand attentat qu’on pût commettre d’après ses propres principes. À dater de cet acte, non moins arbitraire que le partage de la Pologne, il n’a plus existé dans le gouvernement de France aucun respect pour aucune doctrine politique, et le règne d’un homme a commencé quand celui des principes a fini.

Le général Bonaparte se faisoit remarquer par son caractère et son esprit autant que par ses victoires, et l’imagination des François commençoit à s’attacher vivement à lui. On citoit ses proclamations aux républiques cisalpine et ligurienne. Dans l’une on remarquoit cette phrase : Vous étiez divisés et pliés par la tyrannie ; vous n’étiez pas en état de conquérir la liberté. Dans l’autre : Les vraies conquêtes, les seules qui ne coûtent point de regrets, ce sont celles que l’on fait sur l’ignorance. Il régnoit un ton de modération et de noblesse dans son style, qui faisoit contraste avec l’âpreté révolutionnaire des chefs civils de la France. Le guerrier parloit alors en magistrat, tandis que les magistrats s’exprimoient avec la violence militaire. Le général Bonaparte n’avoit point mis à exécution dans son armée les lois contre les émigrés. On disoit qu’il aimoit beaucoup sa femme, dont le caractère étoit plein de douceur ; on assuroit qu’il étoit sensible aux beautés d’Ossian ; on se plaisoit à lui croire toutes les qualités généreuses qui donnent un beau relief aux facultés extraordinaires. On étoit d’ailleurs si fatigué des oppresseurs empruntant le nom de la liberté, et des opprimés regrettant l’arbitraire, que l’admiration ne savoit où se prendre ; et le général Bonaparte sembloit réunir tout ce qui devoit la captiver.

C’est avec ce sentiment du moins que je le vis pour la première fois à Paris. Je ne trouvai pas de paroles pour lui répondre, quand il vint à moi me dire qu’il avoit cherché mon père à Coppet, et qu’il regrettoit d’avoir passé en Suisse sans le voir. Mais lorsque je fus un peu remise du trouble de l’admiration, un sentiment de crainte très-prononcé lui succéda. Bonaparte alors n’avoit aucune puissance ; on le croyoit même assez menacé par les soupçons ombrageux du directoire ; ainsi la crainte qu’il inspiroit n’étoit causée que par le singulier effet de sa personne sur presque tous ceux qui l’approchent. J’avois vu des hommes très-dignes de respect, j’avois vu aussi des hommes féroces : il n’y avoit rien dans l’impression que Bonaparte produisit sur moi, qui pût me rappeler ni les uns ni les autres. J’aperçus assez vite, dans les différentes occasions que j’eus de le rencontrer pendant son séjour à Paris, que son caractère ne pouvoit être défini par les mots dont nous avons coutume de nous servir ; il n’étoit ni bon, ni violent, ni doux, ni cruel, à la façon des individus à nous connus. Un tel être, n’ayant point de pareil, ne pouvoit ni ressentir, ni faire éprouver aucune sympathie : c’étoit plus ou moins qu’un homme. Sa tournure, son esprit, son langage sont empreints d’une nature étrangère ; avantage de plus pour subjuguer les François, ainsi que nous l’avons dit ailleurs.

Loin de me rassurer en voyant Bonaparte plus souvent, il m’intimidoit toujours davantage. Je sentois confusément qu’aucune émotion du cœur ne pouvoit agir sur lui. Il regarde une créature humaine comme un fait ou comme une chose, mais non comme un semblable. Il ne hait pas plus qu’il n’aime ; il n’y a que lui pour lui ; tout le reste des créatures sont des chiffres. La force de sa volonté consiste dans l’imperturbable calcul de son égoïsme ; c’est un habile joueur d’échecs dont le genre humain est la partie adverse qu’il se propose de faire échec et mat. Ses succès tiennent autant aux qualités qui lui manquent, qu’aux talens qu’il possède. Ni la pitié, ni l’attrait, ni la religion, ni l’attachement à une idée quelconque, ne sauroient le détourner de sa direction principale. Il est pour son intérêt ce que le juste doit être pour la vertu : si le but étoit bon, sa persévérance seroit belle.

Chaque fois que je l’entendois parler, j’étois frappée de sa supériorité : elle n’avoit pourtant aucun rapport avec celle des hommes instruits et cultivés par l’étude ou la société, tels que l’Angleterre et la France peuvent en offrir des exemples. Mais ses discours indiquoient le tact des circonstances, comme le chasseur a celui de sa proie. Quelquefois il racontoit les faits politiques et militaires de sa vie d’une façon très-intéressante ; il avoit même, dans les récits qui permettoient de la gaieté, un peu de l’imagination italienne. Cependant rien ne pouvoit triompher de mon invincible éloignement pour ce que j’apercevois en lui. Je sentois dans son âme une épée froide et tranchante qui glaçoit en blessant ; je sentois dans son esprit une ironie profonde à laquelle rien de grand ni de beau, pas même sa propre gloire, ne pouvoit échapper ; car il méprisoit la nation dont il vouloit les suffrages, et nulle étincelle d’enthousiasme ne se mêloit à son besoin d’étonner l’espèce humaine.

Ce fut dans l’intervalle entre le retour de Bonaparte et son départ pour l’Égypte, c’est-à-dire, vers la fin de 1797, que je le vis plusieurs fois à Paris ; et jamais la difficulté de respirer que j’éprouvois en sa présence ne put se dissiper. J’étois un jour à table entre lui et l’abbé Sieyes : singulière situation, si j’avois pu prévoir l’avenir ! J’examinois avec attention la figure de Bonaparte ; mais, chaque fois qu’il découvroit en moi des regards observateurs, il avoit l’air d’ôter à ses yeux toute expression, comme s’ils fussent devenus de marbre. Son visage étoit alors immobile, excepté un sourire vague qu’il plaçoit sur ses lèvres à tout hasard, pour dérouter quiconque voudroit observer les signes extérieurs de sa pensée.

L’abbé Sieyes, pendant le dîner, causa simplement et facilement, ainsi qu’il convient à un esprit de sa force. Il s’exprima sur mon père avec une estime sentie. C’est le seul homme, dit-il, qui ait jamais réuni la plus parfaite précision dans les calculs d’un grand financier à l’imagination d’un poète. Cet éloge me plut, parce qu’il étoit caractérisé. Le général Bonaparte, qui l’entendit, me dit aussi quelques mots obligeans sur mon père et sur moi, mais en homme qui ne s’occupe guère des individus dont il ne peut tirer parti.

Sa figure, alors maigre et pâle, étoit assez agréable ; depuis, il est engraissé, ce qui lui va très-mal : car on a besoin de croire un tel homme tourmenté par son caractère, pour tolérer un peu que ce caractère fasse tellement souffrir les autres. Comme sa stature est petite, et cependant sa taille fort longue, il étoit beaucoup mieux à cheval qu’à pied ; en tout, c’est la guerre, et seulement la guerre qui lui sied. Sa manière d’être dans la société est gênée sans timidité ; il a quelque chose de dédaigneux quand il se contient, et de vulgaire quand il se met à l’aise ; le dédain lui va mieux, aussi ne s’en fait-il pas faute.

Par une vocation naturelle pour l’état de prince, il adressoit déjà des questions insignifiantes à tous ceux qu’on lui présentoit. Êtes-vous marié ? demandoit-il à l’un des convives. Combien avez-vous d’enfans ? disoit-il à l’autre. Depuis quand êtes-vous arrivé ? Quand partez-vous ? et autres interrogations de ce genre, qui établissent la supériorité de celui qui les fait sur celui qui veut bien se laisser questionner ainsi. Il se plaisoit déjà dans l’art d’embarrasser, en disant des choses désagréables : art dont il s’est fait depuis un système, comme de toutes les manières de subjuguer les autres en les avilissant. Il avoit pourtant, à cette époque, le désir de plaire, puisqu’il renfermoit dans son esprit le projet de renverser le directoire, et de se mettre à sa place ; mais, malgré ce désir, on eût dit qu’à l’inverse du prophète, il maudissoit involontairement, quoiqu’il eût l’intention de bénir.

Je l’ai vu un jour s’approcher d’une Françoise très-connue par sa beauté, son esprit et la vivacité de ses opinions ; il se plaça tout droit devant elle comme le plus roide des généraux allemands, et lui dit : Madame, je n’aime pas que les femmes se mêlent de politique. « Vous avez raison, général, lui répondit-elle : mais dans un pays où on leur coupe la tête, il est naturel qu’elles aient envie de savoir pourquoi. » Bonaparte alors ne répliqua rien. C’est un homme que la résistance véritable apaise ; ceux qui ont souffert son despotisme doivent en être autant accusés que lui-même. Le directoire fit au général Bonaparte une réception solennelle qui, à plusieurs égards, doit être considérée comme une époque dans l’histoire de la révolution. On choisit la cour du palais du Luxembourg pour cette cérémonie. Aucune salle n’auroit été assez vaste pour contenir la foule qu’elle attiroit ; il y avoit des spectateurs à toutes les fenêtres et sur tous les toits. Les cinq directeurs, en costume romain, étoient placés sur une estrade au fond de la cour, et près d’eux les députés des deux conseils, les tribunaux et l’Institut. Si ce spectacle avoit eu lieu avant que la représentation nationale eût subi le joug du pouvoir militaire, le 18 fructidor, on y auroit trouvé de la grandeur ; une belle musique jouoit des airs patriotiques, des drapeaux servoient de dais au directoire, et ces drapeaux rappeloient de grandes victoires.

Bonaparte arriva très-simplement vêtu, suivi de ses aides de camp, tous d’une taille plus haute que la sienne, mais presque courbés par le respect qu’ils lui témoignaient. L’élite de la France, alors présente, couvroit le général victorieux d’applaudissemens ; il étoit l’espoir de chacun : républicains, royalistes, tous voyoient le présent et l’avenir dans l’appui de sa main puissante. Hélas ! de tous les jeunes gens qui crioient alors vive Bonaparte, combien son insatiable ambition en a-t-elle laissé vivre ?

M. de Talleyrand, en présentant Bonaparte au directoire, l’appela le libérateur de l’Italie et le pacificateur du continent. Il assura que le général Bonaparte détestoit le luxe et l’éclat, misérable ambition des âmes communes, et qu’il aimoit les poésies d’Ossian, surtout parce qu’elles détachent de la terre. La terre n’eût pas mieux demandé, je crois, que de le laisser se détacher d’elle. Enfin Bonaparte parla lui-même avec une sorte de négligence affectée, comme s’il eût voulu faire comprendre qu’il aimoit peu le régime sous lequel il étoit appelé à servir.

Il dit que depuis vingt siècles, le royalisme et la féodalité avoient gouverné le monde, et que la paix qu’il venoit de conclure étoit l’ère du gouvernement républicain. Lorsque le bonheur des François, ajouta-t-il, sera assis sur de meilleures lois organiques, l’Europe entière sera libre. Je ne sais s’il entendait, par les lois organiques de la liberté, l’établissement de son pouvoir absolu. Quoi qu’il en soit, Barras, alors son ami, et président du directoire, lui répondit, en le supposant de bonne foi dans tout ce qu’il venoit de dire ; il finit par le charger spécialement de conquérir l’Angleterre, mission un peu difficile.

On chanta de toutes parts l’hymne que Chénier avoit composé pour célébrer cette journée. En voici le premier couplet :

Tous les Contemplez nos lauriers civiques !
L’Italie a produit ces fertiles moissons ;
Ceux-là croissoient pour nous au milieu des glaçons ;
Voici ceux de Fleurus, ceux des plaines belgiques.
Tous les fleuves surpris nous ont vus triomphans ;
Tous les Tous les jours nous furent prospères.
Tous les Que le front blanchi de nos pères
Soit couvert des lauriers cueillis par leurs enfants.
Tu fus long-temps l’effroi, sois l’honneur de la terre,
Tous les Ô république des François !
Que le chant des plaisirs succède aux cris de guerre,
Tous les La victoire a conquis la paix.

Hélas ! que sont-ils devenus, ces jours de gloire et de paix, dont la France se flattoit il y a vingt années ! Tous ces biens ont été dans les mains d’un seul homme : qu’en a-t-il fait ?