Considérations sur … la Révolution Française/Troisième partie/VI

CHAPITRE VI.

Des moyens employés en 1792 pour établir la
république
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LES François sont peu disposés à la guerre civile, et n’ont point de talent pour les conspirations. Ils sont peu disposés à la guerre civile, parce que chez eux la majorité entraîne presque toujours la minorité ; le parti qui passe pour le plus fort devient bien vite tout-puissant, car tout le monde s’y réunit. Ils n’ont point de talent pour les conspirations, par cela même qu’ils sont très-propres aux révolutions ; ils ont besoin de s’exciter mutuellement par la communication de leurs idées ; le silence profond, la résolution solitaire qu’il faut pour conspirer, ne sont pas dans leur caractère. Ils en seroient peut-être plus capables, maintenant que des traits italiens se sont mêlés à leur naturel ; mais l’on ne voit pas d’exemples d’une conjuration dans l’histoire de France ; Henri III et Henri IV furent assassinés l’un et l’autre par deux fanatiques sans complices. La cour, il est vrai, sous Charles IX, prépara dans l’ombre le massacre de la Saint-Barthélemi ; mais ce fut une reine italienne qui donna son esprit de ruse et de dissimulation aux instrumens dont elle se servit. Les moyens employés pour accomplir la révolution ne valoient pas mieux que ceux dont on se sert pour ourdir une conspiration : en effet, commettre un crime sur la place publique, ou le combiner dans son cabinet, c’est être également coupable ; mais il y a la perfidie de moins.

L’assemblée législative renversoit la monarchie avec des sophismes. Ses décrets altéroient le bon sens et dépravoient la moralité de la nation. Il falloit une sorte d’hypocrisie politique, encore plus dangereuse que l’hypocrisie religieuse, pour détruire le trône pièce à pièce, en jurant toutefois de le maintenir. Aujourd’hui les ministres étoient accusés ; demain la garde du roi étoit licenciée ; un autre jour l’on accordoit des récompenses aux soldats du régiment de Châteauvieux qui s’étoient révoltés contre leurs chefs ; les massacres d’Avignon trouvoient des défenseurs dans le sein de l’assemblée ; enfin, soit que l’établissement d’une république en France parût ou non désirable, il ne pouvoit y avoir qu’une façon de penser sur le choix des moyens employés pour y parvenir ; et, plus on étoit ami de la liberté, plus la conduite du parti républicain excitoit d’indignation au fond de l’âme.

Ce qu’il importe, avant tout, de considérer dans les grandes crises politiques, c’est si la révolution qu’on désire est en harmonie avec l’esprit du temps. En tâchant d’opérer le retour des anciennes institutions, c’est-à-dire, en voulant faire reculer la raison humaine, on enflamme toutes les passions populaires. Mais si l’on aspire au contraire à fonder une république dans un pays qui la veille avait tous les défauts et tous les vices que les monarchies absolues doivent enfanter, on se voit dans la nécessité d’opprimer pour affranchir, et de se souiller ainsi de forfaits, en proclamant le gouvernement qui se fonde sur la vertu. Une manière sûre de ne pas se tromper sur ce que veut la majorité d’une nation, c’est de ne suivre jamais qu’une marche légale pour parvenir au but même que l’on croit le plus utile. Dès qu’on ne se permet rien d’immoral, on ne contrarie jamais violemment le cours des choses.

La guerre des François, qui fut depuis si brillante, commença par des revers. Les soldats, à Lille, après leur déroute, massacrèrent leur chef Théobald Dillon, dont ils soupçonnoient bien à tort la bonne foi. Ces premiers échecs avoient rendu la méfiance générale. Aussi l’assemblée législative poursuivoit-elle sans cesse de dénonciations les ministres, comme des chevaux rétifs que les coups d’éperons ne peuvent faire avancer. Le premier devoir d’un gouvernement, aussi bien que d’une nation, est sans doute d’assurer son indépendance contre l’envahissement des étrangers. Mais une position aussi fausse pouvoit-elle durer ? Et ne valoit-il pas mieux ouvrir les portes de la France au roi qui vouloit en sortir, que de chicaner du matin au soir la puissance ou plutôt la faiblesse royale, et de traiter le descendant de saint Louis, captif sur le trône, comme l’oiseau qu’on attache au sommet d’un arbre, et contre lequel chacun lance des traits tour à tour ?

L’assemblée législative, lassée de la patience même de Louis XVI, imagina de lui présenter deux décrets, auxquels sa conscience et sa sûreté ne lui permettoient pas de donner sa sanction. Par le premier, on condamnoit à la déportation tout prêtre qui avoit refusé de prêter serment, s’il étoit dénoncé par vingt citoyens actifs, c’est-à-dire, payant une contribution ; et par le second, on appeloit à Paris une légion de Marseillais qu’on avoit décidés à conspirer contre la couronne. Quel décret cependant, que celui dont les prêtres étoient les victimes ! On livroit l’existence d’un citoyen à des dénonciations qui portoient sur ses opinions présumées. Que craint-on du despotisme, si ce n’est un tel décret ? Au lieu de vingt citoyens actifs, il n’y a qu’à supposer des courtisans qui sont actifs aussi à leur manière, et l’on aura l’histoire de toutes les lettres de cachet, de tous les exils, de tous les empoisonnemens que l’on veut empêcher par l’institution du gouvernement libre.

Un généreux mouvement de l’âme décida le roi à s’exposer à tout plutôt que d’accéder à la proscription des prêtres : il pouvoit, en se considérant comme prisonnier, donner sa sanction à cette loi, et protester contre elle en secret ; mais il ne put consentir à traiter la religion comme la politique ; et, s’il dissimula comme roi, il fut vrai comme martyr.

Dès que le veto du roi fut connu, l’on sut de toutes parts qu’il se préparoit une émeute dans les faubourgs. Le peuple étant devenu despote, le moindre obstacle à ses volontés l’irritoit. On vit aussi dans cette occasion le terrible inconvénient de placer l’autorité royale en présence d’une seule chambre. Le combat entre ces deux pouvoirs manque d’arbitre, et c’est l’insurrection qui lui en sert.

Vingt mille hommes de la dernière classe de la société, armés de piques et de lances, marchèrent aux Tuileries sans savoir pourquoi ; ils étoient prêts à commettre tous les forfaits, ou pouvoient être entraînés aux plus belles choses, suivant l’impulsion des événemens et des hommes.

Ces vingt mille hommes pénétrèrent dans le palais du roi ; leurs physionomies étoient empreintes de cette grossièreté morale et physique dont on ne peut supporter le dégoût, quelque philanthrope que l’on soit. Si quelque sentiment vrai les avoit animés, s’ils étoient venus réclamer contre des injustices, contre la cherté des grains, contre l’accroissement des impôts, contre les enrôlemens militaires, enfin contre tout ce que le pouvoir et la richesse peuvent faire souffrir à la misère, les haillons dont ils étoient revêtus, leurs mains noircies par le travail, la vieillesse prématurée des femmes, l’abrutissement des enfans, tout auroit excité de la pitié. Mais leurs affreux juremens entremêlés de cris, leurs gestes menaçans, leurs instrumens meurtriers, offroient un spectacle épouvantable, et qui pouvoit altérer à jamais le respect que la race humaine doit inspirer.

L’Europe a su comment madame Elisabeth, sœur du roi, voulut empêcher qu’on ne détrompât les furieux qui la prenoient pour la reine, et la menaçoient à ce titre. La reine elle-même devoit être reconnue à l’ardeur avec laquelle elle pressoit ses enfans contre son cœur. Le roi, dans ce jour, montra toutes les vertus d’un saint. Il n’étoit déjà plus temps de se sauver en héros ; le signe horrible du massacre, le bonnet rouge, fut placé sur sa tête dévouée ; mais rien ne pouvoit l’humilier, puisque toute sa vie n’étoit qu’un sacrifice continuel.

L’assemblée, honteuse de ses auxiliaires, envoya quelques-uns des députés pour sauver la famille royale, et Vergniaud, l’orateur le plus éloquent peut-être de tous ceux qui se sont fait entendre à la tribune françoise, dissipa dans peu d’instans la populace.

Le général la Fayette, indigné de ce qui se passoit à Paris, quitta son armée pour venir à la barre de l’assemblée demander justice de l’affreuse journée du 20 juin 1792. Si les girondins alors s’étoient réunis à lui et à ses amis, on pouvoit peut-être encore empêcher l’entrée des étrangers, et rendre au roi l’autorité constitutionnelle qui lui étoit due. Mais à l’instant où M. de la Fayette termina son discours par ces paroles, qu’il lui convenoit si bien de prononcer : « Telles sont les représentations que soumet à l’assemblée un citoyen auquel on ne sauroit du moins disputer son amour pour la liberté ; » Guadet, collègue de Vergniaud, monta rapidement à la tribune, et se servit avec habileté de la défiance que doit avoir toute assemblée représentative contre un général qui se mêle des affaires intérieures. Cependant, quand il rappeloit les souvenirs de Cromwell, dictant au nom de son armée des lois aux représentans de son pays, on savoit bien qu’il n’y avoit là ni tyran, ni soldats, mais un citoyen vertueux qui, bien qu’ami de la république en théorie, ne pouvoit supporter le crime, sous quelque bannière qu’il prétendît se ranger.