Considérations sur … la Révolution Française/Troisième partie/V

CHAPITRE V.

De la première guerre contre la France et l’Europe.

ON ne doit pas s’étonner que les rois et les princes n’aient jamais aimé les principes de la révolution françoise. C’est mon métier, à moi, d’être royaliste, disoit Joseph II. Mais comme l’opinion des peuples pénètre toujours dans le cabinet des rois, au commencement de la révolution, lorsqu’il ne s’agissoit que d’établir une monarchie limitée, aucun monarque de l’Europe ne songeoit sérieusement à faire la guerre à la France pour s’y opposer. Le progrès des lumières étoit tel dans toutes les parties du monde civilisé, qu’alors, comme aujourd’hui, un gouvernement représentatif, plus ou moins semblable à celui de l’Angleterre, paraissoit convenable et juste ; et ce système ne rencontroit point d’adversaires imposans parmi les Anglais, ni parmi les Allemands. Burke, dès l’année 1791, exprima son indignation contre les crimes déjà commis en France et contre les faux systèmes de politique qu’on y avoit adoptés ; mais ceux du parti aristocrate qui, sur le continent, citent aujourd’hui Burke comme l’ennemi de la révolution, ignorent peut-être qu’à chaque page il reproche aux François de ne s’être pas conformés aux principes de la constitution d’Angleterre.

« Je recommande aux François notre constitution, dit-il ; tout notre bonheur vient d’elle. La démocratie absolue, dit-il ailleurs[1], n’est pas plus un gouvernement légitime que la monarchie absolue. Il n’y a[2] qu’une opinion en France contre la monarchie absolue ; elle étoit à sa fin, elle expiroit sans agonie et sans convulsions ; toutes les dissensions sont venues de la querelle entre une démocratie despotique et un gouvernement balancé. »

Si la majorité de l’Europe, en 1789, approuvoit l’établissement d’une monarchie limitée en France, d’où vient donc, dira-t-on, que dès l’année 1791 toutes les provocations sont venues du dehors ? Car bien que la France ait imprudemment déclaré la guerre à l’Autriche en 1792, dans le fait les puissances étrangères se sont montrées, les premières, ennemies des François par la convention de Pilnitz et les rassemblemens de Coblentz. Les récriminations réciproques doivent remonter jusqu’à cette époque. Toutefois l’opinion européenne et la sagesse de l’Autriche auroient prévenu la guerre, si l’assemblée législative eût été modérée. La plus grande précision dans la connaissance des dates est nécessaire pour juger avec impartialité qui, de l’Europe ou de la France, a été l’agresseur. Six mois plus tard rendent sage en politique ce qui ne l’étoit pas six mois plus tôt, et souvent on confond les idées, parce qu’on a confondu les temps.

Les puissances eurent tort, en 1791, de se laisser entraîner aux mesures imprudentes conseillées par les émigrés. Mais, après le 10 août 1792, quand le trône fut renversé, l’état des choses en France devint tout-à-fait inconciliable avec l’ordre social. Ce trône, toutefois, ne se seroit-il pas maintenu, si l’Europe n’avoit pas menacé la France d’intervenir à main armée dans ses débats intérieurs, et révolté la fierté d’une nation indépendante, en lui imposant des lois ? La destinée seule a le secret de semblables suppositions : une chose est incontestable ; c’est que la convention de Pilnitz a commencé la longue guerre européenne. Or les jacobins désiroient cette guerre aussi vivement que les émigrés ; car les uns et les autres croyoient qu’une crise quelconque pourroit seule amener les chances dont ils avoient besoin pour triompher.

Au commencement de 1792, avant la déclaration de guerre, Léopold, empereur d’Allemagne, l’un des princes les plus éclairés dont le dix-huitième siècle puisse se vanter, écrivit à l’assemblée législative une lettre, pour ainsi dire, intime. Quelques députés de l’assemblée constituante, Barnave, Duport, l’avoient composée, et le modèle en fut envoyé par la reine à Bruxelles, à M. le comte de Mercy-Argenteau, qui avoit été long-temps ambassadeur d’Autriche à Paris. Léopold attaquoit, dans cette lettre, nominativement le parti des jacobins, et offroit son appui aux constitutionnels. Ce qu’il disoit étoit sans doute éminemment sage, mais on ne trouva pas convenable que l’empereur d’Allemagne entrât dans de si grands détails sur les affaires de France, et les députés se révoltèrent contre les conseils que leur donnoit un monarque étranger. Léopold avoit gouverné la Toscane avec une parfaite modération, et l’on doit lui rendre la justice que toujours il avoit respecté l’opinion publique et les lumières du siècle. Ainsi donc il crut de bonne foi au bien que ses avis pouvoient produire. Mais dans les débats politiques où la masse d’une nation prend part, il n’y a que la voix des événemens qui soit entendue ; les argumens n’inspirent que le désir de leur répondre.

L’assemblée législative, qui voyoit la rupture prête à éclater, sentoit aussi que le roi ne pouvoit guère s’intéresser aux succès des François combattant pour la révolution. Elle se défioit des ministres, persuadée qu’ils ne vouloient pas sincèrement repousser les ennemis dont ils invoquoient en secret l’assistance. On confia le département de la guerre, à la fin de 1791, à M. de Narbonne, qui a péri depuis dans le siège de Torgau. Il s’occupa avec un vrai zèle de tous les préparatifs nécessaires à la défense du royaume. Grand seigneur, homme d’esprit, courtisan et philosophe, ce qui dominoit dans son âme, c’étoit l’honneur militaire et la bravoure françoise. S’opposer aux étrangers, dans quelque circonstance que ce fût, lui paraissoit toujours le devoir d’un citoyen et d’un gentilhomme. Ses collègues se liguèrent contre lui, et parvinrent à le faire renvoyer : ils saisirent le moment où sa popularité dans l’assemblée étoit diminuée, pour se débarrasser d’un homme qui faisoit son métier de ministre de la guerre aussi consciencieusement qu’il l’auroit fait dans tout autre temps.

Un soir, M. de Narbonne, en rendant compte à l’assemblée de quelques affaires de son département, se servit de cette expression : « J’en appelle aux membres les plus distingués de cette assemblée. » Aussitôt la montagne en fureur se leva tout entière, et Merlin, Bazire et Chabot déclarèrent que tous les députés étoient également distingués : l’aristocratie du talent les révoltoit autant que celle de la naissance.

Le lendemain de cet échec, les autres ministres, ne craignant plus l’ascendant de M. de Narbonne sur le parti populaire, engagèrent le roi à le renvoyer. Ce triomphe inconsidéré dura peu. Les républicains forcèrent le roi à prendre des ministres à leur dévotion, et ceux-là l’obligèrent à faire usage de l’initiative constitutionnelle pour aller lui-même à l’assemblée proposer la guerre contre l’Autriche. J’étois à cette séance où l’on contraignit Louis XVI à la démarche qui devoit le blesser de tant de manières. Sa physionomie n’exprimoit pas sa pensée, mais ce n’étoit point par fausseté qu’il cachoit ses impressions ; un mélange de résignation et de dignité réprimoit en lui tout signe extérieur de ses sentimens. En entrant dans l’assemblée, il regardoit à droite et à gauche, avec cette sorte de curiosité vague qu’ont d’ordinaire les personnes dont la vue est si basse qu’elles cherchent en vain à s’en servir. Il proposa la guerre du même son de voix avec lequel il auroit pu commander le décret le plus indifférent du monde. Le président lui répondit avec le laconisme arrogant adopté dans cette assemblée, comme si la fierté d’un peuple libre consistoit à maltraiter le roi qu’il a choisi pour chef constitutionnel.

Lorsque Louis XVI et ses ministres furent sortis, l’assemblée vota la guerre par acclamation. Quelques membres ne prirent point part à la délibération, mais les tribunes applaudirent avec transport ; les députés levèrent leurs chapeaux en l’air ; et ce jour, le premier de la lutte sanglante qui a déchiré l’Europe pendant vingt-trois années, ce jour ne fit pas naître dans la plupart des esprits la moindre inquiétude. Cependant, parmi les députés qui ont voté cette guerre, un grand nombre a péri d’une manière violente, et ceux qui se réjouissoient le plus venoient à leur insu de prononcer leur arrêt de mort.

  1. Œuvres de Burke, vol. III, page 179.
  2. Page 183.