Considérations sur … la Révolution Française/Seconde partie/XX

CHAPITRE XX.

Mort de Mirabeau.

UN grand seigneur brabançon, d’un esprit sage et pénétrant, étoit l’intermédiaire entre la cour et Mirabeau ; il avoit obtenu de lui de se concerter secrètement par lettres avec le marquis de Bouillé, le général en qui la famille royale avoit le plus de confiance. Il paraît que le projet de Mirabeau étoit de conduire le roi à Compiègne, au milieu des régimens dont M. de Bouillé se croyoit sûr, et d’y appeler l’assemblée constituante, pour la dégager de l’influence de Paris, et la soumettre à celle de la cour. Mais en même temps Mirabeau avoit l’intention de faire adopter la constitution anglaise, car jamais un homme vraiment supérieur ne souhaitera le rétablissement du pouvoir arbitraire. Un caractère ambitieux pourroit se complaire dans ce pouvoir, s’il étoit sûr d’en disposer toute sa vie ; mais Mirabeau savoit très-bien que, parvînt-il à relever en France la monarchie sans limites, la direction de cette monarchie ne lui seroit pas long-temps accordée par la cour ; et il vouloit le gouvernement représentatif, dans lequel les hommes de talent étant toujours nécessaires, sont toujours considérés.

J’ai eu entre les mains une lettre de Mirabeau, écrite pour être montrée au roi ; il y offroit tous ses moyens pour rendre à la France une monarchie forte et digne, mais limitée ; il se servoit entre autres de cette expression remarquable : Je ne voudrais pas avoir travaillé seulement a une vaste destruction. Toute la lettre faisoit honneur à la justesse de sa manière de voir. Sa mort fut un grand mal, à l’époque où elle arriva ; une supériorité transcendante dans la carrière de la pensée offre toujours de grandes ressources. « Vous avez trop d’esprit, disoit un jour M. Necker à Mirabeau, pour ne pas reconnoître tôt ou tard que la morale est dans la nature des choses. »

Mirabeau n’étoit pas encore tout-à-fait un homme de génie, mais il en approchoit à force de talents.

Je l’avouerai donc, malgré les torts affreux de Mirabeau, malgré le juste ressentiment que j’avais des attaques qu’il s’étoit permises contre mon père en public (car, dans l’intimité, il n’en parloit jamais qu’avec admiration), sa mort me frappa douloureusement, et tout Paris éprouva la même impression. Pendant sa maladie, une foule immense se rassembloit chaque jour et à chaque heure devant sa porte ; cette foule ne faisoit pas le moindre bruit, dans la crainte de l’incommoder ; elle se renouveloit plusieurs fois pendant le cours des vingt-quatre heures, et des individus de différentes classes se conduisoient tous avec les mêmes égards. Un jeune homme, ayant ouï dire que si l’on introduisoit du sang nouveau dans les veines d’un mourant, il revivrait, vint s’offrir pour sauver la vie de Mirabeau aux dépens de la sienne. On ne peut voir sans être attendri les hommages rendus au talent ; ils diffèrent tant de ceux qu’on prodigue à la puissance !

Mirabeau savoit qu’il alloit mourir. Dans cet instant, loin de s’affliger, il s’enorgueillissoit ; on tiroit le canon pour une cérémonie ; il s’écria : J’entends déjà les funérailles d’Achille. En effet, un orateur intrépide qui défendroit avec constance la cause de la liberté, pourroit se comparer à un héros. Après ma mort, dit-il encore, les factieux se partageront les lambeaux de la monarchie. Il avoit conçu le projet de réparer beaucoup de maux, mais il ne lui fut pas accordé d’expier lui-même ses fautes. Il souffroit cruellement dans les derniers jours de sa vie ; et, ne pouvant plus parler, il écrivit à Cabanis, son médecin, pour en obtenir de l’opium, ces mots de Hamlet : Mourir, c’est dormir. Les idées religieuses ne vinrent point à son secours ; il fut atteint par la mort dans la plénitude des intérêts de ce monde, et lorsqu’il se croyoit près du terme où son ambition aspirait. Il y a dans la destinée de tous les hommes, quand on se donne la peine d’y regarder, la preuve manifeste d’un but moral et religieux dont ils ne se doutent pas toujours eux-mêmes, et vers lequel ils marchent à leur insu.

Tous les partis regrettoient alors Mirabeau. La cour se flattoit de l’avoir gagné ; les amis de la liberté comptoient néanmoins sur son secours. Les uns se disoient qu’avec une telle hauteur de talent il ne pouvoit désirer l’anarchie, puisqu’il n’avoit pas besoin de la confusion pour être le premier ; et les autres étoient certains qu’il souhaitoit des institutions libres, puisque la valeur personnelle n’est à sa place que là où elles existent. Enfin il mourut dans le moment le plus brillant de sa carrière, et les larmes du peuple qui accompagnoit son enterrement en rendirent la pompe très-touchante ; C’étoit la première fois en France qu’un homme célèbre par ses écrits et par son éloquence recevoit des honneurs qu’on n’accordoit jadis qu’aux grands seigneurs, ou aux guerriers. Le lendemain de sa mort, personne, dans l’assemblée constituante, ne regardoit sans tristesse la place où Mirabeau avoit coutume de s’asseoir. Le grand chêne étoit tombé, le reste ne se distinguoit plus.

Je me reproche d’exprimer ainsi des regrets pour un caractère peu digne d’estime ; mais tant d’esprit est si rare, et il est malheureusement si probable qu’on ne verra rien de pareil dans le cours de sa vie, qu’on ne peut s’empêcher de soupirer, lorsque la mort ferme ses portes d’airain sur un homme naguère si éloquent, si animé, enfin si fortement en possession de la vie.