Considérations sur … la Révolution Française/Seconde partie/XIX

CHAPITRE XIX.

De l’état des affaires et des partis politiques dans l’hiver de
1790 à 1791.

DANS toutes les provinces de France il éclatoit des troubles causés par le changement total des institutions, et par la lutte entre les partisans de l’ancien et du nouveau régimes.

Le pouvoir exécutif faisoit le mort, selon l’expression d’un député du côté gauche de l’assemblée, parce qu’il espéroit, mais à tort, que le bien pourroit naître de l’excès même du mal. Les ministres se plaignoient sans cesse des désordres et, quoiqu’ils eussent peu de moyens pour s’y opposer, encore ne les employoient-ils pas, se flattant que le malheureux état des choses obligeroit l’assemblée à rendre plus de force au gouvernement. L’assemblée qui s’apercevoit de ce système, s’emparoît de toutes les affaires administratives, au lieu de s’en tenir à faire des lois. Après la retraite de M. Necker, elle demanda le renvoi des ministres ; et, dans ses décrets constitutionnels, ne songeant qu’à la circonstance, elle ôtoit successivement au roi la nomination de tous les agens du pouvoir exécutif. Elle mettoit en décret sa mauvaise humeur contre telle ou telle personne, croyant toujours à la durée du présent, comme presque tous les hommes en puissance. Les députés du côté gauche disoient : Le chef du pouvoir exécutif, en Angleterre, a des agens nommés par lui ; tandis que le pouvoir exécutif de France, non moins puissant et plus heureux, aura l’avantage de ne commander qu’aux élus de la nation, et d’être ainsi plus intimement uni avec le peuple. Il y a des phrases pour tout, particulièrement dans le françois, qui a tant servi pour tant de buts divers et momentanés. Rien n’étoit si simple, cependant, que de démontrer que l’on ne peut commander à des hommes sur le sort desquels on n’a pas d’influence. Cette vérité n’étoit avouée que par le parti aristocratique, mais il se rejetoit dans l’extrême opposé, en ne reconnaissant pas la nécessité de la responsabilité des ministres. Une des plus grandes beautés de la constitution anglaise, c’est que chaque branche du gouvernement y est tout ce qu’elle peut être ; le roi, les pairs et les communes. Les pouvoirs y sont égaux entre eux, non par leur faiblesse, mais par leur force.

Dans tout ce qui ne tenoit pas à l’esprit de parti, l’assemblée constituante montroit le plus haut degré de raison et de lumières ; mais il y a quelque chose de si violent dans les passions, que la chaîne des raisonnemens en est brisée ; de certains mots allument le sang, et l’amour-propre fait triompher les satisfactions éphémères sur tout ce qui pourroit être durable.

La même défiance contre le roi, qui entravoit la marche de l’administration et de l’ordre judiciaire, se faisoit encore plus sentir dans les décrets relatifs à la force militaire. On fomentoit volontairement l’indiscipline dans l’armée, tandis que rien n’étoit si facile que de la contenir ; on en vit la preuve dans l’insurrection du régiment de Châteauvieux ; il plut à l’assemblée constituante de réprimer cette révolte, et dans peu de jours ses ordres furent exécutés. M. de Bouillé, officier d’un vrai mérite, dans l’ancien régime, à la tête des troupes restées fidèles, força les soldats insurgés à rendre la ville de Nancy dont ils s’étoient emparés. Ce succès, qu’on devoit seulement à l’ascendant des décrets de l’assemblée, donna de fausses espérances à la cour : elle imagina, et M. de Bouillé ne manqua pas de l’entretenir dans cette illusion, que l’armée ne demandoit pas mieux que de rendre au roi son ancien pouvoir ; et l’armée, comme toute la nation, vouloit des limites à la volonté d’un seul. À dater de l’expédition de M. de Bouillé, pendant l’automne de 1790, la cour entra en négociation avec lui, et l’on se flatta de pouvoir amener de quelque manière Mirabeau à se concerter avec ce général. La cour se figuroit que le meilleur moyen d’arrêter la révolution, étoit d’en gagner les chefs ; mais cette révolution n’avoit que des chefs invisibles : c’étoient les croyances à de certaines vérités, et nulle séduction ne pouvoit les atteindre. Il faut transiger avec les principes en politique, et ne pas s’embarrasser des individus, qui se placent d’eux-mêmes, dès qu’on a bien dessiné le cadre dans lequel ils doivent entrer.

Le parti populaire, de son côté, sentoit cependant qu’il étoit entraîné trop loin, et que les clubs, qui s’établissoient hors de l’assemblée, commençoient à donner des lois à l’assemblée elle-même. Dès qu’on admet dans un gouvernement un pouvoir qui n’est pas légal, il finit toujours par être le plus fort. Comme il n’a d’autres fonctions que de blâmer ce qui se fait, et non d’agir lui-même, il ne prête point à la critique, et il a pour partisans tous ceux qui désirent un changement dans l’état. Il en est de même des esprits forts qui attaquent toutes les religions, mais qui ne savent que dire quand on leur demande de mettre un système quelconque à la place de ceux qu’ils veulent renverser. Il ne faut pas confondre ces autorités en dehors, dont l’existence est si nuisible, avec l’opinion qui se fait sentir partout, mais ne se forme en corps politique nulle part. Les clubs des jacobins étoient organisés comme un gouvernement, plus que le gouvernement lui-même ; ils rendoient des décrets ; ils étoient affiliés, par la correspondance dans les provinces, avec d’autres clubs non moins puissants ; enfin, on devoit les considérer comme la mine souterraine toujours prête à faire sauter les institutions existantes, quand l’occasion s’en présenteroit.

Le parti des Lameth, de Barnave et de Duport, le plus populaire de tous, après les jacobins, étoit pourtant déjà menacé par les démagogues d’alors, qui alloient être à leur tour considérés, l’année suivante, à quelques exceptions près, comme des aristocrates. L’assemblée, néanmoins, rejeta toujours avec persévérance les mesures proposées dans les clubs contre l’émigration, contre la liberté de la presse, contre les réunions des nobles ; jamais, à son honneur, on ne sauroit se lasser de le répéter, elle n’adopta la terrible doctrine de l’établissement de la liberté par le despotisme. C’est à ce détestable système qu’il faut attribuer la perte de l’esprit public en France.

M. de la Fayette et ses partisans ne voulurent point aller au club des jacobins ; et, pour balancer son influence, ils tâchèrent de fonder une autre réunion appelée le club de 1789, où les amis de l’ordre et de la liberté devoient se rassembler. Mirabeau, quoiqu’il eût d’autres vues personnelles, venoit à ce raisonnable club, qui pourtant fut désert en peu de temps, parce qu’aucun intérêt actif n’y appeloit personne. On étoit là pour conserver, pour réprimer, pour arrêter ; mais ce sont des fonctions d’un gouvernement, et non pas celles d’un club. Les monarchistes, c’est-à-dire, les partisans d’un roi et d’une constitution, auroient dû naturellement se rattacher à ce club de 1789 ; mais Sieyes et Mirabeau, qui en étaient, n’auroient consenti, pour rien au monde, à se dépopulariser en se rapprochant de Malouet, de Clermont-Tonnerre, de ces hommes qui étoient aussi opposés à l’impulsion du moment, que d’accord avec l’esprit du siècle. Les modérés se trouvoient donc divisés en deux ou trois sections différentes, tandis que les attaquans étoient presque toujours réunis. Les sages et courageux partisans des institutions anglaises se voyoient repoussés de toutes parts, parce qu’ils n’avoient pour eux que la vérité. On peut cependant trouver dans le Moniteur du temps les aveux précieux des coryphées du côté droit sur la constitution anglaise. L’abbé Maury dit : La constitution anglaise, que les amis du trône et de la liberté doivent également prendre pour modèle. Cazalès dit : L’Angleterre, ce pays dans lequel la nation est aussi libre que le roi est respecté. Enfin, tous les défenseurs des vieux abus, se voyant menacés d’un danger beaucoup plus grand que la réforme de ces abus mêmes, exaltoient alors le gouvernement anglais, autant qu’ils l’avoient déprécié deux ans plus tôt, lorsqu’il leur étoit si facile de l’obtenir. Les privilégiés ont renouvelé cette manœuvre plusieurs fois, mais toujours sans inspirer de confiance ; les principes de la liberté ne sauroient être une affaire de tactique car il y a quelque chose qui tient du culte, dans le sentiment dont les âmes sincères sont pénétrées pour la dignité de l’espèce humaine.