Considérations sur … la Révolution Française/Seconde partie/VI

CHAPITRE VI.

Des divers partis qui se faisoient remarquer dans l’assemblée
constituante.

LA direction générale des esprits étoit la même dans tout le parti populaire, car tous vouloient la liberté ; mais il y avoit des divisions particulières dans la majorité comme dans la minorité de l’assemblée ; et la plupart de ces divisions étoient fondées sur les intérêts personnels qui commençoient à s’agiter. Quand l’influence des assemblées n’est pas renfermée dans les limites de la législation, et qu’une grande partie du pouvoir qui dispense l’argent et les emplois se trouve entre leurs mains, alors, dans tous les pays, mais surtout en France, les idées et les principes ne donnent plus lieu qu’à des sophismes qui font habilement servir les vérités générales aux calculs individuels.

Le côté des aristocrates, que l’on appeloit le côté droit, étoit composé presque en entier de nobles, de parlementaires et de prélats ; à peine trente membres du tiers état s’y étoient réunis. Ce parti, qui avoit protesté contre toutes les résolutions de l’assemblée, n’y assistoit que par prudence ; tout ce qu’on y faisoit lui paraissoit insolent, mais très-peu sérieux, tant il trouvoit ridicule cette découverte du dix-huitième siècle, une nation, tandis qu’on n’avoit eu jusqu’alors que des nobles, des prêtres et du peuple ! Quand les députés du côté droit sortoient de l’ironie, c’étoit pour traiter d’impiété tout changement apporté aux institutions anciennes ; comme si l’ordre social devoit être seul condamné dans la nature à la double infirmité de l’enfance et de la vieillesse, et passer d’un commencement informe à une vétusté débile, sans que les lumières acquises par le temps pussent jamais lui donner une véritable force. Les privilégiés se servoient de la religion comme d’une sauvegarde pour les intérêts de leur caste ; et c’est en confondant ainsi les priviléges et les dogmes, qu’ils ont beaucoup diminué l’empire du véritable christianisme en France.

La noblesse avoit pour orateur, ainsi que je l’ai déjà dit, M. de Casalès, anobli depuis vingt-cinq ans ; car la plupart des hommes de talent, parmi les anciens gentilshommes, avoient adopté le parti populaire. L’abbé Maury, l’orateur du clergé, soutenoit souvent la bonne cause, puisqu’il étoit du parti des vaincus, et cet avantage contribuoit plus à ses succès que son talent même ; l’archevêque d’Aix, l’abbé de Montesquiou, etc., spirituels défenseurs de leur ordre, cherchoient quelquefois, aussi bien que Casalès, à captiver leurs adversaires, afin d’en obtenir, non un acquiescement à leurs opinions, mais un suffrage pour leurs talents. Le reste des aristocrates n’adressoit que des injures au parti populaire, et, ne transigeant jamais avec les circonstances, ils croyoient faire le bien en aggravant le mal ; tout occupés de justifier leur réputation de prophètes, ils désiroient leur propre malheur, pour jouir de la satisfaction d’avoir prédit juste.

Les deux partis les plus exagérés de l’assemblée se plaçoient dans la salle, comme aux deux extrémités d’un amphithéâtre, et s’asseyoient de chaque côté, sur les banquettes les plus élevées. En descendant du côté droit, l’on trouvoit ce que l’on appeloit la plaine ou le marais, c’est-à-dire, les modérés, pour la plupart défenseurs de la constitution anglaise. J’ai déjà nommé les principaux d’entre eux : Malouet, Lally, Mounier ; il n’y avoit point d’hommes plus consciencieux dans l’assemblée. Mais, quoique Lally fût doué d’une superbe éloquence, que Mounier fût un publiciste de la plus haute sagesse, et Malouet un administrateur de première force ; quoique au dehors ils fussent soutenus par les ministres, ayant M. Necker à leur tête, et que souvent, dans l’assemblée, plusieurs hommes de mérite se ralliassent à leurs opinions, les deux partis extrêmes couvroient ces voix, les plus courageuses et les plus pures de toutes. Elles ne cessoient pas de se faire entendre dans le désert d’une foule égarée ; mais les aristocrates exagérés ne pouvoient souffrir ces hommes qui vouloient établir une constitution sage, libre, et par conséquent durable ; et souvent on les voyoit donner plus volontiers la main aux démagogues forcenés, dont les folies menaçoient la France, ainsi qu’eux-mêmes, d’une affreuse anarchie. C’est là ce qui caractérise l’esprit de parti, ou plutôt cette exaltation d’amour-propre qui ne permet pas de supporter une autre manière de voir que la sienne.

On remontoit des impartiaux au parti populaire, qui, bien que réuni tout entier sur les questions importantes, se divisoit en quatre sections, dont on pouvoit aisément saisir les différences. M. de la Fayette, comme chef de la garde nationale, et comme l’ami le plus désintéressé et le plus ardent de la liberté, avoit une grande considération dans l’assemblée ; mais ses opinions scrupuleuses ne lui permettoient pas d’influer sur les délibérations des représentans du peuple, et peut-être aussi lui en coûtoit-il trop de risquer sa popularité hors de l’assemblée, par les débats dans lesquels il falloit soutenir l’autorité royale contre les principes démocratiques. Il aimoit à rentrer dans le rôle passif qui convient à la force armée. Depuis, il a sacrifié courageusement cet amour de la popularité, la passion favorite de son âme ; mais, pendant la durée de l’assemblée constituante, il perdit de son crédit parmi les députés, parce qu’il s’en servit trop rarement.

Mirabeau, que l’on savoit corruptible, n’avoit guère avec lui personnellement que ceux qui vouloient partager les chances de sa fortune. Mais, bien qu’il n’eût pas précisément un parti, il exerçoit de l’ascendant sur tous, quand il faisoit usage de la force admirable de son esprit. Les hommes influens du côté populaire, un petit nombre de jacobins excepté, étoient Duport, Barnave, et quelques jeunes gens de la cour, devenus démocrates ; hommes très-purs sous le rapport de l’argent, mais très-avides de jouer un rôle. Duport, conseiller au parlement, avoit été toute sa vie pénétré des inconvéniens de l’institution dont il faisoit partie ; ses connaissances profondes dans la jurisprudence de tous les pays lui méritaient, à cet égard, la confiance de l’assemblée.

Barnave, jeune avocat du Dauphiné, de la plus rare distinction, étoit plus fait, par son talent, qu’aucun autre député, pour être orateur à la manière des Anglais. Il se perdit dans le parti des aristocrates par un mot irréfléchi. Après le 14 juillet, on s’indignoit avec raison de la mort des trois victimes assassinées pendant l’émeute. Barnave, enivré du triomphe de cette journée, souffroit impatiemment les accusations dont le peuple entier sembloit l’objet, et il s’écria, en parlant de ceux qu’on avoit massacrés : Leur sang étoit-il donc si pur ? Funeste parole, sans nul rapport avec son caractère vraiment honnête, délicat, et même sensible ; mais sa destinée fut à jamais gâtée par ces expressions condamnables : tous les journaux, tous les discours du côté droit les imprimèrent sur son front, et l’on irrita sa fierté au point de lui rendre impossible de se repentir sans s’humilier.

Les meneurs du côté gauche auroient fait triompher la constitution anglaise, s’ils s’étoient réunis dans ce but à M. Necker parmi les ministres et à ses amis dans l’assemblée ; mais alors ils n’auroient été que des agens secondaires dans la marche des événemens, et ils vouloient se placer au premier rang : ils prirent donc, très-imprudemment, leur appui au dehors, dans les rassemblemens qui commençoient à préparer un orage souterrain. Ils gagnèrent de l’ascendant dans l’assemblée, en se moquant des modérés, comme si la modération étoit de la faiblesse, et qu’eux seuls fussent des caractères forts ; on les voyait, dans les salles et sur les bancs des députés, tourner en ridicule quiconque s’avisoit de leur représenter qu’avant eux les hommes avoient existé en société, que les écrivains avoient pensé, et que l’Angleterre étoit en possession de quelque liberté. On eût dit qu’on leur répétoit les contes de leur nourrice, tant ils écoutoient avec impatience, tant ils prononçoient avec dédain de certaines phrases bien exagérées et bien décisives sur l’impossibilité d’admettre un sénat héréditaire, un sénat même à vie, un veto absolu, une condition de propriété, enfin tout ce qui, disoient-ils, attentoit à la souveraineté du peuple ! Ils portoient la fatuité des cours dans la cause démocratique, et plusieurs députés du tiers étaient, tout à la fois, éblouis par leurs belles manières de gentilshommes, et captivés par leurs doctrines démocratiques.

Ces chefs élégans du parti populaire vouloient entrer dans le ministère. Ils souhaitoient de conduire les affaires jusqu’au point où l’on auroit besoin d’eux ; mais, dans cette rapide descente, le char ne s’arrêta point à leur relais ; ils n’étoient point conspirateurs, mais ils se confioient trop en leur pouvoir sur l’assemblée, et se flattoient de relever le trône, dès qu’ils l’auroient fait arriver jusqu’à leur portée : mais, quand ils voulurent de bonne foi réparer le mal déjà fait, il n’étoit plus temps. On ne sauroit compter combien de désastres auroient pu être épargnés à la France, si ce parti de jeunes gens se fût réuni avec les modérés ; car, avant les événemens du 6 octobre, lorsque le roi n’avoit point été enlevé de Versailles, et que l’armée françoise, répandue dans les provinces, conservoit encore quelque respect pour le trône, les circonstances étoient telles qu’on pouvoit établir une monarchie raisonnable en France. La philosophie commune se plaît à croire que tout ce qui est arrivé étoit inévitable : mais à quoi serviroient donc la raison et la liberté de l’homme, si sa volonté n’avoit pu prévenir ce que cette volonté a si visiblement accompli ?

Au premier rang du côté populaire, on remarquoit l’abbé Sieyes, isolé par son caractère, bien qu’entouré des admirateurs de son esprit. Il avoit mené, jusqu’à quarante ans, une vie solitaire, réfléchissant sur les questions politiques, et portant une grande force d’abstraction dans cette étude ; mais il étoit peu fait pour communiquer avec les autres hommes, tant il s’irritoit aisément de leurs travers, et tant il les blessoit par les siens ! Toutefois, comme il avoit un esprit supérieur et des façons de s’exprimer laconiques et tranchantes, c’étoit la mode dans l’assemblée de lui montrer un respect presque superstitieux. Mirabeau ne demandoit pas mieux que d’accorder au silence de l’abbé Sieyes le pas sur sa propre éloquence, car ce genre de rivalité n’est pas redoutable. On croyoit à Sieyes, à cet homme mystérieux, des secrets sur les constitutions, dont on espéroit toujours des effets étonnants, quand il les révélerait. Quelques jeunes gens, et même des esprits d’une grande force, professoient la plus haute admiration pour lui, et on s’accordoit à le louer aux dépens de tout autre, parce qu’il ne se faisoit jamais juger en entier dans aucune circonstance.

Ce qu’on savoit avec certitude, c’est qu’il détestoit les distinctions nobiliaires ; et cependant il avoit conservé de son état de prêtre un attachement au clergé, qui se manifesta le plus clairement du monde lors de la suppression des dîmes. Ils veulent être libres, et ne savent pas être justes, disait-il à cette occasion ; et toutes les fautes de l’assemblée étoient renfermées dans ces paroles. Mais il falloit les appliquer également aux diverses classes de la société qui avoient droit à des dédommagemens pécuniaires. L’attachement de l’abbé Sieyes pour le clergé auroit perdu tout autre homme auprès du parti populaire ; mais, en considération de sa haine contre les nobles, les montagnards lui pardonnèrent son faible pour les prêtres.

Ces montagnards formoient le quatrième parti du côté gauche. Robespierre étoit déjà dans leurs rangs, et le jacobinisme se préparoit par leurs clubs. Les chefs de la majorité du parti populaire se moquoient de l’exagération des jacobins, et se complaisoient dans l’air de sagesse qu’ils pouvoient se donner, par comparaison avec des factieux conspirateurs. On eût dit que les prétendus modérés se faisoient suivre des plus violens démocrates, comme le chasseur de sa meute, en se glorifiant de savoir la retenir.

L’on se demandera quel est le parti qui, dans cette assemblée, pouvoit être appelé le parti d’Orléans. Peut-être n’en existait-il aucun, car nul ne reconnaissoit le duc d’Orléans pour chef, et lui-même ne vouloit l’être de personne. La cour, en 1788, l’avoit exilé six semaines dans une de ses terres ; elle s’étoit quelquefois opposée à ses voyages continuels en Angleterre : c’est à ces contrariétés que son irritation doit être attribuée. Il avoit plus de mécontentement que de projets, plus de velléités que d’ambition réelle. Ce qui faisoit croire à l’existence d’un parti d’Orléans, c’étoit l’idée généralement établie dans la tête des publicistes d’alors, qu’une déviation de la ligne d’hérédité, telle qu’elle avoit eu lieu en Angleterre, pouvoit être favorable à l’établissement de la liberté, en plaçant à la tête de la constitution un roi qui lui devroit le trône, au lieu d’un roi qui se croiroit dépouillé par elle. Mais le duc d’Orléans était, sous tous les rapports possibles, l’homme le moins propre à jouer en France le rôle de Guillaume III en Angleterre ; et, mettant même à part le respect qu’on avoit pour Louis XVI, et qu’on lui devait, le duc d’Orléans ne pouvoit ni se soutenir lui-même, ni servir d’appui à personne. Il avoit de la grâce, des manières nobles et de l’esprit en société ; mais ses succès dans le monde ne développèrent en lui qu’une grande légèreté de principes, et quand les tourmentes révolutionnaires l’ont agité, il s’est trouvé sans frein comme sans force. Mirabeau sonda sa valeur morale dans quelques entretiens, et se convainquit, après l’avoir examiné, qu’aucune entreprise politique ne pouvoit être fondée sur un tel caractère.

Le duc d’Orléans vota toujours avec le parti populaire de l’assemblée constituante, peut-être par l’espoir très-vague de gagner le premier lot ; mais cet espoir n’a jamais pris de consistance dans aucune tête. Il a, dit-on, soudoyé la populace. Mais, que cela soit ou non, il faut n’avoir aucune idée de la révolution pour imaginer que cet argent, s’il a été donné, ait exercé la moindre influence. Un peuple entier n’est pas mis en mouvement par des moyens de ce genre. La grande erreur des gens de la cour a toujours été de chercher dans quelques faits de détail la cause des sentimens exprimés par la nation entière.