Considérations sur … la Révolution Française/Seconde partie/V

CHAPITRE V.

de la liberté de la presse, et de la police pendant
l’assemblée constituante.

NON-SEULEMENT l’assemblée constituante mérite la reconnoissance du peuple françois pour la réforme des abus sous lesquels il étoit accablé ; mais il faut lui rendre encore hommage de ce que, seule entre les autorités qui ont gouverné la France, avant et depuis la révolution, elle a permis franchement et sincèrement la liberté de la presse. Sans doute elle l’a maintenue d’autant plus volontiers, qu’elle étoit certaine d’avoir l’opinion en sa faveur ; mais on ne peut être un gouvernement libre qu’à cette condition ; d’ailleurs, quoique la grande majorité des écrits fut dans le sens des principes de la révolution, les journaux des aristocrates attaquoient avec la plus grande amertume les individus du parti populaire, et leur amour-propre pouvoit en être irrité.

Avant 1789, la Hollande et l’Angleterre jouissoient seules en Europe d’une liberté de la presse garantie par les lois. Les journaux politiques ont commencé en même temps que les gouvernemens représentatifs, et ces gouvernemens en sont inséparables. La gazette de la cour, dans les monarchies absolues, suffit à la publication des nouvelles officielles ; mais, pour que toute une nation lise chaque jour des discussions sur les affaires publiques, il faut qu’elle considère les affaires publiques comme les siennes. La liberté de la presse est donc une question tout à fait différente dans les pays où il y a des assemblées dont les débats peuvent être imprimés chaque matin dans les journaux, ou sous le gouvernement silencieux du pouvoir sans limites. La censure préalable, sous un tel gouvernement, peut vous priver d’un bon ouvrage, ou vous préserver d’un mauvais écrit. Mais il n’en est pas ainsi des journaux, dont l’intérêt est éphémère ; ils dépendent nécessairement des ministres, s’ils sont soumis à une censure préalable ; et il n’existe pas de représentation nationale, dès que le pouvoir exécutif a dans sa main, par les gazettes, la fabrique journalière des raisonnemens et des faits : par ce moyen il est autant le maître de commander à l’opinion qu’aux troupes de ligne.

Tout le monde est d’accord sur la nécessité de réprimer par les lois les abus de la liberté de la presse ; mais, si le pouvoir exécutif seul a le droit de faire parler à son gré les journaux qui rendent compte aux commettans des débats de leurs mandataires, la censure ne s’en tient point à défendre, elle ordonne ; car il faut dicter l’esprit dans lequel les feuilles publiques doivent être rédigées. Ce n’est donc pas un pouvoir négatif, mais positif, que l’on donne aux ministres d’un état, quand on leur accorde la censure, ou plutôt la composition des gazettes. Ils peuvent ainsi faire dire sur chaque individu ce qui leur plaît, et empêcher que cet individu ne publie sa justification. Du temps de la révolution en Angleterre, c’étoit par les sermons prononcés dans les églises que l’opinion se formait. Il en est de même des journaux en France : si l’assemblée constituante eût interdit les Actes des Apôtres, et permis seulement les écrits périodiques dirigés contre le parti des aristocrates, le public, soupçonnant quelque mystère, puisqu’il y auroit eu de la contrainte, ne se seroit point aussi franchement rattaché aux députés, dont il n’auroit pu ni suivre, ni juger avec certitude la conduite.

Le silence complet des journaux seroit alors infiniment préférable, car, au moins, le peu de lettres qui pourroient arriver dans les départemens contiendroient quelques vérités pures. L’imprimerie feroit tomber le genre humain dans les ténèbres des sophismes, si l’autorité seule pouvoit en disposer, et que les gouvernemens eussent ainsi la possibilité de contrefaire la voix publique. Chaque découverte sociale est un moyen de despotisme, si elle n’est pas un moyen de liberté.

Mais, dira-t-on, tous les troubles de France ont été causés par la licence de la presse. Qui ne reconnoît aujourd’hui que l’assemblée constituante auroit dû soumettre les écrits factieux, comme tout autre délit public, au jugement des tribunaux ? Mais si, pour maintenir son pouvoir, elle avoit fait taire ses adversaires, et laissé la parole imprimée seulement à ses amis, le gouvernement représentatif auroit été anéanti. Une représentation nationale imparfaite n’est qu’un instrument de plus pour la tyrannie. On a vu, dans l’histoire d’Angleterre, combien les parlemens asservis ont été plus loin que les ministres eux-mêmes dans la bassesse envers le pouvoir. La responsabilité n’est point à craindre pour les corps ; d’ailleurs, plus les choses sont belles en elles-mêmes, la représentation nationale, l’art de parler, l’art d’écrire, plus elles deviennent méprisables quand elles dévient de leur destination naturelle ; et alors, ce qui est mauvais par essence vaudroit encore mieux.

Ce n’est pas une caste à part que des représentans ; le don des miracles ne leur est pas accordé ; ils ne sont quelque chose que quand ils ont la nation derrière eux ; mais, dès que cet appui leur manque, un bataillon de grenadiers est toujours plus fort qu’une assemblée de trois cents députés. C’est donc une puissance morale qui leur sert à balancer la force physique de l’autorité à laquelle les soldats obéissent ; et cette force morale consiste tout entière dans l’action de l’esprit public par la liberté de la presse. Le pouvoir, qui donne les places, est tout, du moment que l’opinion, qui distribue la considération, n’est plus rien.

Mais ne pouvoit-on pas, dira-t-on, suspendre ce droit pour un temps ? Et par quel moyen alors faire sentir la nécessité de le rétablir ? La liberté de la presse est le seul droit dont tous les autres dépendent ; les sentinelles font la sécurité de l’armée. Quand vous voulez écrire contre la suspension de cette liberté, c’est précisément ce que vous dites sur ce sujet qu’on ne vous permet pas de publier.

Une seule circonstance, cependant, peut obliger à soumettre les journaux à la censure, c’est-à-dire, à l’autorité du gouvernement même qu’ils doivent éclairer ; c’est quand les étrangers sont maîtres d’un pays. Mais alors il n’y a rien dans ce pays, quoi qu’on fasse, qui puisse ressembler à une existence politique. Le seul intérêt de la nation opprimée est donc alors de recouvrer, s’il se peut, son indépendance ; et, comme dans les prisons le silence apaise plus les geôliers que la plainte, il faut se taire tant que les verrous sont fermés tout à la fois sur le sentiment et sur la pensée.

L’un des premiers mérites qu’on ne sauroit contester à l’assemblée constituante, c’est le respect qu’elle a toujours eu pour les principes de liberté qu’elle proclamait. J’ai vu cent fois vendre à la porte d’une assemblée, plus puissante que ne l’a jamais été aucun roi de France, les insultes les plus mordantes contre les membres de la majorité, leurs amis et leurs principes. L’assemblée s’interdisoit également toutes les ressources secrètes du pouvoir, et ne s’appuyoit que sur l’adhésion de la France presque entière. Le secret des lettres étoit respecté, et l’invention d’un ministère de la police ne paraissoit pas alors au nombre des fléaux possibles : il en est de cette police comme de la censure pour les journaux ; la situation actuelle de la France, occupée par les étrangers, peut seule en faire concevoir la cruelle nécessité.

Lorsque l’assemblée constituante, transportée à Paris, n’étoit déjà plus maîtresse, à beaucoup d’égards, de ses propres délibérations, un de ses comités s’avisa de s’appeler comité des recherches, relativement à quelques conspirations dénoncées à l’assemblée. Il n’avoit aucune force, il ne pouvoit recourir à aucun espionnage, puisqu’il n’avoit point d’agens sous ses ordres, et que d’ailleurs la liberté de parler étoit complète. Mais ce seul nom de comité des recherches, analogue à celui des institutions inquisitoriales, que les tyrans religieux et politiques ont adoptées, inspiroit une aversion universelle ; et le pauvre homme Voydel, qui présidait ce comité, quoiqu’il ne fît aucun mal, n’étoit reçu dans aucun parti.

La terrible secte des jacobins prétendit dans la suite établir la liberté par le despotisme, et de ce système sont sortis tous les forfaits. Mais l’assemblée constituante étoit bien loin de l’avoir adopté ; ses moyens étoient analogues à son but, et c’est dans la liberté même qu’elle cherchoit la force nécessaire pour établir la liberté. Si l’assemblée constituante avoit joint à cette noble indifférence pour les attaques de ses adversaires, dont l’opinion publique la vengeoit, une juste sévérité contre tous les écrits et les rassemblemens qui provoquoient au désordre ; sil elle s’étoit dit, qu’au moment où un parti quelconque devient puissant, c’est d’abord les siens qu’il doit réprimer, elle auroit gouverné avec tant d’énergie et de sagesse, que l’œuvre des siècles se seroit accompli peut-être en deux années. L’on ne peut s’empêcher de croire que la fatalité, qui doit punir en tout l’orgueil de l’homme s’y est seule opposée : car tout sembloit facile alors, tant il y avoit d’union dans les esprits, et de bonheur dans les circonstances !