Considérations sur … la Révolution Française/Quatième partie/XVIII

CHAPITRE XVIII.

De la doctrine politique de Bonaparte.

UN jour M. Suard, l’homme de lettres françois qui réunit au plus haut degré le tact de la littérature à la connoissance du grand monde, parloit avec courage devant Napoléon sur la peinture des empereurs romains, dans Tacite. Fort bien, dit Napoléon ; mais il devoit nous expliquer pourquoi le peuple romain toléroit et même aimoit ces mauvais empereurs. C’étoit là ce qu’il importoit de faire connaître à la postérité. Tâchons de ne pas mériter, relativement à l’empereur de France lui-même, les reproches qu’il faisoit à l’historien romain.

Les deux principales causes du pouvoir de Napoléon en France ont été sa gloire militaire avant tout, et l’art qu’il eut de rétablir l’ordre sans attaquer les passions intéressées que la révolution avoit fait naître. Mais tout ne consistoit pas dans ces deux problèmes.

On prétend qu’au milieu du conseil d’état, Napoléon montroit dans la discussion une sagacité universelle. Je doute un peu de l’esprit qu’on trouve à un homme tout-puissant ; il nous en coûte davantage, à nous autres particuliers, pour gagner notre vie de célébrité. Néanmoins on n’est pas quinze ans le maître de l’Europe, sans avoir une vue perçante sur les hommes et sur les choses. Mais il y avoit dans la tête de Bonaparte une incohérence, trait distinctif de tous ceux qui ne classent pas leurs pensées sous la loi du devoir. La puissance du commandement avoit été donnée par la nature à Bonaparte ; mais c’étoit plutôt parce que les hommes n’agissoient point sur lui que parce qu’il agissoit sur eux, qu’il parvenoit à en être le maître ; les qualités qu’il n’avoit pas lui servoient autant que les talens qu’il possédoit, et il ne se faisoit obéir qu’en avilissant ceux qu’il soumettoit. Ses succès sont étonnans, ses revers plus étonnans encore ; ce qu’il a fait avec l’énergie de la nation est admirable ; l’état d’engourdissement dans lequel il l’a laissée peut à peine se concevoir. La multitude d’hommes d’esprit qu’il a employés est extraordinaire ; mais les caractères qu’il a dégradés nuisent plus à la liberté que toutes les facultés de l’intelligence ne pourroient y servir. C’est à lui surtout que peut s’appliquer la belle image du despotisme dans l’Esprit des lois : il a coupé l’arbre par la racine pour en avoir le fruit, et peut-être a-t-il desséché le sol même. Enfin Bonaparte, maître absolu de quatre-vingts millions d’hommes, ne rencontrant plus d’opposition nulle part, n’a su fonder ni une institution dans l’état, ni un pouvoir stable pour lui-même. Quel est donc le principe destructeur qui suivoit ses pas triomphans ? quel est-il ? le mépris des hommes, et par conséquent de toutes les lois, de toutes les études, de tous les établissemens, de toutes les institutions dont la base est le respect pour l’espèce humaine. Bonaparte s’est enivré de ce mauvais vin du machiavélisme ; il ressembloit, sous plusieurs rapports, aux tyrans italiens du quatorze et du quinzième siècle ; et, comme il avoit peu lu, l’instruction ne combattoit point dans sa tête la disposition naturelle de son caractère. L’époque du moyen âge étant la plus brillante de l’histoire des Italiens, beaucoup d’entre eux n’estiment que trop les maximes des gouvernemens d’alors ; et ces maximes ont toutes été recueillies par Machiavel.

En relisant dernièrement en Italie son fameux écrit du Prince, qui trouve encore des croyans parmi les possesseurs du pouvoir, un fait nouveau et une conjecture nouvelle m’ont paru dignes d’attention. D’abord on vient de publier, en 1813, les lettres de Machiavel, trouvées dans les manuscrits de la bibliothèque Barberini, qui prouvent positivement que c’est pour se raccommoder avec les Médicis qu’il a publié le Prince. On lui avoit fait subir la question, à cause de ses efforts en faveur de la liberté ; il étoit ruiné, malade, et sans ressources ; il transigea, mais après la torture : en vérité, l’on cède à moins, de nos jours.

Ce traité du Prince, où l’on retrouve malheureusement la supériorité d’esprit que Machiavel avoit développée dans une meilleure cause, n’a point été composé, comme on l’a cru, pour faire haïr le despotisme en montrant quelles affreuses ressources les despotes doivent employer pour se maintenir. C’est une supposition trop détournée pour être admise. Il me semble plutôt que Machiavel, détestant avant tout le joug des étrangers en Italie, toléroit et encourageoit même les moyens, quels qu’ils fussent, dont les princes du pays pouvoient se servir pour être les maîtres, espérant qu’ils seroient assez forts un jour pour repousser les troupes allemandes et françoises. Machiavel analyse l’art de la guerre dans ses écrits, comme les hommes du métier pourroient le faire ; il revient sans cesse à la nécessité d’une organisation militaire purement nationale : et, s’il a souillé sa vie par son indulgence pour les crimes des Borgia, c’est peut-être parce qu’il s’abandonnoit trop au besoin de tout tenter pour recouvrer l’indépendance de sa patrie. Bonaparte n’a sûrement pas examiné le Prince de Machiavel sous ce point de vue ; mais il y a cherché ce qui passe encore pour de la profondeur parmi les âmes vulgaires : l’art de tromper les hommes. Cette politique doit tomber à mesure que les lumières s’étendront ; ainsi la croyance à la sorcellerie n’existe plus, depuis qu’on a découvert les véritables lois de la physique.

Un principe général, quel qu’il fût, déplaisoit à Bonaparte, comme une niaiserie ou comme un ennemi. Il n’écoutoit que les considérations du moment, et n’examinoit les choses que sous le rapport de leur utilité immédiate, car il auroit voulu mettre le monde entier en rente viagère sur sa tête. Il n’étoit point sanguinaire, mais indifférent à la vie des hommes. Il ne la considéroit que comme un moyen d’arriver à son but, ou comme un obstacle à écarter de sa route. Il n’étoit pas même aussi colère qu’il a souvent paru l’être : il vouloit effrayer avec ses paroles, afin de s’épargner le fait par la menace. Tout étoit chez lui moyen ou but ; l’involontaire ne se trouvoit nulle part, ni dans le bien, ni dans le mal. On prétend qu’il a dit : J’ai tant de conscrits à dépenser par an. Ce propos est vraisemblable, car Bonaparte a souvent assez méprisé ses auditeurs pour se complaire dans un genre de sincérité qui n’est que de l’impudence.

Jamais il n’a cru aux sentimens exaltés, soit dans les individus, soit dans les nations ; il a pris l’expression de ces sentimens pour de l’hypocrisie. Il pensoit tenir la clef de la nature humaine par la crainte et par l’espérance, habilement présentées aux égoïstes et aux ambitieux. Il faut en convenir, sa persévérance et son activité ne se ralentissoient jamais, quand il s’agissoit des moindres intérêts du despotisme ; mais c’étoit le despotisme même qui devoit retomber sur sa tête. Une anecdote, dans laquelle j’ai eu quelque part, peut offrir une donnée de plus sur le système de Bonaparte, relativement à l’art de gouverner.

Le duc de Melzi, qui a été pendant quelque temps vice-président de la république Cisalpine, étoit un des hommes les plus distingués que cette Italie, si féconde en tout genre, ait produits. Né d’une mère espagnole et d’un père italien, il réunissoit la dignité d’une nation à la vivacité de l’autre ; et je ne sais si l’on pourroit citer, même en France, un homme plus remarquable par sa conversation, et par le talent plus important et plus nécessaire de connoître et de juger tous ceux qui jouoient un rôle politique en Europe. Le premier consul fut obligé de l’employer, parce qu’il jouissoit du plus grand crédit parmi ses concitoyens, et que son attachement à sa patrie n’étoit mis en doute par personne. Bonaparte n’aimoit point à se servir d’hommes qui fussent désintéressés, et qui eussent des principes quelconques inébranlables ; aussi tournoit-il sans cesse autour de Melzi pour le corrompre.

Après s’être fait couronner roi d’Italie, en 1805, Bonaparte se rendit au corps législatif de Lombardie, et dit à l’assemblée qu’il vouloit donner une terre considérable au duc de Melzi, pour acquitter la reconnoissance publique envers lui : il espéroit ainsi le dépopulariser. Me trouvant alors à Milan, je vis le soir M. de Melzi, qui étoit vraiment au désespoir du tour perflde que Napoléon lui avoit joué, sans l’en prévenir en aucune manière ; et, comme Bonaparte se seroit irrité d’un refus, je conseillai à M. de Melzi de consacrer tout de suite à un établissement public les revenus dont on avoit voulu l’accabler. Il adopta mon avis ; et, dès le jour suivant, en se promenant avec l’empereur, il lui dit que telle étoit son intention. Bonaparte lui saisit le bras, et s’écria : C’est une idée de madame de Staël que vous me dites là ; je le parie. Mais ne donnez pas, croyez-moi, dans cette philanthropie romanesque du dix-huitième siècle : il n’y a qu’une seule chose à faire dans ce monde, c’est d’acquérir toujours plus d’argent et de pouvoir ; tout le reste est chimère. Beaucoup de gens diront qu’il avoit raison ; je crois, au contraire, que l’histoire montrera qu’en établissant cette doctrine, en déliant les hommes de l’honneur, partout ailleurs que sur le champ de bataille, il a préparé ses partisans à l’abandonner, conformément à ses propres préceptes, quand il cesseroit d’être le plus fort. Aussi peut-il se vanter d’avoir eu plus de disciples fidèles à son système, que de serviteurs dévoués à son infortune. Il consacroit sa politique par le fatalisme, seule religion qui puisse s’accorder avec le dévouement à la fortune ; et, sa prospérité croissant toujours, il a fini par se faire le grand prêtre et l’idole de son propre culte, croyant en lui, comme si ses désirs étoient des présages, et ses desseins des oracles.

La durée du pouvoir de Bonaparte étoit une leçon d’immoralité continuelle : s’il avoit toujours réussi, qu’aurions-nous pu dire à nos enfans ? Il nous seroit toujours resté sans doute la jouissance religieuse de la résignation, mais la masse des habitans de la terre auroit en vain cherché les intentions de la Providence dans les affaires humaines.

Toutefois, en 1811, les Allemands appeloient encore Bonaparte l’homme de la destinée ; l’imagination de quelques Anglois même étoit ébranlée par ses talens extraordinaires. La Pologne et l’Italie espéroient encore de lui leur indépendance, et la fille des Césars étoit devenue son épouse. Cet insigne honneur lui causa comme un transport de joie, étranger à sa nature ; et, pendant quelque temps, on dut croire que cette illustre compagne pourroit changer le caractère de celui que le sort avoit rapproché d’elle. Il ne falloit encore, à cette époque, à Bonaparte, qu’un sentiment honnête pour être le plus grand souverain du monde ; soit l’amour paternel, qui porte les hommes à soigner l’héritage de leurs enfans ; soit la pitié pour ces François, qui se faisoient tuer pour lui au moindre signe ; soit l’équité envers les nations étrangères, qui le regardoient avec étonnement ; soit enfin cette espèce de sagesse naturelle à tout homme, au milieu de la vie, quand il voit s’approcher les grandes ombres qui doivent bientôt l’envelopper : une vertu, une seule vertu, et c’en étoit assez pour que toutes les prospérités humaines s’arrêtassent sur la tête de Bonaparte. Mais l’étincelle divine n’existoit pas dans son cœur.

Le triomphe de Bonaparte, en Europe, comme en France, reposoit en entier sur une grande équivoque qui dure encore pour beaucoup de gens. Les peuples s’obstinoient à le considérer comme le défenseur de leurs droits, dans le moment où il en étoit le plus grand ennemi. La force de la révolution de France, dont il avoit hérité, étoit immense, parce qu’elle se composoit de la volonté des François et du vœu secret des autres nations. Napoléon s’est servi de cette force contre les anciens gouvernemens pendant plusieurs années, avant que les peuples aient découvert qu’il ne s’agissoit pas d’eux. Les mêmes noms subsistoient encore : c’étoit toujours la France, jadis le foyer des principes populaires ; et, bien que Bonaparte détruisît les républiques, et qu’il excitât les rois et les princes à des actes de tyrannie, contraires même à leur modération naturelle, on croyoit encore que tout cela finiroit par de la liberté, et souvent lui-même parloit de constitution, du moins quand il s’agissoit du règne de son fils. Toutefois le premier pas que Napoléon ait fait vers sa ruine, c’est l’entreprise contre l’Espagne ; car il a trouvé là une résistance nationale, la seule dont l’art ni la corruption de la diplomatie ne pussent le débarrasser. Il ne s’est pas douté du danger qu’une guerre de villages et de montagnes pouvoit faire courir à son armée ; il ne croyoit point à la puissance de l’âme ; il comptoit les baïonnettes ; et comme, avant l’arrivée des armées angloises, il n’y en avoit presque point en Espagne, il n’a pas su redouter la seule puissance invincible, l’enthousiasme de tout un peuple. Les François, disoit Bonaparte, sont des machines nerveuses ; et il vouloit expliquer par là le mélange d’obéissance et de mobilité qui est dans leur nature. Ce reproche est peut-être juste ; mais il est pourtant vrai qu’une persévérance invincible, depuis près de trente ans, se trouve au fond de ces défauts, et c’est parce que Bonaparte a ménagé l’idée dominante qu’il a régné. Les François ont cru, pendant longtemps, que le gouvernement impérial les préservoit des institutions de l’ancien régime, qui leur sont particulièrement odieuses. Ils ont confondu long-temps aussi la cause de la révolution avec celle d’un nouveau maître. Beaucoup de gens de bonne foi se sont laissé séduire par ce motif ; d’autres ont tenu le même langage, lors même qu’ils n’avoient plus la même opinion ; et ce n’est que très-tard que la nation s’est désintéressée de Bonaparte. À dater de ce jour, l’abîme a été creusé sous ses pas.