Considérations sur … la Révolution Française/Quatième partie/XIX

CHAPITRE XIX.

Enivrement du pouvoir ; revers et abdication de
Bonaparte
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Cette vieille Europe m’ennuie, disoit Napoléon, avant de partir pour la Russie. En effet, il ne rencontroit plus d’obstacle à ses volontés nulle part, et l’inquiétude de son caractère avoit besoin d’un aliment nouveau. Peut-être aussi la force et la clarté de son jugement s’altérèrent-elles, quand les hommes et les choses plièrent tellement devant lui, qu’il n’eut plus besoin d’exercer sa pensée sur aucune des difficultés de la vie. Il y a dans le pouvoir sans bornes une sorte de vertige qui saisit le génie comme la sottise, et les perd également l’un et l’autre.

L’étiquette orientale que Bonaparte avoit établie dans sa cour, interceptoit les lumières que l’on peut recueillir par les communications faciles de la société. Quand il y avoit quatre cents personnes dans son salon, un aveugle auroit pu s’y croire seul, tant le silence qu’on observoit étoit profond ! Les maréchaux de France, au milieu des fatigues de la guerre, au moment de la crise d’une bataille, entroient dans la tente de l’empereur pour lui demander ses ordres, et il ne leur étoit pas permis de s’y asseoir. Sa famille ne souffroit pas moins que les étrangers de son despotisme et de sa hauteur. Lucien a mieux aimé vivre prisonnier en Angleterre que de régner sous les ordres de son frère. Louis Bonaparte, dont le caractère est généralement estimé, se vit contraint, par sa probité même, à renoncer à la couronne de Hollande ; et, le croiroit-on ? quand il causoit avec son frère, pendant deux heures, tête à tête, forcé par sa mauvaise santé de s’appuyer péniblement contre la muraille, Napoléon ne lui offroit pas une chaise ; il demeuroit lui-même debout, de crainte que quelqu’un n’eût l’idée de se familiariser assez avec lui pour s’asseoir en sa présence.

La peur qu’il causoit dans les derniers temps étoit telle, que personne ne lui adressoit le premier la parole sur rien. Quelquefois il s’entretenoit avec la plus grande simplicité au milieu de sa cour, et dans son conseil d’état. Il souffroit la contradiction, il y encourageoit même, quand il s’agissoit de questions administratives ou judiciaires, sans relation avec son pouvoir. Il falloit voir alors l’attendrissement de ceux auxquels il avoit rendu pour un moment la respiration libre ; mais, quand le maître reparaissoit, on demandoit en vain aux ministres de présenter un rapport à l’empereur contre une mesure injuste. S’agissoit-il même de la victime d’une erreur, de quelque individu pris par hasard sous le grand filet tendu sur l’espèce humaine, les agens du pouvoir vous objectoient la difficulté de s’adresser à Napoléon, comme s’il eût été question du grand Lama. Une telle stupeur causée par la puissance auroit fait rire, si l’état où se trouvoient les hommes, sans appui sous ce despotisme, n’eût pas inspiré la plus profonde pitié.

Les complimens, les hymnes, les adorations sans nombre et sans mesure dont ses gazettes étoient remplies, devoient fatiguer un homme d’un esprit aussi transcendant ; mais le despotisme de son caractère étoit plus fort que sa propre raison. Il aimoit moins les louanges vraies que les flatteries serviles, parce que, dans les unes, on n’auroit vu que son mérite, tandis que les autres attestoient son autorité. En général, il a préféré la puissance à la gloire ; car l’action de la force lui plaisoit trop pour qu’il s’occupât de la postérité, sur laquelle on ne peut l’exercer. Mais un des résultats du pouvoir absolu qui a le plus contribué à précipiter Bonaparte de son trône, c’est que, par degrés, l’on n’osoit plus lui parler avec vérité sur rien. Il a fini par ignorer qu’il faisoit froid à Moscou dès le mois de novembre, parce que personne, parmi ses courtisans, ne s’est trouvé assez romain pour oser lui dire une chose aussi simple.

En 1811, Napoléon avoit fait insérer et désavouer en même temps, dans le Moniteur, une note secrète, imprimée dans les journaux anglois, comme ayant été adressée par son ministre des affaires étrangères à l’ambassadeur de Russie. Il y étoit dit que l’Europe ne pouvoit être en paix tant que l’Angleterre et sa constitution subsisteroient. Que cette note fût authentique ou non, elle portoit du moins le cachet de l’école de Napoléon, et exprimoit certainement sa pensée. Un instinct, dont il ne pouvoit se rendre compte, lui apprenoit que tant qu’il y auroit un foyer de justice et de liberté dans le monde, le tribunal qui devoit le condamner tenoit ses séances permanentes.

Bonaparte joignoit peut-être à la folle idée de la guerre de Russie celle de la conquête de la Turquie, du retour en Égypte, et de quelques tentatives sur les établissemens des Anglois dans l’Inde ; tels étoient les projets gigantesque avec lesquels il se rendit la première fois à Dresde, traînant après lui les armées de tout le continent de l’Europe, qu’il obligeoit à marcher contre la puissante nation limitrophe de l’Asie. Les prétextes étoient de peu de chose pour un homme arrivé à un tel degré de pouvoir ; cependant il falloit adopter sur l’expédition de Russie une phrase à donner aux courtisans, comme le mot d’ordre. Cette phrase étoit que la France se voyoit obligée de faire la guerre à la Russie, parce qu’elle n’observoit pas le blocus continental envers l’Angleterre. Or, pendant ce temps, Bonaparte accordoit lui-même sans cesse à Paris des licences pour des échanges avec les négocians de Londres ; et l’empereur de Russie auroit pu, à meilleur droit, lui déclarer la guerre, comme manquant au traité par lequel ils s’étoient engagés réciproquement à ne point faire de commerce avec les Anglois. Mais qui se donneroit la peine aujourd’hui de justifier une telle guerre ? Personne, pas même Bonaparte ; car son respect pour le succès est tel y qu’il doit se condamner lui-même d’avoir encouru de si grands revers.

Cependant le prestige de l’admiration et de la terreur que Napoléon inspiroit étoit si grand, que l’on n’avoit guère de doute sur ses triomphes. Pendant qu’il étoit à Dresde, en 1812, environné de tous les souverains de l’Allemagne, et commandant une armée de cinq cent mille hommes, composée de presque toutes les nations européennes, il paroissoit impossible, d’après les calculs humains, que son expédition ne fût pas heureuse. En effet, dans sa chute, la Providence s’est montrée de plus près à la terre que dans tout autre événement, et les élémens ont été chargés de frapper les premiers le maître des hommes. On peut à peine se figurer aujourd’hui que, si Bonaparte avoit réussi dans son entreprise contre la Russie, il n’y avoit pas un coin de terre continentale où l’on pût lui échapper. Tous les ports étant fermés, le continent étoit, comme la tour d’Ugolin, muré de toutes parts.

Menacée de la prison par un préfet très-docile au pouvoir, si je montrois la moindre intention de m’éloigner un jour de ma demeure, je m’échappai, lorsque Bonaparte étoit près d’entrer en Russie, craignant de ne plus trouver d’issue en Europe, si j’eusse différé plus longtemps. Je n’avois déjà plus que deux chemins pour aller en Angleterre : Constantinople ou Pétersbourg. La guerre entre la Russie et la Turquie rendoit la route par ce dernier pays presque impraticable ; je ne savois ce que je deviendrois, quand l’empereur Alexandre voulut bien m’envoyer à Vienne un passe-port. En entrant dans son empire, reconnu pour absolu, je me sentis libre pour la première fois, depuis le règne de Bonaparte, non pas seulement à cause des vertus personnelles de l’empereur Alexandre, mais parce que la Russie étoit le seul pays où Napoléon ne fît point sentir son influence. Il n’est aucun ancien gouvernement que l’on pût comparer à cette tyrannie entée sur une révolution, à cette tyrannie qui s’étoit servie du développement même des lumières, pour mieux enchaîner tous les genres de libertés.

Je me propose d’écrire un jour ce que j’ai vu de la Russie. Toutefois je dirai, sans me détourner de mon sujet, que c’est un pays mal connu, parce qu’on n’a presque observé de cette nation qu’un petit nombre d’hommes de cour, dont les défauts sont d’autant plus grands que le pouvoir du souverain est moins limité. Ils ne brillent pour la plupart que par l’intrépide bravoure commune à toutes les classes ; mais les paysans russes, cette nombreuse partie de la nation qui ne connoît que la terre qu’elle cultive, et le ciel qu’elle regarde, a quelque chose en elle de vraiment admirable. La douceur de ces hommes, leur hospitalité, leur élégance naturelle, sont extraordinaires ; aucun danger n’a d’existence à leurs yeux ; ils ne croient pas que rien soit impossible quand leur maître le commande. Ce mot de maître, dont les courtisans font un objet de flatterie et de calcul, ne produit pas le même effet sur un peuple presque asiatique. Le monarque, étant chef du culte, fait partie de la religion ; les paysans se prosternent en présence de l’empereur, comme ils saluent l’église devant laquelle ils passent ; aucun sentiment servile ne se mêle à ce qu’ils témoignent à cet égard.

Grâce à la sagesse éclairée du souverain actuel, toutes les améliorations possibles s’accompliront graduellement en Russie. Mais il n’est rien de plus absurde que les discours répétés d’ordinaire par ceux qui redoutent les lumières d’Alexandre. « Pourquoi, disent-ils, cet empereur, dont les amis de la liberté sont si enthousiastes, n’établit-il pas chez lui le régime constitutionnel qu’il conseille aux autres pays ? » C’est une des mille et une ruses des ennemis de la raison humaine, que de vouloir empêcher ce qui est possible et désirable pour une nation, en demandant ce qui ne l’est pas actuellement chez une autre. Il n’y a point encore de tiers état en Russie : comment donc pourroit-on y créer un gouvernement représentatif ? La classe intermédiaire entre les boyards et le peuple manque presque entièrement. On pourroit augmenter l’existence politique des grands seigneurs, et défaire, à cet égard, l’ouvrage de Pierre Ier ; mais ce seroit reculer au lieu d’avancer ; car le pouvoir de l’empereur, tout absolu qu’il est encore, est une amélioration sociale, en comparaison de ce qu’étoit jadis l’aristocratie russe. La Russie, sous le rapport de la civilisation, n’en est qu’à cette époque de l’histoire, où, pour le bien des nations, il falloit limiter le pouvoir des privilégiés par celui de la couronne. Trente-six religions, en y comprenant les cultes païens, trente-six peuples divers sont, non pas réunis, mais épars sur un terrain immense. D’une part, le culte grec s’accorde avec une tolérance parfaite, et de l’autre, le vaste espace qu’occupent les hommes leur laisse la liberté de vivre chacun selon ses mœurs. Il n’y a point encore dans cet ordre de choses, des lumières qu’on puisse concentrer, des individus qui puissent faire marcher des institutions. Le seul lien qui unisse des peuples presque nomades, et dont les maisons ressemblent à des tentes de bois établies dans la plaine, c’est le respect pour le monarque, et la fierté nationale ; le temps en développera successivement d’autres.

J’étois à Moscou un mois, jour pour jour, avant que l’armée de Napoléon y entrât, et je n’osai m’y arrêter que peu de momens, craignant déjà son approche. En me promenant au haut du Kremlin, palais des anciens czars, qui domine sur l’immense capitale de la Russie et sur ses dix-huit cents églises, je pensois qu’il étoit donné à Bonaparte de voir les empires à ses pieds, comme Satan les offrit à Notre-Seigneur. Mais c’est lorsqu’il ne lui restoit plus rien à conquérir en Europe, que la destinée l’a saisi, pour le faire tomber aussi rapidement qu’il étoit monté. Peut-être a-t-il appris depuis que, quels que soient les événemens des premières scènes, il existe une puissance de vertu qui reparoît toujours au cinquième acte des tragédies ; comme, chez les anciens, un dieu tranchoit le nœud quand l’action en étoit digne.

La persévérance admirable de l’empereur Alexandre, en refusant la paix que Bonaparte lui offroit, selon sa coutume, quand il fut vainqueur ; l’énergie des Russes qui ont mis le feu à Moscou, pour que le martyre d’une ville sauvât le monde chrétien, contribuèrent certainement beaucoup aux revers que les troupes de Bonaparte ont éprouvés dans la retraite de Russie. Mais c’est le froid, ce froid de l’enfer, tel qu’il est peint dans le Dante, qui pouvoit seul anéantir l’armée de Xerxès.

Nous qui avons le cœur françois, nous nous étions cependant habitués, pendant les quinze années de la tyrannie de Napoléon, à considérer ses armées par delà le Rhin comme ne tenant plus à la France ; elles ne défendoient plus les intérêts de la nation, elles ne servoient que l’ambition d’un seul homme ; il n’y avoit rien en cela qui pût réveiller l’amour de la patrie ; et, loin de souhaiter alors le triomphe de ces troupes, étrangères en grande partie, on pouvoit considérer leurs défaites comme un bonheur même pour la France. D’ailleurs, plus on aime la liberté dans son pays, plus il est impossible de se réjouir des victoires dont l’oppression des autres peuples doit être le résultat. Mais, qui pourroit entendre néanmoins le récit des maux qui ont accablé les François dans la guerre de Russie, sans en avoir le cœur déchiré ?

Incroyable homme ! il a vu des souffrances dont on ne peut aborder la pensée ; il a su que les grenadiers françois, dont l’Europe ne parle encore qu’avec respect, étoient devenus le jouet de quelques juifs, de quelques vieilles femmes de Wilna, tant leurs forces physiques les avoient abandonnés, long-temps avant qu’ils pussent mourir ! Il a reçu de cette armée des preuves de respect et d’attachement, lorsqu’elle périssoit un à un pour lui ; et il a refusé six mois après, à Dresde, une paix qui le laissoit maître de la France jusqu’au Rhin, et de l’Italie tout entière ! Il étoit venu rapidement à Paris, après la retraite de Russie, afin d’y réunir de nouvelles forces. Il avoit traversé avec une fermeté plus théâtrale que naturelle l’Allemagne dont il étoit haï, mais qui le redoutoit encore. Dans son dernier bulletin, il avoit rendu compte des désastres de son armée, plutôt en les outrant qu’en les dissimulant. C’est un homme qui aime tellement à causer des émotions fortes que, quand il ne peut pas cacher ses revers, il les exagère pour faire toujours plus qu’un autre. Pendant son absence, on avoit essayé contre lui la conspiration la plus généreuse (celle de Mallet) dont l’histoire de la révolution de France ait offert l’exemple. Aussi lui causa-t-elle plus de terreur que la coalition même. Ah ! que n’a-t-elle réussi, cette conjuration patriotique ! La France auroit eu la gloire de s’affranchir elle-même, et ce n’est pas sous les ruines de la patrie que son oppresseur eût été accablé.

Le général Mallet étoit un ami de la liberté, il attaquoit Bonaparte sur ce terrain. Or Bonaparte savoit qu’il n’en existoit pas de plus dangereux pour lui ; aussi ne parloit-il, en revenant à Paris, que de l’idéologie. Il avoit pris en horreur ce mot très-innocent, parce qu’il signifie la théorie de la pensée. Toutefois il étoit singulier de ne redouter que ce qu’il appeloit les idéologues, quand l’Europe entière s’armoit contre lui. Ce seroit beau si, en conséquence de cette crainte, il eût recherché par-dessus tout l’estime des philosophes ; mais il détestoit tout individu capable d’une opinion indépendante. Sous le rapport même de la politique, il a trop cru qu’on ne gouvernoit les hommes que par leur intérêt ; cette vieille maxime, quelque commune qu’elle soit, est souvent fausse. La plupart des hommes que Bonaparte a comblés de places et d’argent ont déserté sa cause ; et ses soldats, attachés à lui par ses victoires, ne l’ont point abandonné. Il se moquoit de l’enthousiasme, et cependant c’est l’enthousiasme, ou du moins le fanatisme militaire qui l’a soutenu. La frénésie des combats qui, dans ses excès mêmes, a de la grandeur, a seule fait la force de Bonaparte. Les nations ne peuvent avoir tort : jamais un principe pervers n’agit long-temps sur la masse ; les hommes ne sont mauvais qu’un à un.

Bonaparte fit, ou plutôt la nation fit pour lui un miracle. Malgré ses pertes immenses en Russie, elle créa, en moins de trois mois, une nouvelle armée qui put marcher en Allemagne et y gagner encore des batailles. C’est alors que le démon de l’orgueil et de la folie se saisit de Bonaparte, d’une façon telle que le raisonnement fondé sur son propre intérêt ne peut plus expliquer les motifs de sa conduite : c’est à Dresde qu’il a méconnu la dernière apparition de son génie tutélaire.

Les Allemands, depuis long-temps indignés, se soulevèrent enfin contre les François qui occupoient leur pays ; la fierté nationale, cette grande force de l’humanité, reparut parmi les fils des Germains. Bonaparte apprit alors ce qu’il advient des alliés qu’on a contraints par la force, et combien tout ce qui n’est pas volontaire se détruit au premier revers. Les souverains de l’Allemagne se battirent avec l’intrépidité des simples soldats, et l’on crut voir dans les Prussiens et dans leur roi guerrier, le souvenir de l’insulte personnelle que Bonaparte avoit fait subir quelques années auparavant à leur belle et vertueuse reine. La délivrance de l’Allemagne avoit été depuis long-temps l’objet des désirs de l’empereur de Russie. Lorsque les François furent repoussés de son pays, il se dévoua à cette cause, non-seulement comme souverain, mais comme général ; et plusieurs fois il exposa sa vie, non en monarque garanti par ses courtisans, mais en soldat intrépide. La Hollande accueillit ses libérateurs, et rappela cette maison d’Orange, dont les princes sont maintenant, comme jadis, les défenseurs de l’indépendance et les magistrats de la liberté. Quelque influence qu’aient eue aussi sur cette époque les victoires des Anglois en Espagne, nous parlerons ailleurs de lord Wellington ; car il faut s’arrêter à ce nom, on ne peut le prononcer en passant.

Bonaparte revint à Paris, et dans ce moment encore la France pouvoit être sauvée. Cinq membres du corps législatif, Gallois, Raynouard, Flaugergues, Maine de Biran et Laîné, demandèrent la paix au péril de leur vie : chacun d’eux pourroit être désigné par un mérite particulier ; et le dernier que j’ai nommé, Laîné, perpétue chaque jour, par ses talens et sa conduite, le souvenir d’une action qui suffiroit pour honorer le caractère d’un homme. Si le sénat avoit secondé les cinq du corps législatif, si les généraux avoient appuyé le sénat, la France auroit disposé de son sort, et, quelque parti qu’elle eût pris, elle fût restée France. Mais quinze années de tyrannie dénaturent toutes les idées, altèrent tous les sentimens ; les mêmes hommes qui exposeroient noblement leur vie à la guerre, ne savent pas que le même honneur et le même courage commandent dans la carrière civile la résistance à l’ennemi de tous, le despotisme.

Bonaparte répondit à la députation du corps législatif avec une fureur concentrée ; il parla mal, mais son orgueil se fit jour à travers le langage embrouillé dont il se servit. Il dit que la France avoit plus besoin de lui que lui d’elle ; oubliant que c’étoit lui qui l’avoit réduite à cet état. Il dit qu’un trône n’étoit qu’un morceau de bois sur lequel on étendoit un tapis, et que tout dépendoit de celui qui l’occupoit ; enfin il parut toujours enivré de lui-même. Toutefois, une anecdote singulière feroit croire qu’il étoit atteint déjà par l’engourdissement qui s’est montré dans son caractère pendant la dernière crise de sa vie politique. Un homme tout-à-fait digne de foi m’a dit que, causant seul avec lui, la veille de son départ pour l’armée, au mois de janvier 1814, quand les alliés étoient déjà entrés en France, Bonaparte avoua, dans cet entretien secret, qu’il n’avoit pas de moyen de résister. Son interlocuteur discuta la question ; Bonaparte lui en présenta le mauvais côté dans tout son jour, et puis, chose inouïe, il s’endormoit en parlant sur un tel sujet, sans qu’aucune fatigue précédente expliquât cette bizarre apathie. Il n’en a pas moins déployé depuis une extrême activité dans sa campagne de 1814 ; il s’est laissé sans doute reprendre aussi par une confiance présomptueuse ; d’un autre côté, l’existence physique, à force de jouissances et de facilités, s’étoit emparée de cet homme autrefois si dominé par sa pensée. Il étoit, pour ainsi dire, épaissi d’âme comme de corps ; son génie ne perçoit plus que par momens cette enveloppe d’égoïsme qu’une longue habitude d’être compté pour tout lui avoit donnée. Il a succombé sous le poids de la prospérité, avant d’être renversé par l’infortune.

On prétend qu’il n’a pas voulu céder les conquêtes qui avoient été faites par la république, et qu’il n’a pu se résoudre à ce que la France fût affaiblie sous son règne. Si cette considération l’a déterminé à refuser la paix qui lui fut offerte à Châtillon, au mois de mars 1814, c’est la première fois que l’idée d’un devoir auroit agi sur lui ; et sa persévérance, en cette occasion, quelque imprudente qu’elle fût, méritoit de l’estime. Mais il paroît plutôt qu’il a trop compté sur son talent, après quelques succès en Champagne, et qu’il s’est caché à lui-même les difficultés qu’il avoit à surmonter, comme auroit pu le faire un de ses flatteurs. On étoit tellement accoutumé à le craindre, qu’on n’osoit pas lui dire les faits qui l’intéressoient le plus. Assuroit-il qu’il y avoit vingt mille François dans tel endroit, personne ne se sentoit le courage de lui apprendre qu’il n’y en avoit que dix mille : prétendoit-il que les alliés n’étoient qu’en tel nombre, nul ne se hasardoit à lui prouver que ce nombre étoit double. Son despotisme étoit tel, qu’il avoit réduit les hommes à n’être que les échos de lui-même, et que sa propre voix lui revenant de toutes parts, il étoit ainsi seul au milieu de la foule qui l’environnoit.

Enfin, il n’a pas vu que l’enthousiasme avoit passé de la rive gauche du Rhin à la rive droite ; qu’il ne s’agissoit plus de gouvernemens indécis, mais de peuples irrités ; et que, de son côté, au contraire, il n’y avoit qu’une armée et plus de nation ; car, dans ce grand débat, la France est demeurée neutre : elle ne s’est pas doutée qu’il s’agissoit d’elle quand il s’agissoit de lui. Le peuple le plus guerrier a vu, presque avec insouciance, les succès de ces mêmes étrangers qu’il avoit combattus tant de fois avec gloire ; et les habitans des villes et des campagnes n’aidèrent que faiblement les soldats françois, ne pouvant se persuader qu’après vingt-cinq ans de victoires, un événement inouï, l’entrée des alliés à Paris, pût arriver. Elle eut lieu cependant, cette terrible justice de la destinée. Les coalisés furent généreux ; Alexandre, ainsi que nous le verrons dans la suite, se montra toujours magnanime. Il entra le premier dans la ville conquise en sauveur tout-puissant, en philanthrope éclairé ; mais, tout en l’admirant, qui pouvoit être François et ne pas sentir une effroyable douleur ?

Du moment où les alliés passèrent le Rhin et pénétrèrent en France, il me semble que les vœux des amis de la France devoient être absolument changés. J’étois alors à Londres, et l’un des ministres anglois me demanda ce que je souhaitois. J’osai lui répondre que mon désir étoit que Bonaparte fût victorieux et tué. Je trouvai dans les Anglois assez de grandeur d’âme pour n’avoir pas besoin de cacher ce sentiment françois devant eux : toutefois il me fallut apprendre, au milieu des transports de joie dont la ville des vainqueurs retentissoit, que Paris étoit au pouvoir des alliés. Il me sembla dans cet instant qu’il n’y avoit plus de France : je crus la prédiction de Burke accomplie, et que là où elle existoit on ne verroit plus qu’un abîme. L’empereur Alexandre, les alliés, et les principes constitutionnels adoptés par la sagesse de Louis XVIII, éloignèrent ce triste pressentiment.

Bonaparte entendit alors de toutes parts la vérité si long-temps captive. C’est alors que des courtisans ingrats méritèrent le mépris de leur maître pour l’espèce humaine. En effet, si les amis de la liberté respectent l’opinion, désirent la publicité, cherchent partout l’appui sincère et libre du vœu national, c’est parce qu’ils savent que la lie des âmes se montre seule dans les secrets et les intrigues du pouvoir arbitraire.

Il y avoit cependant encore de la grandeur dans les adieux de Napoléon à ses soldats et à leurs aigles si long-temps victorieuses : sa dernière campagne avoit été longue et savante ; enfin le prestige funeste qui rattachoit à lui la gloire militaire de la France n’étoit pas encore détruit. Aussi le congrès de Paris a-t-il à se reprocher de l’avoir mis dans le cas de revenir. Les représentans de l’Europe doivent avouer franchement cette faute, et il est injuste de la faire porter à la nation françoise. C’est sans aucun mauvais dessein assurément que les ministres des monarques étrangers ont laissé planer sur le trône de Louis XVIII un danger qui menaçoit également l’Europe entière ; mais pourquoi ceux qui ont suspendu cette épée ne s’accusent-ils pas du mal qu’elle a fait ?

Beaucoup de gens se plaisent à soutenir que si Bonaparte n’avoit tenté ni l’expédition d’Espagne, ni celle de Russie, il seroit encore empereur ; et cette opinion flatte les partisans du despotisme, qui veulent qu’un si beau gouvernement ne puisse pas être renversé par la nature même des choses, mais seulement par un accident. J’ai déjà dit ce que l’observation de la France confirmera, c’est que Bonaparte avoit besoin de la guerre pour établir et pour conserver le pouvoir absolu. Une grande nation n’auroit pas supporté le poids monotone et avilissant du despotisme, si la gloire militaire n’avoit pas sans cesse animé ou relevé l’esprit public. Les avancemens continuels dans les divers grades, auxquels toutes les classes de la nation pouvoient participer, rendoient la conscription moins pénible aux habitans de la campagne. L’intérêt continuel des victoires tenoit lieu de tous les autres ; l’ambition étoit le principe actif du gouvernement dans ses moindres ramifications ; titres, argent, puissance, Bonaparte donnoit tout aux François à la place de la liberté. Mais, pour être en état de leur dispenser ces dédommagemens funestes, il ne falloit pas moins que l’Europe à dévorer. Si Napoléon eût été ce qu’on pourroit appeler un tyran raisonnable, il n’auroit pu lutter contre l’activité des François, qui demandoit un but. C’étoit un homme condamné, par sa destinée, aux vertus de Washington ou aux conquêtes d’Attila ; mais il étoit plus facile d’atteindre les confins du monde civilisé que d’arrêter les progrès de la raison humaine, et bientôt l’opinion de la France auroit accompli ce que les armes des alliés ont opéré.

Maintenant ce n’est plus lui qui seul occupera l’histoire dont nous voulons esquisser le tableau, et notre malheureuse France va de nouveau reparoître, après quinze ans pendant lesquels on n’avoit entendu parler que de l’empereur et de son armée. Quels revers nous avons à décrire ! quels maux nous avons à redouter ! Il nous faudra demander compte encore une fois à Bonaparte de la France, puisque ce pays, trop confiant et trop guerrier, s’est encore une fois remis à lui de son sort.

Dans les diverses observations que je viens de rassembler sur Bonaparte, je n’ai point approché de sa vie privée que j’ignore, et qui ne concerne pas les intérêts de la France. Je n’ai pas dit un fait douteux sur son histoire ; car les calomnies qu’on lui a prodiguées me semblent plus viles encore que les adulations dont il fut l’objet. Je me flatte de l’avoir jugé comme tous les hommes publics doivent l’être, d’après ce qu’ils ont fait pour la prospérité, les lumières et la morale des nations. Les persécutions que Bonaparte m’a fait éprouver n’ont pas, je puis l’attester, exercé d’influence sur mon opinion. Il m’a fallu plutôt, au contraire, résister à l’espèce d’ébranlement que produisent sur l’imagination un génie extraordinaire et une destinée redoutable. Je me serois même assez volontiers laissé séduire par la satisfaction que trouvent les âmes fières à défendre un homme malheureux, et par le plaisir de se placer ainsi plus en contraste avec ces écrivains et ces orateurs qui, prosternés hier devant lui, ne cessent de l’injurier à présent, en se faisant bien rendre compte, j’imagine, de la hauteur des rochers qui le renferment. Mais on ne peut se taire sur Bonaparte, lors même qu’il est malheureux, parce que sa doctrine politique règne encore dans l’esprit de ses ennemis comme de ses partisans. Car, de tout l’héritage de sa terrible puissance, il ne reste au genre humain que la connoissance funeste de quelques secrets de plus dans l’art de la tyrannie.

FIN DU TOME SECOND