Considérations sur … la Révolution Française/Quatième partie/XVI

CHAPITRE XVI.

De la littérature sous Bonaparte.

CETTE même police, pour laquelle nous n’avons pas de termes assez méprisans, pas de termes qui puissent mettre assez de distance entre un honnête homme et quiconque pouvoit entrer dans une telle caverne, c’étoit elle que Bonaparte avoit chargée de diriger l’esprit public en France : et, en effet, dès qu’il n’y a pas de liberté de la presse, et que la censure de la police ne s’en tient pas à réprimer, mais dicte à tout un peuple les opinions qu’il doit avoir sur la politique, sur la religion, sur les mœurs, sur les livres, sur les individus, dans quel état doit tomber une nation qui n’a d’autre nourriture pour ses pensées que celle que permet ou prépare l’autorité despotique ! Il ne faut donc pas s’étonner si en France la littérature et la critique littéraire sont déchues à un tel point. Ce n’est pas certainement qu’il y ait nulle part plus d’esprit et plus d’aptitude à tout que chez les François. On peut voir quels progrès étonnans ils ne cessent de faire dans les sciences et dans l’érudition, parce que ces deux carrières ne touchent en aucune façon à la politique ; tandis que la littérature ne peut rien produire de grand maintenant sans la liberté. On objecte toujours les chefs-d’œuvre du siècle de Louis XIV ; mais l’esclavage de la presse étoit beaucoup moins sévère sous ce souverain que sous Bonaparte. Vers la fin du règne de Louis XIV, Fénélon et d’autres penseurs traitoient déjà les questions essentielles aux intérêts de la société. Le génie poétique s’épuise dans chaque pays tour à tour, et ce n’est qu’après de certains intervalles qu’il peut renaître ; mais l’art d’écrire en prose, inséparable de la pensée, embrasse nécessairement toute la sphère philosophique des idées ; et, quand on condamne des hommes de lettres à tourner dans le cercle des madrigaux et des idylles, on leur donne aisément le vertige de la flatterie : ils ne peuvent rien produire qui dépasse les faubourgs de la capitale et les bornes du temps présent.

La tâche imposée aux écrivains sous Bonaparte étoit singulièrement difficile. Il falloit qu’ils combattissent avec acharnement les principes libéraux de la révolution, mais qu’ils en respectassent tous les intérêts, de façon que la liberté fût anéantie, mais que les titres, les biens et les emplois des révolutionnaires fussent consacrés. Bonaparte disoit un jour, en parlant de J. J. Rousseau : C’est pourtant lui qui a été cause de la révolution. Au reste, je ne dois pas m’en plaindre, car j’y ai attrapé le trône. C’étoit ce langage qui devoit servir de texte aux écrivains, pour saper sans relâche les lois constitutionnelles, et les droits imprescriptibles sur lesquels ces lois sont fondées, mais pour exalter le conquérant despote que les orages de la révolution avoient produit, et qui les avoit calmés. S’agissoit-il de la religion, Bonaparte faisoit mettre sérieusement dans ses proclamations que les François doivent se défier des Anglois, parce qu’ils étoient des hérétiques ; mais vouloit-il justifier les persécutions que subissoit le plus vénérable et le plus modéré des chefs de l’Église, le pape Pie VII, il l’accusoit de fanatisme. La consigne étoit de dénoncer, comme partisan de l’anarchie, quiconque émettait une opinion philosophique en aucun genre : mais, si quelqu’un, parmi les nobles, sembloit insinuer que les anciens princes s’entendoient mieux que les nouveaux à la dignité des cours, on ne manquoit pas de le signaler comme un conspirateur. Enfin, il falloit repousser ce qu’il y avoit de bon dans chaque manière de voir, afin de composer le pire des fléaux humains, la tyrannie dans un pays civilisé.

Quelques écrivains ont essayé de faire une théorie abstraite du despotisme, afin de le recrépir, pour ainsi dire, de façon à lui donner un air de nouveauté philosophique. D’autres, du parti des parvenus, se sont plongés dans le machiavélisme, comme s’il y avoit là de la profondeur, et ils ont présenté le pouvoir des hommes de la révolution, comme une garantie suffisante contre le retour des anciens gouvernemens : comme s’il n’y avoit que des intérêts dans ce monde, et que la direction de l’espèce humaine n’eut rien de commun avec la vertu ! Il n’est resté de ces tours d’adresse qu’une certaine combinaison de phrases, sans l’appui d’aucune idée vraie, et néanmoins construites comme il le faut grammaticalement, avec des verbes, des nominatifs et des accusatifs. Le papier souffre tout, disoit un homme d’esprit. Sans doute il souffre tout, mais les hommes ne gardent point le souvenir des sophismes ; et fort heureusement pour la dignité de la littérature, aucun monument de cet art généreux ne peut s’élever sur de fausses bases. Il faut des accens de vérité pour être éloquent, il faut des principes justes pour raisonner, il faut du courage d’âme pour avoir des élans de génie ; et rien de semblable ne peut se trouver dans ces écrivains qui suivent à tout vent la direction de la force.

Les journaux étoient remplis des adresses à l’empereur, des promenades de l’empereur, de celles des princes et des princesses, des étiquettes et des présentations à la cour. Ces journaux, fidèles à l’esprit de servitude, trouvoient le moyen d’être fades à l’époque du bouleversement du monde ; et, sans les bulletins officiels qui venoient de temps en temps nous apprendre que la moitié de l’Europe étoit conquise, on auroit pu croire qu’on vivoit sous des berceaux de fleurs, et qu’on n’avoit rien de mieux à faire que de compter les pas des Majestés et des Altesses impériales, et de répéter les paroles gracieuses qu’elles avoient bien voulu laisser tomber sur la tête de leurs sujets prosternés. Est-ce ainsi que les hommes de lettres, que les magistrats de la pensée, doivent se conduire en présence de la postérité ?

Quelques personnes, cependant, ont tenté d’imprimer des livres sous la censure de la police ; mais qu’en arrivoit-il ? une persécution comme celle qui m’a forcée de m’enfuir par Moscou, pour chercher un asile en Angleterre. Le libraire Palm a été fusillé en Allemagne, pour n’avoir pas voulu nommer l’auteur d’une brochure qu’il avoit imprimée. Et si des exemples plus nombreux encore de proscriptions ne peuvent être cités, c’est que le despotisme étoit si fortement mis en exécution, qu’on avoit fini par s’y soumettre, comme aux terribles lois de la nature, la maladie et la mort. Ce n’est pas seulement à des rigueurs sans fin qu’on s’exposoit sous une tyrannie aussi persévérante, mais on ne pouvoit jouir d’aucune gloire littéraire dans son pays, quand les journaux aussi multipliés que sous un gouvernement libre, et néanmoins soumis tous au même langage, vous harceloient de leurs plaisanteries de commande. J’ai fourni, pour ma part, des refrains continuels aux journalistes françois depuis quinze ans ; la mélancolie du Nord, la perfectibilité de l’espèce humaine, les muses romantiques, les muses germaniques. Le joug de l’autorité et l’esprit d’imitation étoient imposés à la littérature, comme le journal officiel dictoit les articles de foi en politique. Un bon instinct de despotisme faisoit sentir aux agens de la police littéraire, que l’originalité dans la manière d’écrire peut conduire à l’indépendance du caractère, et qu’il faut bien se garder de laisser introduire à Paris les livres des Anglois et des Allemands, si l’on ne veut pas que les écrivains françois, tout en respectant les règles du goût, suivent les progrès de l’esprit humain dans les pays où les troubles civils n’en ont pas ralenti la marche.

Enfin, de toutes les douleurs que l’esclavage de la presse fait éprouver, la plus amère, c’est de voir insulter dans les feuilles publiques ce qu’on a de plus cher, ce qu’on respecte le plus, sans qu’il soit possible de faire admettre une réponse dans ces mêmes gazettes, qui sont nécessairement plus populaires que les livres. Quelle lâcheté dans ceux qui insultent les tombeaux, quand les amis des morts ne peuvent en prendre la défense ! Quelle lâcheté dans ces folliculaires qui attaquoient aussi les vivans avec l’autorité derrière eux, et servoient d’avant-garde à toutes les proscriptions que le pouvoir absolu prodigue, dès qu’on lui suggère le moindre soupçon ! Quel style que celui qui porte le cachet de la police ! À côté de cette arrogance, à côté de cette bassesse, quand on lisoit quelques discours des Américains ou des Anglois, des hommes publics enfin qui ne cherchent, en s’adressant aux autres hommes, qu’à leur communiquer leur conviction intime, on se sentoit ému, comme si la voix d’un ami s’étoit tout à coup fait entendre à l’être abandonné qui ne savoit plus où trouver un semblable.