Considérations sur … la Révolution Française/Quatième partie/XV

CHAPITRE XV.

De la législation et de l’administration sous Bonaparte.

ON n’a point encore assez caractérisé l’arbitraire sans bornes et la corruption sans pudeur du gouvernement civil sous Bonaparte. On pourroit croire, qu’après le torrent d’injures auquel on s’abandonne toujours en France contre les vaincus, il ne peut rester sur une puissance renversée aucun mal à dire que les flatteurs du règne suivant n’aient épuisé. Mais comme on vouloit ménager la doctrine du despotisme, tout en attaquant Bonaparte ; comme un grand nombre de ceux qui l’injurient aujourd’hui l’avoient loué la veille, il falloit, pour mettre quelque accord dans une conduite où il n’y avoit de conséquent que la bassesse, attaquer l’homme au delà même de ce qu’il mérite, et néanmoins se taire, à beaucoup d’égards, sur un système dont on vouloit se servir encore. Le plus grand crime de Napoléon toutefois, celui pour lequel tous les penseurs, tous les écrivains dispensateurs de la gloire dans la postérité, ne cesseront de l’accuser auprès de l’espèce humaine, c’est l’établissement et l’organisation du despotisme. Il l’a fondé sur l’immoralité ; car les lumières qui existoient en France étoient telles, que le pouvoir absolu ne pouvoit s’y maintenir que par la dépravation, tandis qu’ailleurs il subsiste par l’ignorance.

Peut-on parler de législation dans un pays où la volonté d’un seul homme décidoit de tout ; où cet homme, mobile et agité comme les flots de la mer pendant la tempête, ne pouvoit pas même supporter la barrière de sa propre volonté, si on lui opposoit celle de la veille, quand il avoit envie d’en changer le lendemain ? Une fois un de ses conseillers d’état s’avisa de lui représenter que le Code Napoléon s’opposoit à la résolution qu’il alloit prendre. Eh bien ! dit-il, le Code Napoléon a été fait pour le salut du peuple ; et, si ce salut exige d’autres mesures, il faut les prendre. Quel prétexte pour une puissance illimitée que celui du salut public ! Robespierre a bien fait d’appeler ainsi son gouvernement. Peu de temps après la mort du duc d’Enghien, lorsque Bonaparte étoit peut-être encore troublé dans le fond de son âme par l’horreur que cet assassinat avoit inspirée, il dit, en parlant de littérature avec un artiste très-capable d’en bien juger : « La raison d’état, voyez-vous, a remplacé chez les modernes le fatalisme des anciens. Corneille est le seul des tragiques françois qui ait senti cette vérité. S’il avoit vécu de mon temps, je l’aurois fait mon premier ministre. »

Il y avoit deux sortes d’instrumens du pouvoir impérial, les lois et les décrets. Les lois étoient sanctionnées par le simulacre d’un corps législatif ; mais c’étoit dans les décrets émanés directement de l’empereur, et discutés dans son conseil, que consistoit la véritable action de l’autorité. Napoléon abandonnoit aux beaux parleurs du conseil d’état, et aux députés muets du corps législatif, la délibération et la décision de quelques questions abstraites en fait de jurisprudence, afin de donner à son gouvernement un faux air de sagesse philosophique. Mais, quand il s’agissoit des lois relatives à l’exercice du pouvoir, alors toutes les exceptions, comme toutes les règles, ressortissoient à l’empereur. Dans le Code Napoléon, et même dans le Code d’Instruction criminelle, il est resté de très-bons principes, dérivés de l’assemblée constituante : l’institution du jury, ancre d’espoir de la France, et divers perfectionnemens dans la procédure, qui l’ont sortie des ténèbres où elle étoit avant la révolution, et où elle est encore dans plusieurs états de l’Europe. Mais qu’importoient les institutions légales, puisque des tribunaux extraordinaires nommés par l’empereur, des cours spéciales, des commissions militaires jugeoient tous les délits politiques, c’est-à-dire, ceux qui ont le plus besoin de l’égide invariable de la loi ? Nous montrerons dans le volume suivant combien, dans ces procès politiques, les Anglois ont multiplié les précautions, afin de mettre la justice plus sûrement à l’abri du pouvoir. Quels exemples n’a-t-on pas vus, sous Bonaparte, de ces tribunaux extraordinaires qui devenoient habituels ! car, dès qu’on se permet un acte arbitraire, ce poison s’insinue dans toutes les affaires de l’état. Des exécutions rapides et ténébreuses n’ont-elles pas souillé le sol de la France ? Le Code militaire ne se mêle que trop, d’ordinaire, au Code civil, dans tous les pays, l’Angleterre exceptée ; mais il suffisoit sous Bonaparte d’être accusé d’embauchage, pour être traduit devant les commissions militaires ; et c’est ainsi que le duc d’Enghien a été jugé. Bonaparte n’a pas permis une seule fois qu’un homme pût avoir recours, pour un délit politique, à la décision du jury. Le général Moreau et ses coaccusés en ont été privés ; mais ils eurent heureusement affaire à des juges qui respectoient leur conscience. Ces juges n’ont pu cependant prévenir les iniquités qui se commirent dans cette horrible procédure, et la torture fut introduite de nouveau dans le dix-neuvième siècle, par un chef national dont le pouvoir devoit émaner de l’opinion.

Il étoit difficile de distinguer la législation de l’administration sous le règne de Napoléon, car l’une et l’autre dépendoient également de l’autorité suprême. Cependant nous ferons une observation principale sur ce sujet. Toutes les fois que les améliorations possibles dans les diverses branches du gouvernement ne portoient en rien atteinte au pouvoir de Bonaparte, et que ces améliorations, au contraire, contribuoient à ses plans et à sa gloire, il faisoit, pour les accompiir, un usage habile des immenses ressources que lui donnoit la domination de presque toute l’Europe ; et, comme il possédoit un grand tact pour connaître parmi les hommes ceux qui pouvoient lui servir d’instrumens, il employoit presque toujours des têtes très-propres aux affaires dont il les chargeoit. L’on doit au gouvernement impérial les musées des arts et les embellissemens de Paris, des grands chemins, des canaux qui facilitoient les communications des départemens entre eux ; enfin, tout ce qui pouvoit frapper l’imagination, en montrant, comme dans le Simplon et le mont Cenis, que la nature obéissoit à Napoléon presque aussi docilement que les hommes. Ces prodiges divers se sont opérés, parce qu’il pouvoit porter sur chaque point en particulier les tributs et le travail de quatre-vingts millions d’hommes ; mais les rois d’Égypte et les empereurs romains ont eu, sous ce rapport, d’aussi grands titres à la gloire. Ce qui constitue le développement moral des peuples, dans quel pays Bonaparte s’en est-il occupé ? Et que de moyens, au contraire, n’a-t-il pas employés en France pour étouffer l’esprit public, qui s’étoit accru malgré les mauvais gouvernemens enfantés par les passions ?

Toutes les autorités locales, dans les provinces, ont été par degrés supprimées ou annulées ; il n’y a plus en France qu’un seul foyer de mouvement, Paris ; et l’instruction qui naît de l’émulation a dépéri dans les provinces, tandis que la négligence avec laquelle on entretenoit les écoles achevoit de consolider l’ignorance, si bien d’accord avec la servitude. Cependant, comme les hommes qui ont de l’esprit éprouvent le besoin de s’en servir, tous ceux qui avoient quelque talent ont été bien vite dans la capitale pour tacher d’obtenir des places. De là vient cette fureur d’être employé par l’état, et pensionné par lui, qui avilit et dévore la France. Si l’on avoit quelque chose à faire chez soi ; si l’on pouvoit se mêler de l’administration de sa ville et de son département ; si l’on avoit occasion de s’y rendre utile, d’y mériter de la considération, et de s’assurer par là l’espoir d’être un jour élu député, l’on ne verroit pas aborder à Paris quiconque peut se flatter de l’emporter sur ses concurrens par une intrigue ou par une flatterie de plus.

Aucun emploi n’étoit laissé au choix libre des citoyens. Bonaparte se complaisoit à rendre lui-même des décrets sur des nominations d’huissiers, datés des premières capitales de l’Europe. Il vouloit se montrer comme présent partout, comme suffisant à tout, comme le seul être gouvernant dans le monde. Toutefois un homme ne sauroit parvenir à se multiplier à cet excès que par le charlatanisme ; car la réalité du pouvoir tombe toujours entre les mains des agens subalternes, qui exercent le despotisme en détail. Dans un pays où il n’y a ni corps intermédiaire indépendant, ni liberté de la presse, ce qu’un despote, de l’esprit même le plus supérieur, ne parvient jamais à savoir, c’est la vérité qui pourroit lui déplaire.

Le commerce, le crédit, tout ce qui demande une action spontanée dans la nation, et une garantie certaine contre les caprices du gouvernement, ne s’adaptoit point au système de Bonaparte. Les contributions des pays étrangers en étoient la seule base. On respectoit assez la dette publique, ce qui donnoit une apparence de bonne foi au gouvernement, sans le gêner beaucoup, vu la petitesse de la somme. Mais les autres créanciers du trésor public savoient que d’être payé ou de ne l’être pas, devoit être considéré comme une chance dans laquelle ce qui entroit le moins, c’étoit leur droit. Aussi personne n’imaginoit-il de prêter rien à l’état, quelque puissant que fût son chef, et précisément parce qu’il étoit trop puissant. Les décrets révolutionnaires, que quinze ans de troubles avoient entassés, étoient pris ou laissés selon la décision du moment. Il y avoit presque toujours sur chaque affaire une loi pour et contre, que les ministres appliquoient selon leur convenance. Les sophismes qui n’étoient que de luxe, puisque l’autorité pouvoit tout, justifioient tour à tour les mesures les plus opposées.

Quel indigne établissement que celui de la police ! Cette inquisition politique, dans les temps modernes, a pris la place de l’inquisition religieuse. Étoit-il aimé, le chef qui avoit besoin de faire peser sur la nation un esclavage pareil ? Il se servoit des uns pour accuser les autres, et se vantoit de mettre en pratique cette vieille maxime, de diviser pour commander, qui, grâce aux progrès de la raison, n’est plus qu’une ruse bien facilement découverte. Le revenu de cette police étoit digne de son emploi. C’étoient les jeux de Paris qui l’entretenoient : elle soudoyoit le vice avec l’argent du vice qui la payoit. Elle échappoit à l’animadversion publique par le mystère dont elle s’enveloppoit ; mais, quand le hasard faisoit mettre au jour un procès où les agens de police se trouvoient mêlés de quelque manière, peut-on se représenter quelque chose de plus dégoûtant, de plus perfide et de plus bas, que les disputes qui s’élevoient entre ces misérables ? Tantôt ils déclaroient qu’ils avoient professé une opinion pour en servir secrètement une opposée ; tantôt ils se vantoient des embûches qu’ils avoient dressées aux mécontens, pour les engager à conspirer, afin de les trahir s’ils conspiroient ; et l’on a reçu la déposition d’hommes semblables devant les tribunaux ! L’invention malheureuse de cette police s’est tournée depuis contre les partisans de Bonaparte, à leur tour : n’ont-ils pas dû penser que c’étoit le taureau de Phalaris, dont ils subissoient eux-mêmes le supplice, après en avoir conçu la funeste idée ?