Considérations sur … la Révolution Française/Première partie/XVIII

CHAPITRE XVIII.

De la conduite du tiers état pendant les deux premiers mois
de la session des états généraux.

QUELQUES individus de la noblesse et du clergé, les premiers de leur pays, inclinoient fortement, comme nous l’avons dit, pour le parti populaire ; beaucoup d’hommes éclairés se trouvoient parmi les députés du tiers état. Il ne faut pas juger de la France d’alors par celle d’aujourd’hui : vingt-cinq ans de périls continuels en tout genre ont malheureusement accoutumé les François à n’employer leurs facultés qu’à la protection d’eux-mêmes ; mais on comptoit en 1789 un grand nombre d’esprits supérieurs et philosophiques. Pourquoi donc, dira-t-on, ne pas s’en tenir au régime sous lequel ils s’étoient formés ainsi ? Ce n’étoit pas le gouvernement, mais les lumières du siècle qui avoient développé tous ces talens, et ceux qui se les sentoient éprouvoient le besoin de les exercer : toutefois l’ignorance du peuple à Paris, et plus encore dans les provinces, cette ignorance, résultat d’une longue oppression et du peu de soin que l’on prenoit de l’éducation des dernières classes, menaçoit la France de tous les maux dont elle a été depuis accablée. Il y avoit peut-être autant d’hommes marquants chez nous que parmi les Anglais ; mais la masse de bon sens dont une nation libre est propriétaire, n’existoit point en France. La religion fondée sur l’examen, l’instruction publique, les élections et la liberté de la presse, sont des sources de perfectionnement qui avoient agi depuis plus de cent ans en Angleterre. Le tiers état vouloit que les François fussent enrichis d’une partie de ces biens ; l’esprit public appuyoit son désir avec énergie : mais le tiers état, étant le plus fort, ne pouvoit avoir qu’un mérite, celui de la modération, et malheureusement il ne voulut pas se le donner.

Deux partis existoient dans les députés de cet ordre ; l’un avoit pour chefs principaux, Mounier et Malouet, et l’autre Mirabeau et Sieyes : le premier vouloit une constitution en deux chambres, et conservoit l’espoir d’obtenir ce changement de la noblesse et du roi, par les voies de la conciliation ; l’autre étoit plutôt dirigé par les passions que par les opinions, bien que l’avantage des talens pût lui être attribué.

Mounier étoit le chef de l’insurrection calme et réfléchie du Dauphiné ; c’étoit un homme passionnément raisonnable ; plus éclairé qu’éloquent, mais constant et ferme dans sa route, tant qu’il lui fut possible d’en choisir une. Malouet, dans quelque situation qu’il se soit trouvé, a toujours été guidé par sa conscience. Je n’ai pas connu d’âme plus pure ; et, si quelque chose lui a manqué pour agir efficacement, c’est qu’il avoit traversé les affaires sans se mêler avec les hommes, se fiant toujours à la démonstration de la vérité, sans réfléchir assez aux moyens de l’introduire dans la conviction des autres.

Mirabeau, qui savoit tout et qui prévoyoit tout, ne vouloit se servir de son éloquence foudroyante que pour se faire place au premier rang, dont son immoralité l’avoit banni. Sieyes étoit l’oracle mystérieux des événements qui se préparoient ; il a, on ne sauroit le nier, un esprit de la première force et de la plus grande étendue ; mais cet esprit a pour guide un caractère très-sujet à l’humeur ; et, comme on pouvoit à peine arracher de lui quelques paroles, elles comptaient, par leur rareté même, comme des ordres ou des prophéties. Pendant que les privilégiés discutoient leurs pouvoirs, leurs intérêts, leurs étiquettes, enfln, tout ce qui ne concernoit qu’eux, le tiers état les invitoit à s’occuper en commun de la disette et des finances. Sur quel terrain avantageux les députés du peuple ne se plaçaient-ils pas, quand ils sollicitoient pour de semblables motifs la réunion de tous les députés ! Enfin, le tiers état se lassa de ses vains efforts, et les factieux se réjouirent de ce que leur inutilité sembloit démontrer la nécessité de recourir à des moyens plus énergiques.

Malouet demanda que la chambre du tiers se déclarât l’assemblée des représentants de la majorité de la nation. Il n’y avoit rien à dire à ce titre incontestable. Sieyes proposa de se constituer purement et simplement l’assemblée nationale de France, et d’inviter les membres des deux ordres à se réunir à cette assemblée : ce décret passa, et ce décret étoit la révolution elle-même. Combien n’importoit-il donc pas de le prévenir ! Mais tel fut le succès de cette démarche, qu’à l’instant les députés de la noblesse du Dauphiné et quelques prélats accédèrent à l’invitation de l’assemblée ; son ascendant croissoit à toute heure. Les François sentent où est la force, mieux qu’aucun peuple du monde ; et, moitié par calcul, moitié par enthousiasme, ils se précipitent vers la puissance, et l’augmentent de plus en plus en s’y ralliant.

Le roi, comme on le verra dans le chapitre suivant, se détermina beaucoup trop tard à intervenir dans la crise ; mais par une maladresse ordinaire au parti des privilégiés, toujours faible sans cesser d’être confiant, le grand maître des cérémonies imagina de faire fermer la salle où se rassembloit le tiers état, pour y placer l’estrade et le tapis nécessaires à la réception du roi. Le tiers état crut, ou fit semblant de croire qu’on lui défendoit de se rassembler ; les troupes qui s’avançoient de toutes parts autour de Versailles, mettoient les députés dans la situation du monde la plus avantageuse. Le danger étoit assez apparent pour leur donner l’air du courage ; et ce danger, cependant, n’étoit pas assez réel pour que les hommes timides y cédassent. Tout ce qui composoit l’assemblée nationale se réunit donc dans la salle du jeu de paume, pour prêter serment de maintenir ses droits ; ce serment n’étoit pas sans quelque dignité ; et, si le parti des privilégiés avoit été plus fort dans le moment où on l’attaquoit et que le parti national se fût montré plus sage après le triomphe, l’histoire auroit consacré ce jour comme l’un des plus mémorables dans les annales de la liberté.