Considérations sur … la Révolution Française/Première partie/XIX

CHAPITRE XIX.

Des moyens qu’avoit le roi, en 1789, pour s’opposer à la
révolution.

LA véritable opinion publique, celle qui plane au-dessus des factions, est la même depuis vingt-sept ans en France ; et toute autre direction, étant factice, ne sauroit avoir qu’une influence momentanée.

L’on ne pensoit point dans ce temps à renverser le trône, mais on ne vouloit pas que la loi fût faite par ceux qui dévoient l’exécuter car ce n’est pas dans les mains du roi, mais dans celles de ses ministres, que l’autorité des anciens gouvernemens arbitraires est remise. Les François ne se soumettoient pas volontiers alors à la singulière humilité qu’on prétend exiger d’eux maintenant, celle de se croire indignes d’influer, comme les Anglois, sur leur propre sort. Que pouvoit-on objecter à ces vœux presque universels de la France, et jusqu’à quel point un roi consciencieux devoit-il s’y refuser ? Pourquoi se charger à lui seul de la responsabilité de l’état, et pourquoi les lumières qui lui seroient venues d’une assemblée de députés, composée comme le parlement anglois, n’auroient-elles pas valu pour lui celles qu’il tiroit de son conseil ou de sa cour ? Pourquoi mettre enfin, à la place des devoirs mutuels entre le souverain et son peuple, la théorie renouvelée des Juifs sur le droit divin ? Mais, sans la discuter ici on ne sauroit nier au moins qu’il faut de la force pour maintenir cette théorie, et que le droit divin a besoin d’une armée terrestre pour se manifester aux incrédules. Or, quels étoient alors les moyens dont l’autorité royale pouvoit se servir ?

Deux partis raisonnables seulement restoient à prendre triompher de l’opinion ou traiter avec elle. La force, la force, s’écrient ces hommes qui croient s’en donner, seulement en prononçant ce mot. Mais en quoi consiste la force d’un souverain, si ce n’est dans l’obéissance de ses troupes ? Or l’armée, dès 1789, partageoit en grande partie les opinions populaires contre lesquelles on vouloit l’employer. Elle n’avoit presque pas fait la guerre depuis vingt-cinq ans, et c’étoit une armée de citoyens imbue des sentimens de la nation, et qui se faisoit honneur de s’y associer. Si le roi s’étoit mis à sa tête, dira-t-on, il en auroit disposé. Le roi n’avoit pas reçu une éducation militaire, et tous les ministres du monde, y compris le cardinal de Richelieu, ne sauroient suppléer, à cet égard, à l’action personnelle d’un monarque. On peut écrire pour lui, mais non commander une armée à sa place, surtout quand il s’agit de l’employer dans l’intérieur. La royauté ne peut être conduite comme la représentation de certains spectacles, où l’un des acteurs fait les gestes pendant que l’autre prononce les paroles. Mais quand la plus énergique volonté des temps modernes, celle de Bonaparte, se seroit trouvée sur le trône, elle se seroit brisée contre l’opinion publique, au moment de l’ouverture des états généraux. La politique étoit alors un champ nouveau pour l’imagination des François ; chacun se flattoit d’y jouer un rôle, chacun voyoit un but pour soi dans les chances multipliées qui s’annonçoient de toutes parts ; cent ans d’événements et d’écrits divers avoient préparé les esprits aux biens sans nombre que l’on se croyoit prêt à saisir. Lorsque Napoléon a établi le despotisme en France, les circonstances étoient favorables à ce dessein ; on étoit lassé de troubles, on avoit peur des maux horribles qu’on avoit soufferts, et que le retour des mêmes factions pouvoit ramener ; d’ailleurs, l’enthousiasme public étoit tourné vers la gloire militaire ; la guerre de la révolution avoit exalté l’orgueil national. L’opinion, au contraire, sous Louis XVI, ne s’attachoit qu’aux intérêts purement philosophiques ; elle avoit été formée par les livres, qui proposoient un grand nombre d’améliorations pour l’ordre civil, administratif et judiciaire ; on vivoit depuis longtemps dans une profonde paix ; la guerre même étoit hors de mode depuis Louis XIV. Tout le mouvement des esprits consistoit dans le désir d’exercer des droits politiques, et toute l’habileté d’un homme d’état se fondoit sur l’art de ménager cette opinion.

Lorsqu’on peut gouverner un pays par la force militaire, la tâche des ministres est simple, et de grands talents ne sont pas nécessaires pour se faire obéir ; mais si, par malheur, on a recours à cette force et qu’elle manque, alors l’autre ressource, celle de captiver l’opinion, n’existe plus, car on l’a perdue pour jamais, dès qu’on a vainement tenté de la contraindre. Examinons, d’après ces principes, les plans proposés par M. Necker, et ceux qu’on fit adopter au roi, en sacrifiant ce ministre.