Considérations sur … la Révolution Française/Cinquième partie/XII

CHAPITRE XII.

Quelle devoit être la conduite des amis de la liberté
en 1814
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LES amis de la liberté, nous l’avons dit, pouvoient seuls servir d’une manière efficace à l’établissement de la monarchie constitutionnelle en 1814 ; mais quel parti devaient-ils prendre à cette époque ? Cette question, non moins importante que la première, mérite aussi d’être traitée. Nous la discuterons sans détours, puisque nous sommes nous-mêmes persuadés qu’il étoit du devoir de tout bon François de défendre la restauration et la charte constitutionnelle.

Charles Fox, dans son histoire des deux derniers rois de la maison des Stuarts, dit qu’une restauration est d’ordinaire la plus dangereuse et la plus mauvaise de toutes les révolutions. Il avoit raison, en appliquant cette maxime aux deux règnes de Charles II et de Jacques II, dont il écrivoit l’histoire ; il voyoit d’une part une dynastie nouvelle qui devoit sa couronne à la liberté, tandis que l’ancienne avoit cru qu’on la dépouilloit de son droit naturel, en limitant le pouvoir absolu, et s’étoit en conséquence vengée de tous ceux qui en avoient eu la pensée. Le principe de l’hérédité, si indispensable en général au repos des états, y nuisoit nécessairement dans cette circonstance. Les Anglais ont donc fait très-sagement d’appeler au trône la branche protestante ; leur constitution ne se seroit jamais établie sans ce changement. Mais, quand le hasard de l’hérédité vous a donné pour monarque un homme tel que Louis XVIII, dont les études sérieuses et la placidité d’âme s’accordent volontiers avec la liberté constitutionnelle ; et lorsque d’un autre côté, le chef d’une dynastie nouvelle s’est montré pendant quinze années le despote le plus violent que l’on ait vu dans les temps modernes, comment une telle combinaison peut-elle rappeler en rien le sage Guillaume III, et le sanguinaire et superstitieux Jacques II ?

Guillaume III, bien qu’il dût sa couronne à l’élection, trouvoit souvent les manières de la liberté peu gracieuses ; et s’il l’avoit pu, il se seroit fait despote tout comme son beau-père. Les souverains d’ancienne date, il est vrai, se croient indépendans du choix des peuples ; les papes aussi pensent qu’ils sont infaillibles ; les nobles s’enorgueillissent de leur généalogie ; chaque homme et chaque classe a sa prétention disputée. Mais qu’avoit-on à craindre de ces prétentions en France maintenant ? L’on ne pouvoit redouter pour la liberté, dans la première époque de la restauration, que le malheur qui l’a frappée : un mouvement militaire, ramenant un chef despotique, dont le retour et la défaite servoient de motif et de prétexte à l’établissement des étrangers en France.

Louis XVIII étoit essentiellement magistrat, par son esprit et par son caractère. Autant il est absurde de regarder le passé comme le despote du présent, autant il est désirable d’ajouter, quand on le peut, l’appui de l’un au perfectionnement de l’autre. La chambre haute avoit l’avantage d’inspirer à quelques grands seigneurs le goût des institutions nouvelles. En Angleterre, les ennemis les plus décidés du pouvoir arbitraire se trouvent parmi les patriciens du premier rang ; et ce seroit un grand bonheur pour la France, si les nobles vouloient enfin aimer et comprendre les institutions libres. Il y a des qualités attachées à une illustre naissance dont il est heureux que l’état profite. Un peuple tout de bourgeois auroit de la peine à se constituer au milieu de l’Europe, à moins qu’il n’eût recours à l’aristocratie militaire, la plus funeste de toutes pour la liberté.

Les guerres civiles doivent finir par des concessions mutuelles, et déjà l’on voyoit les grands seigneurs se plier à la liberté pour plaire au roi ; la nation devoit gagner du terrain chaque jour ; les limiers de la force, qui sentent où elle est, et se précipitent sur ses traces, ne se rattachoient point alors aux royalistes exagérés. L’armée commençoit à prendre un air libéral : c’était, il est vrai, parce qu’elle regrettoit son ancienne influence dans l’état ; mais enfin la raison profitoit de l’humeur ; l’on entendoit des généraux de Bonaparte s’essayer à parler liberté de la presse, liberté individuelle, à prononcer ces mots dont ils avoient reçu la consigne, mais qu’ils auroient fini par comprendre, à force de les répéter.

Les hommes les plus respectables parmi les militaires souffroient des défaites de l’armée, mais ils reconnoissoient la nécessité d’arrêter les représailles continuelles qui détruiroient à la fin la civilisation. Car si les Russes devoient venger Moscou à Paris, et les François Paris à Pétersbourg, les promenades sanglantes des soldats à travers l’Europe anéantiroient les lumières et les jouissances de l’ordre social. D’ailleurs cette première entrée des étrangers effaçoit-elle les nombreux triomphes des François ? Ils n’étoient-ils pas encore présens à l’Europe entière. ? Ne parloit-elle pas de la bravoure des François avec respect ? et n’étoit-il pas juste alors, quoique cela fût douloureux, que les François à leur tour ressentissent les dangers attachés à leurs injustes guerres ? Enfin l’irritation qui portoit quelques individus à désirer de voir renverser un gouvernement proposé par les étrangers, étoit-elle un sentiment patriotique ? Certainement les nations européennes n’avoient point pris les armes pour rétablir les Bourbons sur le trône ; ainsi l’on ne devoit pas attribuer la coalition à l’ancienne dynastie : on ne pouvoit pas nier aux descendans de Henri IV qu’ils ne fussent François, et Louis XVIII s’étoit conduit comme tel dans la négociation de la paix, lorsque, après toutes les concessions faites avant son arrivée, il avoit su conserver intact l’ancien territoire de France. Il n’étoit donc pas vrai de dire que l’orgueil national exigeât de nouvelles guerres ; la France avoit encore beaucoup de gloire ; et, si elle avoit su repousser Bonaparte, et devenir libre comme l’Angleterre, jamais elle n’auroit vu les étendards britanniques flotter une seconde fois sur ses remparts.

Aucune confiscation, aucun exil, aucune arrestation illégale n’a eu lieu pendant dix mois : quels progrès en sortant de quinze ans de tyrannie ! A peine si l’Angleterre est arrivée à ce noble bonheur trente ans après la mort de Cromwell ! Enfin il n’étoit pas douteux que dans la session suivante on n’eût décrété la liberté de la presse. Or, l’on peut appliquer à cette loi, la première d’un état libre, les paroles de l’Écriture : « Que la lumière soit, et la lumière fut. »

La plus grande erreur de la charte, le mode d’élection et les conditions d’éligibilité, étoit déjà reconnue par tous les hommes éclairés, et des changemens à cet égard auroient été la conséquence naturelle de la liberté de la presse, puisqu’elle met toujours les grandes vérités en évidence : l’esprit, le talent d’écrire, l’exercice de la pensée, tout ce que le règne des baïonnettes avoit étouffé se remontroit par degrés ; et, si l’on a parlé constitution à Bonaparte, c’est parce qu’on avoit respiré pendant dix mois sous Louis XVIII.

Quelques vanités se plaignoient, quelques imaginations étoient inquiètes, les écrivains stipendiés, en parlant chaque jour à la nation de son bonheur, l’en faisoient douter ; mais quand les champions de la pensée seroient entrés dans la lice, les François auroient reconnu la voix de leurs amis ; ils auroient appris de quels dangers l’indépendance nationale étoit menacée ; quels motifs ils avoient de rester en paix au dehors comme au dedans, et de regagner l’estime de l’Europe par l’exercice des vertus civiles. Les récits monotones des guerres se confondent dans la mémoire, ou se perdent dans l’oubli ; l’histoire politique des peuples libres de l’antiquité est encore présente à tous les esprits, et sert d’étude au monde depuis deux mille ans.