Considérations sur … la Révolution Française/Cinquième partie/X

CHAPITRE X.

De l’influence de la société sur les affaires politiques en
France
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PARMI les difficultés que le ministère avoit à vaincre en 1814, il faut mettre au premier rang l’influence que les salons exerçoient sur le sort de la France. Bonaparte avoit ressuscité les vieilles habitudes des cours, en y joignant de plus tous les défauts des classes moins raffinées. Il en étoit résulté que le goût du pouvoir et la vanité qu’il inspire avoient pris des caractères plus forts et plus violens encore dans les bonapartistes que dans les émigrés. Tant qu’il n’y a pas de liberté dans un pays, chacun recherche le crédit, parce que l’espoir d’obtenir des places est l’unique principe de vie qui anime la société. Les variations continuelles dans la façon de s’exprimer, le style embrouillé des écrits politiques, dont les restrictions mentales et les explications flexibles se prêtent à tout ; les révérences, et les refus de révérences, les emportemens et les condescendances, ont pour unique but le crédit, et puis le crédit, et toujours le crédit. De là vient qu’on souffre assez de n’en pas avoir, puisqu’on n’obtient qu’à ce prix les signes de la bienveillance sur la figure humaine. Il faut beaucoup de fierté d’âme et beaucoup de constance dans ses opinions pour se passer de cet avantage, car vos amis eux-mêmes vous font sentir ce que vaut la puissance exclusive, par l’empressement qu’ils témoignent à ceux qui la possèdent.

En Angleterre, le parti de l’opposition est souvent mieux reçu en société que celui de la cour ; en France, on s’informe, pour inviter quelqu’un à dîner, s’il est en faveur auprès des ministres, et, dans un temps de famine, on pourroit bien refuser du pain aux hommes en disgrâce.

Les bonapartistes avoient joui des hommages de la société pendant leur règne, tout comme le parti royaliste qui leur succédait, et rien ne les blessoit autant que de n’occuper qu’une place très-secondaire dans les mêmes salons où jadis ils dominaient. Les hommes de l’ancien régime avoient de plus sur eux l’avantage que donnent la grâce et l’habitude des bonnes manières d’autrefois. Une jalousie constante subsistoit donc-entre les anciens et les nouveaux titrés ; et dans les hommes nouveaux, des passions plus fortes étoient réveillées par chacune des petites circonstances que les prétentions diverses faisoient naître.

Le roi, cependant, n’avoit point rétabli les conditions qu’on exigeoit sous l’ancien régime pour être reçu à la cour ; il accueilloit avec une politesse parfaitement bien calculée tous ceux qui lui étoient présentés ; mais, quoique les emplois ne fussent que trop souvent donnés aux ci-devant serviteurs de Bonaparte, rien n’étoit plus difficile que de calmer des vanités qui étoient devenues avisées. Dans la société même, l’on vouloit que le mélange des deux partis eût lieu, et chacun s’y prêtait, du moins en apparence. Les plus modérés dans leur parti étoient encore les royalistes revenus avec le roi, et qui ne l’avoient pas quitté pendant tout le cours de son exil : le comte de Blacas, le duc de Grammont, le duc de Castries, le comte de Vaudreuil, etc. ; leur conscience leur rendant témoignage qu’ils avoient agi de la manière la plus noble et la plus désintéressée selon leur opinion, ils étoient tranquilles et bienveillants. Mais ceux dont on avoit le plus de peine à contenir l’indignation vertueuse contre le parti de l’usurpateur, c’étoient les nobles ou leurs adhérens, qui avoient demandé des places à ce même usurpateur pendant sa puissance, et qui s’en étoient séparés bien nettement le jour de sa chute. L’enthousiasme pour la légitimité de tel chambellan de Madame mère, ou de telle dame d’atour de Madame sœur, ne connoissoit point de bornes ; et certes, nous autres que Bonaparte avoit proscrits pendant tout le cours de son règne, nous nous examinions pour savoir si nous n’avions pas été ses favoris, quand une certaine délicatesse d’âme nous obligeoit à le défendre contre les invectives de ceux qu’il avoit comblés de bienfaits.

On aperçoit souvent une arrogance contenue dans les aristocrates ; mais certes les bonapartistes en avoient eu plus encore pendant les jours de leur pouvoir ; et du moins les aristocrates s’en tenoient alors à leurs armes ordinaires, les airs contraints, les politesses cérémonieuses, les conversations à voix basse, enfin tout ce que les yeux fins peuvent observer, mais que les caractères un peu fiers dédaignent. On pouvoit aisément deviner que les royalistes outrés se commandoient les égards qu’ils montroient au parti contraire : mais il leur en coûtoit plus encore d’en témoigner aux amis de la liberté, qu’aux généraux de Bonaparte ; et ces derniers obtenoient d’eux les attentions que des sujets soumis doivent toujours, conformément à leur système, aux agens de l’autorité royale, quels qu’ils soient.

Les défenseurs des idées libérales, également opposés aux partisans de l’ancien et du nouveau despotisme, auroient pu se plaindre de se voir préférer les flatteurs de Bonaparte, qui n’offroient pour garantie à leur nouveau maître que le rapide abandon du précédent. Mais que leur importoient toutes les tracasseries misérables de la société ? Il se peut cependant que de tels motifs aient excité les ressentimens d’une certaine classe de gens, au moins autant que les intérêts les plus essentiels. Mais étoit-ce une raison pour replonger le monde dans le malheur, par le rappel de Bonaparte, et pour jouer l’indépendance et la liberté de son pays tout ensemble ?

Dans les premières années de la révolution, on pouvoit souffrir assez du terrorisme de la société, si l’on peut s’exprimer ainsi, et l’aristocratie se servoit habilement de sa vieille considération pour déclarer telle ou telle opinion hors de la bonne compagnie. Cette compagnie par excellence exerçoit jadis une grande juridiction : on avoit peur d’en être banni, on désiroit d’y être reçu, et toutes les prétentions les plus actives erroient autour des grands seigneurs et des grandes dames de l’ancien régime. Mais il n’existoit presque plus rien de pareil sous la restauration ; Bonaparte, en imitant grossièrement les cours, en avoit fini le prestige : quinze ans de despotisme militaire changent tout dans les mœurs d’un pays. Les jeunes nobles participoient à l’esprit de l’armée ; ils conservoient encore les bonnes manières qu’ils tenoient de leurs parens, mais ils ne possédoient aucune instruction sérieuse. Les femmes ne se sentent nulle part le besoin d’être supérieures aux hommes, et quelques-unes seulement s’en donnoient la peine. Il restoit à Paris un très-petit nombre de personnes aimables de l’ancien régime, car les gens âgés étoient la plupart abattus par de longs malheurs, ou aigris par des colères opiniâtres. La conversation des hommes nouveaux avoit nécessairement plus d’intérêt, puisqu’ils avoient agi, puisqu’ils alloient en avant des événemens, à la suite desquels leurs adversaires se laissoient à peine traîner. Les étrangers recherchoient plus volontiers ceux qui s’étoient fait connaître pendant la révolution ; ainsi, sous ce rapport, leur amour-propre devoit être satisfait. D’ailleurs l’ancien empire de la bonne compagnie de France consistoit dans les conditions difficiles exigées pour en faire partie, et dans la liberté des entretiens, au milieu d’une société très-choisie : ces deux grands avantages ne pouvoient plus se retrouver.

Le mélange des rangs et des partis avoit fait adopter la méthode angloise des réunions nombreuses ; elle interdit le choix parmi les invités, et par conséquent diminue de beaucoup le prix de l’invitation. La crainte qu’inspiroit le gouvernement impérial avoit détruit toute habitude d’indépendance dans la conversation ; les François, sous ce gouvernement, étoient presque tous devenus diplomates, de façon que la société se passoit en propos insignifians, et qui ne rappeloient nullement l’esprit audacieux de la France. On n’avoit assurément rien à craindre en 1814, sous Louis XVIII, mais l’habitude de la réserve étoit prise, et d’ailleurs les courtisans vouloient qu’il fût du bon ton de ne pas parler politique, de ne traiter aucun sujet sérieux : ils espéroient refaire ainsi la nation frivole, et par conséquent soumise ; mais le seul résultat qu’ils obtinssent, c’étoit de rendre les entretiens insipides, et de se priver de tout moyen de connaître la véritable opinion de chacun.

Une société si peu piquante étoit pourtant un objet singulier de jalousie pour un grand nombre de courtisans de Bonaparte ; et de leurs mains vigoureuses ils auroient volontiers, comme Samson, renversé l’édifice, afin de faire tomber la salle dans laquelle ils n’étoient pas admis au festin. Les généraux qu’illustroient des batailles gagnées vouloient être gentilshommes de la chambre, et que leurs femmes fussent dames du palais : singulière ambition pour un guerrier, qui se prétend le défenseur de la liberté ! Qu’est-ce donc que cette liberté ? Est-ce seulement les biens nationaux, les grades militaires et les emplois civils ? Est-ce l’argent et le pouvoir de quelques hommes, plutôt que de quelques autres, dont il s’agit ? ou bien est-on chargé de la noble mission d’introduire en France le sentiment de la justice, la dignité dans toutes les classes, la fixité dans les principes, le respect pour les lumières et pour le mérite personnel ?

Néanmoins il eût été plus politique de donner à ces généraux des places de chambellan, puisque tel étoit leur désir ; mais, en vérité, les vainqueurs de l’Europe auroient dû se trouver embarrassés de la vie de courtisan, et ils pouvoient bien permettre que le roi continuât de vivre dans son intérieur avec ceux dont il avoit pris l’habitude pendant de longues années d’exil. Qu’importe, en Angleterre, que tel ou tel homme soit dans la maison du roi ? Ceux qui se vouent à cette carrière ne se mêlent d’ordinaire en rien des affaires publiques, et l’on n’a pas ouï dire que les Fox et les Pitt fussent bien désireux de remplir ainsi leur temps. C’est Napoléon qui pouvoit seul faire entrer dans la tête des soldats de la république toutes ces fantaisies de bourgeois gentilshommes, qui les assujettissoient nécessairement à la faveur des cours. Qu’auroient dit Dugommier, Hoche, Joubert, Dampierre, et tant d’autres qui ont péri pour l’indépendance de leur pays, si, pour récompense de leur victoire, on leur eût offert une place dans la maison d’un prince, quel qu’il fût ? Mais les hommes formés par Bonaparte ont toutes les passions de la révolution, et toutes les vanités de l’ancien régime ; pour obtenir le sacrifice de ces petitesses, il n’existoit qu’un moyen, c’étoit d’y substituer de grands intérêts nationaux.

Enfin, l’étiquette des cours dans toute sa rigueur ne peut guère se rétablir dans un pays qui s’en est déshabitué. Si Bonaparte n’avoit pas mêlé la vie des camps à tout cela, personne ne l’auroit supporté. Henri IV vivoit familièrement avec toutes les personnes distinguées de son temps ; et Louis XI lui-même, Louis XI soupoit chez les bourgeois, et les invitoit à sa table. L’empereur de Russie, les archiducs d’Autriche, les princes de la maison de Prusse, ceux d’Angleterre, enfin tous les souverains de l’Europe, vivent, à quelques égards, comme de simples particuliers. En France, au contraire, les princes de la famille royale ne sortent presque jamais du cercle de la cour. L’étiquette, telle qu’elle existoit jadis, est tout-à-fait en contradiction avec les mœurs et les opinions du siècle ; elle a le double inconvénient de prêter au ridicule, et cependant d’exciter l’envie. On ne veut être exclu de rien en France, pas même des distinctions dont on se moque ; et, comme on n’a point encore de route grande et publique pour servir l’état, on s’agite sur toutes les disputes auxquelles peut donner lieu le code civil des entrées à la cour. On se hait pour les opinions dont la vie peut dépendre, mais on se hait encore plus pour toutes les combinaisons d’amour-propre que deux règnes et deux noblesses ont développées et multipliées. Les François sont devenus si difficiles à contenter par l’accroissement infini des prétentions de toutes les classes, qu’une constitution représentative est aussi nécessaire au gouvernement, pour le délivrer des réclamations sans nombre des individus, qu’aux individus, pour les préserver de l’arbitraire du gouvernement.