Connaissance des beautés et des défauts de la poésie et de l’éloquence dans la langue française/Édition Garnier/Satire

Connaissance des beautés et des défauts de la poésie et de l’éloquence dans la langue françaiseGarniertome 23 (p. 414-417).
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SATIRE (DE LA).

Si je suivais mon goût, je ne parlerais de la satire que pour en inspirer quelque horreur, et pour armer la vertu contre ce genre dangereux d’écrire. La satire est presque toujours injuste, et c’est là son moindre défaut. Son principal mérite, qui amorce le lecteur, est la hardiesse qu’elle prend de nommer les personnes qu’elle tourne en ridicule. Bien moins retenue que la comédie, elle n’en a pas les difficultés et les agréments. Ôtez les noms de Cotin, de Chapelain, de Quinault, et un petit nombre devers heureux, que restera-t-il aux Satires de Boileau ? Mais le Misanthrope, le Tartuffe, qui sont des satires encore plus fortes, se soutiennent sans ce triste avantage d’immoler des particuliers à la risée publique. Quand je dis que la satire est injuste, je n’en veux pour preuve que les ouvrages de Boileau. Il veut, dans une de ses premières satires, élever la tragédie d’Alexandre de Racine aux dépens de l’Astrate de Quinault : deux pièces assez médiocres qui ne sont pas sans quelques beautés. Il dit (sat. III, 185-88) :

Je ne sais pas pourquoi l’on vante l’Alexandre ;
Ce n’est qu’un glorieux qui ne dit rien de tendre.
Les héros, chez Quinault, parlent bien autrement,
Et, jusqu’à Je vous hais, tout s’y dit tendrement.

Il n’y a rien de plus contraire à la vérité que ce jugement de Boileau. L’Alexandre de Racine est très-loin d’être si glorieux. C’est, au contraire, un doucereux qui prétend n’avoir porté la guerre aux Indes que pour y adorer Cléophile ; et si on peut appliquer à quelque pièce de théâtre ce vers : Et jusqu’à Je vous hais, tout s’y dit tendrement, c’est assurément à l’Andromaque de Racine, dans laquelle Pyrrhus idolâtre Andromaque en lui disant des choses très-dures ; mais loin que ce soit un défaut, dans la peinture d’une passion, de dire tendrement Je vous hais, c’est au contraire une très-grande beauté. Rien ne caractérise si bien l’amour que les mouvements violents d’un cœur qui croit être parvenu à concevoir de la haine pour un objet qu’il aime avec fureur ; et c’est en quoi Quinault a souvent réussi ; comme quand il fait dire à Armide (acte I, sc. I) : « Que je le hais, que son mépris m’outrage ! » Ce tour même est si naturel qu’il est devenu très-commun.

Boileau n’est guère moins condamnable dans la licence qu’il prenait de nommer un citoyen, auquel il en substituait souvent un autre dans une nouvelle édition.

Par exemple, le sieur Brossette nous apprend que Boileau avait parlé ainsi d’un nommé Pelletier (sat. I, 77-78) :

Tandis que Pelletier, crotté jusqu’à l’échine,
S’en va chercher son pain de cuisine en cuisine.

On lui dit que ce Pelletier n’était rien moins qu’un parasite, que c’était un honnête homme très-retiré, qui n’allait jamais manger chez personne. Boileau le raya de la satire ; mais au lieu d’ôter ces vers, qui sont du style le plus bas, il les laissa, et mit Colletet à la place de Pelletier, et par là outragea deux hommes au lieu d’un. Il paraît que très-souvent il plaçait ainsi les noms au hasard, et l’on doit lire ses satires avec circonspection[1].

Il tombait si naturellement dans ce cruel défaut qu’il avait placé son propre frère Gilles Boileau dans ses satires, d’une manière ignominieuse (sat. IX, 69) :

Vous pourrez voir un temps vos écrits estimés
Courir de main en main par la ville semés,
Puis suivre avec Boileau, ce rebut de notre âge,
Et la Lettre à Costar et l’Avis à Ménage.

Cette Lettre et cet Avis étaient deux ouvrages de son frère. Il mit à la place :

Puis de là, tout poudreux, ignorés sur la terre,
Suivre, chez l’épicier, Neufgermain et La Serre.

Cette démangeaison de médire ainsi au hasard, et d’attaquer tout indifféremment, devait seule ôter tout crédit à ses Satires.

Il a beau s’en excuser ; s’il n’avait pas fait ses belles Épîtres, et surtout son Art poétique, il aurait une très-mince réputation, et ne serait pas fort au-dessus de Régnier, qui est un homme très-médiocre. Tout le monde sait que l’acharnement contre Quinault est insupportable, et que Despréaux eut en cela d’autant plus de tort que, quand il voulut faire un prologue d’opéra pour montrer à Quinault comme il fallait s’y prendre, il fit un ouvrage très-mauvais, et qui n’approchait pas des moindres prologues de ce même Quinault qu’il affectait tant de rabaisser[2].

La satire ne paraît jamais dans un jour plus odieux que quand elle est lancée contre des personnes qu’on a louées auparavant : cette rétractation n’est une flétrissure humiliante que pour l’auteur. C’est ce qui est arrivé à Rousseau, dans une pièce intitulée la Palinodie, qui commence ainsi :

À vous, héros honteux de mes premiers écrits.

Ce vers amphibologique laisse douter si ce n’est pas le héros qui est honteux d’avoir été le sujet de ses premiers écrits ; mais le plus grand défaut vient du vice du cœur de l’auteur. S’il n’est pas content des procédés de celui dont il a fait l’éloge, il faut se taire ; mais il ne faut pas chanter la palinodie et se condamner même. Rien n’est plus avilissant ; c’est déceler sa passion, et une passion déshonorante. Il est heureux que cette pièce de Rousseau soit une de ses plus mauvaises.

Les satires en prose étant mille fois plus aisées à faire que celles qui sont rimées, elles ont inondé la république des lettres. Elles ont passé jusque dans la plupart des journaux. Les auteurs, prostituant leur plume vénale à l’avarice de leurs libraires, ont rempli d’invectives et de mensonges presque tous les ouvrages périodiques qui s’impriment en Hollande ; et il ne faut lire ces recueils qu’avec une extrême défiance. L’art de l’imprimerie deviendra bientôt un métier infâme et funeste si on ne met pas ordre à la licence brutale avec laquelle quelques libraires de Hollande impriment les satires les plus scandaleuses, tantôt contre les têtes couronnées, tantôt contre les hommes les plus respectables de l’Europe. J’ai vu quelquefois, dans les pays du Nord, porter des jugements très-désavantageux sur des hommes du premier mérite, qui était indignement attaqués dans ces misérables brochures ; ni les auteurs, ni les libraires, ne connaissent les gens qu’ils déchirent. C’est un métier, comme de vendre du vin frelaté. Il faut avouer qu’il n’y a guère de métier plus indigne, plus lâche, et plus punissable.

  1. L’édition in-12 de Kehl et quelques réimpressions donnent ce dernier membre de phrase. Dans les éditions de 1749, 1750, et in-8° de Kehl, on lit : « au hasard : cela devrait ôter tout crédit à ses satires », expression qu’on retrouve treize lignes plus bas.
  2. La main de Voltaire apparaît dans tout ceci très-visiblement.