Connaissance des beautés et des défauts de la poésie et de l’éloquence dans la langue française/Édition Garnier/Enfer
On voit dans tous les poètes épiques des descriptions de l’enfer. Il y en a une aussi dans la Henriade au septième champ ; mais, comme elle est fort longue et entremêlée de beaucoup d’autres idées, j’aime mieux y renvoyer le lecteur. J’en comparerai seulement quelques endroits avec ce que dit le Télamaque sur le même sujet (livre XVIII) :
« Dans cette peine, il entreprit de descendre aux enfers par un lieu célèbre qui n’était pas éloigné du camp ; on l’appelait Acherontia, à cause qu’il y avait en ce lieu une caverne affreuse, de laquelle on descendait sur les rives de l’Achéron, par lequel les dieux mêmes craignent de jurer. La ville était sur un rocher, posée comme un nid sur le haut d’un arbre. Au pied de ce rocher on trouvait la caverne, de laquelle les timides mortels n’osaient approcher. Les bergers avaient soin d’en détourner leurs troupeaux. La vapeur soufrée du marais Stygien, qui s’exhalait sans cesse par cette ouverture, empestait l’air. Tout autour il ne croissait ni herbes ni fleurs. On n’y sentait jamais les doux zéphyrs, ni les grâces naissantes du printemps, ni les riches dons de l’automne. La terre, aride, y languissait ; on y voyait seulement quelques arbustes dépouillés et quelques cyprès funestes. Au loin même, tout à l’entour, Cérès refusait aux laboureurs ses moissons dorées. Bacchus semblait en vain y promettre ses doux fruits : les grappes de raisin se desséchaient au lieu de mûrir. Les Naïades, tristes, ne faisaient point couler une onde pure ; leurs flots étaient toujours amers et troublés. Les oiseaux ne chantaient jamais dans cette terre hérissée de ronces et d’épines, et n’y trouvaient aucun bocage pour se retirer : ils allaient chanter leurs amours sous un ciel plus doux. Là on n’entendait que le croassement des corbeaux et la voix lugubre des hiboux. L’herbe même y était amère, et les troupeaux qui la paissaient ne sentaient point la douce joie qui les fait bondir. Le taureau fuyait la génisse ; et le berger, tout abattu, oubliait sa musette et sa flûte.
De cette caverne sortait de temps en temps une fumée noire et épaisse qui faisait une espèce de nuit au milieu du jour. Les peuples voisins redoublaient alors leurs sacrifices pour apaiser les divinités infernales. Mais souvent les hommes à la fleur de leur âge, et dès leur plus tendre jeunesse, étaient les seules victimes que ces divinités cruelles prenaient plaisir à immoler par une funeste contagion.
C’est là que Télémaque résolut de chercher le chemin de la sombre demeure de Pluton. Minerve, qui veillait sans cesse sur lui, et qui le couvrait de son égide, lui avait rendu Pluton favorable. Jupiter même, à la prière de Minerve, avait ordonné à Mercure, qui descend chaque jour aux enfers pour livrer à Caron un certain nombre de morts, de dire au roi des ombres qu’il laissât entrer le fils d’Ulysse dans son empire.
Télémaque se dérobe du camp pendant la nuit. Il marche à la clarté de la lune, et il invoque cette puissante divinité, qui, étant dans le ciel le brillant astre de la nuit, et sur la terre la chaste Diane, est aux enfers la redoutable Hécate. Cette divinité écouta favorablement ses vœux, parce que son cœur était pur, et qu’il était conduit par l’amour pieux qu’un fils doit à son père. À peine fut-il auprès de l’entrée de la caverne qu’il entendit l’empire souterrain mugir. La terre tremblait sous ses pas. Le ciel s’arma d’éclairs et de feux qui semblaient tomber sur la terre. Le jeune fils d’Ulysse sentit son cœur ému, et tout son corps était couvert d’une sueur glacée ; mais son courage se soutint. Il leva les yeux et les mains au ciel. « Grands dieux ! s’écria-t-il, j’accepte ces présages que je crois heureux ; achevez votre ouvrage. » Il dit, et, redoublant ses pas, il se présente hardiment. Aussitôt la fumée épaisse qui rendait l’entrée de la caverne funeste à tous les animaux dès qu’ils en approchaient se dissipa ; l’odeur empoisonnée cessa pour un peu de temps. Télémaque entre seul, car quel autre mortel eût osé le suivre ! Deux Crétois qui l’avaient accompagné jusqu’à une certaine distance de la caverne, et auxquels il avait confié son dessein, demeurèrent tremblants et à demi morts assez loin de là dans un temple, faisant des vœux, et n’espérant plus de revoir Télémaque.
Cependant le fils d’Ulysse, l’épée à la main, s’enfonce dans les ténèbres horribles ; bientôt il aperçoit une faible et sombre lueur, telle qu’on la voit pendant la nuit sur la terre. Il remarque les ombres légères qui voltigent autour de lui ; il les écarte avec son épée ; ensuite il voit les tristes bords du fleuve marécageux, dont les eaux bourbeuses et dormantes ne font que tournoyer. Il découvre sur ce rivage une foule innombrable de morts privés de la sépulture, qui se présentent en vain à l’impitoyable Caron. Ce dieu, dont la vieillesse éternelle est toujours triste et chagrine, mais pleine de vigueur, les menace, les repousse, et admet d’abord dans la barque le jeune Grec. »
On ne saurait approuver que ce Télémaque descende aux enfers de son plein gré, comme on fait un voyage ordinaire. Il me semble que c’est là une grande faute. En effet, cette description a l’air d’un récit de voyageur plutôt que de la peinture terrible qu’on devait attendre. Rien n’est si petit que de mettre à l’entrée de l’enfer des grappes de raisin qui se dessèchent. Toute cette description est dans un genre trop médiocre, et il y règne une abondance de choses petites, comme dans la plupart des lieux communs dont le Télémaque est plein.
Je ne sais s’il est permis dans un poëme chrétien de faire aller les saints aux enfers ; mais il est beaucoup mieux d’y faire transporter Henri IV en songe par saint Louis que si ce héros y allait en effet, sans y être entraîné par une puissance supérieure (ch. VII, 127-158) :
Henri dans ce moment, d’un vol précipité,
Est par un tourbillon dans l’espace emporté,
Vers un séjour informe, aride, affreux, sauvage,
De l’antique chaos abominable image,
Impénétrable aux traits de ces soleils brillants,
Chefs-d’œuvre du Très-Haut, comme lui bienfaisants.
Sur cette terre horrible, et des anges haïe,
Dieu n’a point répandu le germe de la vie.
La Mort, l’affreuse Mort, et la Confusion,
Y semblent établir leur domination…
Là gît la sombre Envie, à l’œil timide et louche,
Versant sur des lauriers les poisons de sa bouche :
Le jour blesse ses yeux dans l’ombre étincelants :
Triste amante des morts, elle hait les vivants.
Elle aperçoit Henri, se détourne et soupire.
Auprès d’elle est l’Orgueil, qui se plaît et s’admire ;
La Faiblesse au teint pâle, aux regards abattus,
Tyran qui cède au crime et détruit les vertus ;
L’Ambition sanglante, inquiète, égarée,
De trônes, de tombeaux, d’esclaves entourée ;
La tendre Hypocrisie, aux yeux pleins de douceur
(Le ciel est dans ses yeux, l’enfer est dans son cœur) ;
Le Faux-Zèle, étalant ses barbares maximes ;
Et l’Intérêt enfin, père de tous les crimes.
Je dirai hardiment que j’aime mieux cette peinture des vices, qui de tout temps ont ouvert aux misérables mortels l’entrée de cette horrible demeure, que la description de Virgile, dans laquelle il met les Remords vengeurs avec la Crainte, la Faim, et la Pauvreté (Æn., lib. VI, 274-75) :
Luctus et ultrices posuere cubilia Curæ…
Et Metus, et malesuada Fames, et turpis Egestas.
La pauvreté mène moins aux enfers que la richesse ; mais je ne peux supporter la description bizarre et bigarrée que fait Rousseau[1] :
L’ordre donné, la séance réglée,
Et des démons la troupe rassemblée,
Furent assis les sombres députés.
Selon leur ordre, emplois et dignités.
Au premier rang, le ministre Asmodée,
Et Belzébuth à la face échaudée.
Et Bélial, puis les diables mineurs.
Juges, préfets, intendants, gouverneurs,
Représentant le tiers état du gouffre.
Alors, assis sur un trône de soufre,
Lucifer tousse, et, faisant un signal,
Tint ce discours au sénat infernal…
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« Quels noirs complots, quels ressorts inconnus,
Font aujourd’hui tarir mes revenus ?
Depuis un mois assemblant mes ministres,
J’ai feuilleté mes journaux, mes registres ;
De jour en jour l’enfer perd de ses droits ;
Le diable oisif y souffle dans ses doigts[2]. »
Il règne dans cette peinture un mélange de terrible et de ridicule, et même de plusieurs styles, lequel n’est point convenable au sujet. La chute de l’homme, que l’auteur traite sérieusement, ne peut admettre le bas comique. Il fallait imiter plutôt l’énergie outrée de Milton et la beauté du Tasse. « Une face échaudée, des diables mineurs, Lucifer qui tousse, des démons soufflant dans leurs doigts », ne sont pas un début décent pour arriver à l’amour de Dieu, qui est traité dans cette pièce. C’est une grimace ; c’est le sac de Scapin dans le Misanthrope[3]. Chaque chose doit être traitée dans le style qui lui est propre, et il y a de la dépravation de goût à mêler ainsi les styles. Cette remarque est très-importante pour les étrangers et pour les jeunes gens, qui ne peuvent d’abord discerner s’il y a des termes bas dans un sujet noble, et voir que le sujet est par là défiguré.
- ↑ Allégorie première : Torticolis, vers 45-56, 71-76.
- ↑ S’il reste encore des gens de lettres qui croient de bonne foi J.-B. Rousseau un poëte égal ou supérieur à M. de Voltaire, nous les exhortons à comparer cette description de l’enfer avec le cinquième chant de la Pucelle. (K.)
- ↑ Boileau, Art poétique, III, 399.