Connaissance des beautés et des défauts de la poésie et de l’éloquence dans la langue française/Édition Garnier/Armée
Je ne vois guère de description d’armée qui mérite notre attention dans les poëtes tragiques que celle qu’on lit dans le Cid (acte IV, se, iii) :
Cette obscure clarté qui tombe des étoiles
Enfin avec le flux nous fait voir trente voiles ;
L’onde s’enfle dessous[1], et d’un commun effort
Les Maures et la mer montent jusques[2] au port.
On les laisse passer ; tout leur paraît tranquille :
Point de soldats au port, point aux murs de la ville ;
Notre profond silence abusant leurs esprits,
Ils n’osent plus douter de nous avoir surpris.
Ils abordent sans peur, ils ancrent, ils descendent.
Et courent se livrer aux mains qui les attendent.
Nous nous levons alors, et tous en même temps
Poussons jusques au ciel mille cris éclatants.
Les nôtres au signal de nos vaisseaux répondent,
Ils paraissent armés : les Maures se confondent ;
L’épouvante les prend ; à demi descendus,
Avant que de combattre ils s’estiment perdus.
Ils couraient au pillage, et rencontrent la guerre ;
Nous les pressons sur l’eau, nous les pressons sur terre,
Et nous faisons courir des ruisseaux de leur sang
Avant qu’aucun résiste ou reprenne son rang.
Mais bientôt, malgré nous, leurs princes les rallient ;
Leur courage renaît, et leurs terreurs s’oublient.
La honte de mourir sans avoir combattu
Arrête leur désordre, et leur rend leur vertu.
Contre nous[3] de pied ferme ils tirent[4] leurs alfanges,
De notre sang au leur font d’horribles mélanges[5] ;
Et la terre et le fleuve, et leur flotte et le port,
Sont des champs de carnage où triomphe la mort.
Je crois que tout le monde tombera d’accord qu’il y a plus d’âme et de pathétique dans la description d’une armée prête à attaquer que fait l’illustre Fénelon au dixième livre des Aventures de Télémaque. Ce n’est point une description circonstanciée : elle est vague ; elle ne spécifie rien ; elle tient plus de la déclamation que de cet air de vérité qui a un si grand mérite ; mais il a l’art de parler au cœur jusque dans l’appareil de la guerre.
« Pendant qu’ils raisonnaient ainsi, on entendit tout à coup un bruit confus de chariots, de chevaux hennissants, d’hommes qui poussaient des hurlements épouvantables, et de trompettes qui remplissaient l’air d’un son belliqueux. On s’écrie : « Voilà les ennemis qui ont fait un grand détour pour éviter les passages gardés ; les voilà qui viennent assiéger Salente. » Les vieillards et les femmes paraissaient consternés. « Hélas ! disaient-ils, fallait-il quitter notre chère patrie, la fertile Crète, et suivre un roi malheureux au travers de tant de mers, pour fonder une ville qui sera mise en cendres comme Troie ! » On voyait de dessus les murailles nouvellement bâties, dans la vaste campagne, briller au soleil les casques, les cuirasses, et les boucliers des ennemis. Les yeux en étaient éblouis. On voyait aussi les piques hérissées qui couvraient la terre, comme elle est couverte par une abondante moisson que Cérès prépare dans les campagnes d’Enna en Sicile, pendant les chaleurs de l’été, pour récompenser le laboureur de toutes ses peines. Déjà on remarquait les chariots armés de faux tranchantes ; on distinguait facilement chaque peuple venu à cette guerre. » (Livre X.)
Je suis bien plus ému ici par Fénelon que par Corneille. Ce n’est pas que les vers ne soient, à mérite égal, incomparablement au-dessus de la prose ; mais ici la description a un fond plus touchant que celle de Corneille ; et il faut bien considérer qu’un acteur, dans une pièce de théâtre, ne doit presque jamais s’exprimer comme un auteur qui parle à l’imagination du lecteur. Il faut sentir combien Corneille et Fénelon avaient chacun un but différent.
Pour prouver incontestablement la supériorité de la poésie sur la prose dans le même genre de beautés, considérons ce même objet d’une armée en bataille, dans le huitième chant de la Henriade (65-176) :
Près des bords de l’Iton et des rives de l’Eure
Est un champ fortuné, l’amour de la nature :
La guerre avait longtemps respecté les trésors
Dont Flore et les Zéphyrs embellissaient ces bords.
Au milieu des horreurs des discordes civiles
Les bergers de ces lieux coulaient des jours tranquilles ;
Protégés par le ciel et par leur pauvreté,
Ils semblaient des soldats braver l’avidité.
Et sous leurs toits de chaume, à l’abri des alarmes,
N’entendaient point le bruit des tambours et des armes.
Les deux camps ennemis arrivent en ces lieux :
La désolation partout marche avant eux.
De l’Eure et de l’Iton les ondes s’alarmèrent ;
Les bergers pleins d’effroi, dans les bois se cachèrent ;
Et leurs tristes moitiés, compagnes de leurs pas,
Emportent leurs enfants gémissants dans leurs bras.
Habitants malheureux de ces bords pleins de charmes,
Du moins à votre roi n’imputez point vos larmes ;
S’il cherche les combats, c’est pour donner la paix :
Peuples, sa main sur vous répandra ses bienfaits.
Il veut finir vos maux, il vous plaint, il vous aime.
Et dans ce jour affreux il combat pour vous-même.
Les moments lui sont chers ; il court dans tous les rangs
Sur un coursier fougueux plus léger que les vents,
Qui, fier de son fardeau, du pied frappant la terre,
Appelle les dangers, et respire la guerre.
On voyait près de lui briller tous ces guerriers.
Compagnons de sa gloire et ceints de ses lauriers :
D’Aumont, qui sous cinq rois avait porté les armes ;
Biron, dont le seul nom répandait les alarmes ;
Et son fils, jeune encore, ardent, impétueux,
Qui. depuis… ; mais alors il était vertueux ;
Sully, Nangis, Grillon, ces ennemis du crime.
Que la Ligue déteste, et que la Ligue estime ;
Turenne, qui depuis de la jeune Bouillon
Mérita dans Sedan la puissance et le nom ;
Puissance malheureuse et trop mal conservée,
Et par Armand détruite aussitôt qu’élevée.
Essex avec éclat parait au milieu d’eux,
Tel que dans nos jardins un palmier sourcilleux,
À nos ormes touffus mêlant sa tête altière,
Paraît s’enorgueillir de sa tige étrangère.
..................
Plus loin sont La Trimouille, et Clermont, et Feuquières,
Le malheureux de Nesle, et l’heureux Lesdiguières ;
D’Ailly, pour qui ce jour fut un jour trop fatal.
Tous ces héros en foule attendaient le signal,
Et, rangés près du roi, lisaient sur son visage
D’un triomphe certain l’espoir et le présage.
Mayenne, en ce moment, inquiet, abattu,
Dans son cœur étonné cherche en vain sa vertu :
Soit que, de son parti connaissant l’injustice,
Il ne crût point le ciel à ses armes propice ;
Soit que l’âme en effet ait des pressentiments,
Avant-coureurs certains des grands événements.
Ce héros cependant, maître de sa faiblesse,
Déguisait ses chagrins sous sa fausse allégresse ;
Il s’excite, il s’empresse, il inspire aux soldats
Cet espoir généreux que lui-même il n’a pas.
D’Egmont auprès de lui, plein de la confiance
Que dans un jeune cœur fait naître l’imprudence,
Impatient déjà d’exercer sa valeur.
De l’incertain Mayenne accusait la lenteur.
Tel qu’échappé du sein d’un riant pâturage.
Au bruit de la trompette animant son courage,
Dans les champs de la Thrace un coursier orgueilleux,
Indocile, inquiet, plein d’un feu belliqueux,
Levant les crins mouvants de sa tête superbe.
Impatient du frein, vole et bondit sur l’herbe :
Tel paraissait Egmont ; une noble fureur
Éclate dans ses yeux, et brûle dans son cœur ;
Il s’entretient déjà de sa prochaine gloire,
Il croit que son destin commande à la victoire :
Hélas ! il ne sait point que son fatal orgueil
Dans les plaines d’Ivry lui prépare un cercueil.
Vers les ligueurs enfin le grand Henri s’avance,
Et, s’adressant aux siens qu’enflammait sa présence :
« Vous êtes nés Français, et je suis votre roi ;
Voilà nos ennemis, marchez, et suivez-moi :
Ne perdez point de vue, au fort de la tempête,
Ce panache éclatant qui flotte sur ma tête ;
Vous le verrez toujours au chemin de l’honneur. »
À ces mots, que ce roi prononçait en vainqueur,
Il voit d’un feu nouveau ses troupes enflammées,
Et marche en invoquant le grand Dieu des armées.
Sur les pas des deux chefs alors, en même temps,
On voit des deux partis voler les combattants.
Ainsi, lorsque des monts séparés par Alcide
Les Aquilons fougueux fondent d’un vol rapide,
Soudain les flots émus de deux profondes mers
D’un choc impétueux s’élancent dans les airs ;
La terre au loin gémit, le jour fuit, le ciel gronde,
Et l’Africain tremblant craint la chute du monde.
Au mousquet réuni le sanglant coutelas
Déjà de tous côtés porte un double trépas.
Cette arme que jadis, pour dépeupler la terre,
Dans Bayonne inventa le démon de la guerre,
Rassemble en même temps, digne fruit de l’enfer,
Ce qu’ont de plus terrible et la flamme et le fer.
On se mêle, on combat ; l’adresse, le courage,
Le tumulte, les cris, la peur, l’aveugle rage,
La honte de céder, l’ardente soif du sang,
Le désespoir, la mort, passent de rang en rang.
L’un poursuit un parent dans le parti contraire ;
Là le frère en fuyant meurt de la main d’un frère :
La nature en frémit, et ce rivage affreux
S’abreuvait à regret de leur sang malheureux.
Il y a dans cette description plus de pathétique encore et plus de portraits touchants que dans le Télémaque. Ce morceau,
Habitants malheureux de ces bords pleins de charmes,
Verbis ea vincere magnum
Quam sit, et angustis hunc addere rebus honorem.
- ↑ Prosaïque. (Note de Voltaire.)
- ↑ Dur. (Id.)
- ↑ Prosaïque. (Note de Voltaire.)
- ↑ Le texte de ce vers et celui du suivant se lisent ici tels qu’ils sont dans l’édition de 1682, donnée pur Th. Corneille, des Œuvres de P. Corneille. Mais dans l’édition in-folio il y a :
Contre nous de pied ferme ils tirent leurs épées ;
Des plus braves soldats les trames sont coupées. - ↑ Ce pluriel est vicieux. (Note de Voltaire.)