Connaissance des beautés et des défauts de la poésie et de l’éloquence dans la langue française/Édition Garnier/Ambition

Connaissance des beautés et des défauts de la poésie et de l’éloquence dans la langue françaiseGarniertome 23 (p. 337-339).
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AMBITION.

J’aurais dû, en suivant l’ordre alphabétique, traiter l’ambition avant l’amitié ; mais j’ai mieux aimé commencer par une vertu que par un vice. J’ai préféré le sentiment à l’ordre. Je ne sais pourquoi l’ambition est le sujet de beaucoup plus de pièces de poésie et d’éloquence que l’amitié : n’est-ce point qu’on réussit mieux à caractériser les passions funestes que les doux penchants du cœur ? Il entre toujours de la satire dans ce qu’on dit de l’ambition. Quoi qu’il en soit, j’aime à voir dans la Henriade (VII, 153) :


L’ambition sanglante, inquiète, égarée,
De trônes, de tombeaux, d’esclaves entourée.


Mais que La Fontaine a de charmes dans un des prologues de ses fables !


Deux démons à leur gré partagent notre vie,
Et de son patrimoine ont chassé la raison ;

Je ne vois point de cœur qui ne leur sacrifie.
Si vous me demandez leur état et leur nom,
J’appelle l’un Amour, et l’autre Ambition.
Cette dernière étend le plus loin son empire,
         Car même elle entre dans l’amour.

(Le Berger et le Roi, liv. X, fab. x.)

Voilà des vers parfaits dans leur genre. Heureux les esprits capables d’être touchés comme il faut de pareilles beautés, qui réunissent la simplicité à l’extrême éloquence !

Qu’on lise encore dans Athalie ce que Mathan dit de son ambition (acte III, sc. iii) :


J’approchai par degrés de l’oreille des rois ;
Et bientôt en oracle on érigea ma voix.
J’étudiai leur cœur, je flattai leurs caprices.
Je leur semai de fleurs le bord des précipices ;
Près de leurs passions rien ne me fut sacré ;
De mesure et de poids je changeais à leur gré, etc.


Je trouve l’ambition caractérisée plus en grand, et peinte dans son plus haut degré, dans la tragédie de Mahomet. C’est Mahomet qui parle (acte II, sc. v) :


Je suis ambitieux : tout homme l’est, sans doute ;
Mais jamais roi, pontife, ou chef, ou citoyen,
Ne conçut un projet aussi grand que le mien.
Chaque peuple à son tour a brillé sur la terre
Par les lois, par les arts, et surtout par la guerre ;
Le temps de l’Arabie est à la fin venu.
Ce peuple généreux, trop longtemps inconnu.
Laissait dans ses déserts ensevelir sa gloire ;
Voici les jours nouveaux marqués pour la victoire.
Vois du nord au midi l’univers désolé,
La Perse encor sanglante, et son trône ébranlé ;
L’Inde esclave et timide, et l’Égypte abaissée ;
Des murs de Constantin la splendeur éclipsée ;
Vois l’empire romain tombant de toutes parts,
Ce grand corps déchiré, dont les membres épars
Languissent dispersés sans honneur et sans vie :
Sur ces débris du monde élevons l’Arabie.
Il faut un nouveau culte, il faut de nouveaux fers ;
Il faut un nouveau dieu pour l’aveugle univers.
En Égypte Osiris, Zoroastre en Asie.
Chez les Crétois Minos, Numa dans l’Italie,

À des peuples sans mœurs, et sans culte, et sans rois,
Donnèrent aisément d’insuffisantes lois.
Je viens, après mille ans, changer ces lois grossières ;
J’apporte un jouir plus noble aux nations entières.
J’abolis les faux dieux ; et mon culte épuré
De ma grandeur naissante est le premier degré.
Ne me reproche point de tromper ma patrie :
Je détruis sa faiblesse et son idolâtrie ;
Sous un roi, sous un dieu, je viens la réunir ;
Et, pour la rendre illustre, il la faut asservir.


Voilà bien l’ambition à son comble : celui qui parle ainsi veut être à la fois conquérant, législateur, roi, pontife, et prophète ; et il y parvient. Il faut avouer que les autres desseins des plus grands hommes sont de bien petites vanités auprès de cette ambition. On ne peut la décrire avec plus de force et de justesse. Mathan me paraît parler en subalterne, et Mahomet en maître du monde. J’observerai, en passant, que l’un et l’autre avouent le fond de leur erreur, ce qui n’est guère naturel[1] ; mais ce défaut est bien plus grand dans Mathan que dans Mahomet. On ne dit point de soi qu’on est scélérat ; mais on peut dire qu’on est ambitieux : la grandeur de l’objet ennoblit jusqu’à la fourberie même aux yeux des hommes.

  1. L’auteur de cet article nous paraît trop sévère. Tout homme qui prêche une religion est, aux yeux de celui qui ne la croit pas, ou un imbécile, ou un fripon. Zopire ne pouvait pas regarder Mahomet comme un sot. En voulant paraître persuadé, Mahomet se serait donc bien plus avili devant Zopire qu’en lui avouant ses projets ambitieux. (K.)