Confitou/Chapitre XXIII


XXIII


Ainsi sa femme pouvait venir et l’on ne lui dirait peut-être pas « non », à elle ! Voilà ce qu’il venait de lire dans les yeux du brigand. En somme, si Mme Raucoux-Desmares consentait à être aimable avec von Bohn, un grand malheur pouvait être évité. Il s’agissait, d’une part, d’une demi-douzaine de vies humaines, et, d’autre part, de l’honneur d’une femme. Raucoux-Desmares arriva comme ivre chez lui. Nous savons qu’il adorait sa femme. Il dit à Freda ce qui venait de se passer. Seulement il parlait comme dans un rêve ; et dans ses yeux passaient des lueurs de folie.

— Tu aurais dû ne pas me parler de ça ! dit Freda. Pourquoi m’en as-tu parlé ?… Tu sais pourtant bien ce qu’il a voulu dire ! Tu n’as pas le droit de conserver un doute là-dessus depuis que je t’ai fait part de sa proposition infâme lors de l’exécution du fils de Valentine… Je n’ai plus rien à faire avec ce misérable !

Raucoux-Desmares se passait les mains sur le visage, sur les yeux, d’un geste lent, incessant, inusité, bizarre et certainement inconscient. Voulait-il qu’elle ne le vît pas ? Voulait-il s’empêcher de la voir ?…

Certainement, il aurait voulu de la nuit autour d’eux, de la nuit pour mieux voir en eux ! Ce n’était qu’à tâtons qu’il aurait le courage de descendre l’escalier du gouffre intérieur…

Comme elle continuait de parler et de s’étonner de son attitude pitoyable, il la supplia à voix basse de ne plus rien dire…

— Ne parlons plus !… Ne parlons plus ! je n’ai plus rien à te dire, et toi, tu n’as plus rien à me dire… Silence !…

Ils étaient maintenant en face l’un de l’autre, comme deux choses mortes… Ils ne s’entendaient même pas respirer. Chacun écoutait son propre silence… Et, tout à coup, ils remontèrent en frémissant du fond du gouffre ; quelque chose, à l’extérieur, les appelait. C’était du bruit. C’étaient des voix. Il y avait en face d’eux deux femmes : Mme Clamart et Mme Lançon. Du fond de quelle cave accouraient-elles ?… Du fond de quel abîme remontaient-elles, celles-là, pour venir dire, à Raucoux-Desmares et à sa femme, la parole fatidique déjà entendue dans la bouche de Valentine :

— Vous seule pouvez nous sauver !

Du reste, avec Mme Clamart, le professeur dut entendre beaucoup d’autres choses encore : que, sans lui, rien de tout cela ne serait arrivé, car s’il n’avait pas été là pour retenir tout le monde, tout le monde serait parti. C’était lui qui avait décidé Clamart et la municipalité à ne point quitter la ville. Mme Clamart, dans son délire et dans son acharnement, allait plus loin : elle prétendait que le professeur avait répondu de leur sécurité à tous ; aussi avait-on le droit de s’étonner que, dans Saint Rémy, il n’y eut qu’une famille sauve du malheur public : la sienne ! On n’ignorait certes pas qu’il fût très bien avec les Allemands, mais c’était là un avantage dont, jusqu’alors, il avait été le seul à bénéficier. En attendant qu’on trouvât une explication à une pareille anomalie, on allait fusiller Clamart, Lançon, le curé et les principaux de la ville. Cette femme était effroyable à entendre ; car, non seulement elle avait le désespoir avec elle, mais encore la logique. Tout semblait lui donner raison. Tout lui donnait raison. Ses cris étaient à la fois une supplication déchirante, une menace naturelle, et l’écho retentissant de la propre conscience de Raucoux-Desmares.

Raucoux-Desmares cependant ne lui répondit pas, mais regarda sa femme qui détourna la tête pour ne plus voir cette figure de martyr.

Mme Clamart et Mme Lançon s’étaient jetées aux genoux du professeur. Celui-ci dit d’une voix sourde :

Moi, je ne peux plus rien pour vous ! Je reviens de la kommandantur. J’ai demandé à être fusillé avec eux ! Et, quoi qu’il arrive, je mourrai avec eux !…

Ce n’était point ce qu’elles étaient venues chercher. Sa mort leur était indifférente. Elles se tournèrent alors vers Freda et lui dirent qu’il n’était point possible que von Bohn, qui avait refusé d’écouter son mari, ne l’entendit point, elle !… Ces dames savaient que von Bohn était un vieil ami de la famille de Freda et qu’il avait été toujours plein d’attentions pour elle. Il fallait se dépêcher. L’exécution était fixée pour six heures, et il en était quatre !

C’est à ce moment que l’on entendit la voix de Confitou :

— Maman, allons voir ton ami von Bohn ! Je suis très bien avec lui, moi aussi ! Je ne veux pas qu’on fusille le papa de mon ami Clamart ni le papa de mon ami Lançon ! Dépêchons-nous !…

Confitou avait pris la main de sa maman.

— Pourquoi trembles-tu comme ça, mama ? Viens ! dit-il. N’aie pas peur ! Je ne te quitterai pas !…

Il n’y eut point d’autres paroles. Freda et Confitou s’en allèrent. Les deux femmes les suivirent. Elles étaient vêtues de noir, comme si le malheur était déjà arrivé, et, avec les voiles qu’elles agitaient autour d’elles, elles avaient plutôt l’air de le déplorer que de le conjurer. Raucoux-Desmares regarda s’éloigner l’étrange cortège. Raucoux-Desmares ne bougeait plus. Il laissait faire aux dieux.

En ce qui le concernait, le sacrifice avait été consommé. Sa vie, et plus que sa vie : sa femme, qui lui était autrement précieuse que sa propre chair, il consentait à tout donner s’il fallait tout cela pour suspendre les coups du destin ; et c’est peut-être pour le récompenser qu’il eût consenti à arracher son cœur, qu’au moment même où il allait s’immoler sur l’autel de la patrie, une intervention divine, par le truchement de Confitou, s’était produite qui lui rendait l’espérance. Raucoux-Desmares, grand philosophe, ne croyait peut-être pas au bon Dieu de tout le monde, mais il se rappela celui d’Abraham qui envoya l’ange par lequel fut suspendu le sacrifice d’Isaac.

L’enfant allait protéger la mère ; ce qui, peut-être, n’empêcherait point celle-ci, par son influence certaine sur von Bohn, par sa grâce, par l’artifice de son sourire, d’obtenir du monstre, une minute de clémence qui sauverait les otages. Sans doute, elle n’avait point réussi avec le petit Lavallette, mais alors elle avait eu à lutter avec le souvenir tout chaud d’un attentat dont von Bohn lui-même avait failli être victime. Raucoux-Desmares se rappelait aussi l’affaire du pont et des deux cent mille francs et la facile victoire de Freda !… Il espéra ! Il espéra !

Un quart d’heure plus tard, il voyait revenir Confitou tout seul. Il n’alla pas au-devant de lui. Il était incapable de faire un pas.