Confitou/Chapitre XXII


XXII


Non, ça n’était pas fini ! On le vit bien, les jours suivants. La destruction et l’assassinat méthodiques continuèrent. Comme il arriva pour Senlis et pour tant d’autres villes, une équipe d’incendiaires travailla avec le plus grand soin, brûlant ou épargnant certains immeubles suivant des ordres précis.

Depuis ce qu’il appelait « sa tentative d’assassinat », von Bohn ne quittait plus la kommandantur. Raucoux-Desmares avait fait vainement de nouvelles tentatives pour le joindre. Il n’avait réussi qu’à rencontrer le cousin Fritz, cet excellent Frédérick, « l’amant de la musique », comme on disait à Dresde, et il avait eu de la peine à le reconnaître dans une figure de poussah militaire redoutable, qui donnait des ordres sauvages à une demi-douzaine de cyclistes munis de tubes de métal contenant de l’acide picrique. L’effet de ces engins était foudroyant. En deux heures, une bâtisse importante était devenue un petit tas de ruines fumantes.

Raucoux-Desmares avait mis la main sur l’épaule de « l’amant de la musique ».

— J’espère bien ! lui dit-il, que vous allez brûler ma maison !

L’autre eut un ricanement.

— Non ! Non ! On ne touche pas à la maison du célèbre professeur Raucoux-Desmares !

Et il en était partout ainsi. On frappait tout le monde, mais on l’épargnait, lui et les siens. Quand on avait emprisonné les otages, c’est-à-dire : le maire Clamart, les deux adjoints, trois conseillers municipaux, le curé, un notaire et le propriétaire des « Nouvelles Galeries », M. Lançon, Raucoux-Desmares avait réclamé l’honneur de partager leur sort. On lui avait répondu que, n’étant rien dans l’administration de la ville, il ne devait être tenu responsable de rien !

Cette clémence l’affolait.

On le laissait aller partout où il voulait. Aucune exaction n’était commise à l’hôpital militaire où l’on soignait, du reste, dans le moment, autant d’Allemands que de Français.

Depuis que les autorités civiles avaient été mises au secret, le professeur partageait son temps entre l’hôpital et la mairie. Puisqu’il n’était pas mort de désespoir, il essayait de garder assez de lucidité pour sauver ce qui pouvait l’être encore. Mais, hélas ! il avait en face de lui des brutes déchaînées. Ce qui restait de la population s’était réfugié dans les caves des maisons qui n’avaient pas encore été brûlées. Il savait qu’il y avait des souterrains où l’on mourait de faim et où il n’osait faire porter un pain pour ne point désigner les victimes.

Un soir, au coin de la place des Marronniers, comme il passait tout près d’une fenêtre dont le volet était entr’ouvert, le père Massart, un vieux combattant de 70, perclus de rhumatismes et qui attendait là sur la chaise, qu’il n’avait guère quittée depuis dix ans, qu’on vînt le massacrer, comme les autres, le père Massart, en le reconnaissant, lui avait montré les deux poings.

Raucoux-Desmares avait hâté le pas. Il sentait, derrière lui, la malédiction de toute la ville. Ainsi vécut-il une semaine infernale, au bout de laquelle il apprit qu’on allait fusiller les otages. Il bondit jusqu’à l’abbaye. Cette fois, il fut assez heureux pour tomber sur von Bohn qu’il heurta dans le couloir.

L’oberstleutnant le fit entrer dans son cabinet et l’écouta parler. Il lui offrit une cigarette. Raucoux-Desmares refusa. Von Bohn alluma la sienne et dit :

— Ce n’est bas barce qu’un gamin a diré sur moi avec un bistolet de deux sous que l’on va visiller le maire, le curé et les otages, c’est barce qu’un habitant a tonné un coup te hache dans la tête à un te mes prafes soldats. Gombrenez bien. Nous ne sommes pas des barbares. Et vous avez vu que nous temantions à être tout à fait chentils. Ça n’est pas te ma faute, ni te la fôtre, je m’embresse te le dire, si nous avons affaire à tes assassins !… Voilà un brafe soldat qui a reçu l’ordre de brûler la maison. L’homme lui tonne un coup te hache sur la tête ! Ça n’est pas juste ! Cette ville est bleine de haine pour nous ! Quand nous aurons visillé les otages, elle gombrendra, peut-être, qu’il faut nous laisser tranquilles !

— Vous ne ferez pas ça !… ça n’est pas possible que pour une histoire pareille…

— Une histoire bareille ! vous êtes bon, vous ! mettez-vous à la blace te la tête te mon prafe soldat !… Ils seront visillés !…

— Si c’est votre dernier mot, herr oberstleutnant, je vous demande de me faire fusiller avec eux !…

— Chamais te la vie !… On ne touchera pas à un cheveu de la dête tu célèbre brovessor Raucoux-Desmares. Le monde entier nous prendrait pour des barbares !… Ach ! ne barlons plus de cette affaire !… Comment va Mme Raucoux-Desmares ? Pourquoi ne la voit-on plus ?…

Raucoux-Desmares se retint pour ne point sauter à la gorge du bandit. Il lui lança :

C’est parce qu’elle n’a plus rien à vous demander !

Von Bohn répliqua tout net :

Elle a tort !…

Les deux hommes se regardèrent sans plus se dire un mot… Von Bohn était ignoblement souriant ; Raucoux-Desmares frémissait d’horreur, car il avait compris. Il s’en alla.