Confitou/Chapitre XIV


XIV


Les petits « réfugiés » se remirent à pleurer. L’idée de Confitou les consternait. Et quand le grondement du canon reprenait, derrière les grands bois qui montaient vers l’Oise, ils se ramassaient les uns sur les autres en tremblant.

— Vous n’êtes pas braves ! dit Confitou.

— Nous avons faim ! répondit Clara.

— Diable !…

Soudain, Confitou se frappa le front.

— Mais nous allons très bien dîner ! Venez avec moi chez Marie-Jeanne.

Confitou pensait : « Chez Marie-Jeanne, quand je les aurai fait manger, je leur dirai de m’attendre et j’irai voir la bataille. Je les prendrai en repassant. »

Un quart d’heure plus tard, il les faisait entrer, en pleins champs, dans une petite ferme, grande comme un mouchoir de poche et propre comme un sou. C’était la ferme de Marie-Jeanne qui fournissait le lait et le beurre aux Raucoux-Desmares.

Marie-Jeanne avait deux petits garçons avec lesquels Confitou jouait quelquefois. Confitou aimait venir à la ferme où il buvait du lait tout chaud dans un bol qu’il tenait lui-même sous le pis de la vache pendant que Marie-Jeanne s’occupait de la traire. Ah ! ce qu’il revenait de là barbouillé !… Mais le grand jour était celui où, sur son désir, on le conduisait à la ferme pour voir la batteuse mécanique.

C’était, chaque année, une vraie fête, qui réunissait autour de Marie-Jeanne une quarantaine de paysans des environs, venus pour l’aider abattre son blé. Elle en avait tout juste pour son usage personnel jusqu’à la Noël, ce qui n’était guère, mais, du coup, elle avait de la paille pour toute l’année, de la bonne litière pour ses deux vaches, sa génisse ou son veau. Ces détails n’avaient jamais beaucoup impressionné Confitou, mais ce qui l’avait toujours intéressé, c’était la ripaille champêtre qui accompagnait et suivait le travail.

D’abord, toutes les heures, la mécanique s’arrêtait pour permettre aux paysans de casser une croûte et boire un coup à la santé de la fermière qui passait dans les groupes avec les bouteilles qu’elle venait de remplir ; et puis, quand tout le blé était battu, tout ce monde s’empressait à s’entasser dans la grande cuisine et l’on commençait à faire honneur au diner qui cuisait, depuis cinq heures du matin, au fond de l’âtre, dans de vastes marmites.

Il y avait une marmite de bouillie pour les enfants, qui étaient venus nombreux, eux aussi. Quelle bouillie ! Elle faisait oublier à Confitou les confitures. C’était une bouillie dans laquelle on avait mis à cuire des raisins secs. Confitou s’en fourrait jusqu’à éclater. Le soir, il revenait malade, mais sa mère en riait. Seulement, elle lui disait :

— Si tante Lisé te voyait, elle serait jalouse ! Hélas ! cette année, il n’y aurait point de fête de la mécanique chez Marie-Jeanne, ni de bouillie pour Confitou. La fermière était partie précipitamment avec ses deux garçons, abandonnant ses deux vaches et son blé. Nulle voix ne répondit à la voix de Confitou.

— Malheur ! dit-il ; notre dîner est fichu ! Marie-Jeanne s’est enfuie comme tout le monde !…

Il n’avait qu’à pousser les portes, mais il ne trouvait personne derrière elles. Les petits réfugiés suivaient en se tenant tous les quatre par la main. L’espoir qui avait un instant éclairé leurs jeunes visages, les abandonnait encore. Grosse Saleté gémissait.

— Est-ce qu’on peut s’asseoir ? demanda Clara.

— Mais oui, asseyez-vous : faites comme chez vous ! dit Confitou. Seulement, je voudrais bien avoir quelque chose à vous donnera manger…

— Une ferme ! dit Bibi. Y doit y avoir du lait !…

Confitou monta sur les bancs et regarda dans les armoires. Il ne trouvait rien. Pas un morceau de pain. Il n’osait plus se retourner. Pendant tout le chemin, il avait promis à ses réfugiés un festin de Balthazar. Il était honteux. Grosse Saleté, qui se faisait généralement comprendre avec difficulté, dit clairement :

— J’ai faim !

— Tais-toi, Grosse Saleté ! dit Clara ; tu vois bien que Monsieur cherche !…

Soudain, un meuglement désespéré se fit entendre, à deux pas derrière la muraille.

— Les vaches ! dit Confitou. Et il sauta de son banc. Il avait un bol dans la main.

— Suivez-moi !…

Ils se remirent à le suivre tous les quatre, toujours en se tenant par la main. Ils ne se lâchaient pas ; ils ne le lâchaient plus.

L’étable était attenante au corps de ferme. Là aussi Confitou n’eut qu’à secouer la porte pour entrer. Avec lui pénétrèrent les rayons dorés du soleil qui illuminèrent le mufle inquiet des deux belles vaches rousses tournées vers les nouveaux arrivants.

— C’est embêtant ! dit Confitou. Je ne peux jamais les reconnaître ! Il y en a une qui s’appelle Tambour et l’autre Baguette, mais laquelle que c’est, je ne pourrais pas le dire. Prenez garde, vous autres, à ne pas recevoir des coups de pied. Quelquefois, c’est mauvais les vaches !

— Moi, ce que je crains chez les vaches, dit Clara, c’est pas les pieds, c’est les cornes…

— Oui, dit Bibi, ça pique les cornes ?

— Puisqu’il y a des vaches, on va avoir du lait, n’est-ce pas, monsieur ? fit Charlot.

— On va essayer ! répondit vaguement Confitou en se grattant le cuir chevelu, bien qu’il n’eût par là aucune démangeaison. Il regardait les vaches, il regardait son bol, et il regardait les enfants. Quant aux enfants, maintenant, ils ne respiraient plus…

Confitou dit :

— Je dis que c’est embêtant de ne pas pouvoir les reconnaître, parce que si j’appelle Tambour celle qui s’appelle Baguette, bien sûr elles ne se laisseront pas traire.

Clara dit :

— Quand deux vaches se ressemblent autant que ça, on devrait leur mettre des nœuds dans les cheveux…

À ce moment, les deux vaches se remirent à meugler d’une façon effroyable. Les enfants poussèrent des cris en reculant, et Grosse Saleté s’étala en plein dans une bouse magnifique. Il en résulta une confusion qui mit le comble au désarroi de Confitou :

— D’abord ! sortez tous d’ici ! cria-t-il… Vous voyez bien que vous me gênez !

Ils le laissèrent seul, mais, dehors Bibi et Charlot surveillaient la porte, tandis que Clara nettoyait, avec de l’herbe, Grosse Saleté qui pleurait.

Confitou s’était bravement rapproché de l’une des vaches. À tout hasard, il lança :

— Sois sage, Baguette !… C’est pour mes petits réfugiés !

La vache comprit ; elle se laissa traire.

C’est du moins ce que s’imagina toujours Confitou.

— Encore un peu plus, disait-il plus tard, quand il racontait les incidents de cette heure importante de sa vie, encore un peu plus, elle m’aurait embrassé !

C’était sans doute vrai. Il y avait peut-être deux jours que les pauvres bêtes n’avaient pas été soulagées. Confitou n’eut qu’à se rappeler vaguement les gestes qu’il avait vu accomplir par Marie-Jeanne. Il savait qu’il fallait tirer sur le pis. Malgré son inexpérience, le lait écumant jaillit dans son bol. Il sortit en poussant un cri de victoire : « Du lait ! » Tous se ruèrent dessus.

— D’abord les femmes ! commanda Confitou, et il tendit le bol à Clara.

Les bonnes vaches laissèrent Confitou remplir le bol autant de fois qu’il le voulut. Les autres le regardaient faire avec une admiration sans borne. Maintenant Clara le tutoyait :

— Tu sais tout faire, monsieur !

Ces enfants lui appartenaient désormais corps et âme. Grosse Saleté, incroyablement barbouillé de bouse de vache et de lait, lui avait pris la main, d’autorité, et ne voulait plus le quitter. Confitou aurait pu, s’il l’avait exigé, les conduire à la bataille, à laquelle il songeait toujours. Mais, dans le moment, survint un incident qui l’occupa entièrement.

Des soldats accouraient, poussaient la barrière, traversaient l’enclos. Un sergent demanda :

— Il y a du monde ici ?

— Vous voyez bien ! mon capitaine, dit Confitou.

— Est-ce qu’on peut nous donner à manger ?…

— On va essayer. Combien êtes-vous ?…

— Cinq cents !

Confitou vit qu’on se moquait de lui et tourna le dos. Les soldats pénétrèrent dans le bâtiment…

— Quand ils auront fini de faire les malins, ils viendront me retrouver, dit Confitou.

Ils revinrent en effet :

— Mais il n’y a rien dans ta cambuse !…

— Si, dit Confitou, il y a des vaches qui ont du bon lait !…

— C’est tout ? Nous ne sommes pas au régime, dit le sergent.

— Attendez, mon capitaine, venez avec moi… Je sais où Marie-Jeanne met son lard quand elle a tué son cochon… Il se rappelait tout à coup le bahut, au fond du cellier, et il les y conduisit. Là, on trouva le lard et aussi trois énormes pains. Des soldats remontaient d’une cave avec des bouteilles de cidre. La bombance commença.

— Comment qu’ça se fait que vous n’êtes pas à la bataille ? demanda Confitou que ses quatre réfugiés ne quittaient point d’un pas.

— Nous sommes venus pour faire sauter le pont de Saint-Rémy. Tu vois bien, moutard, que nous sommes des soldats du génie.

— On va faire sauter not’pont, dit Confitou, enchanté, ce sera vraiment chouette ! Quand est-ce que vous le ferez sauter le pont ?…

— Ben, demain matin, sans doute… quand les troupes auront fini de passer…

— Alors, il va venir des troupes ?

— Oh ! toute la nuit ! Vous êtes de Saint-Rémy, vous autres ?

— Moi, je suis de Saint-Rémy, je suis le fils de M. Raucoux-Desmares. J’étais venu pour voir la bataille. Est-ce qu’elle est encore loin la bataille ?

— Mais elle est partout la bataille, répliqua le soldat. Tu y es dans la bataille…

— Non ! dit Confitou. Il ne faut pas se moquer de moi. Est-ce qu’on recule toujours ?…

— Tu parles ! fit le sergent, d’un air sombre.

— Ah ! les cochons ! dit un soldat. N’importe ! à Guise, on les a eus !…

— Oui, oui, s’écrièrent les autres… à Guise, on les a bien eus !… Ils ont reçu un rude coup de torchon sur la gueule ! Alors pourquoi qu’on recule toujours ?…

— Oui, oui, pourquoi qu’on recule ? on les bat tous les jours et on recule tous les jours !

— Si c’est pas un malheur ! reprit le sergent, et l’homme, d’un mouvement désolé de la main, montrait, là-bas, la route qui commençait à se couvrir de convois militaires glissant vers le sud…

À ce moment accoururent, tout effarés, deux hommes qui se jetèrent dans le groupe avec des gestes de fous.

— Ah ! bien ! Ah ! bien ! nous voilà propres !…

Tous les entourèrent…

— Quoi qu’y n’ia ? quoi qu’y n’ia ?…

— Eh ben ! Nous sommes allés à Saint-Rémy, nous avons lu l’affiche du maire ! N’y a plus de gouvernement. Y a la révolution à Paris. Les Boches sont à Compiègne !

Un silence tragique accueillit ces paroles. Depuis des jours et des jours qu’ils se battaient, c’étaient les premières nouvelles qu’ils recevaient de l’arrière…

— Ah ! c’est donc ça qu’on recule ! fit quelqu’un.

Et ce fut aussitôt une explosion générale de colère et de rage. Peu à peu, la petite ferme s’était remplie… Ils étaient bien une soixantaine à s’exalter et à se désespérer autour des mauvaises nouvelles apportées par les deux camarades…

Tout à coup, on entendit une petite voix aiguë qui criait :

— C’est pas vrai ! C’est pas vrai !… Vous désolez pas comme ça ! C’est pas vrai !… Moi aussi je l’ai lue, l’affiche… C’est pas vrai ! Ils n’ont pas lu ça sur l’affiche… C’est pas vrai !…

En une seconde tous entourèrent Confitou qui était monté sur un banc et qui gesticulait comme un possédé et qui s’égosillait à crier :

— C’est pas vrai ! Ils n’ont pas lu ça ! C’est pas vrai !…

— Taisez-vous tous ! Taisez-vous tous ! Écoutez le gosse !… Il dit qu’il a lu l’affiche et que c’est pas vrai !… Parle, mon p’tit, parle !…

Confitou se croisa les bras et dit :

— Vous avez lu ça, vous ! qu’il y avait une révolution à Paris, que le gouvernement était changé !… Vous avez lu ça sur l’affiche, vous ?…

Tous maintenant regardaient les messagers de mauvaises nouvelles qui paraissaient tout à faits ahuris…

— Bien ! fit l’un d’eux, avec hésitation… Bien sûr qu’on ne peut pas dire qu’on l’a lu pisque nous ne savons pas lire !…

— Ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah !…

— Mais c’était ce qu’on racontait autour de l’affiche !

— Ah ! ah ! ah ! tas de fourneaux ! s’écrièrent vingt voix… tas de fourneaux !… Regardez-moi ces deux têtes d’idiots… Chut ! silence ! écoutez le petit !…

— On ne pouvait pas raconter une chose pareille ! proclamait Confitou, parce qu’encore une fois ça n’est pas vrai. J’ai lu l’affiche, je lis les communiqués tous les jours, j’ai lu les journaux ce matin ! je sais lire, moi !…

— Eh bien ! qu’est-ce qu’il y avait sur les journaux ?…

— Je vais vous parler de la proclamation de la mairie. Le gouvernement n’est pas changé ; il est parti pour Bordeaux, ça n’est pas la même chose !… Il n’y a pas de révolution, c’est de la blague !

— Ah ! vous voyez bien, les fourneaux !…

— Et qu’est-ce qu’ils disent, les journaux, du départ du gouvernement pour Bordeaux ?

— Eh bien ! dit Confitou, ils disent que s’il est parti, c’est pour mieux revenir…

— Ah ! ah ! ils disent ça !…

— Oui, oui !… et ils disent tous qu’il faut être content de reculer, parce que comme ça les armées ne sont pas entamées, comprenez-vous ?…

— Oui ! oui !… Il est à croquer, ce moutard-là !… alors, v’là que nous ne sommes pas entamés, tant mieux !…

— Bien sûr, tant mieux, parce que, comme ça, un beau jour, v’ian, vous vous retournerez et vous leur flanquerez une bonne pile !…

— Bravo ! le gosse ! Bravo ! le gosse !…

Il y en eut au moins une dizaine qui voulaient embrasser Confitou. Confitou se laissa faire. Puis comme on allait se séparer, il leur dit encore :

— Attention ! la dernière dépêche affichée hier au café de la Terrasse disait qu’il fallait se méfier…

— De quoi ?… De quoi faut-il se méfier ?…

— Eh bien ! À ce qu’il paraît qu’il y a une dame blonde habillée avec une jaquette bleue qui voyage tout le temps dans les trains et qui vous offre des bonbons : c’est des bonbons empoisonnés !…

— Merci ! mon petit ! Merci ! on fera bien attention ! on te le promet !

— Si vous la rencontrez, leur jeta encore Confitou, ne la ratez pas !…

— Oui ! oui ! Une dame blonde avec une jaquette bleue !… Compris !…

Confitou se retrouva seul avec ses réfugiés…

— Eh bien ! comment ça va, vous autres ?…

— Oh ! monsieur ! fit Clara toute rougissante, comme vous avez bien parlé !…

Elle lui redisait « vous ». Confitou lui dit :

— Appelle-moi Confitou, comme tout le monde, et suis-moi avec les gosses.

C’était une recommandation inutile.

— Puisqu’il n’y a pas moyen de voir la bataille, dit Confitou, allons voir passer les soldats.

La journée était fort avancée. Ils s’assirent sur un talus de la route et restèrent là jusqu’à la tombée du soir à voir défiler les régiments et les convois. Il y eut des canons. Cela n’alla point sans de nombreuses et intéressantes réflexions entre Clara et Confitou, car les trois autres petits s’étaient endormis. Clara avait Grosse Saleté sur ses genoux.

Enfin, Confitou jugea que le moment était venu de rentrer à la maison. Grosse Saleté refusa absolument de se réveiller, de telle sorte qu’on dut le porter Mais Clara ne pouvait le porter bien longtemps. Alors Confitou le mettait sur son dos.

— Je ne connais rien de plus dégoûtant que Grosse Saleté, disait Confitou. Vrai ! il ne s’épate pas ! Il me bave dans le cou !…

Ils avaient pris par un chemin de traverse qui les éloignait du fleuve des troupes et les rapprochait du but. Au tournant de la rivière, ils se trouvèrent en face d’une auto en panne et de trois officiers généraux qui paraissaient délibérer sur la conduite à tenir :

— Nous ferions peut-être mieux de gagner Saint-Rémy à pied disait l’un d’eux.

— Mon général ! dit Confitou, si vous voulez me suivre, vous y serez dans cinq minutes. Je suis le fils de M Raucoux-Desmares qui serait très heureux de vous recevoir chez lui Sûrement il vous invitera à dîner, c’est moi qui vous le dis !

Confitou était plutôt généralement timide avec les grandes personnes qu’il ne connaissait pas bien. Aussi ne se reconnaissait-il pas. Il y avait quelque chose de changé en lui depuis son discours aux troupes.

Il attendait la réponse, tout étonné de son audace.

— Mais, mon petit, ça va ! Nous acceptons ton invitation ! et de grand cœur encore !…

Les officiers riaient. Ils demandèrent à l’enfant des renseignements sur la marmaille qu’il traînait derrière lui. Quand ils furent au courant, ils félicitèrent Confitou ; et un colonel d’État-Major prit Grosse Saleté dans ses bras…

— C’est ici ! fit Confitou, quand il aperçut le toit de l’hôtel de son père. Et voici là-bas, tout au fond, l’institut ! Vous avez bien entendu parler de l’institut de Raucoux-Desmares ?…

— Oui, oui, mon enfant, ton père est célèbre.

— N’est-ce pas ?… En ce moment, il a bien de l’ouvrage avec cette guerre…