Confitou/Chapitre XIII


XIII


Pendant ce temps, Confitou ne s’ennuyait pas. D’abord le bruit du canon l’avait mis dans un état d’exaltation intime que nul ne soupçonnait. Ce matin-là, sa mère, instruite par les événements des jours précédents, avait bien recommandé à la Génie Boulard de veiller sur lui et, du reste, elle avait installé elle-même Confitou dans la bibliothèque, en face de ses devoirs. Mais Confitou ne pensait qu’au canon.

Si le bruit semblait se rapprocher, il était enchanté ; s’il s’éloignait, il devenait maussade. Disons tout de suite qu’il eût été tout à fait injuste de tirer de cette alternance d’humeur chez Confitou une conclusion quelconque sur les sentiments qu’il nourrissait à l’égard des combattants. Confitou ne disait pas : « si le canon s’éloigne, c’est la victoire des Français ; s’il se rapproche, c’est leur défaite ». Non, Confitou désirait voir un canon en action, voilà tout, un vrai canon « qui parte », « un 75 », comme disait Gustave, un vrai « 75 » qui tonne, qui fume et qui crache !

Enfin Confitou eût donné bien des choses pour assister à une bataille.

Il commençait à en avoir assez de ses soldats en bois et en plomb depuis qu’il en rencontrait tant dans les rues, en chair et en os, qu’il ne se lassait pas de regarder.

De vrais canons ! Une vraie bataille !… On disait que c’était encore très loin, mais Confitou ne se rendait pas compte… il pensait que s’il sortait de la ville et que s’il marchait quelque temps dans les champs, en remontant le long de la rivière, il tomberait en pleine bataille derrière les canons, et qu’il pourrait tout voir « sans gêner les artilleurs ».

Mais avant de sortir de la ville, il fallait sortir de la maison et, avant tout, de la bibliothèque où il était enfermé. C’est ce à quoi songeait Confitou, quand sa mère survint sur ces entrefaites, et le trouva en train de lire les journaux. Elle essaya de le gronder, mais il ne lui en laissa pas le temps.

— Je suis comme toi, dit-il, je ne peux plus rien faire de bon depuis la guerre, je peux seulement lire les journaux. Ils disent tout le temps que les Français reculent ; ça n’est peut-être pas vrai, dis, mama ?…

— Mais oui, c’est vrai,… fais tes devoirs !

— Entends tu, au loin ; boum !… boum !… Dis donc, mama, si les Français reculent, ça doit faire bien de la peine à papa ?…

— Et à moi aussi, ça me fait de la peine ! Tout ce qui fait de la peine à ton père doit nous en faire, Confitou !

— Oui, mais, ce n’est pas la même chose !… je vois bien que papa n’aime plus les Allemands du tout, depuis la guerre, tandis que toi, tu les aimes toujours…

— Je t’assure que non, Confitou !… Ils sont devenus trop méchants !…

— Tous ?

— Non, pas tous, tous !…

— Est-ce que l’oncle Moritz est devenu méchant ? Est-ce que le cousin Fritz est devenu méchant ?…

— Non, pas ceux-là, bien sûr…

— Je m’y attendais, sans ça, ça aurait été une maladie ! Mais alors, tu es comme moi, il n’y a rien de changé !… les méchants, je ne les aime pas, mais les bons, je les aime bien !

Et Confitou se replongea dans ses journaux.

Freda caressa les beaux cheveux de son fils, et, pensive, dit :

— Et toi, Confitou, j’espère bien que tu as beaucoup de peine quand les Français reculent ?

Confitou lança à sa mère le fameux regard de côté qui était généralement destiné à l’éclairer sur la nature plus ou moins inquiétante de la question posée et aussi sur le plus ou moins de danger qu’il y avait pour lui, Confitou, à y répondre.

T’en as bien ! finit-il par dire.

— Ce n’est pas ce que je te demande. Il ne s’agit pas de moi, mais de toi.

Confitou regarda encore cette figure fatiguée, aux traits si vite assombris, de celle qui était, il y a quelques semaines encore, une si jolie, une si radieuse maman…

— Oh ! moi, mama, tu sais, à mon âge, ça m’est égal… pourvu qu’on se batte !

Elle ne put s’empêcher de sourire. Il avait trouvé une réponse qui ne devait pas lui faire de chagrin. Elle embrassa l’enfant passionnément. Puis elle le quitta un instant, car, en bas, la Génie Boulard l’appelait.

— Madame ! madame ! tout le monde s’en va, mais moi j’ai dit que je restais, parce que je sais bien qu’avec madame, il n’y a pas de danger, n’est-ce pas, madame ?

— Non ! répondit Freda en rougissant, et elle rentra dans la bibliothèque, mais elle y chercha en vain son fils. Elle chercha dans toute la maison. Confitou s’était envolé.

Par où était-il passé ? C’était son secret. Confitou avait beaucoup de secrets… Mais en vérité, son grand secret, dans la bibliothèque, concernait la façon dont il pouvait atteindre le « rayon des sabreurs ».

Il était tout à fait haut perché ce rayon-là ; personne n’y touchait jamais, excepté Confitou ; et personne n’en savait rien. On croyait que Confitou était en train de lire des histoires de fées… quand il dévorait des récits de bataille : la retraite ; de Russie, la Bérésina ! Ah ! les aventures du sergent Bourgogne à la Bérésina !

Et Waterloo, où le monde entier se cognait, quelle histoire ! et où Napoléon avait eu tant de déveine ! Il avait une furieuse admiration pour Napoléon. Les séjours de Confitou à Dresde et à Kœnigsberg n’avaient pas peu contribué à exciter sa pensée sur le grand homme. C’est même dans cette dernière ville qu’il avait pris de la curiosité pour lui. À Kœnigsberg n’entendait-il pas dire, avec enthousiasme par sa famille allemande, que la ville payait encore l’impôt exceptionnel nécessité par la contribution de guerre dont Napoléon, en passant, l’avait frappée ?

Aussi, Confitou était-il personnellement fier de Napoléon, mais il aimait particulièrement aussi ce gros Prussien de Guillaume, père de Frédéric le Grand, qui faisait peur à tout le monde et qui avait des soldats grands comme des tours, des régiments entiers de géants ! Et c’est pourquoi Confitou avait rapporté en France de grands et beaux soldats de bois qui ressemblaient à ces géants-là.

— C’est ma garde impériale, disait-il.

De telle sorte que, de temps en temps, Confitou se croyait empereur des Français, et de temps en temps roi de Prusse ; il n’était jamais bien fixé.

Il n’était sûr que d’une chose, c’est que son père, avant la guerre n’aimait point les histoires de militaires. Plus d’une fois Raucoux-Desmares s’était expliqué nettement là-dessus devant la mère et le fils. Il estimait que c’était une erreur à fausser l’esprit des enfants que de leur mettre entre les mains des livres où ils n’apprenaient l’histoire de l’Humanité que par celle des batailles. Et il renvoyait ces livres-là au « rayon des sabreurs » comme il disait. Mais Confitou savait les y retrouver, sans échelle.

Sitôt dehors, Confitou voulut se renseigner sur la bataille, et il se dirigea vers le café de la Terrasse où se tenait la foire aux nouvelles. Le désordre qui régnait dans les rues l’intéressa énormément. Il y avait, à la porte des maisons, des charrettes que l’on remplissait hâtivement de toutes sortes de meubles et d’ustensiles. Certaines familles ne pouvaient se résoudre à laisser une armoire à glace. Cependant tout le monde ne partait pas. De nombreux citoyens avaient décidé de rester, suivant l’exemple du maire qui avait dit :

— Pourvu qu’on leur parle poliment et qu’on leur donne ce qu’ils demandent, ils ne feront de mal à personne. Sans compter qu’en restant vous sauvez vos biens ! C’est M. Raucoux-Desmares qui l’a dit.

Ces dernières paroles avaient produit un gros effet. Quelques-uns renoncèrent à l’exode en réfléchissant que le professeur restait parmi eux, que sa renommée était universelle et que sa femme était Allemande.

Il résultait de tout cela beaucoup de conversations inutiles, et un grand encombrement qu’augmentait de temps à autre un nouveau flot de fuyards venus de la campagne du nord et courant à celle du sud.

Il résultait aussi de tout cela que le café de la Terrasse était fermé. Le patron et la caissière à la chevelure acajou étaient partis. Il y avait des volets solides aux fenêtres et à la porte et, sur le banc de la terrasse déserte, un tout jeune garçon de café qui pleurait. C’était Gustave. Il aperçut Confitou et s’essuya les yeux du coin de son trop long tablier, qu’il ne pouvait se résoudre à quitter.

— Tout ça, c’est de la faute à tes sales Boches ! lui cria-t-il.

Confitou passa. Il aurait bien voulu flanquer une trempe à Gustave, mais ça n’est pas à huit ans que l’on peut espérer mettre « knock out », comme disent nos amis les Anglais, un garçon de café. Confitou était encore en ébullition quand il rencontra au coin du quai, sur le seuil de la maison qui faisait l’angle devant le pont, l’aîné des petits Lançon, Adolphe. Celui-ci n’avait que quelques centimètres de plus que lui : Confitou marcha résolument de son côté en fermant les poings.

Ce Lançon s’était toujours moqué de Confitou quand il l’entendait parler allemand avec sa fraulein et, une fois, depuis la guerre, naturellement, il l’avait traité de Boche, ce dont Confitou ne s’était vanté à personne. Confitou ressentait profondément cette injure, car il voyait bien que pour un petit Français, « il n’y avait pas moyen » de trouver quelque chose de plus insultant à dire à son camarade. Vraiment, les petits Français, depuis la guerre ne faisaient rien pour développer chez Confitou l’amour de la France.

Si l’on songe qu’avant la guerre Confitou préférait de beaucoup les confitures de la tante Lisé à celles de n’importe quel grand épicier français, on pourra peut-être pénétrer un petit coin de cette jeune âme obscure. En réalité, l’enfant était en guerre avec tous les moutards de Saint-Rémy, qui formaient contre lui un clan français. Aussi, quand nous le voyons prêt à se précipiter sur Adolphe, parce que Gustave l’a traité de « Boche », ne nous hâtons pas d’en déduire que son irritation prend sa source dans le sentiment de l’injustice avec laquelle on apprécie son patriotisme. Les Allemands aussi sont furieux quand on les traite de Boches.

Confitou souffrait-il en sa qualité de petit Français outragé ou de gamin qui en a assez d’être brimé par ses camarades ? Voilà la question ! Confitou eût été non seulement en peine de la résoudre, mais, bien entendu, de se la poser. Confitou, à l’heure précise où nous le suivons, est encore un mystère pour nous, et surtout pour lui-même.

Le voilà donc parti contre l’aîné des Lançon. Celui-ci le vit venir, et se mit à rire :

— Comme tu es rouge, Confitou ! Qu’est-ce qu’il t’arrive ?

— Tiens ! fit Confitou, tu ne me traites pas de Boche aujourd’hui ?

— Tu es bête ! On n’a plus le temps de se chamailler. Tout le monde s’en va, mais nous restons, nous, puisque les Clamart restent et que ton père reste… à ce qu’il paraît qu’il n’y a rien à craindre ?

— Il y a des gens qui ont peur de tout ! dit Confitou ; et, voyant que, décidément, il ne se battrait pas ce jour-là avec Adolphe, il haussa les épaules, et continua son chemin.

— Où vas-tu ?

— Si on te le demande, tu diras que tu n’en sais rien !

C’est exactement ce que répondit Adolphe, quelques minutes plus tard, à la Génie Boulard qui cherchait partout Confitou sans le trouver.

Confitou sortit de la ville.

Il lui parut d’abord que le bruit du canon s’éloignait. Il se mit à courir pour le rattraper.

Quand il eut rejoint la route qui montait vers le nord, il dut ralentir sa marche.

— Eh bien ! se dit-il en lui-même devant le spectacle de cette débandade, en voilà un caravansérail !

Des autos de forme hétéroclite, un tas de vieilles « casseroles » démodées qui faisaient un tapage d’enfer avec leurs moteurs et leurs trompes encombraient la route ; le tout était encore entremêlé de charrettes, de toutes sortes de véhicules paysans recouverts d’une bâche dans l’ombre de laquelle on apercevait çà et là des figures apeurées qui se redressaient pour écouter la voix lointaine de la bataille et puis se recouchaient, tandis qu’un vieillard, ou une femme, sur le siège, tapait à tour de bras sur une haridelle. Et, entre les roues, entre les jambes de chevaux, des bandes de gamins, silencieux, se tenant par la main. Dans les champs, les paysans s’appuyant sur des bâtons, passaient, tout empoussiérés d’or, car il faisait un temps radieux, et le soleil semblait vouloir tout fondre.

Jamais encore Confitou n’avait vu une chose pareille. Cela ne ressemblait en rien aux quelques tristes cortèges qu’il avait aperçus déjà traversant la ville. À certaines phrases entendues au passage, l’enfant sut que le bruit s’était répandu à la première heure que l’armée de von Kluck avait tourné l’aile gauche française. Confitou ne devait pas être le premier venu en stratégie, car il dit tout haut :

— Alors, je comprends tout !

Mais comme il n’avait pas peur de von Kluck, il continua sa route, remontant le courant et bousculant sans aucune gêne tout ce qui pouvait l’arrêter ou le retarder. Deux fois, il demanda :

— Est-ce que la bataille est encore loin ?

Un vieux lui répondit :

— Ma foi non, mon p’tit, elle est tout près.

Cela l’encourageait. Cela lui donnait des jambes.

De temps à autre, quand il se trouvait au sommet d’une côte, il grimpait sur le talus, se haussait sur la pointe des pieds et regardait de tous ses yeux, loin devant lui. N’allait-il pas enfin apercevoir des soldats, des canons, tout au moins la fumée de la bataille ?

Il ne voyait rien du tout et redescendait de méchante humeur.

La route était maintenant débarrassée ou à peu près de la foule en exode. Confitou dit :

— Ça n’est pas trop tôt.

Chose curieuse, sa petite âme d’enfant ne s’était pas attendrie au spectacle de tant de misères. Sa mère disait souvent :

« Confitou a le fond dur », et de cela, elle était presque fière, car ajoutait-elle, « il saura défendre sa vie ! »

Cependant Confitou ne pouvait pas être bien méchant, avec une mère sentimentale et un père qui était un apôtre ; oui, mais le père de sa mère avait été un terrible hobereau saxon que rien ne pouvait fléchir, qui cassait les tables quand ce qu’il y avait dessus ne lui convenait qu’à moitié et qui caressait de temps en temps sa femme et ses domestiques à coups de bâton… Ne fallait-il pas compter avec ce grand-père là que Confitou n’avait, du reste, pas connu ? Les coups de poing dont l’enfant bourrait à chaque occasion la Génie Boulard n’étaient pas indignes du hobereau, et ce n’était pas une raison parce que cette fille de la campagne paraissait n’en ressentir aucune douleur pour qu’ils n’eussent pas été consciencieusement administrés.

En tout cas, ce ne fut pas un sentiment de pitié qui arrêta Confitou au bord de la route devant un groupe de quatre petits êtres qui pleuraient et qui paraissaient abandonnés.

Ce fut la vue d’une blessure à une main, à une petite menotte d’enfant qui saignait.

Il se rappela qu’il était le fils d’un chirurgien célèbre, et il sentit d’une façon impérative que son devoir était de soigner cette plaie-là…

Si les enfants de chirurgiens célèbres ne soignent pas les blessures des enfants qu’ils rencontrent sur la route, surtout en temps de guerre, où les autres médecins sont si occupés sur les champs de bataille, qui donc les soignera jamais ? Il pensa à Gustave qui était si fier d’être garçon de café avant l’âge, et il regretta que celui-ci ne fût pas présent à la consultation…

Il s’avança sans précipitation aucune, se pencha légèrement pour mieux voir comme s’il était un peu myope, et dit :

— Montre-moi ta main !

Il ne pouvait y avoir aucune hésitation chez la patiente. Celle-ci, qui avait six ans, comprit tout de suite au ton et à l’air de son interlocuteur qu’elle avait affaire à un prince de la science qui passait par là, par hasard, et elle montra sa main au docteur.

Du reste, les trois petits garçons, autour d’elle, subjugués, eux aussi, avaient dit en chœur :

— Montre ta main.

Confitou resta quelques secondes sans parler. Il regardait cette menotte qui était assez rudement écorchée. Quand il l’eut bien regardée, il la tourna et la retourna, et alors il dit :

— Quand je fais comme ça, ça ne te fait pas de mal ?

— Non, monsieur, répondit la petite fille.

— Et comme ça ?… et comme ça ?… est-ce que je te fais mal ?

— Non, monsieur !

— Alors, tout va bien, dit Confitou ; il n’y a rien de cassé !… Pourquoi pleures-tu ?…

— Parce que le sang me fait peur !…

— En voilà une histoire ! dit Confitou en riant fort, comme un homme, pour rassurer tout à fait sa malade… Mademoiselle se trouve mal parce qu’elle a un peu de sang au poignet ! Eh bien ! nous allons arrêter ce sang-là !… Le sang ne me fait pas peur, à moi, mademoiselle ! Moi, je suis le fils du célèbre Raucoux-Desmares ; alors, vous comprenez !…

— Oui, monsieur…

— Passez-moi votre mouchoir…

— Mais il est tout sale, monsieur…

— Pour ce que je veux en faire, ça n’a aucune importance !…

Il prit le mouchoir de l’enfant, le roula rapidement, en entoura le petit bras de la patiente au-dessus du poignet et serra très fort. La petite cria.

— Tu peux crier tant que tu voudras, mais ne bouge pas ! Encore un peu de courage et ton sang ne coulera plus (il y avait cinq ou six gouttes de sang sur la menotte) !… Tu comprends : ce que j’en fais, c’est pour « arrêter l’artère ».

— Oui, monsieur !…

— Là, maintenant, je noue le mouchoir, toujours très serré… et, avec mon mouchoir propre je vais bander la plaie. Nous n’avons malheureusement pas d’eau pour la laver, mais à la prochaine fontaine… il ne faudra pas y manquer… c’est tout de même malheureux, fit-il, que nous n’ayons pas de pinces hémostatiques,…

— Oui, monsieur…

Je ne devrais jamais sortir sans mes pinces hémostatiques…

Tous les autres l’écoutaient maintenant et le regardaient, pleins de respect.

— Mais, à propos, qu’est-ce que vous faites là ?…

Ils se remirent à pleurer.

— Ah çà ! vous n’avez pas fini de chialer ! Qu’est-ce qui m’a donné des petits Français qui pleurent tout le temps !…

— Je ne suis pas Française, je suis Belge, dit la petite fille, et j’ai perdu maman !… et eux aussi ont perdu leur maman !…

— Comment, vous avez perdu votre maman ! Elle est morte ?…

— Non, monsieur… mais nous l’avons perdue comme ça… enfin, nous sommes séparés de nos mamans, et nous ne savons pas quand on les retrouvera…

— Et c’est pour ça que vous pleurez !… Regardez-moi ! je suis sorti aussi sans ma maman ; je suis perdu, comme vous, sur la route, mais je ne pleure pas !…

— Ça n’est pas la même chose, monsieur !…

Non, ça n’était pas la même chose… et quand la petite Clara, en mouillant son récit de grosses larmes, lui eut expliqué son malheur à elle et celui des trois autres petits, Confitou comprit bien que ce n’était pas la même chose !…

Il vit, « comme s’il y était » (c’est lui qui disait : Ah ! ma pauvre enfant ! je vois ça comme si j’y étais), il vit la maman de Clara se précipitant à la gare avec son enfant et trouvant tous les convois bondés d’une foule qui s’entassait jusque sur les marchepieds, jusque sur les toits des wagons… pas une place ! et, derrière elle, la ville qui commence à brûler sous les obus allemands… et le dernier train… le dernier train… part !… alors elle jette son enfant dans les bras de ceux qui vont échapper au massacre… « Sauvez-la, sauvez-la, au moins elle !… » Et voilà comment la petite Clara avait été séparée de sa mère…

— Et les autres ? et les autres ? demanda Confitou, les larmes aux yeux… et en embrassant sa petite malade…

— Eh bien ! les autres aussi… Quand les mamans des autres qui ne pouvaient pas partir ont vu ce que maman faisait, toutes les mamans ont jeté leurs petits enfants dans le train…

— Oh ! mon Dieu ! Oh ! mon Dieu !… et Confitou chiale maintenant comme les autres.

— Mais, comment, demande-t-il, en s’essuyant avec sa manche, car il n’a plus de mouchoir, comment vous trouvez-vous ici ? Les voyageurs ne vous ont donc pas gardés avec eux ?

— Mais si ! mais si ! et ils étaient même très gentils ; mais le train était si chargé, explique Clara (en faisant une grimace, car sa main commence à lui faire réellement mal depuis que Confitou a serré son bras si fort), le train était si chargé… que nous avons failli, parait-il, avoir un accident ; alors, à la station, tout près d’ici, à l’embranchement, qu’ils ont dit, les employés ont fait descendre beaucoup de monde et nous avons dû descendre nous aussi. Quand le train est reparti, le monde est remonté dans le train en marche, malgré les employés, et nous, nous sommes restés sur le quai… Alors, c’est le chef de gare qui nous a dit qu’il fallait suivre cette route-là, que nous arriverions à Saint-Rémy, qu’il a dit, et que le maire prendrait soin de nous…

— Alors ! mais alors ! s’écrie Confitou, soudain joyeux, vous êtes des réfugiés !…

— Mais oui, monsieur !…

— Vous êtes mes réfugiés !… Vous n’avez pas besoin d’aller trouver le père Clamart ! ça ne le regarde pas, mes réfugiés ! Vous êtes mes réfugiés à moi !… Je m’appelle Confitou et je suis le fils de M. Raucoux-Desmares ! Il ne faut plus me quitter, je vous le défends !

— Bien, monsieur !… mais, vous savez, ma main me fait beaucoup mal.

— Montre !…

La main était toute bleue. Effrayé de la couleur de la main, à laquelle il ne s’attendait pas, Confitou pensa qu’elle avait peut-être cette couleur-là parce qu’il avait serré trop fort. Et il détacha le mouchoir. La petite fille soupira d’aise.

— Là, dit-il, tu vois, ça va mieux. Maintenant, tu es guérie. Où t’étais-tu arrangé la main, comme ça ?

— C’est en voulant retenir ce petit-là qui était monté sur un tas de cailloux.

— Comment s’appelle-t-il, ce petit-là ?…

— Je ne sais pas, monsieur !…

Confitou procéda au relevé de l’état civil des trois autres enfants qui avaient respectivement cinq, quatre et demi et trois ans. Celui de cinq ans s’appelait Charlot, le second Bibi, mais, quant au troisième, il était extrêmement difficile de comprendre ce qu’il disait : ils étaient tous penchés sur lui et ne parvenaient point à démêler un nom dans ce qui sortait de sa bouche.

— C’est tout de même étonnant, dit Clara, moi, j’entends : « grosse saleté ! »…

— Moi aussi, dit Charlot.

— Moi aussi, dit Bibi…

— Eh bien ! appelons-le « Grosse Saleté », dit Confitou. Après tout, c’est peut-être son nom, et ça lui va très bien !

Tous rirent, car, de fait, « Grosse Saleté » avait une bonne figure joufflue que l’on n’avait pas dû débarbouiller depuis quelques jours, et une tignasse solidement emmêlée qui lui tombait jusque sur les yeux, comme aux chiens griffons.

— En route, Grosse Saleté, commanda Confitou.

— Où allons-nous, monsieur ? demanda Clara.

— Maintenant, nous allons voir la bataille, dit Confitou.