XI


Il la trouva étendue sur son lit, la tête dans les mains, secouée de gémissements et de hoquets douloureux. Sans le regarder, elle lui lançait des paroles entrecoupées, des appels déchirants :

— Toi ! Toi ! que j’ai connu si intelligent et si bon !… c’est toi qui fais ça !… c’est toi qui te mets avec elle contre moi !… contre moi !… après tout ce que je t’ai dit !… tout ce que tu sais de moi !… moi qui ai été toujours avec toi, tu t’es mis lâchement, oui lâchement,… et bêtement, car toutes ces histoires sont bêtes !… contre moi !… contre moi !… Ah ! pourquoi ne suis-je point partie ?… Tu dis que tu m’aimes et tu me traites devant Valentine, comme une ennemie… comme une ennemie de ton foyer… de ton pays !…

— Je ne pouvais pourtant pas me mettre avec toi, à défendre les Allemands ! fit le professeur sur un ton d’une telle amertume que Freda aurait dû être avertie qu’elle faisait fausse route. Elle répliqua avec âpreté :

— Eh ! je ne pouvais pas, non plus, laisser traiter d’assassins mon frère et mon oncle, et toute ma famille !… Eux aussi sont dans l’armée allemande, mais tu les connais ! Tu ne me diras pas que Fritz ou Moritz passent leur temps, après la bataille, à couper les mains des petites filles, à arroser de pétrole les maisons ou à violer la demoiselle du bourgmestre ! Tu sais bien que ce sont de braves gens !… Eh bien ! ils ne sont pas une exception ! Il y en a des millions comme ça !… Alors ?… alors tu vois bien que tout ça, ça n’est pas vrai !… Eux aussi, ils ont leur honneur !…

— Non ! répondit tout net le professeur.

Elle se redressa, cessa de pleurer, le considéra quelques instants avec stupeur.

— J’ai bien entendu ? répéta-t-elle tout bas, comme si elle n’avait plus la force de parler. C’est toi, toi, Raucoux-Desmares, qui parles ainsi !…

Il ne répondit pas… Elle le vit extraordinairement froid et lointain… oh ! si lointain qu’elle s’épouvanta immédiatement. Il lui sembla que cet homme, tout à coup, ne la connaissait plus. Alors, elle se rapprocha de cette statue avec une angoisse indicible. Toute sa colère était tombée. Et elle se sentait au bord d’un abîme. Elle avait la sensation très nette que le moindre faux pas pouvait la précipiter et qu’alors il ne ferait pas un geste pour la ramener à lui.

— Qu’est-ce que tu as, Pierre, qu’est-ce que tu as ?

— Je vais te raconter une histoire, dit-il enfin… ce n’est pas une histoire de caporal… c’est Clamart, le maire, qui me l’a certifiée tout à l’heure. Tu pourras la croire, celle-là, le cadavre est près d’ici.il est encore tout chaud.

— Quel cadavre ? balbutia-t-elle.

— Celui du père Méringot. Oui, le marchand de blé ! Il vient de se tuer. L’affaire s’est passée il y a une heure… Méringot, chez qui on était allé perquisitionner, venait d’apprendre que son gendre, qu’il avait donné avec tant de fierté à sa fille, était Allemand, espion allemand, et que cet espion venait d’être fusillé !… Eh bien ! je dis que des gens qui n’hésitent pas à pénétrer ainsi dans les familles, à capter la confiance et la fortune du père, et le cœur de la fille, je dis que ces gens-là n’ont pas d’honneur !… Je dis qu’un peuple qui a fait de l’espionnage une vertu nationale est un méchant peuple ! capable de tous les crimes car, avant tout, c’est un peuple de menteurs ! et le mensonge est la honte suprême de l’homme. Il y a sur la terre deux races d’hommes, ceux qui mentent et ceux qui ne mentent pas ! Freda, si tu es vraiment avec nous, et je veux le croire, car je veux oublier ce qui vient de se passer, mettant tout sur le compte de la présence d’un tiers et de la maladresse de ton amie ; je dis donc : si tu es vraiment avec nous, c’est-à-dire avec ceux qui ne mentent pas, Freda, tu vas me dire toute la vérité !… j’ai hésité longtemps à te parler de l’horrible chose…

— Quelle horrible chose ? questionna-t-elle, tout bas, en le fixant d’un regard qui commençait de s’égarer…

— Cette horrible chose qui veut que chez vous, tout tende à servir et à augmenter la puissance de l’État, qui fait que tout conspire pour lui, que tout effort, dans toutes les directions, a toujours un but caché, même dans la direction de l’amitié… même, paraît-il, quelquefois, dans la direction de l’amour !…

— Assez ! souffla-t-elle… j’ai compris…

Elle était innocente de cette horrible chose-là. Mais à cause même de cette innocence, une autre aurait certainement, du haut de sa vertu et de son orgueil outragés, repoussé avec une indignation vengeresse un doute aussi insultant chez l’homme qu’elle avait honoré de son culte ; il n’en fut pas ainsi pour Freda. Elle ne fut commandée ni même influencée par aucun autre sentiment que celui de son amour. Et son amour lui montrait l’être qu’elle chérissait plus que sa vie en proie à la plus sombre crise de désespoir qu’elle pût imaginer. Elle ne vit que lui et le cadavre de Méringot. Elle se dit que si elle n’arrivait pas à persuader son Pierre sur-le-champ que « cette horrible chose » n’avait jamais existé chez eux, et qu’il n’en avait pas été même effleuré par elle, il allait se tuer comme l’autre…

Alors ce fut elle qui tomba à ses pieds, qui enferma les genoux de l’homme dans ses bras tremblants ; et elle lui cria :

Tu peux vivre, Pierre, tu peux vivre, Pierre !… je te jure sur la tête de notre enfant que jamais… jamais… jamais !… Ah ! mon pauvre chéri… je ne t’en veux pas de ce que tu m’aies demandé celà !… Ce que tu as dû souffrir !…

Il la releva, sans lui répondre ; mais elle sentait bien qu’il revenait à la vie. Elle pleurait, elle l’embrassait, elle l’étreignait…

Il lui dit, les lèvres tremblantes :

— Tu comprends… tu comprends pourquoi je t’ai demandé ça !… Je n’ai jamais douté de toi !… mais tu aurais pu être leur victime comme moi !… On aurait pu t’influencer sans que tu te rendes bien compte…

— Oui, oui, acquiesça-t-elle, sans fierté, mais infiniment heureuse de le voir se détendre, s’abandonner un peu, revenir à elle, enfin ! Oui ! oh ! je sais que dans ce genre-là, ils sont capables de tout !

— Et ils n’ont jamais essayé ?…

— Avec moi, jamais !… Il n’a jamais été question de rien, jamais !…

— Lors du congrès international, ton père, tes amis ne te poussaient pas, très amicalement, à exciter mon zèle ?…

— Non ! non ! Ils m’écrivaient pour se réjouir de nous retrouver à certaines fêtes, voilà tout !… je te le jure !…

— Réfléchis bien ! Réfléchis bien ! rappelle-toi… fais comme moi ; cherche ?… Nous nous sommes si peu méfiés !…

— Écoute ! fit-elle tout à coup, tu es si bon, et si honnête, et si brave que je veux que tu saches tout. Oui, tu as raison de te méfier. Je me suis bien méfiée moi-même, et je vais te dire où et comment !

— Mon Dieu ! s’écria Raucoux-Desmares.

— Oh ! il n’y a rien eu de grave, et je te fais part de cela pour que tu sois bien convaincu qu’autour de moi il n’y a jamais eu autre chose, et qu’il ne pouvait pas y avoir autre chose !… Tu te rappelles que mon frère est venu en France passer une quinzaine de jours, il y a quatre ans, et qu’il a été rejoint ici par von Bohn…

— Oui, oui, le monsieur au monocle… je ne pouvais pas le voir en peinture… eh bien ?…

— Eh bien ! von Bohn faisait beaucoup de promenades, à bicyclette, seul, dans la région. Sans te rien dire, je ! ai surveillé… moi aussi j’ai fait de la bicyclette et je l’ai surpris, sans qu’il s’en doutât, un beau matin, en train de prendre les plans des vieilles carrières… je suis allée immédiatement trouver mon frère et je lui ai dit que s’il ne conseillait pas à von Bohn de rentrer immédiatement en Allemagne, j’allais le dénoncer aux autorités militaires françaises. Je le priai également de dire à von Bohn de ne plus jamais remettre les pieds chez nous !… Et tu sais maintenant pourquoi il a si singulièrement disparu…

Raucoux-Desmares avait écouté avec une angoisse profonde. Maintenant, il restait sombre et silencieux…

— Tu ne dis rien ?… Tu ne dis rien, mon chéri !… Je n’aurais jamais dû te parler de ça !…

— Tu as bien fait, Freda, tu as bien fait… mais dis-moi, cet homme qui était descendu chez nous, que je traitais en ami, cet homme était alors un espion ?

— Tu vois !…

— Non !… tu ne me comprends pas !… C’était un espion envoyé chez moi pour relever le plan des carrières environnantes ?…

— Ah ! mon amour ! voilà que tu recommences à m’épouvanter ?… Que t’imagines-tu là ?… mais non, mais non ! Von Bohn n’est pas un espion à gages, rassure-toi !… Ta maison n’a pas servi de refuge à un employé de la Wilhelmstrasse !… Von Bohn est venu se promener en France et a espionné tout simplement parce que l’occasion s’en est présentée !

— C’est encore plus abominable ! dit-il. Ah ! ma pauvre enfant ! quel peuple !…

— Ils sont comme ça !… Ils veulent tous se rendre utiles !… Ils disent que c’est « patriote » !

— Et toi, qu’est-ce que tu dis ?

— Moi, je dis tout ce que tu veux !

— Vois-tu ? Vois-tu ? tu as tort de les défendre !…

— Je ne les défendrai plus !…

— Tu as tort de les séparer en deux partis : celui de la guerre et l’autre !… Ils sont tous du premier… Ils l’ont tous voulue ! Ils veulent manger le monde ! tous !

— Oui, oui, mon chéri !…

— Tu as tort d’apprendre à Confitou qu’il y a d’un côté le kaiser et le kronprinz et de l’autre des gens estimables !… Tu as tort d’empêcher mon fils de détester tous les Allemands ! Je veux que mon fils déteste tous les Allemands. Freda, comprends-tu bien cela ?…

Elle mit ses mains sur ses yeux pour cacher sa douleur. Mais il écarta ses mains :

— Tu es une honnête femme et une honnête mère. Tu es vraiment digne d’être Française, Freda ! Tu n’as plus rien à faire avec ces gens-là.

— Rien ! dit-elle en pleurant.

Ils prêtèrent soudain l’oreille à un bruit sourd qui venait du dehors.

Elle ouvrit précipitamment la fenêtre. Un instant, ils écoutèrent…

Dans la direction du nord, on entendait comme le roulement menaçant du tonnerre avant l’orage, et il faisait la plus belle journée du monde.

— Oh ! gémit-elle, c’est le bruit du canon !…

Et elle l’embrassa éperdument…