X


Sitôt la porte ouverte, il entendit un bruit de voix qui venait d’en haut, du boudoir de sa femme. La Génie Boulard lui dit :

— C’est Mme Lavallette qui est venue voir Madame.

Il eut un mouvement de révolte contre le mauvais hasard qui voulait que sa femme ne fût point seule à la maison dans un moment où il avait tant besoin de lui apprendre le suicide de Méringot.

— Il y a longtemps qu’elle est ici ? demanda-t-il.

— Oui, m’sieur, mais depuis un moment, elles ont l’air de se chamailler.

En effet, les voix venues d’en haut atteignaient un diapason inusité. Que se passait-il donc ?… Valentine et Freda étaient les meilleures amies du monde, et c’était bien la première fois que le professeur regrettait la présence de la petite Mme Lavallette sous son toit, car il l’aimait beaucoup.

On ne pouvait rêver de plus honnête amitié. Autrefois, quand elle était jeune fille, elle l’avait un peu taquiné, mais c’était au temps où il ne s’intéressait vraiment qu’à son bistouri et à ses cornues.

Un peu plus tard, Valentine s’était laissée marier par sa famille au receveur de l’enregistrement, un monsieur très bien, toujours habillé d’une grande redingote noire, et qui était certainement le modèle des fonctionnaires. Il y avait plus de quinze ans de cela. Dès l’année suivante, il y eut un petit Lavallette que sa mère adora mais que le père mit de bonne heure au collège « pour en faire un petit homme ». M. Lavallette eût été certainement le modèle des maris s’il n’avait joui d’une humeur aussi sévère que la coupe de ses vêtements. Il ne riait jamais. Le pire fut pour le ménage que cette inclination à la tristesse de M. Lavallette ne modifia en rien l’heureux caractère de sa délicieuse moitié. Au contraire, plus il montrait un visage néfaste, plus elle affichait de gaieté. Ce n’était point de la méchanceté chez Valentine, C’était un parti-pris de réaction. Elle ne voulait pas, comme elle disait : « se laisser entraîner dans le noir ». M. Lavallette, lui, s’y laissa bientôt tomber tout à fait. Il mourut. Elle ne lui en voulut pas.

Elle continua d’être gaie et resta honnête. Elle imagina de retirer son fils de pension. Mais, voyez la chance de Valentine : son fils lui refusa cette satisfaction, prétendant que son devoir était de rester là où son père l’avait mis. Il avait une façon de prononcer « mon devoir » qui lui venait directement du père. Cependant Louis avait bon cœur et il savait qu’en agissant ainsi il faisait de la peine à sa mère ; mais voilà, il ne voulait pas « transiger avec son devoir ».

Il embrassait sa mère, qu’il aimait beaucoup, le plus gravement du monde ; il s’était toujours refusé à la tutoyer, et lui parlait avec le respect dû à une reine. Enfin, extérieurement, c’était son père « tout craché ». Il marchait comme lui, le menton dans son faux-col et la main droite passée entre deux boutons de sa tunique. Son plus grand désir était d’avoir une redingote.

Une autre que Valentine aurait pu se montrer désespérée. Après avoir eu, à cause de son fils, un peu de tristesse, elle trouva « la chose énorme » et finit par s’en amuser. Elle s’amusait joliment des moindres choses. Quand il n’y avait point de soleil, elle s’amusait de la pluie. Elle était faite comme cela ; « ce n’était pas de sa faute », disait-elle. On lui reprochait de ne point prendre « la vie au sérieux » ; cette expression la faisait délirer de joie.

Cette heureuse nature avait plu infiniment à ce grand amant de la vie qu’était Raucoux-Desmares, dès qu’il avait eu l’occasion d’en apprécier la spontanéité et qu’il eut pris la peine d’en observer toute la grâce. Il n’eut point le temps d’en tomber amoureux, car, à ce moment, se plaçait le voyage de Kœnigsberg et le coup de foudre de Freda.

Mais il voulut, à son retour à Saint-Rémy, que Valentine fût l’amie de sa femme. Comme Freda, elle aussi, était gaie naturellement, elles firent bon ménage, et il y eut des heures d’amitié franche et charmante, surtout après le veuvage de Valentine.

De temps en temps, le professeur emmenait sa femme à Paris. Une fois, il invita Valentine à venir avec eux. Ce fut une expédition de jeunes fous. Il les conduisit dans des thés dansants, pilla avec elles les grands magasins, les emmena au music-hall ; enfin l’on soupa à Montmartre. Ce fut là que se passa un petit incident qui peina singulièrement le professeur, sans que sa femme en eût jamais le moindre soupçon…

Il était tard ; on avait pris du champagne ; ces dames avaient beaucoup dansé, entre elles d’abord, puis, suivant l’exemple de quelques somptueuses Américaines, elles avaient accepté les bons offices des professionnels de la maison. Raucoux-Desmares ne dansait pas, mais s’amusait beaucoup de leur voir prendre un si exceptionnel plaisir. Tout à coup, il s’aperçut que sa femme riait sans cause immédiate, s’abandonnait trop aux bras de son danseur, puis, se rasseyant un instant, se servait elle-même du champagne. Il lui dit :

— Tu vas te faire mal, Freda !

Alors elle rit plus fort : — Allons donc ! Tu ne connais pas les Dresdoises… Le champagne ne leur fait pas peur !

Et elle versa dans son champagne le verre de kummel que le professeur s’était fait servir. Raucoux-Desmares fit signe à Valentine qui comprit. Et l’on s’en alla.

Dehors, le grand air, un tour au Bois, une tasse de lait au Pré-Catelan et Freda était redevenue tout à fait normale. Tout de même, elle n’avait pas « supporté » Montmartre ! Valentine aussi était un peu surexcitée, mais elle n’avait pas dépassé la mesure. Il s’en fallait d’un rien, qu’elle n’eût pas, du reste, franchi pour un empire !

Ce rien-là, Freda, la robe un peu haut troussée sur sa jambe gantée de dentelle, avait sauté par-dessus, sans même s’en apercevoir. Et, quand elle reparlait de cette soirée, elle se moquait des craintes de son Pierre.

— Partout où tu me conduiras, disait-elle, je saurai me tenir !

Eh bien, non ! Elle savait, certes ! se conduire dans le monde et chez elle, mais elle ne savait pas se tenir dans un milieu un peu interlope. Passé trois heures du matin, son danseur avait l’air d’être son ami ou son amant. Celui de la petite Mme Lavallette restait le monsieur auquel on donne cent sous en lui prenant la main. Ce sont des choses qui ne s’apprennent pas à Dresde, ni à Saint-Rémy-en-Valois, mais qu’une mondaine de sous-préfecture n’ignore pas en France.

Cet incident, du reste, mis très vite sur le compte « d’un restant d’Allemagne », avait été incapable de diminuer l’amour de Raucoux-Desmares pour sa femme. Cependant, il ne l’avait pas oublié, et il y avait fait un jour allusion devant Valentine.

— Que voulez-vous ? avait dit Valentine. Vous auriez tort de lui en vouloir : « ça prouve son innocence ! »

Cette excellente petite Mme Lavallette ! Quelle bonne et franche amie ! Elle était très coquette, mais, comme elle disait : « pas flirteuse pour deux sous ». Seulement elle soignait ses trente-six ans, et dépensait beaucoup d’argent en poudre de riz.

Quand la guerre avait été déclarée, Mme Lavallette avait été très effrayée, mais s’était fait faire tout de suite le plus charmant costume du monde, tout blanc, avec une belle croix rouge dessus. Elle s’était quasi installée à l’institut transformé en hôpital militaire. Elle ne savait même pas épingler un bandage. Cependant le professeur la laissait porter ses tisanes, et, quand des infirmières d’importance comme Mme Clamart faisaient entendre à Raucoux-Desmares que la petite Mme Lavallette n’était bonne à rien…

Si ! répondait-il : à leur sourire !

En arrivant sur le palier, il entendit nettement la voix d’oiseau de Valentine qui disait :

— Eh bien ! non, décidément, c’est Mme Clamart qui a raison ! Il vaut mieux ne se revoir qu’après la guerre !

Et la porte s’ouvrit. Le professeur se trouva devant les deux femmes encore toutes rouges de l’algarade.

— Qu’est-ce que c’est ? fit-il, sur un ton un peu sévère : on se fâche ? de vieilles amies comme vous !

— Eh ! mon cher maître, c’est de sa faute ! Elle nous exaspère, à la fin, avec l’Angleterre !…

— Comment, avec l’Angleterre ?… Asseyez-vous donc, Valentine, et racontez-moi ça, et surtout calmez-vous !

— Laisse donc partir Valentine, si ça lui fait plaisir ! dit Freda. On ne la retient pas de force ! qu’elle aille rejoindre Mme Clamart !

— L’entendez-vous ?… L’entendez-vous ?… Tiens, tu es stupide à la fin ! fit Valentine en se rasseyant. Enfin, cher maître, vous allez voir s’il n’y a pas de quoi « vous mettre hors de vos gonds »… Elle prétend que c’est l’Angleterre qui a voulu la guerre !

— Je n’ai pas dit ça ! exprima Freda avec une grande dignité diplomatique, j’ai dit qu’elle aurait pu l’empêcher ; ça n’est pas la même chose !

— Et tu as dis que tu détestais l’Angleterre, que c’était un peuple auquel on ne pouvait se fier, que nous ne manquerions pas de nous en rendre compte, un jour ou l’autre, et que nous avions tort de laisser ses troupes débarquer chez nous !

Le professeur les regarda toutes deux avec ahurissement. Il naviguait en ce moment dans un autre orage ! Les ombres qui l’assiégeaient n’avaient point affaire avec l’opinion de ces dames sur la politique européenne. Sentir sur sa tempe l’haleine brûlante du revolver de Méringot et tomber dans cette querelle ridicule mais fatale lui produisait un singulier effet. Il était comme étourdi. Cependant il comprit qu’il était bien obligé de donner son avis pour qu’on ne crût pas une seconde qu’il partageait celui de Freda. Du reste, sa femme repartait de plus belle :

— Parfaitement ! l’Angleterre ne fait jamais rien pour rien, et l’on ne tardera pas à s’en apercevoir…

— Toutes les nations qui combattent l’Allemagne travaillent pour elles-mêmes, exprima Raucoux-Desmares, sur un ton assez inerte. L’Allemagne s’est déclarée l’ennemie du genre humain ; et je croyais que nous étions d’accord là-dessus, Freda ?

— C’est notre affaire ! releva Freda ; et ce que nous disons entre nous ne regarde personne !

— Je voudrais, au contraire, que tout le monde l’entendît ! jeta le professeur sur un ton des plus hostiles ; mais, tout de suite radouci : « Vous n’avez pas honte de vous chamailler comme des enfants, à propos de politique !…

— Certes ! dit Valentine, on ferait mieux, entre nous, de ne pas parler de la guerre… Nous avons bien essayé, mais au bout de dix minutes on n’a plus rien à se dire, et l’on ne pense qu’à ça !… Et puis, Freda n’est pas raisonnable… ainsi, à propos de Louvain, elle ne veut pas admettre qu’ils aient tout mis à feu et à sang… Elle prétend que ce sont des histoires inventées par les Belges !

— Elle a tort ! dit le professeur. Les communiqués officiels nous ont entretenus également des horreurs commises chez nous, en France !

— Je n’ai plus rien à dire, déclara Freda, du moment que vous êtes tous deux si bien renseignés !…

— À Nomény, ils ont fait marcher devant eux, pendant le combat, femmes, enfants, vieillards ! repartit Valentine, ça, je ne l’ai pas inventé. Tu diras ce que tu voudras, Freda, c’est abominable !…

— C’est invraisemblable ! dit Freda, en haussant les épaules avec un mépris accentué, et je ne comprends pas que des êtres intelligents comme vous deux ajoutiez foi à des stupidités pareilles. Dans toutes les guerres on a eu à regretter des excès…

— Pas comme ceux-là ! interrompit sèchement Raucoux-Desmares. Ici nous nous trouvons en face du pillage et de l’assassinat organisés !

— Et quelle organisation ! surenchérit Valentine. Il paraît qu’ils ont des compagnies chargées de mettre le feu aux maisons et armées en conséquence, de toutes sortes d’appareils diaboliques, sans compter que les misérables prennent plaisir à rejeter dans les flammes les habitants qui se sont réfugiés dans les caves !

— Ça n’est pas vrai ! explosa Freda… Oh ! j’admets très bien qu’il puisse exister partout des monstres « qui sont la honte de l’humanité  »… mais ce que je ne saurais concevoir c’est qu’on englobe dans la même réprobation, sous prétexte que nous sommes en guerre avec lui, tout un peuple qui n’est tout de même pas un peuple d’assassins !

— Qu’il le prouve donc ! protesta Raucoux-Desmares, aussi énervé que les deux femmes et ne comprenant point l’acharnement de Freda à prolonger une discussion qui l’horripilait. Il ne se rendait pas compte que le moindre mot qu’il lançait de son côté produisait l’effet de l’huile sur le feu. Du reste, il ne savait pas bien exactement ce qu’il disait. Il parlait parce qu’il fallait parler, mais l’affreuse pensée galopante était revenue heurter son crâne à le faire crier. Est-ce que sa femme n’allait pas enfin comprendre qu’il avait besoin d’être seul avec elle pour l’entretenir, tout de suite, de certaines choses… de certaines choses terribles dont elle aurait dû déjà voir passer l’ombre sur son visage ?

Enfin Valentine se leva à nouveau. Il fut debout aussitôt. Il lui tendait la main. Il se retenait pour ne point la pousser dehors.

— J’ai eu tort, dit-elle, de parler de ces choses ici, j’en conviens ; mais tout cela ne serait pas arrivé si Freda n’avait pas été la première à me parler de la Belgique et de l’Angleterre ; et puis, saperlipopette ! Freda n’est pas responsable des crimes de ces messieurs !…

— Et toi, s’écria Freda, tu n’es pas responsable de tes paroles !… Tu m’as raconté des histoires de caporaux !… oui des histoires de caporaux !…

— Savez-vous ce qu’elle appelle une histoire de caporal ? repartit Valentine, lancée de plus belle, c’est une histoire de femme que l’on peut sortir au dessert, car c’est au dessert justement qu’elle s’est passée… à Aerschoot. Le chef d’État-major allemand s’était installé chez le bourgmestre. Au dessert, le fils du bourgmestre, un adolescent, rentra en coup de vent et abattit le chef d’état-major à coup de revolver… ce sont les Allemands qui racontent cela, mais ce qu’ils ne disent pas et ce que les Belges rapportent, c’est que cet adolescent ne tua le chef d’état-major que pour défendre l’honneur de sa sœur ! Et voilà ce qui s’était passé. À la fin du dîner, l’officier allemand, échauffé par le vin, avait informé le bourgmestre qu’il comptait passer la nuit avec sa fille qui était jeune et jolie ! Tout simplement ! C’est là-dessus que le frère s’était esquivé silencieusement et était revenu, un instant après, pour mettre un terme à la carrière galante du général avec son browning !

— Et tu crois cela, toi ? Eh bien ! je le répète, s’écria Freda dont l’exaltation semblait être arrivée à son extrême limite… tu crois à des histoires de caporaux !…

— Ce qui n’est pas une histoire de caporal, fit entendre la voix glacée de Raucoux-Desmares, c’est la mise à mort du bourgmestre, de son fils, d’un grand nombre de citoyens notables, la remise des femmes à une soldatesque affolée de luxure…

— Mais tu n’en sais rien ! mais tu n’en sais rien !… mais ce n’est pas vrai !…

— Et pour les incendies ! jeta Valentine, ils ont des équipes de criminels de droit commun !… ça, on le sait !…

— Qui te l’a dit ? L’as-tu vu ?

— Et les petites filles aux mains coupées ?… continua Valentine qui était comme ivre des coups qu’elle portait…

— J’en ai assez entendu ! s’écria Freda. Je vous laisse tous les deux…

— Freda ! s’écria Valentine…

— Non ! laisse-moi tranquille. Je ne peux plus t’entendre ! je ne peux plus te voir !… Vous êtes là tous les deux contre moi !… je ne suis pas de force ! je ne suis pas de force !… je vous cède le terrain !… Mangez-en ! Mangez-en !… tout à votre aise !… Ah ! ce que je regrette de ne pas être partie !…

Valentine voulut arrêter Freda, mais celle-ci, sanglotante, la repoussa rudement, en lui jetant :

— Que je ne te voie plus ! que je ne te voie plus jamais !

— C’est entendu ! dit Valentine, un peu pâle, car elle avait été réellement « brutalisée » et elle se sauva de son côté en criant :

— Adieu ! adieu ! adieu pour toujours !…

Le professeur, un instant, resta seul. Il se mit les deux mains sur la face. Quand il les ôta, il montra le visage d’un homme qui marche à la mort. Il alla rejoindre Freda.