Confidences (Lefèvre-Deumier)/Livre II/Un Regard en arrière

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UN REGARD EN ARRIERE.


As turns the pausing traveller back,
At close of evening, to survey
The winding of the weary track

  Through winch the day’s long journey lay —

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Even so the mind’s inquiring eye

  Looks backwards through the mist of years.
J. Moultrie.


When all is silence and repose
Then memory wakes…

F. Hemans.


Die Franen sind ein liebliches Geheimniss
Nur verhüllt nicht verschlossen.

Novalis.


L’homme, toujours si prompt à se tout ramener,
Se laisse à ce penchant doublement entraîner,
Quand il aime : son cœur voit partout des miracles
Et l’univers, pour lui, se traduit en oracles.
Comme un prisme idéal, attaché sur nos yeux,
La passion colore, ou rembrunit les cieux,

Et du monde, à son gré, variant la peinture,
Semble aux teintes de l’âme accorder la nature.
Le temps même, docile à ses ordres secrets,
Pour chaque rendez-vous, semble choisir exprès,
L’instant, que notre amour aurait choisi lui-même ;
L’influence de l’heure embellit ce qu’on aime.
Nous n’avons, en un jour, qu’un moment pour nous voir,
Et tout s’est arrangé, pour que ce fût le soir ;
L’ombre alors, qui la voile, aplanit notre route,
Et le bonheur qui parle, en rêve un qui l’écoute.

Qui pourrait, maintenant, s’étonner que mes vers
N’aient jamais du matin célébré les concerts ?
Sans doute, auprès de vous, l’aurore, moins stérile,
Trouverait, sous mes doigts, la lyre aussi facile :
Mais souvent sa lumière effraîrait mes accens.
Au lever du soleil, qui stimule nos sens,
Je sais que la pensée a plus de transparence ;
Tout le feu du réveil passe dans l’espérance ;

L’ambition s’allume à la splendeur du jour : Mais l’esprit n’a d’éelat qu’aux dépens de l’amour. L’aube, avec sa gaîté, sa bruyante opulence, Effarouche le cœur, qu’enhardit le silence ; Tous les peuples de l’air, où bourdonnent leurs jeux, Sont autant de témoins, qui gênent nos aveux. Les oiseaux étourdis, même les plus fidèles, Emportent, avec eux, nos baisers sur leurs ailes. Le soir, rien ne distrait nos sermens et nos yeux ; D’un monde inquisiteur les écueils envieux N’offensent plus les pas de la mélancolie : Sur ses songes passés notre âme se replie : Le génie, abdiquant l’orageux avenir, De son vol recueilli parcourt le souvenir : L’obscurité, propice à notre imprévoyance, Des échos, que l’on craint, endort la surveillance : Enfin le cœur, plus libre, est aussi moins flottant ; Et, quand on ne voit rien, on croit que rien n’entend. On se parle tout haut des rêves de sa vie ; Vous, Maria, quelle ombre avez-vous poursuivie ?

Du haut de la colline, où le jour l’a conduit,
Le voyageur regarde, en attendant la nuit,
De son chemin d’en bas serpenter le sillage.
Vous, qui n’êtes ici qu’un ange de passage,
Gravissant, comme nous, la montagne des ans,
Quoique votre âge encor n’ait pas monté long-temps,
Voyez ce que vos pas ont parcouru d’espace.
Pour y semer des fleurs, en suivait-on la trace ?
Dussiez-vous alarmer mon curieux effroi,
Où marchiez-vous hier, quand vous marchiez sans moi ?
Lorsque le calme exempte ou délasse de vivre,
N’est-ce pas là l’instant, où l’âme, qu’il délivre,
Retrouve ces chemins, plus perdus qu’oubliés,
Que le temps à mesure efface sous nos piés ?
Reprenez, avec moi, vers votre jeune histoire,
Ces sentiers nuageux, où vague la mémoire :
Que, de vos premiers ans contemporain jaloux,
J’en repeuple les jours que j’ai passés sans vous !

Comme dans ce miroir, où l’art de la magie,
De nos foyers éteints rallumait l’effigie,
Et qui, des yeux confus dissipant les brouillards,
Dans l’univers d’un rêve entraînait nos regards,
Faites flotter pour moi, dans les sons du langage,
De cette époque absente une visible image.
Mon amour inquiet, qui veut tout adorer,
De toute sa maîtresse aspire à s’entourer.
Pélerin du passé, je veux, triste ou ravie,
Que mon âme recule au seuil de votre vie :
On a si peu de temps à s’aimer ici-bas,
Qu’on cherche à l’alonger du temps qu’on n’aimait pas.

Ne me cachez donc rien. Vous, brillante et légère,
Chez qui les défauts même ont le talent de plaire….
On a dû vous le dire, avez-vous écouté ?
Si jeune, Maria, quelle fatalité,
Sans pouvoir de vos traits altérer l’élégance,
Attriste de pâleur leur muette éloquence ?

Quel souffle injurieux, se trompant de saisons,
Sans offenser leur tige, a courbé vos moissons ?
Vous ne connaissez pas ces perfides supplices,
Qui sillonnent nos fronts d’obscures cicatrices ;
Mais d’où vient, dites-moi, ce voile de langueur,
Qui nous semble accuser la fatigue du cœur ?
Qu’avez-vous éprouvé ? Quelle secrète peine,
Sans ternir vos regards, en a mouillé l’ébène ?
Etait-ce de ces maux, dont on cherche à mourir,
Et dont on ne guérit, qu’à force d’en souffrir ?
Maintenant, qu’un péril ne paraît plus à craindre,
Initiez mes pleurs au bonheur de vous plaindre.
Quand une mort jalouse allait vous emporter,
Trouviez-vous que ce monde était triste à quitter ?
Pour y voir un adieu, votre obscure paupière
Eût-elle, en se fermant, invoqué la lumière ?
D’un chagrin, qui console, imploriez-vous l’appui ?
Vous aurait-on pleurée alors comme aujourd’hui ?

Que vous êtes habile à ne jamais répondre !
Et pourquoi, Maria, cherchant à les confondre,
Mêler ainsi, pour moi, l’écheveau de vos jours ?
Pour mieux m’occuper d’eux, pour y penser toujours,
Ai-je besoin de craindre un nœud qui les engage,
Et de voir un problême autour de votre image ?
Quand il s’agit d’un cœur loyal et généreux,
Croyez-moi, tant d’adresse est un art dangereux.
Un homme à découvert, qui croit qu’on se déguise,
Finit par voir un crime, où manque la franchise ;
Son coup-d’œil va plus loin que ce qu’on veut cacher ;
Il ne s’occupe plus d’aimer, mais de chercher ;
Son esprit, assiégé de fantômes sans nombre,
S’arme contre un mensonge, et creuse dans une ombre ;
Et, las de ses efforts, tous ses rêves, un jour,
Ne sont plus qu’un abîme, où s’engloutit l’amour.
Ne me montre donc plus cette ingrate prudence,
Qui, d’un vernis rusé, glace une confidence :
Garde-la pour le monde, abdique-la pour moi,
Qui ne t’interrogeais que pour parler de toi.

Va, je connais ta vie, aussi bien que toi-même ;
Crois-tu qu’on puisse aimer, sans savoir ce qu’on aime ?

Pareil à ces jongleurs, dont les yeux vigilans
Poursuivent l’avenir sur les cartons volans,
Dont ils ont Combiné les couleurs prophétiques,
Ou qui le voient écrit dans ces veines mystiques,
Dont les rameaux croisés sillonnent notre main,
L’œil jaloux du poète, épiant le destin,
De nos fronts, qu’il consulte, interroge les lignes,
Et du passé, qu’il cherche, y reconnaît les signes.
Les faits les plus cachés, qu’on croit les plus secrets,
Impriment, malgré nous, leur cachet sur nos traits.
Sous le rire présent, dont la gaîté l’efface,
Des larmes d’autrefois on reconnaît la trace ;
L’orage, quoique absent, sous le calme apparaît,
Et nous laisse, en fuyant, un repos indiscret.
Ainsi, lorsque l’hiver, dans son réseau de glace,
D’un lac, battu du vent, vient saisir la surface,

Notre œil, au froncement du cristal tourmenté,
Mesure la tempête et son vol arrêté :
Elle existe ; et pourtant, sous le froid de ses voiles,
L’onde, comme en été, berce encor les étoiles.

Voulez-vous maintenant, qu’exerçant mon regard,
Je ramène vos pas à leur point de départ ?
Voulez-vous, qu’à travers le brouillard des années,
Je retrouve les fleurs que vous avez glanées,
Et que, de vos instans ressuscitant le cours,
J’en déroule à vos yeux la carte et les détours ?
Faut-il vous retracer, Maria, vos chimères,
Comment de l’avenir les rêves éphémères
Ont, usurpant d’abord votre jeune raison,
Des fictions du cœur peuplé votre horizon,
Et comment, aujourd’hui, vous les laissez encore
Suspendre à votre ciel leur flottant météore ?
Chaque songe pour vous, qui l’aviez inventé,
Est devenu plus vrai que la réalité ;

Et de vos jours ainsi recomposant le livre,
Vous avez peu vécu, mais vous avez cru vivre.
Vous n’avez point souffert d’un malheur éprouvé ;
Vous souffrez d’un bonheur qui n’est pas arrivé.

Mais laissons à l’écart ce passé fantastique,
Dont je lève, en tremblant, le voile énigmatique ;
Car souvent, ce qu’on cherche, on a peur de le voir.
Ne me suffit-il pas de croire tout savoir ?
Parlons encor de toi, mais parlons d’un autre âge.
De ton enfance ensemble essayons le voyage ;
Là, tu ne craindras pas que mon œil soupçonneux,
D’un lien qui t’accuse interroge les nœuds,
Et foudroie, en arrière, un rival qui m’effraie.
De tes blés recueillis prenant pour moi l’ivraie,
Je veux, pour l’embellir, retrouver ton berceau.
Des larmes de ta vie embrassant le tableau,
Que je puisse, en un rêve, effacer la première,
Comme, sous mes baisers, j’essuîrai la dernière.

Donne-moi tes beaux ans, mon ange, à réunir.
De leurs moindres lueurs dorant ton avenir,
Si je ne le vois pas, qu’au moins je le devine,
Et vers le ciel douteux, que la mort nous destine,
Que je puisse, avec toi m’entretenant toujours,
Emporter tout entier le roman de tes jours !