Confessions d’un mangeur d’opium/Préface de la dernière édition

Traduction par V. Descreux.
P.-V. Stock (p. xxix-xxxiv).


PRÉFACE DE LA DERNIÈRE ÉDITION



Lorsqu’il a été décide que dans cette réédition de mes œuvres, les Confessions d’un Mangeur d’opium formeraient le cinquième volume ; j’ai voulu mettre à profit cette occasion pour revoir l’ouvrage tout entier. Par suite d’un accident, une grande partie des Confessions (en un mot le tout excepte les songes) avaient été primitivement écrite à la hâte ; différents motifs m’avaient empêché de les revoir et de leur donner quelque chose de plus que la simple correction grammaticale. Mais il leur fallait bien plus encore. La partie narrative se serait naturellement promenée à travers une série d’épisodes secondaires, et avec du loisir pour les retoucher, il aurait acquis par là une grande animation. Les circonstances n’ayant pas permis ces améliorations, ce récit a été forcement appauvri. Il en est résulté qu’il aurait besoin de corrections e de retranchements, mais surtout qu’il laisse à désirer l’achèvement de ce qui n’était qu’a l’état d’ébauche, le développement de ce qui avait été indiqué d’abord d’une manière trop sommaire.

En suivant ce plan, c’eût été une tâche facile, bien que laborieuse, de refondre le petit ouvrage dans un moule meilleur, et à tous les points de vue, le résultat eût pu obtenir tout au moins l’approbation des premiers lecteurs. Comparé à ce qu’il était jadis, le livre doit tendre, par le seul fait de son changement, et quelle que soit l’exécution de ce changement, à devenir meilleur ; dans mon opinion il est en effet meilleur, si l’on veut bien accorder l’indulgence et faire les concessions que mérite le bon vouloir. Il suffirait pour y avoir droit, de faire appel à la nécessité logique et rationnelle, car en se bornant à développer ce qui a reçu déjà un bon accueil, on ne fait qu’ajouter à ce qui existait auparavant. Tout ce qui était bon dans le premier ouvrage se complète par beaucoup de détails qui sont nouveaux. De plus cette amélioration est due à des efforts, à des souffrances qui paraîtraient incroyables si l’on pouvait les représenter exactement. Une maladie nerveuse d’un caractère tout particulier qui m’a atteint par intervalles pendant ces onze ans, est revenue au mois de mai de cette année, au moment même où je commençais cette révision ; cette maladie a poursuivi son siège silencieux, je dirai même souterrain, car aucun de ses symptômes ne se manifeste à l’extérieur, et cela d’une façon si obstinée, qu’après m’être entièrement consacré dans la solitude à cette seule tâche, et l’avoir poursuivie sans l’interrompre ou la ralentir, j’ai réellement dépensé en quelques jours six grands mois pour refaire ce simple petit volume.

Les conséquences ont été déplorables pour tous les intéressés : l’imprimerie s’est plainte de mes fréquentes visites, les compositeurs frissonnent à la vue de mon écriture, bien qu’on ne puisse l’accuser d’être illisible, et j’ai bien des motifs pour craindre que dans les jours ou mes souffrances m’accablaient de leur poids le plus lourd, il n’en soit résulté un certain affaiblissement dans la clarté de mon coup d’œil critique. Je puis avoir laissé échapper bien des bévues, des erreurs, des répétitions de faits ou même de mots. Mais plus souvent encore j’ai pu me tromper en appréciant les effets réels, dans l’ordonnance inexacte du style et des couleurs. Ainsi parfois la lourdeur et l’enchevêtrement des phrases a pu détruire l’effet d’un détail qui, représenté naturellement, aurait été pathétique ; il a pu arriver au contraire que, par une légèreté inopportune, j’ai éloigné la sympathie de mes lecteurs — de tous ou de quelques uns. Mille occasions ouvrent la porte à des erreurs de ce genre, c’est-à-dire à des erreurs qui n’apparaissent pas évidemment telles. Quelquefois même il s’agit d’une faute incontestable ; on la voit, on la reconnaît, on peut l’effacer par un soudain et vigoureux effort, dont l’occasion ne reviendra pas lorsque par exemple l’épreuve est devant vous pour vingt minutes, prête à recevoir une modification, après quoi elle sera reprise et signée sans appel, — toutes ces circonstances étant réunies, l’humanité du lecteur pardonnera la faiblesse qui laisse passer une erreur dont on a nettement conscience, lorsque la correction qui la ferait disparaître exige un effort, à l’instant même ou la souffrance s’exaspère, lorsque surtout cette pot-rection en impose cinq ou six autres, afin de rétablir dans les idées un enchaînement tolérable. Je ne dis pas cela parce que je crois avoir commis de ces fautes, je ne le crois pas. Mais je préfère imaginer une erreur conservée en pleine connaissance de cause, afin que des négligences vénielles puissent par comparaison avec ces licences tout apparentes, obtenir l’indulgence d’un critique bienveillant. Lutter contre les attaques épuisante d’une maladie qui se développe, exige une grande énergie. Je n’essaie pas de décrire cette lutte ; on ne saurait ni se faire comprendre, ni être intéressant quand on veut exprimer l’inexprimable. Mais le généreux lecteur ne sera pas moins disposé à l’indulgence, à raison des concessions que je demande, si contre ma volonté, l’occasion se présente pour y faire appel.

J’ai fait aussi connaître au lecteur l’un des deux courants qui tendaient à contrarier mes efforts pour améliorer ce petit livre. Il y en a eu un second, et moins accessible à ma volonté même avec toute son énergie. Pendant longtemps j’avais compté sur une fin intéressante dont je me proposais de former les dernières page : du volume ; c’était une série de vingt ou vingt-cinq songes ou visions diurnes qui avaient surgi devant moi dans les derniers temps ou l’opium exerçait sur moi son influence. Ces feuilles ont disparu, les unes dans des circonstance qui me laissent un espoir assez fonde de les retrouver, les autres par des hasards inexplicables, d’autres enfin par des motifs peu honorables. Cinq ou six furent, je crois ; brûlées ; pendant que j’étais seul, occupé à lire dans ma chambre à coucher, une étincelle tomba sans que je la visse, de ma bougie sur un tas de papier, et y mit le feu. Si elle était tombée dans le tas et non dessus, le feu aurait bientôt été le plus fort, et se communiquant à la boiserie légère et aux draperies du lit, il aurait atteint les solives du plafond ; comme il n’y avait pas de pompes dans le voisinage, toute la maison aurait été brûlée en une demi-heure. Mon attention fut d’abord attirée par une clarté soudaine sur mon livre, et toute la différence entra la destruction totale de ce qu’on possède et la perte insignifiante de livres qui valaient cinq guinées, fut due à un large manteau espagnol ; on le déploya et on le maintint fortement sur le foyer de l’incendie, avec l’aide d’une personne, qui malgré son agitation n’avait point perdu sa présence d’esprit, et l’incendie fut étouffé. Parmi les papiers qui furent atteints, mais non au point de devenir illisibles, se trouvait : « La fille du Liban. » Je l’ai imprimé et placé avec intention à la fin du volume, comme formant la suite naturelle d’un récit ou l’histoire d’Anne, la pauvre méprisée n’était pas seulement l’épisode le plus remarquable et le plus douloureusement pathétique, c’était aussi une scène qui m’apparaissait sous des couleurs nouvelles ; disons mieux : cette scène transformée, faite, refaite, sans cesse composée, recomposée, formait la substance commune à tous mes rêves d’opium. Les traits de cette Anne que j’avais perdue, et que j’ai poursuivie dans les foules de Londres, je les ai cherchés dans un sens plus général dans mes rêves, pendant bien des années, L’idée générale d’une poursuite, d’une chasse se reproduisent sous des formes variées : la personne, le rang, l’âge, le drame, tout changeait sans cesse. Mais il y restait toujours quelques traits qui représentaient plus ou moins vaguement une femme misérable et perdue, un destin obscur et cruel qui lui dérobait ou tentait de lui dérober toute réhabilitation et toute espérance. Tels sont les motifs pour lesquels cette addition spéciale, sur laquelle comptaient à bon droit plusieurs de mes amis, n’a pu être donnée en entier et ne peut l’être en ce moment ; voilà en second lieu pourquoi le fragment que j’en publie, a été mis à la fin, dans la place qu’il occupe, où il est bien en vue et sert d’épilogue.


Novembre 1856.