Confessions d’un mangeur d’opium/Au lecteur

Traduction par V. Descreux.
P.-V. Stock (p. xix-xxviii).


AU LECTEUR



Je vous présente ici, bienveillant lecteur, le récit d’une période remarquable de ma vie. S’il répond à mon désir, j’espère qu’il offrira non seulement l’intérêt des faits, mais encore une grande part d’utilité et d’instruction. Je l’ai écrit surtout pour ce dernier motif, et cela doit me faire pardonner d’être sorti de la délicate réserve qui le plus souvent nous empêche d’étaler en public nos erreurs et nos faiblesses.

Le malheureux et le coupable ont une tendance naturelle à fuir les regards du monde ; ils préfèrent l’obscurité et la solitude ; jusque dans le choix d’une tombe, ils cherchent à s’isoler parmi la foule souterraine. On dirait qu’ils renoncent à revendiquer leur part de fraternité dans la grande famille des hommes, qu’ils veulent, comme le dit énergiquement Wordsworth,

                                Exprimer avec humilité
        Leur remords par la solitude.

En somme, dans notre intérêt a tous, il vaut mieux qu’il en soit ainsi, et pour moi, je me garderai bien de blâmer des sentiments aussi salutaires. Mais d’une part, ma confusion volontaire n’est pas un aveu de culpabilité, d’autre part, si elle en était un, je persisterais peut-être encore à penser qu’en racontant une expérience payée aussi cher, je rends à autrui un service tel qu’il compense largement toute violence faite aux sentiments dont j’ai parlé et qu’il justifie une exception à la règle générale. La faiblesse et la misère ne sont pas fatalement liées à une faute. Les ombres de ce couple ténébreux se confondent ou se séparent selon les motifs visibles, le but qu’avait l’offenseur, les excuses manifestes ou cachées de l’offense, la force des tentations qui ont fait faire le premier pas vers celle-ci, selon l’énergie avec laquelle on a lutté pour agir ou résister. En ce qui me concerne, je puis sans faire tort à la vérité ou à la modestie, affirmer que ma vie dans son ensemble, a été celle d’un philosophe ; ma naissance m’avait destiné à une existence intellectuelle ; dés le temps même de mon séjour à l’école, mes projets et mes plaisirs ont été intellectuels. Si l’usage de l’opium est une volupté sensuelle, si je reconnais m’y être livré jusqu’à un degré qui n’a été atteint par aucun homme, de son aveu, il n’en est pas moins vrai que j’ai lutté contre, cette ensorcelante domination avec un zèle religieux, que j’ai fini par accomplir une tâche qui n’avait été imposée à aucun homme, que j’ai brisé un à un, jusqu’au dernier les anneaux de la chaîne maudite qui m’enserrait. Une telle victoire sur soi-même doit, en toute justice, faire pardonner la faiblesse qu’on s’est permise, quelle qu’en soit la nature ou l’étendue. Et je n’insiste pas sur ce fait, que ma victoire a été incontestable, alors que j’aurais pu justifier ma défaite par des arguments de casuiste. On peut employer cette expression soit qu’il s’agisse d’actes ayant pour but unique de soulager la souffrance, soit qu’ils aient été inspirés par la recherche d’un plaisir superflu.

Coupable, je ne le suis donc pas, à mon sens, et quand je me reconnaîtrais tel, je pourrais persister à écrire ces confessions, en songeant au service que je rendrais ainsi à la classe des mangeurs d’opium. Mais y en a-t-il ? Lecteur, je suis oblige de le dire : cette classe est très nombreuse. J’en ai eu la preuve il y a quelques années, en comptant ceux qui m’étaient connus directement ou indirectement comme mangeurs d’opium, dans une partie très restreinte de la société anglaise, partie composée d’hommes remarquables par leurs talents ou leur notoriété. Je citerai par exemple l’éloquent et généreux William Wilberforce, le défunt doyen de Carlisle, docteur Isaac Milner[1], le premier lord Erskine, M. D…, le philosophe[2], un sous-secrétaire d’État (c’était feu M. Addington, frère du premier lord Sidmouth). Il me décrivit les sensations qui l’avaient amené à l’usage de l’opium dans des termes identiques à ceux qu’employait le doyen de Carlisle : « C’était comme si des rats lui mordillaient les membranes de l’estomac. » Nommons aussi Samuel Taylor Coleridge ; il y avait bien d’autres personnes à peine moins connues. Si donc une classe relativement très nombreuse a pu fournir autant d’exemples, et cela dans les limites d’information d’un seul curieux, il était naturel de conclure que la population de toute l’Angleterre présenterait la même proportion de cas.

Cette conclusion ne me parut pourtant pas assez rigoureuse jusqu’au jour où certains faits arrivés à ma connaissance me firent assez voir qu’elle était parfaitement correcte : lo Trois pharmaciens de Londres, gens estimables ; établis fort loin les uns des autres, chez lesquels j’achetai par hasard de petites quantités d’opium. m’assurèrent qu’il y avait alors un nombre infini de gens qui prenaient de l’opium par plaisir (on peut bien les nommer des amateurs), que la difficulté de distinguer ces personnes, auxquelles l’habitude avait rendu l’opium nécessaire, d’avec celles qui en achetaient en vue d’un suicide, leur occasionnait chaque jour des embarras et des discussions. Ce renseignement ne concernait que Londres. 2o Mais ceci paraîtra peut-être plus étonnant au lecteur. Il y a quelques années, en passant par Manchester, j’appris de plusieurs manufacturiers en coton que leurs ouvriers s’adonnaient de plus en plus à l’usage de l’opium, si bien que le samedi à partir de midi, les comptoirs des pharmaciens étaient chargés de pilules de un, deux ou trois grains, fabriques pour faire face aux demandes prévues pour la soirée. La cause prochaine de cet usage était le peu d’élévation des salaires d’alors, qui ne permettaient pas aux ouvriers de s’adonner à l’ale ou aux autres spiritueux. On pensera qu’une augmentation des salaires aurait mis fin à cet usage, mais je suis fort éloigné d’admettre qu’un homme, après avoir savouré les divines voluptés de l’opium, se dégrade par la suite jusqu’aux grossiers et mortels plaisirs de l’alcool. Ce qui me paraît bien établi c’est que :

Ceux-la en usent aujourd’hui, qui n’en avaient jamais usé auparavant.

Et ceux qui en avaient toujours usé auparavant, en usent aujourd’hui plus que jamais.

D’ailleurs le pouvoir fascinateur de l’opium est admis même par les écrivains médicaux, ses plus grands adversaires. Par exemple Arositer, pharmacien de l’hôpital de Greenwich dans son Essai sur les effets de l’opium publié en 1763, indique dans un passage pourquoi Mead n’a pas été assez explicite dans l’exposé des propriétés de cette substance, des remèdes qui les combattent, et il s’exprime lui-même en termes mystérieux, mais φάνιρα συνετοίσί (phanira sunetoisi), fort clairs pour les adeptes : « Peut-être pensait-il que ce sujet est d’une nature trop délicate pour être éclairci à tout le monde : beaucoup de gens ayant les moyens d’en user sans réserve, cela aurait pu leur ôter cette crainte et cette hésitation qui les empêchent de faire l’épreuve des innombrables propriétés de l’opium. Car il y a dans cette substance bien des qualités dont la connaissance rendrait son usage habituel et le mettrait en faveur chez nous encore plus que chez les Turcs eux-mêmes… La diffusion de cette connaissance, ajoute-il, serait un malheur public. » Je n’admets pas sous réserve la nécessité de cette dernière conclusion, mais c’est un sujet que j’aurai l’occasion de traiter avec plus de liberté au cours même de cet ouvrage. À ce point de vue, je me bornerai à dire : 1° que l’opium a été jusqu’à présent le seul analgésique universel qui ait été révélé à l’homme ; 2° qu’il est le seul, l’unique analgésique qui soit infaillible dans une proportion extrêmement grande de cas ; 3° que sa puissance dépasse de beaucoup celle de tous les agents connus contre l’irritation nerveuse et la maudite maladie du tædium vitæ ; 4° qu’il pourrait bien être et je le pense d’après un fait absolument convaincant pour moi, le seul remède qu’il y ait, non pour guérir quand elle a éclaté, mais pour arrêter quand elle est latente, la phtisie pulmonaire, ce fléau si redoutable en Angleterre. Je dis que si l’opium possède ces quatre propriétés ou quelques-unes d’entre elles, tout agent qui justifie d’aussi belles prétentions peut, quel que soit son nom, se refuser fièrement à entrer dans la classification et à subir le traitement que l’on impose à l’opium dans les livres, je dis : que l’opium ou tout autre agent d’égale puissance peut affirmer qu’il a été révélé à l’homme pour un but plus élevé que de servir de cible à des dénonciations morales ou suggérées par l’ignorance, sinon par l’hypocrisie, — qu’il devrait être élevé à la dignité d’épouvantail scénique pour mettre en fuite les terreurs superstitieuses ; car celles-ci n’ont le plus souvent d’autre résultat que d’ôter à la souffrance humaine ce qui la soulagerait le plus promptement ; leur objet est : « d’amuser les enfants et de fournir des textes de compositions littéraire » (ut pueris placeat, et declamatio fiat).

En un sens, et de loin, tous les remèdes, tous les modes de traitement médical nous sont offerts comme analgésiques, leur but définitif étant de soulager la souffrance qui est la suite naturelle des maladies et des infirmités. Mais nous n’employons pas le mot d’analgésique dans son sens propre et ordinaire, en l’appliquant à des remèdes qui se proposent le soulagement de la douleur comme un effet secondaire éloigne, consécutif à la guérison du mal. Ce mot ne s’applique avec justesse qu’aux remèdes qui produisent ou poursuivent ce résultat comme but premier et immédiat. Lorsqu’on administre des toniques à un enfant qui soufre périodiquement de l’estomac, et qu’on supprime à la longue ces souffrances, cela ne nous autorise pas à qualifier ces toniques d’analgésiques ; la suppression de la douleur est le terme extrême d’un circuit que le nature parcourt et demande sans doute des semaines pour être accomplie. Mais un analgésique véritable, par exemple six gouttes de laudanum, ou une cuillerée d’un carminatif chaud mélangé à du brandy, peut souvent guérir en cinq ou six minutes la torture que souffre un enfant. Parmi les puissants des analgésiques, nous citerons la ciguë, la jusquiame, le chloroforme et l’opium. Mais il est incontestable que les trois premiers ont un champ d’action fort restreint, quand on les compare à l’opium. Celui-ci surpasse de beaucoup tous les agents connus à l’homme, car il est le plus puissant dans son action, et sur la douleur cette action est très étendue. Il dépasse tellement les autres en puissance que selon moi, si dans un pays païen, l’on était arrivé à la connaissance adéquate[3] de ses effets, si l’on avait connu par l’expérience l’étendue de ses effets magiques et leur rapidité, l’opium aurait eu des autels et des prêtres pour célébrer ses facultés bienfaisante et tutélaires. Mais tel n’est pas l’objet de ce petit livre. Bien des gens s’en sont fait une idée absolument fausse. Qu’on me permette de profiter de cette première préface, légèrement modifiée pour dire que mon but, en ces confessions ; était de décrire le pouvoir que l’opium possède non seulement sur les malaises et les souffrances du corps, mais encore sur le monde, plus vaste et plus ténébreux des songes.

  1. Isaac Milner. — Le public le désignait sous le nom de doyen de Carlisle ; dans la conversation, l’on s’adressait toujours au doyen Milner ; mais dans son propre cercle, il était traité officiellement comme le chef de Queen’s College Cambridge, sa résidence ordinaire. Ainsi que son frère Joseph (de Hul) il était, au fond, méthodiste wesleyen, et c’est sous l’influence de ces principes et des sympathies qu’ils lui suggéraient, qu’il a continué et conduit jusqu’au temps de Luther l’ouvrage de son frère, l’Histoire de l’Église chrétienne. De nos jours, on l’eût considéré non comme méthodiste, mais simplement comme partisan de l’Église inférieure. Quoi qu’il en soit, on eut se demander en passant comment un homme d’une honnêteté aussi bien établie que celle du doyen Milner, mettait d’accord ses idées morales et le cumul d’une fonction ecclésiastique importante, comme ce doyenné, avec la direction d’un collège de même importance. L’une des deux charges était forcément négligée. Cet exemple fait voir quels progrès l’église à réalisé pendent la dernière génération, dans l’observation pratique des principes religieux de désintéressement. Aujourd’hui, l’homme le plus indélicat refuserait ce que trente ans auparavant un ecclésiastique méthodiste, rigide, et même fanatique, selon quelques-une, persistait à faire, sans se croire tenu à aucune explication. Si j’ai présenté cet exemple sous son vrai jour, il est très propre à prouver que la génération actuelle a un sentiment plus élevé de la dignité morale. Nous ne cessons de traiter injustement notre temps, et cependant, à certains signes manifestes ou secrets, je vois que depuis l’époque d’Élisabeth et de Charles Ier, nulle période n’est plus intellectuelle, plus animée, plus difficile envers elle-même ; l’excitation extraordinaire qui règne dans l’intelligence ne tarde pas à se traduire par un développement proportionnel de la sensibilité morale. Les distinctions psychologique ou métaphysiques qui servent à notre pensée moderne comme de membres et d’articulations, accusent le caractère plus délié des sujets qui occupent nos réflexions. De telles distinctions : auraient paru, il y a cent trente ans, entachée de pédantisme, ou même pleines d’une obscurité suspecte, on les eût jugées impraticables ; peut-être on les eût cités comme coupables aux sessions trimestrielles de Middlesex, avec l’Économie politique de Mandeville. Revenons au doyen Milner. Pour montrer quelle place ses talents lui donnaient dans la première génération du dix-neuvième siècle, je rappellerai qu’il ne faut pas le juger par ses écrits ; il lui ont été imposés par quelque circonstance pressante et fortuite ; c’est dans la conversation qu’il retrouvait sa vraie place à un rang supérieur. Pour Wordsworth, qui l’a souvent rencontré à la table du feu lord Losnsdale, il était le maître incontesté des causeurs de son temps ; lui seul, depuis la mort de Burke, savait, sans être réduit à des souvenirs, entrer dans un sujet qui lui plaisait, le manier d’un mouvement personnel et aisé, lui donner un tour original et nouveau. Comme mangeur d’opium, le doyen Milner, dit-on, faisait face avec vigueur à la nécessité que lui avait imposé cette habitude. J’ai appris de divers côtés que sa dose était de 34 grains (environ 840 gouttes de laudanum) qu’il prenait de six en six heures, avec l’aide d’un domestique de confiance.
  2. Quel est ce philosophe nommé D. … En vérité, je ne m’en souviens plus. Sans que j’y fusse pour rien, grâce à un absurde poltron qui avait de l’autorité sur la presse, tous les noms propres furent supprimés à mon insu dans la première édition de ce livre, il y a trente-cinq ans. Je ne fus pas consulté, et je ne découvris ces blancs absurdes que plus tard quand je fus raillé à leur sujet, et avec grande raison par un journaliste satirique. Rien ne pouvait être plus plaisant que ces appels à des ombres, à Lord D…, au doyen D…, au philosophe D… En tout cas, il n’y avait aucun prétexte pour justifier cette absurde intervention, en alléguant qu’il y avait là des personnalités qui pouvaient offenser les hommes distingués. Tous les cas, sauf peut-être celui de Wilberforce, au sujet duquel j’eus alors de légers doutes, étaient connus familièrement dans des cercles nombreux d'amis. J dois rendre justice à M. John Taylor, l’éminent éditeur de ce livre, en déclarant qu’il n’eut aucune part dans cette inepte suppression.
  3. La connaissance adéquate. — C’est justement là qu’était l’impossibilité. Parmi les détails de la vie antique, il en est un qui a entièrement échappé à notre intention, c’est l’excessive rareté, la cherté, la difficulté de se procurer les drogues les plus actives, surtout celles d’origine minérale, celles qui exigeaient une préparation minutieuse, ou une grande habileté industrielle. Quand il fallait du temps et de la peine, pour se procurer une denrée artificielle, on en faisait rarement usage, et si l’usage en était rare, quel motif avait-on de la fabriquer ? Que le lecteur jette un coup d’œil sur l’histoire et l’époque d’Hérode le Grand, telle qu’elle se trouve dans Joséphe, il verra quel mystère, quelle défiance soupçonneuse entourait l’introduction de ces drogues, que l’on pouvait regarder comme des moyens d’assassinats ; il se rendra compte des lenteurs, des difficultés, des dangers qui s’opposaient à ce que la connaissance de l’opium fût familière.